Michel Lévy frères (p. 135-164).


UN MUSICIEN DU XVIIIE SIÈCLE


Dans les premiers mois de l’année 1733, au deuxième étage d’une haute et noire maison de la rue du Chantre Saint-Honoré, habitait un ménage qui pouvait passer pour le modèle de ceux du quartier. Le mari était un grand homme sec et flegmatique d’environ cinquante ans, ne parlant jamais à personne de la maison, et dont la conduite avait toujours paru si exemplaire, que les plus mauvaises langues n’avaient pu jusque là y trouver à redire. Quoique musicien de profession, il était d’une extrême sobriété, sortait le matin pour aller donner ses leçons, rentrait exactement à l’heure de ses repas, car il soupait rarement en ville, et une fois rentré, on n’entendait jamais aucun bruit chez lui ; il se retirait dans un cabinet, où il écrivait fort assidûment, et bien rarement son clavecin ou son violon troublait le silence habituel de la maison. Les dévots même n’auraient en rien pu attaquer sa morale religieuse, car, en sa qualité d’organiste de l’église Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, il était très-assidu à toutes les fêtes, et sa femme l’accompagnait toujours à l’église. Cette dernière, de vingt ans plus jeune que son mari, était d’une figure agréable, et son caractère paraissait extrêmement doux ; toujours occupée de quelque ouvrage d’aiguille quand elle était à la maison, elle ne sortait guère dans la semaine que pour faire ses provisions de ménage, ne se mêlant jamais des commérages de la maison, parlant peu aux personnes qu’elle rencontrait dans ses allées et venues, mais répondant toujours fort honnêtement à ceux qui l’interrogeaient, et accompagnant ses paroles d’un petit mouvement de tête et d’un sourire si doux, que ceux qui la quittaient étaient aussi satisfaits de ses laconiques réponses que si elle leur eût tenu les plus beaux discours du monde. Aussi malgré la sauvagerie du mari, et le préjugé peu favorable attaché alors à la profession de musicien, le couple était-il en grande vénération dans le quartier, et le marchand cirier qui occupait la boutique près de l’allée sombre qui donnait entrée à la maison, ne manquait-il jamais de retirer son bonnet fourré, lorsque le grand homme sec et sa petite femme rondelette passaient devant sa porte ; le salut était scrupuleusement rendu, mais pas un mot n’était échangé pour cela, et le marchand cirier ne pouvait jamais s’empêcher de dire :

— Ce sont de bien honnêtes gens, mais il est tout de même un peu fier, ce grand sécot.

Une seule personne des habitants de la maison avait ses entrées libres chez nos deux époux. C’était une vieille demoiselle de soixante ans, vivant aussi fort retirée ; mais comme elle avait environ trois mille livres de rente, et que cette petite fortune (et c’en était une il y a cent ans), lui donnait dans son esprit une grande supériorité sur les autres locataires, elle s’était hasardée à faire une démarche auprès du couple qui demeurait au-dessus d’elle. Voici en quelle circonstance. La vieille demoiselle, qui se nommait Mlle de Lombard, avait dans son salon une épinette, dont elle touchait passablement, et sur laquelle elle s’occupait souvent à répéter les symphonies de Lully, et tous les airs de son jeune temps. À son retour d’un petit voyage à sa campagne, elle se sentit un jour en goût de musique, et fut fort désagréablement surprise en trouvant son épinette tellement fausse et démontée qu’il était impossible de s’en servir. La patience n’était pas la vertu de notre vieille musicienne, elle voulut qu’on lui accordât tout de suite son instrument, et ayant entendu dire qu’il y avait un musicien dans la maison, elle envoya sa servante lui chercher ce monsieur pour remettre son épinette en état. Sa servante vint bientôt lui dire que la seule réponse qu’on lui eût faite était, que le voisin n’était pas accordeur et qu’elle eût à chercher ailleurs.

— Ma mie, dit Mlle de Lombard, vous êtes une sotte, et vous ne savez pas vous y prendre. Il fallait promettre une pièce de trente-six sols, comme c’est l’usage, et cet homme serait venu à l’instant.

— Mais, répondit la servante toute confuse, c’est que ce n’est pas un homme, c’est un monsieur.

— Oh ! alors, si c’est un monsieur, ajouta Mlle de Lombard, il faut donc que j’y monte moi-même.

Et en effet, elle se mit à trottiner à travers l’escalier, et bientôt elle sonna à la porte du second étage.

— Madame, dit-elle à la petite femme qui vint lui ouvrir, est-ce qu’il ne demeure pas un musicien céans ?

— Pardonnez-moi, Mademoiselle, c’est mon mari.

— Eh bien ! Madame, voici une pièce de trente-six sols pour qu’il vienne accorder mon épinette.

— Mademoiselle, mon mari n’est pas accordeur, d’abord ; ensuite, il travaille, et je ne saurais le déranger en ce moment.

— Qu’importe ! qu’il soit accordeur ou non ; du moment qu’il est musicien, il est bien capable de remonter un instrument, et je désire qu’il vienne le plus prochainement possible.

— Mademoiselle, je vous répète qu’il m’est tout à fait impossible de le déranger.

La petite femme n’eut pas le temps d’achever sa phrase, car avec une vivacité dont on ne l’eût certes pas soupçonnée, la vieille demoiselle s’élança vers une porte, qu’elle ouvrit précipitamment, et se trouva dans le cabinet du musicien. Le grand homme maigre était assis, enfoncé dans un large fauteuil, devant une table couverte de musique, et de papiers chargés de chiffres. Son travail l’absorbait tellement, qu’il ne s’apperçut pas de l’arrivée de Mlle de Lombard.

— Monsieur, lui dit-elle en entrant, voilà trente-six sols pour venir accorder mon épinette.

