Michel Lévy frères (p. 125-134).


LE VIOLON DE FER-BLANC


On voit peu d’instruments qui aient autant varié de nom, de forme et de matière que le violon. Depuis la lyre d’Apollon, que quelques peintures antiques nous représentent comme un véritable violon, depuis le rebec du moyen âge jusqu’aux chefs-d’œuvre des Amati et des Stradivarius, que de transformations ! Malgré la puissance des instruments à vent de moderne invention, le violon s’est toujours maintenu et se maintiendra probablement toujours le roi de l’orchestre et la base de toute combinaison symphonique. Bien des essais ont été tentés pour arrondir le son de cet instrument, et il est peu de matières qu’on n’ait essayé d’employer à sa confection. À la vente après décès de l’ancien et célèbre munitionnaire Séguin, on vit avec surprise une multitude de boîtes de violon de l’invention du défunt ; il y en avait en carton, en pâte, en pierre, en bois de toutes sortes : si l’asphalte avait été à la mode alors, il y en aurait certainement eu en bitume. Depuis longtemps on fait des archets en acier, et Séguin n’eût pas manqué d’en faire confectionner en fer galvanisé. La forme de ces boîtes n’était pas moins bizarre que leur matière : les unes étaient percées de trous comme une chaufferette, d’autres étaient carrées comme une souricière, cela ressemblait à tout ce qu’on voulait, rarement à un violon cependant ; mais il fallait bien leur donner ce nom-là, puisque Séguin les appelait ainsi, quand il vous en faisait l’exhibition.

Un Anglais qui assistait avec moi à cette vente, s’extasiait à la vue de ce musée grotesque d’un nouveau genre, et ma surprise ne fut pas petite, quand il demanda au commissaire-priseur, si parmi tous ces violons, il n’y en aurait pas au moins un en fer-blanc. Toutes les recherches furent inutiles, et l’on ne put en découvrir un seul de cette matière.

— J’en suis fâché, me dit l’Anglais, cela m’aurait peut-être fait gagner un bel instrument.

— Comment cela ?

— Ah ! me répondit-il, cela se rattache à l’histoire d’une autre vente ; à celle de Viotti, dont j’ai été l’un des plus grands admirateurs. J’aurais donné tout au monde pour posséder un des instruments dont il s’était servi, et malheureusement des affaires de famille me tenaient éloigné de Londres où l’on vendait ses violons après sa mort ; j’appris beaucoup trop tard l’époque de cette vente ; je crevai plusieurs chevaux, et j’arrivai au moment où l’on venait d’adjuger le dernier de ses instruments à un amateur qui l’emportait en triomphe. Je lui offris vainement le double du prix qu’il l’avait payé, il ne voulut jamais me le céder, et il eut même l’impolitesse de se moquer de moi. Écoutez, me dit-il, il y a encore un violon plus extraordinaire que tous ceux que l’on a vendus, et qui n’a pas même été mis en vente, vous pourrez l’avoir facilement. Et en me disant ces mots, il me montra du doigt un objet bizarre que je n’avais pas encore remarqué : c’était un violon en fer-blanc ! Comprenez-vous cela ? en fer-blanc ! Je tenais à avoir un des instruments de Viotti, et je me fis adjuger celui-là pour quelques shellings, au rire de tous les assistants. Mon antagoniste, fier de son beau violon, me dit alors :

— L’existence de ce bizarre instrument au milieu de cette riche collection doit avoir une cause étrange, et je serais si curieux de la connaître que je donnerais volontiers le violon que je viens d’acheter pour avoir le mot de cette énigme.

— Soit, repris-je vivement, concluons un arrangement : vous me céderez votre violon quand je vous apprendrai l’origine du mien ; j’irai voyager partout où a été Viotti, je prendrai tous les renseignements possibles, et peut-être serai-je assez heureux pour découvrir ce mystère, et vous gagner votre violon.

— Le marché fut conclu. Depuis ce temps je n’ai pas cessé de poursuivre mes investigations. J’ai su qu’Armand Séguin avait été très-lié avec Viotti, qu’il avait voulu en recevoir des leçons, et que comme le grand artiste était très-occupé, il venait chez lui à cinq heures du matin pour être sûr de le prendre au saut du lit, qu’il était aux petits soins pour lui, employant tous les moyens pour capter sa bienveillance ; qu’un jour même Viotti s’étant plaint à son domestique que son café était mal fait, Armand Séguin n’avait plus voulu qu’un mercenaire se chargeât de cet office, et que c’était lui-même qui, chaque matin, préparait le déjeuner du violoniste ; j’ai pensé alors que le violon de fer-blanc pouvait bien être un don d’Armand Séguin, et j’espérais en fournir la preuve en en voyant un semblable dans cette vente ; mais voilà toutes mes espérances renversées.

