Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 243-263)
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XXXI

Eux aussi, les musiciens formaient des groupes séparés par des barrières infranchissables.

Il y avait en musique une école classique et une école romantique. Ceux qui composaient de la même façon que leurs maîtres ne produisaient, prétendions-nous, que des œuvres ennuyeuses ou des flonflons méprisables.

Point de phrases carrées, ni d’airs développés, ni de récitatifs à l’italienne ! On voulait que la musique rendît des pensées philosophiques. Sous le faux prétexte que les mélodies devenaient facilement des formules, on les remplaçait par des motifs baroques, déclarés seuls originaux ; et déjà les instrumentistes s’efforçaient de faire des tours de force, d’inventer, pour leur usage et leur triomphe personnel, des morceaux injouables par le vulgaire bourgeois.

Les musiciens « cherchaient » beaucoup, pour se garer du poncif, et il convient d’avouer que plusieurs « trouvaient ».

S’il m’est permis d’aborder ce sujet spécial, c’est simplement comme amateur, quoique j’aie pianoté pendant un demi-siècle, avec plaisir pour moi, en persécutant mes voisins.

J’ignore si je me trompe, en face des hommes compétents, mais j’imagine que de cette lutte confuse il s’est dégagé un progrès indéniable, soit dans le genre dramatique, soit dans le genre symphonique, et que nos musiciens contemporains ont puisé des inspirations vraiment nouvelles dans la poésie vibrante qui se manifestait autour d’eux, dans le goût de la couleur locale, dans la vulgarisation, parmi nous, des créations étrangères.

Loin de moi la pensée d’énumérer les représentants de la musique de l’époque, en examinant leurs productions nombreuses. Un gros volume n’y suffirait pas. Mais comment ne pas faire remarquer que, si Rossini terminait la période active de sa vie en 1829 avec Guillaume Tell, chef-d’œuvre qui n’attira pas la foule, Auber commençait la série de ses succès, depuis un an déjà, avec la Muette de Portici ?

À Bruxelles, le 25 août 1830, les habitants coururent aux armes, après avoir entendu le duo : Amour sacré de la patrie. Auber ! quoi ! l’auteur futur du Philtre, de l’Ambassadrice et du Domino noir, écrivit de la musique aux sons de laquelle s’accomplit la révolution belge !

On accusait Rossini de faire trop de bruit, et une caricature le surnommait Tambourrossini. Les amateurs d’ariettes n’admettaient que ses œuvres bouffes, dans lesquelles il était passé maître ; que le Barbier de Séville, Cenerentola, et à peine la Gazza ladra, cette brillante inspiration sur le mélodrame de la Pie voleuse !

Par sa Vie de Rossini, deux volumes publiés en 1824, Stendhal avait puissamment contribué à nous faire connaître celui qu’on a qualifié le « Cygne de Pesaro ». Stendhal, quoi qu’il ait prétendu, n’avait pas connu personnellement Rossini. Depuis ce moment, l’illustre compositeur n’a jamais voulu lire les notices écrites sur lui, à l’exception toutefois de celle que M. Antonio Zanolini, ancien membre du gouvernement provisoire de l’Italie en 1831, a publiée il y a quelques années.

Les anecdotes pleuvaient sur Rossini, sur ses bonnes fortunes à la Casanova, sur la rapidité avec laquelle il travaillait. On racontait que, parfois, il composait sans connaître les paroles, qu’il faisait des introductions pendant que l’auteur faisait son livret, qu’il lui était arrivé d’écrire des morceaux dans une arrière-boutique de son éditeur, ou en attendant le riz.

Dans son Guillaume Tell, il tenait à montrer aux Français « qu’il comprenait un peu la musique ».

Au Théâtre-Italien, combien de soirées délicieuses il nous a procurées ! Quelle large place il a tenue dans le répertoire !

Et cependant le peintre Ingres disait, en parlant de certaines œuvres du maestro : « C’est la musique d’un malhonnête homme ! »

À sa suite apparurent Bellini et Donizetti.

Bellini savait émouvoir par la mélodie, malgré son harmonie incorrecte et sa faible instrumentation.

Un soir que nous assistions à une représentation de la Sonnambula, en entendant le finale du premier acte, Théophile Gautier, les yeux humides, nous dit avec enthousiasme :

« — Eh ! eh ! Il me semble que nous pleurons ! »

Nous pleurions, en effet, à l’audition de cette musique pathétique, rehaussée encore dans Norma.