Pas de réponse.

— Mademoiselle, dit la jeune femme, vous voyez qu’il ne vous entend pas, si par malheur vous attirez son attention, il vous recevra fort mal.

La vieille demoiselle, sans tenir compte de l’avis, se mit alors à crier à tue-tête.

— Monsieur, voilà trente-six sols…

Cette fois le grand homme maigre releva la tête, il regarda fixement la vieille demoiselle qui, enchantée de son succès, continua alors d’une voix beaucoup plus douce.

— Pour venir accorder mon épinette.

Mais l’homme paraissait ne l’avoir pas comprise.

— Qu’est-ce donc, Louise, dit-il à sa femme, pourquoi me laissez-vous ainsi déranger ?

— Mon ami, répondit la jeune femme presque en balbutiant, ce n’est pas ma faute, c’est mademoiselle qui veut absolument que vous lui accordiez son épinette.

— Mademoiselle, vous êtes folle ; voici la seule réponse que je puisse vous faire.

À ces mots la vieille demoiselle ne se contint plus.

— Monsieur, dit-elle, savez-vous bien que vous parlez à Mlle de Lombard ?…

— Et vous, Mademoiselle, connaissez-vous bien Philippe Rameau, pour venir lui offrir trente-six sols pour remonter votre épinette ?…

Malheureusement la vieille demoiselle n’était guère au fait de la musique moderne ; elle ne connaissait ni la Démonstration du principe de l’harmonie, ni Les quatre pièces du clavecin, les seuls ouvrages que Rameau eût encore publiés ; aussi cette réponse fit-elle, peu d’effet ; elle craignit cependant de s’être trompée, et que l’homme à qui elle s’adressait ne fût pas un musicien ; sa contenance parut si embarrassée au grand homme que, pour la rassurer, il ajouta :

— Je ne suis pas accordeur, il est vrai, et je n’ai d’ailleurs pas le temps de m’occuper de votre instrument ; mais si vous le voulez, passez dans la pièce à côté, et vous pourrez vous exercer sur mon clavecin tant que bon vous semblera.

Cela dit, il se remit dans les calculs, et ne s’aperçut nullement des révérences sans nombre que Mlle de Lombard adressait à son fauteuil. La vieille demoiselle, pour n’avoir pas de démenti, essaya un peu le clavecin, puis elle redescendit chez elle. Mais le lendemain elle fit demander à ses nouvelles connaissances à quelle heure on pourrait la recevoir. Rameau, qui ne travaillait pas à ce moment, alla lui-même la chercher ; ils causèrent longtemps musique ; Mlle de Lombard avait reçu des leçons du célèbre Couperin et était bonne musicienne. Elle se mit au courant de la musique moderne, apprécia, autant que le peuvent faire les vieilles gens, celle de son voisin et l’intimité s’établit bientôt.

Mme Rameau fut celle à qui cette société fut le plus agréable. Son mari détestait les nouvelles connaissances, et était fort peu communicatif. La pauvre femme s’ennuyait beaucoup ; mais elle n’aurait jamais osé le dire : elle savait que le bonheur de son mari était de la croire heureuse ; en lui laissant voir qu’elle ne l’était pas, elle n’ignorait pas le chagrin qu’elle lui aurait causé et elle n’aurait jamais osé lui proposer de changer de genre de vie ; car quoique foncièrement bon, il était excessivement opiniâtre, et il avait souvent des accès de mélancolie qu’elle aurait craint de rendre plus fréquents. Une fois par semaine, il allait souper chez M. de la Popinière, fermier-général, qui s’était déclaré son protecteur, et un autre jour il recevait un de ses amis à dîner, c’était le célèbre organiste Marchand, dont il avait reçu des leçons et dont il estimait grandement le talent. Rameau ne donnait ses leçons de clavecin qu’à contre-cœur, il se sentait quelque chose en lui qui n’avait pas encore pris son essor, et il savait bien que les leçons ne le mèneraient à rien ; mais c’était avec plaisir qu’il allait toucher son orgue de Ste-Croix de la Bretonnerie. Sa publication des Principes d’harmonie lui avait donné la réputation de savant musicien, et il tenait à prouver qu’il était quelque chose de plus qu’un savant. Aussi recevait-il avec joie les compliments de ses confrères, qui venaient l’entendre à son orgue ; mais c’était ceux du public qu’il ambitionnait, et à l’église, le public ne manifeste pas ses sensations musicales ; il aurait voulu des applaudissements, et ceux qu’on lui prodiguait, quand il touchait du clavecin, ce qu’il faisait avec une grande supériorité, ne le flattaient que médiocrement, parce qu’il sentait qu’il était capable de faire plus. En un mot, il n’aspirait qu’à travailler pour le théâtre, et quoiqu’il n’eût jamais communiqué ce désir à qui que ce fût, c’était néanmoins le but de toutes ses pensées.

Cependant, il avait près de cinquante ans, et sentait bien que s’il tardait davantage, sa carrière était perdue. Il tenta une fois d’écrire à Houdard de Lamotte, pour lui demander un poëme ; mais les gens de lettres, même ceux qui font des tragédies lyriques, étant généralement peu versés dans la musique, le poëte confondit cette demande avec cent autres du même genre qu’il recevait journellement, et ne répondit pas. Rameau en ressentit un profond chagrin, ses accès de mélancolie en devinrent plus fréquents ; il s’enfermait des journées entières dans son cabinet. Il consultait les partitions de tous les opéras nouveaux, et après avoir lu avec attention ces différents ouvrages, il restait abîmé dans ses réflexions. Sa figure sévère et anguleuse s’animait alors d’une expression bizarre où le génie et la colère étaient confondus :

— Comment ! disait-il, voilà les gens qu’on me préfère ; mais dans la moindre de mes pièces de clavecin, il y a plus d’idées que dans tout ce fatras de musique.

