Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 311-324)
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XXXVI

L’époque marquera dans l’histoire ; l’histoire a déjà prouvé que nous avions raison d’être hugolâtres, pour le moins autant qu’eurent raison ceux dont Chateaubriand a été le dieu.

Tant de personnalités rayonnantes, et tant d’agitations politiques !

Chaque année amenait une série de luttes, au parlement, dans les rues, partout, car le total des mécontents augmentait sans cesse. Le gouvernement de Louis-Philippe devenait de plus en plus personnel, et le roi ne pensait qu’à étendre son omnipotence, comme avaient fait ses parents de la branche aînée des Bourbons.

Au château des Tuileries, Thiers était appelé « ministre révolutionnaire ». Louis-Philippe prétendait que cet homme d’État « tirait toujours la couverture à lui ». Un moment arriva, par rapport à Thiers, où la camarilla se déclara son ennemie, où les subalternes de la cour ne cachèrent point leur antipathie.

« Ah ! monsieur, dit un jour la nourrice du comte de Paris au médecin de ce prince, aujourd’hui nous allons tous bien, puisque monsieur Thiers n’est pas ministre. » Le roi, quand de Broglie, Guizot et Thiers se trouvaient d’accord par hasard, déclarait :

« Je me trouve neutralisé, je ne puis faire prévaloir mon avis ; c’est Casimir Périer en trois personnes. »

Dans le public, Thiers était surnommé Mirabeau-Mouche, Petit-Poucet politique ; Guizot, « l’austère intrigant ». Molé, disait-on, était comme une femme spirituelle et nerveuse ; et on le comparait à une Célimène politique, à une grande coquette.

Dupin aîné détestait ces « beaux Narcisses de doctrinaires ».

Un grand désarroi existait dans les partis politiques, et bientôt les opposants au gouvernement personnel, quelles que fussent leurs nuances, ne purent renverser les ministères qu’en se coalisant. Depuis le jour où Laffitte, complètement délaissé par son ancien ami Louis-Philippe, s’écria amèrement à la tribune : « Je demande pardon à Dieu et aux hommes d’avoir concouru à la révolution de Juillet », les déplacements de majorité se succédaient, et quiconque attaquait le « système » était sûr d’être vigoureusement soutenu.

Le seul avantage que le bourgeois Laffitte eût tiré des journées de Juillet, consistait dans le changement de nom de rue Charles X en rue Laffitte.

La bourgeoisie, victorieuse avec Louis-Philippe, soutint le roi-citoyen jusqu’au bout, lorsque le socialisme se répandait parmi les ouvriers.

Depuis 1831, à Lyon, le « mutuellisme » avait pris la haute main dans la direction des intérêts populaires. La société se divisait en sections ou « loges », à la tête desquelles un conseil exécutif décidait souverainement les questions. Moins de vingt membres composaient chaque loge : il fallait échapper aux interdictions des lois pénales. Le préambule de l’acte social reproduisait les idées de Turgot sur l’affranchissement du travail.

Le mutuellisme était une société à peu près secrète, dont les membres se traitaient de « frères », dont les réunions ordinaires avaient lieu tous les mois, et les réunions extraordinaires à des époques indéterminées.

En 1831, les ouvriers de Lyon voulaient un tarif obligatoire, fixant un minimum pour le prix de la façon des étoffes.

Le journal l’Européen, dans la même année, développa le premier l’idée des associations ouvrières.

En 1834, la question politique prima la question économique. Le mutuellisme eut son journal : l’Écho de la Fabrique, et il s’allia avec la Société des droits de l’homme, opposa le refus du travail à l’abaissement des salaires, et poussa l’idée de solidarité jusqu’au point le plus radical.

Les luttes sociales apparaissaient.

On eût dit que l’exemple du chartisme anglais, nouvellement éclos dans le Royaume-Uni, s’introduisait chez nous. Seulement, un parti ouvrier n’existait pas encore en France ; il ne pouvait naître qu’avec le suffrage universel. Le gouvernement, ayant horreur des grèves, inventait toutes sortes de moyens pour tenir les travailleurs sous la dépendance des patrons, — des bourgeois.