Plus scéniques étaient les partitions de Donizetti, dont la facilité égalait, surpassait peut-être celle de Rossini, et qui a composé une soixantaine d’opéras. Lucia de Lamermoor, son chef-d’œuvre, excitait des transports d’admiration dans toute l’Europe.

Aujourd’hui, les purs ne peuvent entendre parler de Bellini, de Donizetti, voire de Rossini, sans hausser les épaules, tant la mélodie est pour eux chose banale, tant la peur d’écrire d’une manière claire et naturelle les porte à forcer les détails harmoniques, au détriment du chant, tant ils exècrent les vocalises.

En composant Robert le Diable, qui fut représenté à l’Opéra le 22 novembre 1831, Meyerbeer établit une alliance intime de l’harmonie avec la mélodie, de la profondeur allemande avec le brio italien.

Nous avons eu la bonne fortune d’entendre cette partition interprétée par Nourrit, Levasseur, Dabadie et Mlle Dorus (plus tard, Mme Dorus-Gras) ; nous avons eu la fleur d’une œuvre qui, malgré ses beautés, a vieilli beaucoup, surtout quand on la compare aux autres opéras de Meyerbeer, — aux Huguenots, au Prophète, où éclatent merveilleusement les passions tumultueuses de l’âme.

Meyerbeer commença la fortune de l’Opéra, l’ère des grosses recettes, mais aussi des mises en scène splendides auxquelles le public s’est accoutumé.

On pourrait dire qu’il a composé de la musique historique, tant son style rend fidèlement les caractères des personnages d’un lieu et d’une époque. Les types de Bertram, de Marcel et de Fidès ont un cachet à la fois historique et local. Évidemment, celui qui les a créés ne livrait rien au hasard, et appelait la science au secours de son imagination.

Les opéras de Meyerbeer, après Robert le Diable, n’ont pas immédiatement subjugué le public. Aussi, les amis du compositeur et le compositeur lui-même avaient eu raison de « préparer leur venue », au moyen de gracieusetés faites aux journalistes et aux amateurs de la musique savante. En ces circonstances, le génie avait pour appui une grande fortune. Non seulement Meyerbeer pouvait recevoir beaucoup d’amis, mais il pouvait travailler à ses heures, faire attendre longtemps, très longtemps ses partitions, ce qui était loin de nuire à l’effet de leur apparition dans le monde artiste.

Par intérêt ou par amour-propre, Meyerbeer tenait singulièrement à ce que ses œuvres eussent un grand nombre de représentations.

Un jour d’émeute, alors qu’on se battait fort dans Paris, un de mes confrères rencontra dans la rue le factotum du maître.

« Quel malheur ! s’écria mon confrère.

— Oh ! oui, répondit le factotum… On a affiché les Huguenots, et on ne les jouera pas ! »

Le compositeur Berton, l’auteur de Montano et Stéphanie, avait écrit, en 1829, un factum dédié à Boieldieu, dans lequel il s’élevait contre la musique mécanique de Rossini. Boieldieu ne partageait pas cette opinion, et il fut médiocrement flatté de la dédicace.

Soit par fatigue, soit par ennui, soit par paresse, le compositeur italien en qui Berton détestait un rival acclamé, cessa d’écrire ou à peu près, vers l’âge de trente-sept ans.

Rossini a dit, après Guillaume Tell :

« Un succès de plus n’ajouterait rien à ma renommée ; une chute pourrait y porter atteinte ; je n’ai pas besoin de l’un, et je ne veux pas m’exposer à l’autre. »

Meyerbeer et Halévy lui faisaient ombrage, outre qu’il boudait le gouvernement de 1830. Il disait, en partant pour l’Italie :

« Je reviendrai quand les Juifs auront fini leur sabbat. »

Il ne revint pas, mais Duprez rendit la vie à Guillaume Tell, abrégé et délaissé depuis quelques années.

Ce grand chanteur, à la voix pleine et large, aux accents pénétrants, succéda à Adolphe Nourrit, qui s’était retiré devant lui, malgré nos instances pressantes.

Les débuts de Duprez, dans le rôle d’Arnold, ont laissé des souvenirs profonds. Quelle soirée ! quelle salle impatiente ! Nous, qui étions les partisans, les amis de Nourrit, qui lui avions jeté des fleurs lors de ses dernières représentations, nous brûlions du désir de siffler le nouveau ténor, et nous le déclarions bien téméraire d’oser remplacer celui dont la belle et expressive figure, dont l’entrain et les élans nous ravissaient naguère.