Depuis l’immortel Lully, il n’y a pas eu un seul grand musicien en France, à l’exception peut-être de Lalande, qui n’a guère travaillé que pour l’église. On ne joue déjà plus les opéras de Colasse. Que nous reste-t-il donc ? M. de Blamont, Mouret qu’ils ont surnommé le musicien des Grâces ; au moins celui-là a-t-il quelques idées. Mais Destouches, mais Campra !

Puis, saisi de fureur, il courait quelquefois à son clavecin, où il improvisait des heures entières. La fantaisie d’écrire ce qui lui passait par la tête, lui prenait-elle un instant, il y renonçait bien vite en se disant :

— À quoi bon faire cela ? qui pourrait l’exécuter, qui pourrait le comprendre ? Ils feraient comme il y a vingt ans à Avignon, un peu avant mon voyage d’Italie : ils méprisèrent mes premiers essais, parce que c’était au-dessus de leur portée ; et cependant il y a d’habiles musiciens en Italie ; ceux-là ont compris ma musique… Non, il me faut un théâtre, un orchestre, un public, pour avoir le mot de cette énigme. Je crois qu’on peut faire autrement que Lully, et faire bien encore. Oh ! j’y viendrai…

Puis il sortait pour prendre l’air, comme si l’atmosphère de sa chambre eût été trop lourde pour lui, et quand il rentrait le soir, il se couchait sans dire un seul mot à sa pauvre Louise, qui gémissait d’un chagrin qu’elle ne pouvait partager, et dont elle ne pouvait deviner la cause.

Une circonstance inattendue décida entièrement Rameau à s’adonner au théâtre. Il y avait un concours pour la place d’organiste à l’église de Saint-Paul. Rameau fut vaincu par Daquin qui ne le valait cependant pas. Rameau ne put supporter cet affront de sang-froid, et il parut s’être opéré une révolution en lui. Il prit alors un genre de vie tout différent de celui qu’il avait mené jusque-là. Tout d’un coup il abandonna ses leçons, se mit à aller à l’Opéra tous les jours de spectacle, rentrant fort avant dans la nuit, l’air continuellement préoccupé. Quand il s’enfermait dans son cabinet, ce n’était plus pour faire des calculs de chiffres comme autrefois. On l’entendait, à travers la porte, chanter, jouer du violon, danser, tantôt rire aux éclats, tantôt donner de grands coups contre les meubles, puis se dépiter, et on le voyait alors, lui si méthodique auparavant, sortir de chez lui quelquefois sans épée, la perruque de travers, et le chapeau sur le coin de l’oreille. Les voisins s’aperçurent bientôt de ce changement : les caquets et les commérages allèrent leur train, et la pauvre Mme Rameau ne fut pas la dernière à gémir du dérangement de son mari. Il ne lui parlait presque plus, ne l’emmenait plus à l’église, et dînait et soupait presque tous les jours dehors.

Le jour de Pâques vint. À dix heures, Rameau était encore dans son cabinet (il s’était levé à cinq). Madame Rameau venait d’aller entendre une basse messe à une chapelle de la rue Saint-Honoré ; quel ne fut pas son étonnement en rentrant de s’apercevoir que son mari n’était pas encore sorti pour aller à son orgue. Elle se précipite dans son cabinet, et le trouve en robe de chambre, son bonnet de coton sur le haut de la tête ; en pantoufles, un bas sur les talons, et dansant sur l’air qu’il se jouait lui-même sur son violon.

— Mais, Philippe, lui dit-elle, à quoi songez-vous donc ? la grand’messe est commencée, vous allez manquer vos Kyrie, car la procession est sûrement rentrée au chœur : dépêchez-vous donc.

— Laisse-moi donc tranquille, avec tes Kyrie, lui dit Rameau ; écoute-moi ce passe-pied, et dis-moi un peu si on ne dansera pas bien sur cet air là.

Et il se remit à jouer et à danser. Mme Rameau crut son mari fou.

— Mais, mon ami, réfléchissez donc, vous perdrez votre place ; et il ne nous manquait plus que cela à présent que vous avez abandonné toutes vos leçons.

— Ma place, eh ! ma chère, voilà bientôt trois mois que je ne l’ai plus : j’ai donné ma démission. Allons, laisse-moi tranquille, puisque tu ne veux pas écouter mon passe-pied.

Madame Rameau fut anéantie, la place d’organiste était leur unique ressource. Elle se mit à pleurer.

— Mais, se dit-elle, quand nous aurons mangé ces 800 livres, que nous avons de côté, que deviendrons-nous ? Ah ! je veux les serrer moi-même : cet argent est maintenant trop précieux.

Elle court vers une commode où était renfermé le petit pécule : hélas ! des 800 livres les trois quarts étaient dénichés : il restait 200 livres en tout.

La pauvre Louise ne savait plus que penser ; elle descendit tout de suite chez Mlle de Lombard, à qui elle conta tous ses chagrins : son cœur était trop gros, il y avait trop longtemps que sa douleur était renfermée, aussi fit-elle explosion chez la vieille demoiselle qui ne se doutait de rien, et qui fut bien surprise en apprenant les dérèglements de M. Rameau. Elle consola du mieux qu’elle put la jeune femme, mais ses consolations n’avaient rien de bien rassurant ; elle ne pouvait expliquer cette inconduite que de trois manières : ou M. Rameau était joueur, ou il buvait, ou bien il avait des maîtresses. Or, ses fréquentes sorties lui faisaient bien penser qu’il avait au moins une maîtresse, sa danse et sa gaîté ne laissaient aucun doute sur l’abus du vin qu’il faisait, et la disparition des 600 livres était bien la preuve qu’il était dominé par la funeste passion du jeu : il lui était donc clairement démontré que l’unique cause des désordres de M. Rameau était le vin, le jeu et les femmes. La pauvre Louise remonta chez elle un peu plus désespérée qu’auparavant ; elle retrouva son mari dans le même costume et se livrant à la même occupation ; seulement au lieu d’un passe-pied, c’était une gavotte qu’il jouait sur son violon.