— Je consolai du mieux que je pus mon Anglais de sa misfortune, et j’appris, au bout de quelques jours, qu’il était parti pour le Piémont, patrie de Viotti, courant toujours après les renseignements qui lui échappaient.

Cette conversation m’était presque entièrement sortie de la tête, lorsqu’il y a deux mois environ, je me trouvai à un dîner de la commission dramatique, placé à côté d’un de mes collègues, Ferdinand Langlé, mon ancien camarade de collège, et un de mes bons amis. Vous savez tous que Ferdinand Langlé est un des plus spirituels garçons que nous connaissions ; mais si vous lui avez entendu chanter une de ses jolies chansons de la voix la plus fausse qu’ait jamais possédée un vaudevilliste, vous ne vous êtes guère douté qu’il est d’origine musicienne, et que son père, Marie Langlé, italien malgré la désinence toute française de son nom, était un des habiles contrapuntistes du dernier siècle, qui eut l’honneur d’être le maître de Dalayrac. Je m’adressai donc à Ferdinand Langlé pour lui demander si, dans les papiers de son père, il n’aurait pas trouvé quelques documents sur Dalayrac, dont il n’existe pas de biographie complète. Après avoir répondu à ma demande, F. Langlé ajouta :

— Si tu veux, je pourrai te raconter quelques anecdotes musicales que j’ai entendu dire à ma mère, et qui pourront t’intéresser.

— Je le remerciai vivement de sa proposition, et comme on n’est jamais plus seul qu’au milieu de vingt personnes qui parlent tout haut, je le priai de ne pas tarder davantage à m’apprendre quelqu’une des particularités qu’il pourrait savoir.

— Tiens, me dit-il, veux-tu que je te raconte l’histoire du violon de fer-blanc ?…

Vous jugez de l’intérêt que ce mot seul ne manqua pas d’exciter en moi. Je me rappelai sur-le-champ la vente de Séguin, et mon camarade l’Anglais qui courait toujours après l’histoire que j’allais sans doute apprendre. Je fus donc tout oreilles au récit de F. Langlé que je regrette de ne pouvoir vous rendre, comme il me l’a fait.

« Un beau soir d’été, mon père et Viotti allèrent se promener aux Champs-Élysées, et finirent par s’asseoir sous les arbres pour respirer l’air et la poussière de cette promenade. La nuit était venue, Viotti qui était très-rêveur, s’était laissé aller à ces émotions intimes qui l’isolaient complétement au milieu du cercle le plus nombreux ; et mon père qui travaillait alors à son opéra de Corisandre, repassait dans sa tête quelques motifs de son ouvrage, lorsque tous deux furent assez désagréablement distraits par un son faux et criard qui leur fit dresser la tête et ouvrir les oreilles. Tous deux se regardèrent en ayant l’air de se dire : Qu’est-ce que cela ? ils s’étaient si bien compris sans se parler que Viotti rompit le silence en s’écriant :

— Ce ne peut-être un violon, et cela y ressemble.

— Ni une clarinette, dit Langlé, et cependant il y a de l’analogie.

Le moyen le plus sûr de s’en assurer était d’aller vers l’endroit d’où partaient les sons discordants qui avaient attiré leur attention. À défaut de l’oreille, l’œil aurait pu les guider par la lueur tremblottante d’une maigre chandelle brûlant devant un pauvre aveugle accroupi à une centaine de pas d’eux. Viotti y était le premier :

— C’est un violon ! s’écria-t-il en revenant en riant près de Langlé, mais devinez en quoi ? en fer-blanc ! Oh ! cela est trop curieux, il faut que je possède cet instrument, et vous allez demander à l’aveugle de me le vendre.

— Bien volontiers, reprit Langlé, et s’approchant de l’aveugle : Mon ami, lui dit-il, vendriez-vous bien votre violon ?

— Pourquoi faire ? il faudrait en racheter un autre, et celui-là me sert ; c’est tout ce qu’il me faut.

— Mais vous pourriez en avoir un meilleur avec le prix que nous vous en donnerions, et avant tout pourriez-vous nous expliquer pourquoi votre violon n’est pas comme tous les autres ?

