Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 297-310)
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XXXV

Ce fut chez M. Faultrier, rue de Lourcine, que je me mis en rapport avec des amis de Henri Heine, et que je lui fus présenté.

La réputation du poète allemand parisien, de l’impitoyable railleur, s’étendait déjà en Europe. Il s’intitulait « Prussien libéré », si bien que ses compatriotes l’avaient presque renié, effrayés qu’ils étaient de son sarcasme.

Heine, chef d’une école nouvelle, le « Voltaire de l’Allemagne », a-t-on dit, avait créé sa poésie lyrique, pleine d’amertume et de gaieté à la fois, capable de blesser cruellement, avec une apparence de bonhomie et de grâce. Né le 1er janvier 1800, il se déclarait ironiquement « le premier homme de son siècle ».

Il ne manquait pas d’attaquer Victor Hugo, regardait Lamartine comme « un saule pleureur », et risquait ce jugement à propos d’Alfred de Musset : « C’est un jeune homme d’un bien beau passé ! »

En parlant de Henri Heine, Thiers disait : « Cet Allemand est le Français le plus spirituel depuis Voltaire. »

Après la révolution de Juillet, Heine, installé à Paris, avait multiplié les diatribes contre Louis-Philippe, qui lui constitua une pension sur sa cassette. L’auteur des Reisebilder reconnaissait que « les fortifications de Paris étaient l’événement le plus considérable de son temps ».

Pendant vingt-cinq années, il devait représenter, chez nous, l’esprit et la poésie de l’Allemagne, en même temps qu’il représentait la vive et spirituelle critique française chez nos voisins d’outre-Rhin. Ses épigrammes atteignaient et sa mère patrie et sa patrie adoptive.

Pour indiquer la façon d’écrire d’Henri Heine, il suffit de rappeler comment il raconta la mort de Sirey, frappé dans l’appartement de la cantatrice Heinefetter, en 1842, — célèbre drame judiciaire :

« Le vacarme qui s’est passé dans le cabinet d’études de Mlle Heinefetter, à Bruxelles, a éveillé notre intérêt. Les dames surtout sont indignées contre cette dinde allemande, qui malgré son séjour de plusieurs années en France, n’a pas encore appris l’art de savoir empêcher que deux coqs amoureux ne se rencontrent sur le champ de bataille de leur bonheur. »

Romantique, il traitait d’une manière étrange les partisans de la nouvelle école, tout en décochant des flèches empoisonnées contre les derniers champions de la littérature classique. Au demeurant, je ne pouvais guère m’entendre sur tous les points, moi, hugolâtre, avec un homme tel que Henri Heine.

Aussi, je redoutai un peu les coups de griffe que me vaudraient ses conversations, quand je passai en sa compagnie six semaines aux bains de mer de Trouville.

Trouville, alors, était dans l’enfance. Quelques petits hôtels et quelques maisons de pêcheurs y donnaient asile à des Parisiens désireux de vivre à l’écart au bord de la mer. Aucune calèche n’y paraissait, quoique déjà M. d’Hautpoul y possédât une belle maison et un yacht superbe, quoique le chalet de M. Goupil y attirât l’attention, quoique l’atelier du peintre Mozin y fût parfaitement installé.

Nous passions nos vacances à Trouville avec M. et Mme Henri Heine, avec Auguste Lireux, directeur de l’Odéon, avec Alphonse Royer, qui dirigea l’Opéra, avec Alfred Quidant, le pianiste.

De fréquentes promenades avaient lieu, — tantôt à Hennequeville et à Cricquebœuf, tantôt à Villers et à Saint-Arnoud. Jamais Henri Heine n’y participa. Il restait constamment enfermé dans sa petite chambre d’hôtel, et, le soir seulement, on le voyait marcher à pas comptés sur la plage.

Pendant six semaines, je n’entendis que ces mots sortir de la bouche de Henri Heine : « J’ai bien mal à la tête. » Peu après, la paralysie le saisissait ; en 1856, il mourait presque aveugle.

Henri Heine admirait beaucoup Frédéric-Lemaître, trouvait Bocage « beau comme Apollon », et prisait à sa juste valeur le talent de Théophile Gautier. Il avait des parti-pris impossibles, des mots à l’emporte-pièce contre la Prusse, et des paradoxes sans pareils.

J’ai apprécié en peu de lignes les intelligences supérieures de la littérature, des arts, de l’histoire, des sciences médicales ; je n’ai point passé sous silence les représentants de l’art oratoire en tous genres ? Dois-je méconnaître la supériorité des hommes distingués dans les mathématiques, que Lamartine appelait « les chaînes de la pensée » ?