Cependant le 1er  mai, le jour de la Saint-Philippe approchait ; il était d’usage que quelques amis se réunissent ce jour-là chez Rameau ; Mme Rameau fit donc ses invitations comme à l’ordinaire. On dînait alors à une heure et demie. À une heure, Rameau, sorti depuis le matin, n’était pas encore rentré. La pauvre Louise tremblait que son mari ne restât toute la journée dehors, et sa figure trahissait toute son inquiétude, quand Mlle de Lombard rompit le silence :

— Il est temps que cela finisse, dit-elle, en s’adressant aux autres convives ; il faut absolument qu’au dessert M. Rameau nous donne l’explication de sa conduite. Voilà une pauvre petite femme qui, si cela continue, deviendra bientôt aussi maigre et aussi sèche que son vaurien de mari, et c’est un scandale qu’il faut empêcher.

Cette harangue fut unanimement approuvée, et chacun s’apprêta à chanter sa gamme à l’hôte dont on allait manger le dîner. Les convives étaient M. Marchand, l’organiste ; M. Dumont, marguillier de Sainte-Croix de la Bretonnerie, que l’on avait eu bien de la peine à décider à venir, tant il était furieux contre son organiste démissionnaire, et M. Bazin, le marchand cirier, qui avait été invité comme principal locataire de la maison, Mme Rameau ayant sagement pensé qu’il serait prudent d’être bien avec lui, quand viendrait le premier terme à échoir.

À une heure un quart, Rameau arriva, il avait la figure radieuse. Il parut d’abord surpris de voir ses amis réunis, il allait en demander l’explication quand sa femme lui présenta un nœud d’épée, et une paire de manchettes brodées de sa main. La mémoire lui revint alors.

— Bonne Louise, dit-il, tu n’oublies rien, toi ; tu sais bien quand c’est ma fête. Ce n’est pas comme moi, je ne peux jamais me souvenir du jour de la tienne, que quand j’entends tirer le canon, parce que c’est aussi celle du roi ; aussi, j’ai toujours oublié de t’avoir quelque chose pour te la souhaiter. Mais sois tranquille, cette année il n’en sera pas de même, je t’assure.

Il en disait autant tous les ans, et cependant Louise fut tellement émue de ces marques de tendresse auxquelles elle n’était plus accoutumée, qu’elle sentit ses yeux se mouiller de larmes. Après avoir embrassé sa femme. Rameau salua respectueusement Mlle de Lombard, tendit la main à M. Marchand, et fit une inclination à M. Dumont le marguillier, à qui l’odeur du rôti donnait envie de sourire, et qui faisait une horrible grimace pour avoir l’air sévère ; puis, enfin, à M. Bazin qui lui rendit son salut en s’inclinant tout d’une pièce, comme aurait fait un des cierges de sa boutique. On se mit à table, et tout le commencement du repas fut très gai ; mais une certaine gêne se fit remarquer parmi les convives, quand vint le dessert. Rameau avait été si aimable pendant le dîner, son bon vin de Bourgogne qu’il appelait son compatriote, avait été prodigué de si bon cœur que pas un ne se sentait le courage de commencer les hostilités envers un hôte de si bonne humeur.

Mlle de Lombard qui avait promis d’attacher le grelot, tâchait de trouver un interprète de sa sainte indignation, et c’est sur M. Bazin qu’elle avait jeté son dévolu ; mais malgré les signes d’yeux qu’on lui faisait, M. Bazin qui avait mangé comme quatre, et qui pensait assez judicieusement que du moment qu’on se disputerait, on ne boirait plus, faisait semblant de ne rien entendre, et allait toujours son train. Mlle de Lombard eut alors recours au grand moyen de l’avertir par un léger coup de pied sous la table. Malheureusement les longues jambes du maître de la maison tenaient tant de place, que ce fut contre elles que vint échouer l’avertissement destiné à M. Bazin. Rameau fit une grimace terrible en demandant qui s’amusait à lui marbrer ainsi les jambes. Mlle de Lombard rougit jusqu’aux oreilles, craignant qu’on ne soupçonnât sa moralité de cette agacerie, et les convives se regardaient tous dans le blanc des yeux, sans rien comprendre à cet incident, quand le bruit inaccoutumé d’une voiture dans la rue du Chantre détourna toute attention. Cette voiture s’étant arrêtée devant la maison, on entendit bientôt des pas dans l’escalier, la sonnette retentit, et un coureur se précipitant dans la salle à manger, annonça d’une voix retentissante :

M. de la Poplinière !

En entendant prononcer le nom de M. de la Poplinière, les convives de Rameau se lèvent, se bousculent, et un bon gros petit homme, vêtu d’un habit de velours nacarat garni de brandebourgs d’or, s’avance alors au milieu des convives en désarroi.

— Comment, Monsieur, dit Rameau, vous daignez venir chez moi, et cela sans m’en prévenir ?

— Parbleu, il est joli, celui-là ! répondit le gros petit homme ; pour vous prévenir, il faudrait vous voir, et on ne sait plus ce que vous devenez. Ah çà, qu’est-ce que je viens d’apprendre ? vous voulez donc faire un opéra ? vous avez été demander une audition ce matin à Mlle Petit-Pas. Eh bien ! quand vous mettrez-vous à l’œuvre ? Ah çà, il est bien entendu que c’est chez moi que se fera la première audition. Vous savez que mon orchestre est à vos ordres. Quant à la copie, cela me regarde aussi ; et dès que vous aurez quelque chose de fait, vous n’avez qu’à l’envoyer à mon hôtel.