Le livret d’ouvrier, institué par la loi du 12 germinal an XI, réglementé en décembre 1803, fut regardé comme obligatoire le 1er avril 1831. Quiconque, parmi les travailleurs manuels, ne possédait pas un livret, pouvait être poursuivi devant le tribunal de police. Mais les juges paralysèrent l’effet d’une ordonnance qui, prescrivant des mesures coercitives, ne prenait pas sa source dans la loi organique.

Comme antagoniste, pendant dix-huit ans, la classe ouvrière rencontra la garde nationale.

Celle-ci, une des grandes forces du pouvoir, représentait la bourgeoisie armée. Elle était fière de ce que Louis-Philippe, en lui distribuant les drapeaux, avait commencé son allocution par ces mots : « Mes chers camarades. »

Disons que la garde nationale, jouant beaucoup au soldat, n’était pas prise au sérieux par la jeunesse d’alors.

Aussi, pendant les premiers jours du règne, plusieurs élèves des Beaux-Arts et nombre d’étudiants, enflammés du zèle patriotique, essayèrent de former une « Légion des artistes ». À leur tête se distinguait Achille Martinet, le graveur dont j’ai parlé déjà, fils d’un ancien aide de camp du général Hoche.

Mais Achille Martinet, ayant obtenu, en 1830, le grand prix de Rome en gravure, partit pour la Villa-Medici. Ses amis ne persévérèrent pas dans l’idée émise, et la « Légion des artistes » resta à l’état de projet.

La garde nationale ne plaisait pas à tout le monde.

On s’efforçait d’échapper au devoir civique consistant à porter un fusil. Parmi les hommes de lettres, et les artistes principalement, le refus de monter la garde était passé en habitude.

L’Hôtel des haricots, prison spéciale pour les récalcitrants, située sur le quai d’Austerlitz, aujourd’hui démolie, remplacée par les bâtiments de la gare du chemin de fer d’Orléans, renferma tour à tour des poètes, des peintres, des musiciens de mérite.

Alphonse Esquiros ne consentit jamais à revêtir l’uniforme ; un de nos amis communs, afin d’échapper au recensement, plaça sur la porte de son logement cet écriteau :


MADEMOISELLE OLYMPE, COUTURIÈRE.

Moyennant un arrangement avec leurs concierges, plusieurs rebelles vivaient à l’abri du tambour qui portait à domicile les billets de garde.

D’autres, condamnés par le conseil de discipline, laissaient s’accumuler les heures de prison, jusqu’au jour où l’on venait les arrêter et les conduire à l’Hôtel des haricots, où ils allaient lire les innombrables inscriptions faites par des détenus sur les murs, où ils ajoutaient à la liste leurs noms, leurs réflexions philosophiques, sentimentales, et parfois leurs mouvements d’indignation.

On a écrit l’histoire de l’Hôtel des haricots ; — je renvoie mes lecteurs à ce document amusant et curieux à plus d’un titre.

Lorsque vint pour moi l’âge d’être garde national, je filai doux ; mais j’intriguai de toutes mes forces auprès de Bauller, chef de musique dans la neuvième légion.

Mes intrigues réussirent, et je fus admis en sa compagnie comme pavillon chinois.

Ce très lourd instrument, vous le savez, n’existe plus que chez les hommes-orchestres ; je l’ai agité, moi, durant plusieurs années.

La place de cymbalier devint vacante ; je l’ambitionnai, et Bauller me l’accorda, en récompense de mes bons services.

Enfin, de grade en grade, j’arrivai au triangle. Suprême bonheur ! Quand la parade était terminée, dans la cour du Carrousel, je plaçais mon instrument sur ma poitrine, et je regagnais la demeure paternelle. L’harmoniste Augustin Savard fit partie avec moi de la petite musique de la neuvième légion.

Sous le second Empire, — quand on tria des gardes nationaux sur le volet, — les récalcitrants ne manquèrent pas.

De quelle manière s’y prendre, pour se faire exempter par le Conseil de recensement ou de discipline ?

Un malin, jugé bon pour le service, malgré les empêchements qu’il faisait valoir, s’exclama, d’un air furibond :

« Enfin ! j’aurai donc un fusil ! »

Le Conseil pensa aussitôt qu’il s’agissait d’un homme dangereux, et il revint sur sa décision.