On voyait les habitués de la « loge infernale » — Véron, Malitourne, de Boignes, Émile de Girardin, Chégaray, etc. — s’agiter démesurément, prêts à user de leur grande influence contre Duprez.

L’ouverture s’achève, et le public applaudit avec mollesse. L’apparition du ténor, petit, tout en poitrine, à figure moins que poétique, produit un froid dans le parterre. De légers chut ! se font entendre, avant qu’Arnold ait accentué son premier récitatif d’une façon magistrale. Les auditeurs hésitent ; mais des bravos éclatent déjà, se renouvellent peu à peu, soit pour les duos avec Mathilde, soit dans le trio avec Guillaume et Melcthal. Enfin, la salle entière est gagnée au débutant, lorsqu’il chante le morceau : Asile héréditaire, la perle de son écrin.

L’ut de poitrine ajoute au mérite de la diction lyrique. Le public s’enthousiasme, se lève sur les banquettes, acclame Duprez et le porte aux nues.

Nous-mêmes, oubliant nos projets hostiles, nous applaudissons à outrance. Le chanteur triomphe, — et la loge infernale lui dépêche un ambassadeur pour le féliciter.

Duprez a débuté en 1837 ; il a quitté l’Opéra après des créations assez rares, après des succès éclatants. Sa venue fait époque dans l’histoire du chant ; elle date aussi comme origine des gros appointements. « Quel gouffre que ces ténors ! disait-on déjà. Guizot a soixante mille francs pour sauver la France, et Duprez tout autant pour sauver l’Opéra. »

Alors dansait Marie Taglioni, la sylphide des sylphides, dont Méry, Delacroix, Alexandre Dumas, et vingt autres artistes ou écrivains remplissaient le petit salon, rue de la Grange-Batelière.

Alors dansait Fanny Elsler, la ravissante gitana, dont le sculpteur Dantan fit la statuette et dont les pas de caractère — boléros, fandangos et cachuchas — excitaient l’imagination des spectateurs, comme la poésie aérienne de Taglioni causait les douces extases.

Le ballet ne plaisait plus seulement aux vieux blasés ; la muse de la danse charmait l’élite des écrivains, et Théophile Gautier n’allait pas tarder à composer Giselle et la Péri pour Carlotta Grisi. En revanche, le foyer des danseuses ressemblait trop à un rendez-vous de riches étrangers, — j’allais dire à un harem.

Marie Taglioni donna sa démission deux mois après Nourrit, qui se tua à Naples, en 1839. Le personnel de l’Opéra se renouvela en partie.

La Esmeralda, de Mlle Bertin, et Stradella, de Niedermeyer, ne réussirent pas, malgré le talent de Nourrit, de Levasseur, de Massol et de Mlle Falcon. Il y eut crise dans la direction du théâtre.

« Monter un nouvel opéra », cela exigeait de fortes dépenses ; la direction essaya des reprises de partitions de Gluck, de Sacchini, et d’autres maîtres. Le Don Juan de Mozart résista seul, et faiblement encore, aux goûts du jour.

Spontini était coupable de poncif, disait-on, dans la Vestale et Fernand Cortez, dont on ne voulait plus ; Cherubini ne comptait que bien peu, au point de vue de la composition dramatique. Lesueur ne semblait remarquable que par sa musique d’église, et Méhul ne charmait les dilettantes que par sa belle et onctueuse partition de Joseph, où le vieux Ponchard excella jusqu’à la fin de sa carrière.

Suivant le mouvement dramatique imprimé à l’art musical par l’illustre Berlinois, Fromental Halévy, jeune encore, composait la Juive, où brillèrent Nourrit et Levasseur, Mmes Falcon et Dorus. Le succès de cet opéra fut complet, et il devait être durable. Bientôt Halévy, dont l’inspiration mélodique manquait parfois de distinction, s’avisa de contourner ses phrases pour les rendre moins vulgaires. Exemples : Quand de la nuit l’épais nuage, etc., de l’Éclair, et Pendant la fête une inconnue, etc., de Guido et Ginevra.

Quoi qu’il fît, et cela prouve la valeur intrinsèque de sa musique, Halévy écrivait nombre de morceaux redits par les orgues de Barbarie, et, conséquemment, populaires.