— Mais, Monsieur, dit Rameau, tout est fait ; voilà bientôt trois mois que j’y travaille.

— Comment, tout est fait ? Et qui donc a pu vous donner des paroles ?

M. l’abbé Pellegrin, moyennant 600 livres qu’il a exigé que je lui avançasse comme garantie.

— Comment ! ce gueux de Pellegrin vous a demandé 600 livres ? Mais je le ferai bâtonner par mes gens.

— Mais c’était tout naturel, il ne sait pas si je suis capable.

— C’est vrai, au fait, ce que vous me dites là. Eh bien ! je lui sais beaucoup de gré de vous avoir donné sa poésie pour 600 livres. Quand vous le verrez, invitez-le à venir dîner chez moi. Comment cela s’appellera-t-il ?

Hippolyte et Aricie.

— Beau sujet, superbe sujet. Eh bien ! quand voulez-vous faire votre audition, votre répétition ?… je ne sais comment vous appelez cela.

— Mais je pense que dans huit jours on pourrait essayer le premier acte.

— Dans huit jours, donc. Adieu, je suis enchanté d’avoir fait connaissance avec votre famille, votre petite femme qui est, parbleu, charmante, et madame votre mère qui paraît bien respectable, ajouta-t-il, en regardant Mlle de Lombard.

— Du tout, se hâta d’interrompre Rameau, Mademoiselle est une de nos voisines et amies.

— Pardon, pardon, Mademoiselle, dit le gros fermier général, voulant réparer sa faute et diminuer l’air refrogné de la demoiselle ; pardon de vous avoir prise pour la mère de Rameau ; c’est l’âge, voyez-vous, qui me faisait supposer… Ah çà, et ce monsieur là, qui est-ce ?

M. Dumont, marguillier.

— Oh ! très-bien ; et cet autre petit, dans le coin ?

— C’est mon maître, le célèbre Marchand.

— Diantre ! M. Marchand ; touchez donc là, je vous en prie ; enchanté de vous connaître. Ah çà, j’espère que nous nous reverrons, et que vous me ferez l’honneur de venir à mes concerts du vendredi.

M. Marchand s’inclina. Le fermier général apercevant alors M. Bazin qui, depuis son entrée, n’avait pas encore interrompu ses révérences :

— Eh ! mon Dieu, dit-il, quel est celui-là ? C’est donc le mouvement perpétuel en personne ?

— Nullement, dit Rameau, c’est M. Bazin, marchand cirier et mon propriétaire.

— Allons, c’est bien, dit en sortant le gros petit homme ; Rameau, de demain en huit je vous attends ; vous m’amènerez Pellegrin ; M. Marchand, je compte aussi sur vous ; Mesdames, je vous salue.

Après son départ, Louise courut se jeter dans les bras de son mari :

— Mon ami ; dit-elle, j’ai besoin que vous me pardonniez ; j’ai été injuste envers vous.

— Nous tous aussi, nous avons besoin de pardon, ajouta Mlle de Lombard, car nous vous avions méconnu : nous ne savions pas que vous fissiez un opéra, et votre conduite singulière nous avait inspiré des soupçons qui, grâce au Ciel, sont tous dissipés.

— Mes bons amis, dit Rameau, je voulais vous cacher le but de mon travail, jusqu’à ce que je fusse certain du succès. Mon secret est trahi maintenant ; ne m’en voulez pas de l’avoir gardé si longtemps, je craignais les reproches, les conseils. À présent que j’ai terminé mon opéra, voulez-vous passer dans mon cabinet ? Marchand et moi, essaierons de vous en faire entendre les principaux morceaux, et vous nous en direz votre avis.

— Adopté, s’écria M. Bazin, qui était un peu gai ; j’aime beaucoup la musique, moi ! Y aura-t-il une chanson à boire dans votre opéra ?

Rameau se contenta de sourire, et tout le monde le suivit dans son cabinet.

Marchand se mit au clavecin ; Rameau déploya devant son pupitre la partition de ses cinq actes, et, l’aidant tantôt de la voix, tantôt de son violon, il parvint à donner à ses auditeurs une idée de son opéra. Quelque imparfaite que fût l’exécution d’une œuvre si gigantesque par deux personnes, ce petit concert produisit néanmoins beaucoup d’effet. Mlle de Lombard déclara qu’il n’y avait que Rameau ou Lully capable de faire de si belles choses.

— Mademoiselle, dit Rameau, on ne saurait me faire de compliment plus flatteur ; le grand Lully n’a pas de plus sincère admirateur que moi. Toujours occupé de sa belle déclamation et du beau tour de chant qui règnent dans ses récitatifs, je tâche de l’imiter, non en copiste servile, mais en prenant comme lui la belle et simple nature pour modèle.

Mme Rameau pleurait de joie et de plaisir ; M. Dumont, le marguillier, trouvait tout cela charmant, quoique regrettant au fond du cœur que toutes ces belles choses fussent destinées à un usage profane, quand on aurait pu en faire de si jolis motets pour les saluts de sa paroisse. M. Bazin, qui s’était endormi dès les premières mesures, se réveilla au bruit des félicitations qu’on adressait à Rameau ; il y vint joindre les siennes.

— Ma foi, dit-il, je n’ai jamais rien entendu de si gentil : il est vrai que je n’ai jamais été à l’Opéra ; mais il y a un commencement à tout, et c’est une dépense que je me permettrai pour aller entendre la petite drôlerie de M. Rameau.

Quant à Marchand, il était dans le ravissement.

