Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 287-296)
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XXXIV

J’arrive aux médecins et aux chirurgiens. Ici, mon incompétence éclate, et je pourrais à peine citer tous les noms des hommes qui se sont rendus célèbres, en 1830 et après. Je renvoie mes lecteurs aux biographies médicales, et je me borne à leur parler de quelques princes de la médecine et de la chirurgie qu’il m’a été donné de connaître.

Broussais et Magendie se partageaient, avec Dupuytren, les avantages de la popularité.

Lorsque le choléra apparut pour la première fois, en 1832, Magendie était médecin à l’Hôtel-Dieu. « Que faut-il faire ? lui demandait-on. — Je ne sais guère », répondait-il. Et cependant, il était allé à Sunderland pour étudier la marche du choléra. Il se rendit à l’Hôtel-Dieu, en disant : « Les riches ne manqueront pas de médecins. »

Bientôt, en franchissant les marches de cet hôpital, ce fut avec une nouvelle douleur profonde qu’il entendit les cris proférés par la foule : « Mort aux médecins ! mort aux empoisonneurs ! »

Au lieu d’aigrir son humeur, cette méfiance du peuple à l’endroit des hommes qui cherchaient à guérir le fléau effroyable, émut la fibre généreuse de Magendie. Il trouva sa récompense, selon l’expression de Flourens, en vidant sa bourse pour les malheureux.

À propos du choléra, Broussais et Magendie développèrent leurs systèmes, diamétralement opposés. Magendie le traita en administrant aux malades beaucoup de punch au rhum ; Broussais leur appliqua des sangsues. Parmi les gens du monde, on comptait des partisans de Broussais en nombre égal à celui des partisans de Magendie.

Par malheur, ces deux remèdes contraires ne réussirent pas mieux l’un que l’autre. Broussais et Magendie avaient multiplié leurs efforts pour arriver à triompher de l’épidémie, tellement que, quand elle eut pris fin, Magendie déclara fièrement en recevant la croix d’honneur : « Je la crois assez bien placée. »

Broussais mourut en 1838, trois ans après Dupuytren. Magendie vécut jusqu’en 1855 ; retiré à Sannois, il faisait des expériences sur la végétation et visait aux améliorations agricoles. « De tous les remèdes, nous a-t-on dit, celui qu’il mettait le plus souvent en usage était de payer à son client la consultation que le malade recevait. »

Broussais, dont le cours de physiologie, à la Faculté de Paris, réussissait médiocrement, attira la foule avec son cours de phrénologie, qui eut un succès de vogue. Magendie, au contraire, ne cessa jamais d’intéresser les jeunes praticiens par ses leçons du Collège de France, notamment lorsqu’il y étudia le choléra-morbus.

Les Sanson, les Roux, et plusieurs autres notabilités chirurgicales, n’approchaient pas, quant à la réputation, des Dupuytren, des Marjolin, des Lisfranc, des Velpeau et, en dernier lieu, de Philippe Ricord, dont le monde entier parlait, et qui avaient des élèves fanatiques.

Durant ma jeunesse, Dupuytren était légendaire ; nous le regardions comme un phénomène, comme la chirurgie faite homme ; nous nous imaginions, en vérité, que ses opérations étaient magiques, et que si la mort s’ensuivait, il en fallait accuser les amputés, non le chirurgien. Si l’on voyait passer Dupuytren, toujours vêtu d’un habit vert, on ne se lassait pas de regarder cet homme sévère, discret, réservé.

Sur les enfants, principalement, il exerçait une influence merveilleuse par sa douceur inaccoutumée, par son sourire succédant à son impassibilité perpétuelle.

La veille de sa mort, Dupuytren se fit lire le journal, « parce qu’il voulait, disait-il, porter là-haut des nouvelles de ce monde ». Il légua deux cent mille francs à la Faculté de médecine, sur les quatre millions qu’il avait gagnés.

Lisfranc, un de ses rivaux, l’appelait « le brigand », ou « l’infâme du bord de l’eau ». En revanche, Dupuytren appelait Lisfranc, — en petit comité seulement, — un Brutus solliciteur, et il ajoutait que « sous une enveloppe de sanglier, on portait parfois un cœur de chien couchant ».