L’orgue de Barbarie avait encore un rôle considérable dans la renommée des compositeurs. On prétendait, de mon temps, que plusieurs d’entre eux rêvaient ce succès, au point de le payer, afin de rivaliser avec les romances de Bérat, de Masini, de Loïsa Puget, d’Hippolyte Monpou.

Ce dernier n’avait pas besoin de recourir à ces moyens corrupteurs. Son air Adieu, mon beau navire ! tiré de l’opéra Les deux Reines, retentit à tous les coins de rues comme l’Andalouse et le Fou de Tolède.

Les savants en musique ne voyaient dans Monpou qu’un faiseur de romances tapageuses, et lorsqu’il aborda le théâtre, ils le critiquèrent amèrement.

De quel droit ce petit compositeur qui chantait souvent lui-même ses mélodies dans les salons, ce fantaisiste de la musique essayait-il de marcher sur les traces de Boieldieu, d’Hérold et d’Auber ?

Hippolyte Monpou laissa dire, écrivit le Luthier de Vienne (1836), où la délicieuse Cinti-Damoreau obtint un succès immense en chantant la Ballade du vieux chasseur, que nous répétions dans les ateliers d’artistes, et qui devint populaire. Il progressa d’année en année, et ne commit presque plus d’incorrections, tout en conservant son individualité accentuée. Peut-être fût-il arrivé au rang de nos meilleurs compositeurs, si la mort ne l’avait prématurément enlevé à l’âge de trente-sept ans.

Monpou laissa inachevé Lambert Simnel, qu’Adolphe Adam termina, et qui produisit de l’effet.

« À la bonne heure ! s’écrièrent-ils ; on voit qu’un musicien habile a passé par là. »

Ce n’étaient pas seulement Alfred de Musset, Alexandre Dumas, Victor Hugo et Frédéric Soulié qui inspiraient l’auteur applaudi de Piquillo. Il avait des bizarreries d’esprit inimaginables ; il avait mis en musique un chapitre des Paroles d’un Croyant, prose de Lamennais, et la dernière scène d’Othello, traduit en vers par de Vigny, — deux tâches au-dessus de ses forces.

J’ai connu Hippolyte Monpou, lorsqu’il habitait une jolie petite maison à Sceaux, dans un endroit qu’on nomme la Glacière. Maison peinte en rose, avec des bandelettes de glycine qui lui donnaient un aspect poétique ; de même que la maison du poète Henri Delatouche, à Aulnay, près de la Vallée aux Loups, illustrée par le séjour de Chateaubriand, ressemblait, avec sa carapace de lierre, à une touffe de verdure presque impénétrable.

Dans son gracieux réduit ensoleillé, Monpou recevait de nombreux amis et quelques voisins.

Une idée étrange lui vint un jour : il imagina de placer des violonistes dans la musique de la garde nationale, dans la légion de banlieue à laquelle il appartenait.

« Il ne s’agit pas de musique guerrière, remarquait-il ; s’il était possible, j’y introduirais des violoncelles et des contre-basses. »

Élève de Choron, dans l’institution duquel il avait rempli ensuite les fonctions de professeur d’accompagnement, après avoir été organiste à Tours, Monpou possédait très peu de voix mais beaucoup de verve.

À ce nom de Choron, j’ouvre une parenthèse.

Choron, musicographe français, lisons-nous dans les biographies.

Il a fait bien plus : — il a popularisé en France le goût de la bonne musique ; il a fondé une école de musique classique et religieuse sous la Restauration. Après avoir parcouru toute la France à pied pour remplir l’office de commis-voyageur en quête des plus belles voix de basse et de ténor, il a admis parmi ses élèves des externes pris dans les écoles de charité.

L’établissement de Choron était situé à Paris, rue de Vaugirard. Il fut une féconde pépinière de vrais artistes. Choron eut, plus tard, l’insigne honneur de découvrir et de secourir, le premier, Mlle Rachel.

Il aimait passionnément Adolphe Nourrit qui, disait-il, « recommençait son père ».

Les événements de 1830 ruinèrent sa fondation, altérèrent sa santé ; il mourut quatre années après, non sans avoir prouvé son mérite comme artiste et comme théoricien, non sans avoir formé de brillants élèves dans les diverses branches de l’art musical.

Outre Monpou, je cite le chanteur Duprez qui, à force de travailler, d’agrandir le « filet de voix » dont la nature l’avait chichement doué, a été une des gloires de l’Opéra. Je cite Adrien de La Fage, Nicou-Choron, Wartel, Boulanger-Kuntzé ; Mme Stoltz, la première Favorite, et Mme Hébert-Massy, la première Nicette du Pré aux Clercs.