— Mon cher ami, disait-il, je vous connaissais comme un bien habile organiste, comme un bien savant musicien, mais je ne vous aurais jamais cru capable de faire de si belles choses. Tout est neuf, dans votre ouvrage ; si les symphonistes parviennent à vous bien exécuter, cet opéra fera une révolution en musique ; mais cela me semble bien difficile. Dans cet admirable trio des Parques, au deuxième acte, il y a un passage enharmonique qui leur donnera bien de la tablature.

— Soyez tranquille, répondit Rameau, ils en viendront à bout avec du temps et de la patience. Rappelez-vous que quand Lully voulut écrire son premier opéra, il n’y avait à Paris que douze violons. Un an après, la bande des vingt-quatre existait, et nous avons fait de bien grands progrès depuis ce temps-là. Soyez tranquille, vous dis-je, tout cela s’exécutera, je m’en charge.

Le lendemain, M. de la Poplinière envoya chercher la partition pour la faire copier. Rameau ne livra que le prologue et le premier acte, pensant que cela suffirait pour l’audition. Pendant les huit jours employés à la copie des parties, il courut chez les principaux chanteurs, pour leur faire essayer ses morceaux, car pour être reçu à l’Opéra, il n’était pas besoin alors d’être grand musicien, ni même de savoir chanter : il suffisait d’avoir ce qu’on appelait une grande voix. Les ressources de la voix de tête, et de la voix mixte, étaient tout à fait inconnues, et les notes les plus élevées s’exécutaient toujours à plein gosier. Aussi dut-il seriner ses airs aux chanteurs qui ne savaient pas lire la musique.

— Cependant on devait un terme à M. Bazin et quelle qu’eût été son admiration pour la musique de son locataire, il venait de temps en temps lui rappeler sa dette ; toutes ses démonstrations ne le convainquaient que fort peu.

— Comment se fait-il, mon voisin, lui disait-il, qu’un homme comme vous n’ait pas une si chétive somme à sa disposition ?

— Je l’avais, et au delà, répondit Rameau, mais j’ai été obligé de déposer 600 livres comme garantie d’un billet de pareille somme que j’ai fait à M. Pellegrin, en cas de non-succès démon opéra ; comme je suis convaincu qu’il réussira, je vous paierai avec cet argent.

Force était à M. Bazin de se contenter de cette réponse, mais il n’était pas trop satisfait, et le témoignait en grommelant chaque fois qu’il rencontrait Mme Rameau.

Le jour de l’audition vint enfin. M. de la Poplinière avait réuni chez lui ce qu’il y avait de plus distingué à la cour et à la ville pour entendre la musique de son protégé. Rameau était très-connu comme musicien de théorie, les ouvrages qu’il avait publiés sur la division du corps sonore, lui avaient acquis plus de renommée à l’académie des sciences que dans le monde, et on était assez peu favorablement prévenu sur le début d’un homme de cinquante ans dans une carrière qui demande avant tout de la vivacité et de la fraîcheur d’imagination. L’ouverture, comme toutes celles du temps, était un morceau fugué qui ne produisit que peu d’effet. Le premier chœur du prologue : Accourez, habitants des bois, fut mieux accueilli ; l’assemblée paraissait indécise, les grands seigneurs n’osaient se compromettre en applaudissant les premiers : les morceaux suivants furent donc écoutés avec un silence religieux. Rameau, qui conduisait la symphonie, voyait avec chagrin le peu d’effet que produisait sa musique ; le découragement se peignait dans ses traits, lorsqu’après l’air charmant : Plaisirs, doux vainqueurs, un homme se lève dans un coin du salon et montant sur un tabouret :

— Très-bien ! crie-t-il de loin à Rameau, c’est admirable, et je vous garantis que cela réussira grandement.

Tous les yeux se tournèrent vers le petit homme qui venait d’interrompre si brusquement la répétition. Il était déjà redescendu à sa place ; au peu de luxe de ses vêtements, on crut un instant que c’était un intrus qui s’était glissé dans l’assemblée ; mais tout d’un coup Rameau lui répond de sa place ;

— Merci, merci, M. Marchand, votre suffrage m’est plus cher que tous les autres et il me suffira.

Au nom du célèbre organiste, chacun comprit toute la portée de cet assentiment donné en public, et à la fin du joli chœur : À l’amour rendons les armes, qui termine le prologue, les applaudissements éclatèrent de toutes parts. Les dispositions peu bienveillantes de l’auditoire étaient totalement changées, et tous les morceaux du premier acte furent applaudis et appréciés comme ils méritaient de l’être. Rameau recevait les félicitations les plus empressées. M. de la Poplinière rayonnait de joie, quand un homme assez pauvrement vêtu s’approcha du musicien : il tira un papier de sa poche, et le déchirant sur-le-champ :

— Monsieur, dit-il, vous pouvez retirer vos 600 livres, quand on fait de pareille musique, on n’a pas besoin de donner de garanties ; voilà votre billet.

Chacun applaudit au procédé de Pellegrin, dont on connaissait la pauvreté, et le poëte partagea les éloges qu’on prodiguait au musicien.

Dès le lendemain, il fut question à l’Opéra de mettre à l’étude Hippolyte et Aricie. Les rôles furent distribués aux premiers chanteurs de l’époque, Chassé, Jelgot, Mlles Lemaure et Petitpas. Mlle Camargo voulut danser dans l’ouvrage ; malgré toutes ces protections, les événements, les cabales reculèrent de beaucoup la première représentation. Le sieur Thurer succéda au sieur Lecomte comme directeur de l’Opéra. Les musiciens en pied firent tout ce qu’ils purent pour entraver le nouveau venu : M. de Blamont, tout puissant comme surintendant de la musique du roi, obtint qu’on remontât son ballet des fêtes grecques et romaines, joué dix ans auparavant. La première représentation était cependant fixée au 1er  septembre, lorsque vint l’ordre de donner plusieurs concerts aux Tuileries dans le courant d’août. Les répétitions furent suspendues pendant tout ce mois, et Rameau sollicita vainement de faire entendre quelques morceaux de son opéra dans un de ces concerts. M. de Blamont s’arrangea de manière à ce qu’on n’y exécutât que de sa propre musique. M. de la Popliuiére vint encore au secours de son protégé.