Ne serait-il pas injuste, aussi, de ne pas accorder des hommages aux savants qui se sont illustrés dans la chimie, la physique et l’histoire naturelle ?

Sous le règne de Louis-Philippe, du « Napoléon de la paix », Cuvier, Ampère, Gay-Lussac, Chevreul, Geoffroy Saint-Hilaire, Élie de Beaumont, Biot, Arago, Chasles, Thenard et Jean-Baptiste Dumas firent le plus grand honneur à la France, et le rayonnement de leur gloire ne s’est pas encore effacé.

Georges Cuvier, près de terminer sa carrière (13 mai 1832), recevait dans son pavillon du Jardin des Plantes tous les savants étrangers qui venaient saluer un des génies du dix-neuvième siècle. Il combattait les vues de Geoffroy Saint-Hilaire sur l’unité de composition organique, et il ne cessait d’être en lutte avec de Blainville.

L’homme public, dans Cuvier, n’était pas à la hauteur du naturaliste. Il a figuré parmi les censeurs.

Quand il discutait sur des sujets scientifiques, il traitait tous ses interlocuteurs comme ses égaux, sans acception d’âges ni de titres. Un jour qu’il s’entretenait d’anatomie avec un jeune homme, et soutenait son avis très simplement, le jeune homme, à chaque phrase, répétait : « Monsieur le baron ! Monsieur le baron ! — Il n’y a pas de baron ici, dit Cuvier avec douceur, il y a deux savants cherchant la vérité, et s’inclinant devant elle. »

Le physicien Ampère, dont les découvertes ont tracé la voie aux physiciens actuels, habitait une maison située au coin de la rue des Boulangers et de la rue des Fossés-Saint-Victor (aujourd’hui, du Cardinal-Lemoine), à deux pas de la demeure de mon père.

C’est dire que nous le voyions tous les jours, et que nous étions au courant des mille et une distractions qui le rendaient populaire, qui égayaient la jeunesse des écoles, mais qui ne nuisaient en rien au respect profond que les élèves ressentaient pour l’éminent professeur.

Tantôt, Ampère commençait un problème avec la craie sur un fiacre, en pleine rue, et les chevaux, en partant, lui enlevaient sa solution ; tantôt, après avoir achevé une démonstration sur le tableau, il l’essuyait avec son foulard, puis il mettait dans sa poche le torchon traditionnel ; tantôt Arago, habillé en femme, se rendait chez Ampère, passait pour une astronome allemande, et, non reconnu, reparaissait ensuite pour s’entendre louer incognito par son ami ; tantôt, en conséquence d’un pari, le domestique du physicien servait plusieurs fois sur la table un poulet rôti, et lui faisait croire qu’il en avait mangé, lorsque le poulet n’avait pas même été dépecé ; tantôt il arrivait à Ampère d’examiner attentivement un caillou, de regarder l’heure à sa montre, de serrer dans son gousset le caillou, et de jeter sa montre dans la Seine, par-dessus le parapet du pont des Arts.

J.-J. Ampère, son fils, adonné à des travaux d’un autre ordre, le continuait dignement, était, on ne l’a pas oublié, un des familiers du salon de Mme Récamier, et a laissé un livre considérable : l’Histoire romaine à Rome.

Les travaux de Gay-Lussac lui valaient l’amitié de Humboldt, avec lequel il voyagea pour augmenter les conquêtes de la physique, bientôt unie par lui à la chimie, car il marqua nettement comment ces deux sciences se rejoignent, comment la plus simple — la physique — éclaire la plus complexe — la chimie. Gay-Lussac, aussi simple en ses goûts que désintéressé, travaillait en sabots dans son laboratoire, charmait ses préparateurs par sa cordialité, sa franchise et son effusion. À la fin de sa vie (1850), il était une des lumières de l’Académie des sciences.

Augustin Fresnel expliquait les phénomènes de la diffraction.

Vers 1870, le géologue Élie de Beaumont, ancien élève du collège Henri IV, présidait l’Association amicale de ses camarades. Les honneurs ne lui manquaient pas, et l’énumération en serait trop longue. Avec Dufrénoy, il dressa cette Carte géologique de la France dont on n’a pas oublié le succès, et sa Notice sur les systèmes des montagnes fit grand bruit dans le monde savant.