À côté de Dupuytren, aucun chirurgien ne pouvait supporter la comparaison, quel que fût son talent. Marjolin dut quitter l’Hôtel-Dieu, cet indulgent Marjolin que les étudiants appelaient « le père Marjolin », à cause de sa bienveillance et de sa bonhomie.

À l’hôpital de la Pitié, Lisfranc s’illustra, non seulement sous le rapport de l’habileté, mais aussi par ses diatribes parlées contre les « ânes » de la Faculté de médecine. Il fallait l’entendre, en effet, lorsqu’il avait triomphé d’un cas chirurgical remarquable, exhaler bruyamment son humeur agressive contre les professeurs, et, par conséquent, faire ressortir l’excellence de sa clinique. Sa voix forte effrayait parfois les internes, les externes, les sœurs et les infirmiers.

Au fond, il paraissait plus terrible qu’il ne l’était en réalité ; et quand j’allais trouver Lisfranc à l’hôpital pour lui demander s’il viendrait chasser, tel ou tel dimanche, souvent on me disait : « Il est sévère, il a de la brusquerie ; mais il est juste, et il s’intéresse aux malades. »

Car Lisfranc avait la passion de la chasse, passion malheureuse. Il était aussi maladroit chasseur qu’opérateur plein de dextérité, et des bois de Chelles, où nous allions, il revint souvent bredouille, à son grand désespoir.

Mon beau-frère — une lame en fait de chasse — glissait quelque pièce de gibier dans le carnier du chirurgien, qui ne refusait pas cette marque de bonne confraternité. Dans les bois, quand il grondait son chien, la voix de Stentor que possédait Lisfranc éclatait comme une détonation d’arme à feu. Quelles colères aussi, quand l’animal n’obéissait pas ! Le pauvre chien passait toujours pour coupable, lorsque le coup de feu du docteur restait improductif.

Les jours de chasse, Lisfranc faisait sa visite de très grand matin : il s’était levé dès l’aurore, comme le « chasseur de Robin des Bois », il était diligent au possible.

Parfois, à l’auberge où nous déjeunions, l’hôtesse lui présentait quelques malades, et l’illustre opérateur ne manquait jamais de leur donner gratuitement ses soins. Que dis-je, gratuitement ! Après les avoir guéris, il leur offrait une somme pour leur convalescence.

Une femme de service s’adressa à lui, sous nos auspices, pour un cancer au sein qui commençait. Lisfranc l’emmena à la Pitié dans sa propre calèche, la soigna parfaitement, et lui dit, en la tutoyant d’un ton brusque, lorsqu’elle fut rétablie :

« Tiens, puisque tu n’as pas été aussi bête que les autres, puisque tu n’as pas attendu pour me consulter qu’il ne fût plus temps d’agir, voilà deux cents francs… Va passer un mois dans ton pays de Normandie, et tu en reviendras absolument bien portante. »

Une autre fois, il entreprit de guérir une de mes petites nièces, âgée de trois ans. Il fallut de nombreuses visites, de nombreuses incisions au pied.

Ce chirurgien, d’ordinaire assez rude en paroles et en mouvements, se montra pendant plusieurs mois d’une aménité charmante. Il apportait des bonbons à l’enfant, il l’amadouait, et lui disait avant d’opérer :

« Si la petite Maria est bien sage, je lui apporterai encore des bonbons, et je l’aimerai toute la vie. »

Maria l’écoutait, laissait faire ; et son mal passa.

À la fin, mon beau-frère demanda ce qu’il devait à Lisfranc.

« Rien, mon ami, le total vous gênerait…

— Mais, docteur… vous êtes venu si souvent…

— Eh bien ! vous me payerez le prix d’une opération… en cent actes. »

Je ne prétends pas que Lisfranc procédât toujours de cette manière, car il acquit une ronde fortune. Je veux uniquement reconnaître qu’il était dévoué à ses amis, et que son amour de l’argent ne l’emportait pas sur ses sentiments d’affection, quoi qu’on ait prétendu.

Au reste, j’en puis dire autant de Velpeau, une autre sommité contemporaine ; de Velpeau qui a laissé d’excellents élèves, et qui posséda une grande variété de connaissances dans le vaste domaine de l’art chirurgical.