M. le marquis de Mirepoix allait épouser Mlle Bernard de Rieux, petite-fille du fameux Samuel Bernard, et par sa mère du célèbre comte de Boulainvilliers. Le chevalier Bernard faisait préparer pour cette noce une fête dont la splendeur devait surpasser tout ce qu’on avait vu jusqu’à ce jour. M. de la Poplinière fit obtenir à Rameau la direction du concert qu’on devait y donner. La fête eut lieu le 16 août dans l’hôtel du chevalier Bernard, rue Neuve-Notre-Dame-des-Victoires. À sept heures du soir toutes les façades de l’hôtel furent illuminées d’une quantité prodigieuse de lampions et de terrines. Cette magnifique illumination ne se bornait pas à l’hôtel ; pour éclairer plus loin les carrosses, on avait garni le mur du jardin des Petits-Pères de terrines posées sur des consoles, depuis l’église jusqu’à l’angle, et très-avant dans la rue Neuve-Saint-Augustin. On n’aura pas de peine à s’imaginer le brillant de cette illumination, quand on saura que tous les lampions et terrines étaient garnis de cire blanche, précaution que l’on avait cru devoir prendre pour éviter la mauvaise odeur et préserver les habits des dames et autres conviés qui étaient obligés de passer sous des arcades illuminées. Le concert qui ouvrit la fête fut des plus magnifiques ; Rameau avait mis son amour-propre à faire choix des plus habiles exécutants et des meilleurs morceaux. Après le concert, les conviés passèrent dans une immense salle construite exprès dans les jardins de l’hôtel, où était dressée une table en fer à cheval de plus de soixante-dix couverts. Pendant tout le repas, on entendit une symphonie mélodieuse, placée dans les tribunes, interrompue par intervalles par des fanfares de trompettes et de timbales. Au milieu du souper, les sieurs Charpentier et Danguy, célèbres concertants, l’un sur la musette et l’autre sur la vielle, vinrent au milieu du fer à cheval exécuter des morceaux que Rameau avait composés exprès pour cette occasion. À minuit on se rendit à l’église Saint-Eustache, qui était aussi magnifiquement illuminée que l’hôtel qu’on venait de quitter.

Rameau avait obtenu de M. Forcroy, organiste de la paroisse, de lui laisser toucher l’orgue pendant la célébration du mariage. Il le fit avec une grande supériorité ; c’étaient ses adieux à cet instrument, et jamais il n’avait été si bien inspiré. Le lendemain, il reçut du chevalier Bernard, une gratification de 1,200 livres pour les soins qu’il s’était donnés. Depuis longtemps M. Bazin était payé, et Mme Rameau était on ne peut plus heureuse. La bonne Mlle de Lombard partageait toute sa joie. On avait beaucoup parlé des fêtes du mariage du marquis de Mirepoix, et la bonne exécution du concert avait fait le plus grand honneur à Rameau. Son opéra devait le lancer tout à fait, les répétitions partielles étaient très-satisfaisantes ; mais l’envie ne dormait pas ; la jalousie des musiciens répandait partout que c’était une musique bizarre, incompréhensible, s’éloignant de toutes les règles reçues, et bonne tout au plus pour les savants et les amateurs de l’extraordinaire. La grande répétition vint enfin ; les musiciens dont se composait l’orchestre de l’Opéra étaient à leur poste. Malgré la mauvaise volonté qu’on avait eu soin d’exciter parmi les exécutants, tout alla assez bien jusqu’au second acte, celui de l’enfer ; mais quand arriva le passage enharmonique du trio des Parques, les musiciens s’arrêtèrent court, reculant devant cette difficulté toute nouvelle pour eux. Rameau pria tranquillement le chef d’orchestre de faire recommencer :

— Monsieur, c’est inexécutable, lui dit celui-ci.

— Peut-être à première vue, dit Rameau ; mais essayons.

La seconde fois ne fut guère plus heureuse que la première, et la troisième ne satisfit point le compositeur. Les musiciens murmurèrent, quand on les pria encore de recommencer ; et sur une nouvelle instance, le chef d’orchestre déclara qu’il ne se chargeait pas de faire exécuter une pareille musique, et jeta avec dépit son bâton de mesure sur le théâtre, presque entre les jambes de Rameau. Celui-ci, sans se déconcerter, fit du bout du pied rouler le bâton jusqu’au bord du théâtre, et quand il fut à portée du musicien :

— Apprenez, Monsieur, lui dit-il, qu’ici vous n’êtes que le maçon, et que je suis l’architecte : recommencez le passage.

Cette fermeté imposa aux récalcitrants. La difficulté fut vaincue cette fois, et la répétition s’acheva sans encombre.