Biot et Arago enlevèrent à l’astronomie ses façons d’empirisme ; ils contribuèrent l’un et l’autre à la vulgariser, Biot par la pureté et l’élégance de son style, Arago par le charme et la clarté de sa parole.

La famille Geoffroy Saint-Hilaire comptait deux représentants illustres de l’histoire naturelle : Étienne, qui organisa le muséum d’histoire naturelle, qui avait fait venir Cuvier à Paris, qui avait été le protecteur du génie devenu pour lui un adversaire, fondait la science profonde de la nature intime des êtres. Sa fermeté, au retour de l’expédition d’Égypte, lors de la capitulation d’Égypte, avait été profitable à notre patrie. Il menaça de brûler les collections recueillies par l’Institut d’Égypte, et obtint ainsi des Anglais qu’elles seraient conservées à la France.

Geoffroy Saint-Hilaire (Isidore), fils d’Étienne, zoologiste, fut élu membre de l’Académie des sciences à l’âge de vingt-sept ans.

« C’était le 15 avril 1833, écrit Delaunay ; Gay-Lussac présidait la séance. À côté de lui siégeait comme vice-président le père du jeune candidat, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Les bulletins de vote étant recueillis, Gay-Lussac les compta d’abord, suivant l’usage, puis au moment d’en faire le dépouillement, il s’arrête et demande à l’Académie la permission de se faire remplacer au fauteuil de la présidence par l’heureux père, son voisin. Par une exquise délicatesse de sentiment, l’éminent physicien voulait procurer à Étienne Geoffroy le double bonheur de constater lui-même le triomphe de son fils et de proclamer l’élu de la savante compagnie. »

Isidore adopta la devise de son père : Utilitati ; il chercha à tirer de la zoologie des applications utiles, et il fonda la Société d’acclimatation, qu’il organisa, dirigea et présida jusqu’à sa mort, le 10 novembre 1861.

Le nom du célèbre Thenard n’a pas péri ; il a été dignement porté par un homme dont la fortune sert les intérêts de la science, et qui, moins illustre que son père, assurément, continua de son mieux les traditions paternelles.

Fils d’un cultivateur, le baron Thenard étudia à Paris pour obtenir le titre de docteur en médecine, suivit les leçons de Fourcroy et de Vauquelin, et devint garçon de laboratoire de ce dernier, dont il surveillait le pot-au-feu. « Je n’ai jamais été assez ingrat, disait Thenard en riant, pour oublier depuis qu’un pot-au-feu qui bout ne fait que de mauvaise soupe. »

Le bleu-Thenard a été cherché d’une façon singulière. En 1799, le ministre Chaptal appelle le jeune Thenard dans son cabinet.

« Le bleu d’outremer nous manque ; d’ailleurs, ajoute-t-il, c’est un produit en tout temps fort rare et fort cher, et Sèvres a besoin d’un bleu qui résiste au grand feu. Voici 1 500 francs, va me découvrir un bleu qui remplisse les conditions que j’indique.

— Mais, balbutia Thenard, je…

— Je n’ai pas de temps à perdre, reprend Chaptal ; va-t’en et rapporte-moi mon bleu au plus vite. »

Le problème était résolu un mois après. La fortune du chimiste était assurée.

En 1800, un matin, à l’aube du jour, Vauquelin frappe à la porte de Thenard.

« Allons, s’écrie-t-il, allons ! Et qu’on se fasse beau !

— Qu’y a-t-il ? demanda Thenard.

— Il y a que la loi sur le cumul me force à renoncer à ma chaire du Collège de France, et que je veux que vous alliez demander ma succession.

— Je ne le puis, ni ne le dois.

— Dépêchez-vous donc ; j’ai pris un cabriolet à l’heure ; vos retards me ruinent. »

Thenard s’exécute, suit Vauquelin, est nommé au Collège de France.

Là, plus tard, pendant une leçon, il reconnaît Berzélius, le grand chimiste suédois, au nombre de ses auditeurs. Troublé au dernier point, il s’écrie :

« Messieurs, vous allez comprendre mon trouble, M. Berzélius est là ! »

On applaudit. Berzélius va s’asseoir à côté de Thenard.

La renommée de l’élève de Vauquelin alla croissant. Charles X le créa baron ; Louis-Philippe le nomma pair de France.

Thenard a fait de belles découvertes, seul ou avec Gay-Lussac ; il institua la Société de secours des amis des sciences, destinée à venir en aide aux héritiers de ceux que la culture des sciences n’a pas enrichis, — ou bien qu’elle a ruinés.