Mais le moyen, bon pendant quelque temps, fut trop souvent employé, et finit par ne plus rien valoir.

Quant à moi, je continuai d’appartenir, toujours comme triangle, à une légion de la banlieue dont le prince Napoléon était colonel.

J’avais pour chef un professeur au Conservatoire. Notre musique s’était recrutée assez péniblement ; gagistes ou amateurs possédaient un talent médiocre, et j’en bénis le ciel !

Effectivement, le général Mellinet, mélomane fieffé, nous passa en revue, un matin, sur le chemin de l’Haij. Au défilé, nous exécutâmes divers morceaux, mais d’une façon si déplorable que le général Mellinet s’écria avec colère, en se bouchant les oreilles :

« Faites-les taire ! faites-les taire ! Ils sont trop mauvais ! »

Nos boums-boums cessèrent. Notre musique fut licenciée, et je « rentrai dans mes foyers » avec l’espoir de n’être plus jamais garde national.

Hélas ! il fallut la guerre funeste de 1870 pour que je reprisse le fusil. Et pourquoi faire ? Pour aller aux fortifications.

Le bourgeois garde national, pendant le règne de Louis-Philippe, était grenadier, voltigeur, ou simple chasseur. Grenadiers et voltigeurs se coiffaient du bonnet à poil ; ils formaient des compagnies d’élite. Cette distinction, contraire à l’égalité, a disparu en 1848 ; elle a causé la fameuse manifestation dite des bonnets à poil, puérile au fond et en la forme.

À propos des grades, les compétitions étaient excessives. L’officier jouissait de certains avantages. Outre qu’il portait l’épée, il allait aux réceptions royales et municipales, et, au bout de quelques années, il avait grande chance d’être décoré. Le grade servait en mainte occasion, surtout aux employés du gouvernement.

Ceux-ci ne figuraient guère parmi les récalcitrants, d’autant plus que les jours de garde étaient des jours de congé au bureau.

Par le temps d’émeutes qui troubla le règne de Louis-Philippe, la garde nationale subit d’ailleurs de rudes épreuves. Elle alla au feu ; elle compta des morts et des blessés, en marchant à la suite des troupes de ligne. Ce sabre que Joseph Prudhomme déclarait être « le plus beau jour de sa vie », figura souvent sur le cercueil d’un garde national tué dans les rues de Paris ou de Lyon.

L’habit de garde national apparaissait dans la plupart des fêtes ; il resplendissait dans les revues et dans les réunions de quartier, avant le départ pour les parades.

Les revues étaient alors de véritables fêtes bourgeoises, populaires aussi, remplaçant celles que l’ancienne monarchie avait conservées, d’accord avec le clergé, et qui n’existent plus : citons, par exemple, la Fête-Dieu.

Je me rappelle avoir vu allumer le feu de la Saint-Jean sur la place de Grève. Il n’en fut plus question, après la révolution de Juillet. Je note la chose en passant, et j’ajoute que les revues de la garde nationale me firent oublier les fêtes moitié religieuses, moitié populaires de ma première jeunesse.

Je me rappelle une des dernières fêtes du roi Charles X. Mon oncle l’invalide me mena aux Champs-Élysées, où pullulaient les danseurs de corde, les hercules, les saltimbanques. Des orchestres étaient composés de musiciens ivres, qui jouaient des quadrilles et des galops. Çà et là, des mâts de cocagne. Enfin, du haut d’une douzaine de tribunes, des agents de police jetaient à la foule, aussi brutalement que possible, riant lorsqu’ils avaient atteint quelques spectateurs, — des pains et des cervelas. On se battait fort pour attraper de la victuaille ; on se battait parfois jusqu’au sang, après s’être roulé dans la poussière.

Par delà ces tribunes, un spectacle non moins repoussant s’offrait aux regards. De petits ruisseaux de vin ne cessaient de couler au moyen de tuyaux pratiqués à cet effet. Une masse de populaire se culbutait. L’un grimpait sur l’épaule de l’autre, et tous s’élançaient vers les tuyaux, avec des seaux, des brocs, des cruches, ou des éponges, pour y recevoir le jus de la vigne. Quand, à la force du poignet, après des assauts réitérés, ils étaient à la fois inondés de vin et meurtris, ces ivrognes s’en allaient boire à l’écart, jusqu’à ce que le sommeil vainquît les victorieux. Les vieux et les jeunes luttaient à qui boirait davantage, et des scènes profondément sales s’ensuivaient.