C’était un grand événement alors qu’une première représentation. Il n’y avait que trois théâtres à Paris, l’Opéra, la Comédie Française et la Comédie-Italienne, et ces solennités avaient d’autant plus d’éclat qu’elles étaient plus rares. Aussi tout Paris était-il en rumeur dans la matinée du 1er  octobre 1733. Toutes les avenues de l’Opéra étaient encombrées des voitures de ceux qui allaient retenir leurs loges, et des piétons qui venaient à l’avance pour être sûrs d’avoir des places. Rameau avait à grand’peine obtenu une petite loge bien reculée pour sa femme, Mlle de Lombard et son ami Marchand. Ses rivaux, plus puissants et surtout plus intrigants que lui, avaient au contraire garni la la salle de leurs partisans. Comme le cœur de la pauvre Mme Rameau battait au premier coup d’archet de l’ouverture ; ses amis tâchaient vainement de la rassurer ; eux-mêmes auraient peut-être eu besoin de courage, car, dès le premier acte, une violente cabale s’éleva dans le parterre, les rares applaudissements qui s’étaient fait entendre au commencement de l’ouvrage cessèrent tout d’un coup, et c’est avec un silence interrompu seulement par des murmures désapprobateurs que furent accueillis les derniers actes de l’opéra. Marchand était furieux ; Mme Rameau était près de se trouver mal ; Mlle de Lombard n’osait dire ce qu’elle pensait, car elle craignait que ce ne fût une vengeance du Ciel pour avoir abandonné l’église pour le théâtre. Rameau se retira tristement chez lui.

— Je me suis trompé, dit-il ; j’ai cru que mon goût plairait. Il faut se résigner, je renoncerai au théâtre.

Cependant les habitués de l’Opéra s’étaient réunis au foyer après le spectacle, et personne n’osait se prononcer pour une musique qui venait d’être désapprouvée généralement. Seul, au milieu d’un groupe nombreux, M. de la Poplinière essayait de défendre l’œuvre de son protégé.

— Mais, lui répondait-on, nous avons vu des musiciens qui ne sont nullement partisans de cette musique.

— Fadaise ! disait le fermier général, c’est qu’ils sont eux-mêmes parties intéressées.

— Interrogeons l’un d’eux ! s’écrie le prince de Conti.

Justement Campra vint à passer. C’était un homme juste, et qui heureusement n’avait pris aucune part aux cabales dirigées contre Rameau.

— Eh ! bien, que pensez-vous de cela ? lui dit le prince.

— Monseigneur, répondit le musicien, il y a dans cet opéra assez de musique pour en faire dix comme ceux qu’on nous représente tous les jours. Cet homme-là nous éclipsera tous.

Le mot courut, fit fortune, et à la deuxième représentation, des beautés toutes nouvelles se révélèrent aux auditeurs attentifs. Le succès fut moins grand qu’à la troisième, qu’à la quatrième, qu’a toutes les représentations suivantes.

L’ouvrage fut joué trente fois de suite avec un applaudissement universel, et Rameau consolé ne renonça pas au théâtre, car il donna plus de vingt-trois ouvrages, tant opéras que ballets.

Après le grand succès d’Hippolyte et Aricie, le pauvre organiste était devenu un homme trop célèbre pour conserver sa modeste retraite de la rue du Chantre, et ce fut avec une véritable peine que M. Bazin, dont l’estime pour son locataire croissait à mesure que celui-ci s’élevait davantage, apprit un jour qu’il allait transporter son domicile rue des Bons-Enfants, à l’hôtel d’Effiat, pour être plus près de l’Opéra, qui allait seul l’occuper. Mme Rameau avait bien un autre chagrin, c’était de se séparer de la bonne Mlle de Lombard, dont la société lui devenait à chaque instant plus précieuse, car les occupations multipliées de son mari la rendaient de jour en jour plus solitaire. Elle n’osait lui confier son chagrin ; mais le compositeur s’était attaché à la vieille demoiselle, qui lui rendait souvent le service de remettre au net ses brouillons de musique. Ce fut donc lui qui fit la proposition à Mlle de Lombard de venir demeurer avec eux. La vieille demoiselle accepta avec joie, et fut la meilleure amie de ce couple respectable, jusqu’à la fin de ses jours.

Presque tous les ouvrages de Rameau eurent un grand succès. Un de ses opéras, entre autres, Castor et Pollux, réussit tellement qu’un de ses rivaux, Mouret, en devint fou de jalousie. Enfermé à Charenton, il chantait continuellement le chœur des démons : Qu’au feu du tonnerre, de Castor et Pollux. Rameau fut un des plus grands musiciens qui aient jamais existé. Lui seul a réuni la double qualité de théoricien et de compositeur. Ses airs de danse eurent tant de succès, que pendant longtemps on n’en exécuta pas d’autres en Italie. Un de ses ouvrages, Zoroastre, fut traduit en italien, et joué à Dresde, avec le plus grand succès. Un autre opéra. Platée, produisit 32 mille livres en six représentations. En 1747, l’Opéra lui fit une pension de 1,500 livres, dont il a joui jusqu’à sa mort. Il venait d’être décoré de l’ordre de Saint-Michel et anobli, lorsqu’il mourut, le 12 septembre 1764.

Il est peu de personnes de notre génération qui se rappellent avoir entendu exécuter la musique de Rameau. Le malheur des compositeurs est que la musique est un art qui n’a pas de bases solides, comme la peinture, par exemple, dont le but est l’imitation de la nature : l’unique but de la musique est de charmer l’oreille et d’émouvoir le cœur, mais elle repose entièrement sur la mode, et il n’est pas de beautés éternelles en musique. À l’inimitable Lully, dont nous ne connaissons plus que le nom, succéda l’inimitable Rameau, dont nous n’avons jamais entendu une note ; car les musiciens sont tous déclarés inimitables par leurs contemporains, jusqu’à ce qu’ils soient détrônés par un rival dont le règne doit aussi céder à un successeur plus ou moins éloigné. Mais les curieux de musique qui vont consulter les vieilles partitions aujourd’hui ignorées, trouvent dans celles de Rameau des idées d’une nouveauté et d’une fraîcheur étonnantes pour le temps où elles ont été émises ; il n’y a donc que la curiosité qu’excite tout ce qui se rattache à ce grand homme, qui puisse faire excuser la complaisance avec laquelle nous nous sommes étendus sur quelques détails de sa vie.