Adolphe Adam, qui acheva le Lambert Simnel de Monpou « avec une délicatesse discrète, une conscience et une piété d’artiste, qui faisaient honneur à son talent et à son cœur » comme l’a constaté Théophile Gautier, était déjà un compositeur célèbre, populaire à cause du Chalet, dont plusieurs airs couraient les rues ; à cause du Postillon de Lonjumeau, où le chanteur Chollet enlevait depuis plusieurs années les applaudissements des amateurs de l’Opéra-Comique.

Nous ne prisions pas toujours à leur juste valeur les partitions d’Adolphe Adam, mais ses improvisations au piano, dans un salon, entre amis, nous réjouissaient extraordinairement.

On s’amusait à l’entendre, lorsque, prenant un journal et le plaçant sous ses yeux, il traduisait musicalement une séance de la Chambre des députés, par exemple. Avec une finesse d’esprit sans égale, il rendait l’effet des murmures, des Très bien, des Aux voix, et surtout des longues agitations. Le pizzicato signifiait l’interruption d’une manière irréprochable et le trémolo nous rappelait les mouvements divers.

Un soir, chez Mme Mélanie Waldor, Adam obtint un succès de fou rire : Henri Murger se pâmait d’aise, et Paul Bataillard, futur gendre de la dame du lieu, s’amusait au point de ne pas regarder les admirables cheveux de sa fiancée.

Comme on est généralement porté à abuser, dans un salon, de la complaisance d’un artiste, peu s’en fallut que nous ne demandassions à l’auteur du Chalet une improvisation à jet continu sur le journal entier.

L’étoffe du musicien, chez Adolphe Adam, était doublée de l’étoffe d’un écrivain. Ses Souvenirs l’ont bien prouvé. Halévy se servait aussi très convenablement de la plume ; Berlioz se consolait en faisant le feuilleton musical du Journal des Débats, des amertumes que lui causait sa situation de compositeur incompris.

Hector Berlioz, soit pour ses symphonies, soit pour ses ouvertures, livrait de véritables combats dans lesquels il était obligé de se rendre, — avec les honneurs de la guerre. La Symphonie fantastique, celle de Roméo et Juliette, ainsi que la Damnation de Faust et l’Enfance du Christ, nous coûtèrent autant de peine pour les soutenir que les drames de Victor Hugo, et elles n’eurent pas le même sort, car il fallut vingt années au moins d’intervalle entre leur apparition et leur reprise dans nos concerts populaires, pour qu’elles obtinssent un succès ressemblant à de l’engouement.

Que de mal se donnaient Berlioz et son parolier, Émile Deschamps, afin d’organiser l’audition d’une de leurs œuvres !

« Venez ! Berlioz vous en supplie », me disait Émile Deschamps en me donnant des billets pour la Symphonie d’Harold.

Berlioz recrutait des violons par-ci, des cuivres par-là, un choriste à l’Opéra pour chanter un solo, un élève ténor du Conservatoire, un chantre à Saint-Roch, etc., et, l’heure étant venue d’affronter le public, il montait sur l’estrade, et dirigeait lui-même l’orchestre, en lui communiquant un enthousiasme endiablé.

Les auditeurs applaudissaient d’autant plus qu’ils étaient moins nombreux ; mais d’argent, pas l’ombre. Succès en famille d’amateurs, même après que Paganini eut accompli un acte de générosité insigne à l’égard de Berlioz : vingt mille francs pour « l’égal de Beethoven », devant lequel s’était prosterné ce violoniste à surprises.

L’auteur des Soirées de l’orchestre alla chercher la gloire en Italie, en Allemagne, en Russie. Il ne la conquit en France que lorsqu’il eut fermé les yeux.

Ingres regardait Berlioz comme « un musicien abominable, un monstre, un brigand, un ante-christ ».

Peu importait. Hector Berlioz ne se détourna pas de son chemin, et organisa de grandes exécutions musicales. Il employa pour la première fois à Paris, sur les affiches, le mot de festival.

« Ce mot, a-t-il écrit, est devenu le titre banal des plus grotesques exhibitions : nous avons maintenant des festivals de danse et de musique dans les moindres guinguettes, avec trois violons, une grosse caisse et deux cornets à pistons. »

Depuis Berlioz, néanmoins, de vrais et beaux festivals se sont organisés. L’honneur de l’initiative lui en revient tout entier.