Ces divertissements, indignes d’un peuple qui se respecte, cessèrent sous Louis-Philippe.

On s’en tint aux distributions de comestibles aux indigents ; on s’en tint aux spectacles gratis, aux feux d’artifice, aux revues, qui attiraient les marchands de coco, les vendeurs de petits drapeaux, outre les débitants ayant dressé leurs tentes au Champ de Mars ou sur les boulevards, de la Madeleine à la Bastille.

Lorsqu’elle s’apprêtait à marcher, pour une garde ou une revue, chaque légion parisienne cherchait à se distinguer par une bonne musique, — et par un beau tambour-major.

Le tambour-major de la 12e légion (faubourg Saint-Marceau) était magnifique de corpulence et de costume. Il fallait voir les gamins de la rue Mouffetard contempler cet ancien fabricant de carton, ami de mon père, lorsqu’il faisait sauter sa canne sur la place de l’Estrapade. Rien à critiquer dans sa prestance, et quelle ampleur de formes, complétée par une paire de mollets opulents !

Un jour de rassemblement, plusieurs enfants parièrent que ses mollets étaient faux. Pour prouver le fait, un d’eux s’approcha du père Sabatier (ce tambour-major s’appelait ainsi), et, malignement, sans que personne s’en doutât, il enfonça une épingle dans le mollet gauche du bel homme.

Au lieu de coton, l’épingle rencontra la chair, et le père Sabatier poussa un léger cri, s’aperçut de la tentative osée par le gamin, à qui il administra un coup de canne, aux applaudissements du bataillon entier. Le gamin court encore.

Peut-être quelques tambours-majors se paraient-ils de faux mollets ; à coup sûr, beaucoup de sapeurs, cultivant le postiche, portaient de fausses barbes, surtout dans la banlieue et dans les campagnes, où les gardes nationaux continuèrent à escorter les processions de la Fête-Dieu.

Une infinité de caricatures ont reproduit le côté comique de la garde nationale, ses patrouilles, ses costumes bizarres, ses aventures nocturnes ; elles ont plaisanté le « cheval blanc » de La Fayette, son premier général.

Plus tard, les soldats-citoyens ont trouvé l’occasion de montrer qu’ils savaient mourir devant l’ennemi.

Aux époques d’émeute, ils n’allaient certes pas volontairement au feu, non plus que les lignards ; mais, une fois que la bataille était engagée, ils frappaient fort, quelquefois implacablement. Ces pères de famille ne pardonnaient pas à ceux qui les avaient contraints de quitter femmes et enfants.

Commandant général de la garde nationale après la démission de La Fayette, le comte de Lobau voulut avoir raison d’émeutes sans cesse renouvelées sur la place Vendôme. Pour éviter l’effusion du sang, il fit jouer les pompes à incendie. Cette plaisanterie réussit, en attirant toutefois sur le commandant général des gardes nationaux les quolibets, les calembours et les caricatures.

« Il nous a déshonorés, ce Lobau ! » disait devant moi un des émeutiers de la place Vendôme.

Au surplus, les philippistes comptaient beaucoup sur les averses pour éteindre le feu des insurrections légères.

Mistress Trollope dit de la garde nationale, en 1836 : « C’est ce corps qui doit empêcher la France de dévorer ses propres entrailles, ou rien ne l’en empêchera. » Mais bah ! si les soldats-citoyens acclamaient Louis-Philippe, on prétendait que les officiers leur avaient « commandé de crier Vive le roi ! ».

La garde nationale parut quelquefois dangereuse au pouvoir, depuis que, en 1830, elle avait ouvert une souscription à l’effet d’offrir un vase monumental et une épée à La Fayette. Plus d’un citoyen Prudhomme se glorifiait d’avoir des armes pour défendre la royauté, et, au besoin, pour la combattre.

Aux journées de février 1848, les gardes nationaux demeurèrent neutres, — d’une singulière façon, — entre Louis-Philippe et le peuple. Sur leurs boutiques ils écrivaient, avec de la craie : Armes données. C’était abdiquer.


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