Velpeau, à la Charité, diagnostiquait avec une assurance extraordinaire ; il opérait avec une adresse sans pareille, bien qu’un accident l’eût privé de l’usage de l’index de la main droite.

Lisfranc et Velpeau sont morts depuis longtemps. Mais Philippe Ricord, dont la réputation se répandit dans le monde entier, reste encore parmi nous. Il étudia sous ces deux chirurgiens, puis il acquit une renommée spéciale, dans laquelle beaucoup de gens ont voulu l’enfermer.

Une maison de santé, située rue de Lourcine, était tenue par M. Faultrier, avait pour médecin principal Philippe Ricord, qui y faisait visite tous les jours.

Cette maison n’était pas seulement une succursale de l’hôpital du Midi, comme on l’a cru à tort. Elle renfermait, en outre, des aliénés, des malades divers, et, dans l’occasion, des détenus politiques.

Bien souvent j’y allai voir Poterin du Motel, un camarade de pension, docteur en médecine, alors remplissant avec un mérite rare les fonctions d’interne dans la maison de la rue de Lourcine.

Là, j’éprouvais de fréquentes surprises, je rencontrais certaines personnes qui étaient censées voyager, et qui suivaient un traitement… secret.

Tout visiteur s’engageait moralement à ne pas commettre d’indiscrétion, car, au dehors, combien de gens qui connaissaient M. Ricord, affectaient de ne pas le saluer au passage, quand ils pouvaient craindre d’être vus ! On n’avouait pas volontiers qu’on avait reçu ses soins ; mais, dans l’intimité, avec quel empressement on causait avec lui ! Il semait à profusion les mots d’esprit.

Sous le règne de Louis-Philippe, vers 1840, au moment où les discussions parlementaires se succédaient sans amener de résultats, il lui arriva de nous dire en riant :

« Il n’y a que moi qui puisse avoir la majorité à la Chambre. »

Le piquant de cette phrase nous frappait d’autant plus que nous savions la vérité. Chaque année, en effet, au commencement de la session, nombre de députés se trouvaient dans la maison de santé de la rue de Lourcine, où, pendant l’hiver, j’assistai à des réunions musicales et à des bals charmants.

M. Philippe Ricord était mélomane. Chez lui, on entendait de remarquables virtuoses, et les principaux artistes du Théâtre-Italien y exécutaient des œuvres magistrales. Le Stabat Mater de Rossini a été chanté pour la première fois à Paris dans son salon, par Mario, Tamburini, Mmes Grisi et Albertazzi.

Jamais un maître ne fut plus aimé de ses élèves, avec lesquels il avait des entretiens familiers. Homme du monde, il brillait par une amabilité que l’âge n’a pas fait disparaître ; homme d’esprit, il ne parlait qu’avec une grande douceur, et bien rarement ses mots ont blessé au vif.

Lorsqu’il faisait son service dans la garde nationale, sous le second Empire, sa tunique étincelait de croix, car il est décoré de presque tous les ordres connus.

Revenons à la maison de santé de la rue de Lourcine, où le ministère de M. Philippe Ricord ne s’exerçait pas, je le répète, uniquement sur des malades d’un genre à part.

Parmi les aliénés de la maison, on citait de hauts personnages ; généralement, ils sortaient guéris, ou bien ils allaient dans un hôpital spécial, quand leur affection semblait devoir être chronique.

Des détenus politiques, ai-je dit, se rencontraient là. Voici comment cette singularité s’expliquait. La maison avoisinait la prison de Sainte-Pélagie. Quelques condamnés, subissant leur peine dans cette prison, obtenaient, soi-disant pour cause de maladie, la permission de se faire transporter dans une maison de santé ; et ils choisissaient celle de la rue de Lourcine.

Lagrange et Baune furent de ceux-là. Ces pensionnaires d’un genre particulier promettaient de ne pas s’évader ; et ils tenaient leur promesse ; on ne citerait aucun exemple d’évasion parmi eux. Leur honneur était engagé.

Peut-être conspiraient-ils un peu, afin de n’en pas perdre l’habitude.


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