— Oh ! vous voulez dire pourquoi qu’il est en fer-blanc ? ça ne sera pas long. Voyez-vous mes bons messieurs, on n’a pas toujours été aveugle, et j’étais autrefois un bon vivant qui faisais gentiment sauter les jeunes filles à notre village ; mais je suis devenu vieux, et je n’y ai plus vu clair. Je ne sais trop comment j’aurais pu vivre sans ce bon Eustache, le fils de feu mon frère. Ce n’est qu’un pauvre ouvrier qui gagne à peine sa vie ; eh ! bien, il m’a pris avec lui et m’a nourri tant qu’il a pu ; mais à la fin, l’ouvrage a manqué : on ne faisait plus qu’une journée de trente sous par semaine, et c’était pas assez pour deux. Mon Dieu, que je lui dis, si j’avais tant seulement un violon ; j’en savais jouer dans mon jeune temps, et je pourrais le soir rapporter à la maison quelques pièces de deux sous qui nous aideraient un peu. Eustache ne dit rien, mais le lendemain je vis bien qu’il était plus triste qu’à l’ordinaire, et la nuit, comme il croyait que je dormais, je l’entendis murmurer : Oh ! le vieux serpent, ne pas vouloir me faire crédit de six francs ; mais c’est égal, mon oncle aura son affaire, ou je ne m’appellerai pas Eustache. Effectivement, au bout de huit jours, voilà mon garçon qui vient en triomphe, et me dit : Tenez, v’là un violon et un fameux ; c’est moi qui l’ai fait ! vous ne craindrez pas qu’il se casse en le laissant tomber, celui-là ; et il me remit le violon que vous voyez. Eustache est ferblantier et son bourgeois lui avait donné de quoi me faire mon instrument avec des rognures de l’atelier, et puis il avait économisé de quoi avoir des cordes et du crin. Dam ! jugez si je fus content, ce pauvre garçon qui s’était donné tant de peine ; aussi le bon Dieu l’a récompensé : dès le matin il me mène à cette place en allant à la journée, et puis il vient me reprendre le soir ; et il y a des jours où la recette n’est pas trop mauvaise ; tellement que quelquefois il n’a pas d’ouvrage, et c’est moi qui fais aller la maison, c’est gentil ça.

— Eh bien ! dit Viotti, je vous donne vingt francs de votre violon ; vous pourrez en acheter un bien meilleur avec ce prix-là, mais laissez-moi un peu l’essayer.

Et il prit le violon. La singularité du son l’amusa ; il cherchait et trouvait des effets nouveaux, et ne s’apercevait pas qu’un public nombreux, attiré par ces sons étrangers, s’était amassé autour d’eux. Une foule de gros sous, parmi lesquels se trouvaient même quelques pièces blanches, vint tomber dans le chapeau de l’aveugle ébahi, à qui Viotti voulut remettre ses vingt francs.

— Un instant ! s’écria le vieux mendiant, tout à l’heure je voulais bien vous le donner pour 20 francs, mais je ne le savais pas si bon ; à présent je demande le double.

Viotti n’avait peut-être jamais reçu un compliment plus flatteur, aussi ne se fit-il pas prier pour la surenchère qu’on lui imposait. Il se glissa au milieu de la foule avec son violon de fer-blanc sous le bras ; mais à une vingtaine de pas de là, il se sent tirer par la manche : c’était un ouvrier qui, le bonnet à la main, lui dit, les yeux baissés :

— Monsieur, je crois qu’on vous a fait payer ce violon-là trop cher, et si vous êtes amateur, comme c’est moi qui l’ai fait, je pourrai vous en fournir tant que vous voudrez à six francs.

C’était Eustache qui avait vu conclure le marché, et qui ne doutant plus de son talent pour la lutherie, voulait continuer un commerce qui réussissait si bien. Il fut cependant obligé d’y renoncer, car Viotti se contenta du seul exemplaire qu’il avait si bien payé. »

— Et que fît Viotti du violon de fer-blanc ? demandai-je à F. Langlé.

— Il l’a toujours gardé et l’emporta avec lui quand il se retira en Angleterre.

— Eh bien ! mon cher, dis-je à Ferdinand, tu ne te doutes guère du service que tu viens de rendre à un de mes amis ; ton histoire va lui faire gagner un violon magnifique. Et je lui dis à mon tour l’histoire de la vente de Viotti, et d’A. Séguin.

J’ai fait depuis toutes sortes de démarches pour savoir dans quelle partie du globe se trouve maintenant mon Anglais ; mais toutes mes recherches ont été inutiles, et comme les livres sont lus dans tous les pays, j’ai pris le parti de consigner ces renseignements dans celui-ci, espérant que le hasard les fera tomber sous les yeux de mon ami et lui fournira les moyens de gagner son violon.