Chez nous, les mérites de la symphonie ne frappaient que peu de personnes. À peine savait-on goûter les œuvres de Bach, de Haydn et de Mozart, sous le rapport de la musique instrumentale. Il est vrai qu’on ne pouvait en entendre que rarement, au Conservatoire et dans quelques concerts spirituels.

Beethoven, le plus grand des symphonistes, était en possession de toute sa renommée chez les Allemands, à l’époque où les Français le connaissaient seulement de nom. Nous étions fort arriérés, mais non incapables de le comprendre : il nous fallait un initiateur, et cet initiateur, — chose singulière, — fut un homme qui faisait la guerre à Berlioz.

Directeur des concerts organisés par les violonistes lauréats du Conservatoire, François Habeneck fit entendre pour la première fois la première symphonie (en ut) de Beethoven ; directeur des concerts spirituels de l’Opéra, il continua de faire connaître les œuvres du géant de la symphonie à un petit nombre d’amateurs. « Il risqua de temps à autre, dit Théophile Gautier, quelques-unes des plus intelligibles symphonies de Beethoven, qu’on trouvait barbares, sauvages, délirantes, inexécutables, bien qu’on les jouât, et que les classiques d’alors prétendaient n’être pas plus de la musique que les vers de Victor Hugo n’étaient de la poésie, et les tableaux d’Eugène Delacroix de la peinture. »

Enfin, au commencement de 1828, lors de la fondation d’une nouvelle société des concerts du Conservatoire, Habeneck fut récompensé de sa persévérance. Beethoven triompha, grâce à sa chaleur et à son énergie. Les récalcitrants de 1828 se déclaraient exclusivement admirateurs du maître, en 1850, au Conservatoire.

Tout en remerciant Habeneck d’avoir importé chez nous les chefs-d’œuvre de Beethoven, un de mes amis, Ernest Alby, de la France littéraire, plaisanta sur le chef d’orchestre voulant devenir directeur de notre École royale de musique en 1840, à la place de Cherubini.

Il lui reprochait un défaut énorme, — prendre du tabac. « Exemple : M. Habeneck Ier est devant son pupitre à l’Opéra. Les hommes chantent, courons. — Les filles, dansons. — Les garçons, aimons. — Les femmes, pleurons. — Les vieillards, buvons. — Les voleurs, cherchons, etc. — Pendant ce temps, M. Habeneck Ier veut prendre une prise de tabac ; le chœur chante toujours, l’orchestre continue ses accompagnements. Le chef pose son violon ; puis il place son archet près du trou du souffleur, il cherche sa tabatière dans la poche de son habit, et il ne la trouve, après de nombreux tâtonnements, que dans son gilet ; il ouvre alors sa tabatière, puise du tabac, présente la prise à son nez, la renifle bruyamment (sapristi ! le tabac est sec, hum ! hum !) pince ses narines, ferme sa tabatière, la remet dans sa poche, reprend son violon, ramasse son archet et soudain bat le premier temps de la mesure lorsque les symphonistes en sont au troisième. Vous le voyez, la tabatière est incompatible avec les fonctions de chef d’orchestre. »

« Au demeurant, ajoutait Ernest Alby, M. Habeneck Ier ne manque pas de talent… »

La prise de tabac d’Habeneck me remet en mémoire cette anecdote racontée par M. Berlioz, à propos d’une exécution de son Requiem aux Invalides.

« Par suite de ma méfiance habituelle, écrit Berlioz, j’étais resté derrière Habeneck et, lui tournant le dos, je surveillais le groupe des timbaliers, qu’il ne pouvait pas voir, le moment approchant où ils allaient prendre part à la mêlée générale. Il y a peut-être mille mesures dans mon Requiem. Précisément sur celle où le mouvement s’élargit, celle où les instruments de cuivre lancent leur terrible fanfare, sur la mesure unique enfin dans laquelle l’action du chef d’orchestre est absolument indispensable, Habeneck baisse son bâton, tire tranquillement sa tabatière et se met à prendre une prise de tabac. J’avais toujours l’œil de son côté ; à l’instant je pivote rapidement sur un talon, et m’élançant devant lui, j’étends mon bras et je marque les quatre grands temps du nouveau mouvement. Les orchestres me suivent, tout part en ordre, je conduis le morceau jusqu’à la fin, et l’effet que j’avais rêvé est produit. »


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