Cependant, quelque temps après, un autre chimiste rayonnait, et rencontrait Berzélius parmi ses adversaires, Berzélius, « le savant de l’Europe qui souffrait le moins la contradiction ».

J’ai indiqué Jean-Baptiste Dumas, né avec le siècle, et dont la verte vieillesse nous promettait un second Chevreul. Dumas excella dans le haut professorat, et beaucoup de contemporains se rappellent son cours à la Sorbonne, quand le duc d’Orléans, prince royal, achevait ses études scientifiques : « Monseigneur, ces deux gaz vont avoir l’honneur de se combiner devant vous. »

La phrase est devenue proverbiale, et montre combien le théoricien des substitutions savait faire valoir ses expériences, et combien sa parole était facile et recherchée. Sa Philosophie chimique, parue en 1837, eut un énorme retentissement, tout en lui valant le reproche de se laisser aller trop à l’imagination.

Quel bagage scientifique Dumas possède à son actif ! Nul n’a donné plus d’essor à la chimie organique : ses observations sur l’esprit de bois et ses composés, sur les alcalis, sur l’acide nitrique, etc., sont toujours appréciées.

Ce chimiste est souvent philosophe et quelquefois poète, quoique praticien. Son influence n’a pas encore cessé, de même que celle de Chevreul, jeune élève de Vauquelin, qui touche à ses quatre-vingt-dix-neuf ans, dure et durera longtemps, espérons-le.

Dumas a dit de Chevreul : « C’est par centaine de millions qu’il faudrait nombrer les produits qu’on doit à ses découvertes. Le monde entier se livre à leur fabrication et trouve dans leur emploi de nouvelles sources de salubrité et de bien-être. »

Parmi les hommes de la génération de 1830, Michel Chasles, qui s’est éteint assez récemment, a représenté l’érudition mathématique ; il a été le créateur de la géométrie nouvelle supérieure, au suprême degré transcendante ; le baron Cauchy a surtout cherché les abstractions algébriques, en présentant des initiatives d’idée, des méthodes qui ont été ou qui seront fécondes.

Légitimiste pur sang, Cauchy refusa de prêter serment au gouvernement de Louis-Philippe, d’abord ; puis il remonta dans sa chaire de la Sorbonne après la révolution de 1848, et garda sa position après le coup d’État de Louis-Napoléon.

Ainsi qu’Arago, il fut alors dispensé du serment. Mais l’argent qu’il recevait lui brûlait les mains : il le dépensait en œuvres de bienfaisance.

Quant à Michel Chasles, — la providence des aspirants au baccalauréat ès sciences, — tant il posait des questions faciles, parce que, disait-il, « tous ces braves jeunes gens-là ne savaient rien », il avait une manie invétérée, celle des autographes.

Cet esprit si positif — ô bizarrerie humaine ! — se laissait duper par des escrocs. Il eût acheté des lettres d’Adam et d’Ève ! On fabriquait, à son intention, les autographes les plus invraisemblables, qu’il achetait les yeux fermés, et qu’il gardait précieusement dans sa volumineuse collection.

Quelques inventions merveilleuses parurent à cette époque.

Ce fut à Augustin Fresnel et à François Arago que l’on dut les phares lenticulaires, essayés en 1827. Une découverte importante pour la navigation à vapeur date de cette époque : Dallery, Delisle et Sauvage travaillèrent à remplacer les roues à aubes par l’hélice. La France eut l’initiative d’une innovation heureuse, dont les autres peuples ont pu jouir avant nous. Ampère et Arago firent des expériences prouvant que la télégraphie électrique était possible ; et elle ne tarda pas à être pratiquement réalisée.

Des industriels importèrent d’Angleterre l’emploi de l’air chaud des hauts fourneaux pour les fontes.

On concéda les premières lignes de chemin de fer en 1827 pour Saint-Étienne, et, en 1829, Séguin d’Annonay inventa la chaudière à tubes. On établit chez nous les premières filatures de lin à la mécanique ; Niepce et Daguerre trouvèrent le moyen de fixer sur des plaques métalliques les images de la chambre noire. Enfin, la découverte du procédé de dorure et d’argenture galvanique, la possibilité d’imprégner les bois de substances qui les conservent ou les colorent, l’invention de la poudre-coton, l’emploi de l’éther pour détruire les douleurs dans les opérations chirurgicales, l’usage de l’électricité pour mettre en communication Paris et Lyon, etc., — tout cela fut le travail des hommes de 1830.


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