Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 228-242)
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XXX

Pour terminer mes appréciations sur le mouvement des beaux-arts, il me reste à signaler l’essor de l’architecture, de la sculpture, et de la musique.

Les chapitres Paris à vol d’oiseau et Ceci tuera cela, dans le roman de Notre-Dame de Paris, émurent les imaginations et réagirent vigoureusement contre les exploits trop prolongés de la Bande noire, qui démolissait une foule de monuments historiques ; ils nous débarrassèrent des maladroits qui restauraient les plus belles églises ou les plus intéressants châteaux d’une manière déplorable.

On voyait détruire des chefs-d’œuvre de pierre ; on voyait massacrer, en les réparant, tous les spécimens divers d’architecture. Aucun respect pour les souvenirs, dont se moquait la spéculation ; aucune intelligence des styles, quand l’archéologie, en France, avait déjà des représentants émérites : Millin, Séroux d’Agincourt, le baron Taylor, Lenoir, Quatremère de Quincy, Letronne, Raoul-Rochette, de Saulcy, Lenormant, du Sommerard, Didron, les deux Champollion, etc.

L’influence de l’auteur de Notre-Dame de Paris fut telle qu’un mot caractéristique s’échappa de la bouche de la princesse Hélène, femme du duc d’Orléans, lorsque, peu après son arrivée en France, elle se trouva en face de Victor Hugo.

« Le premier édifice que j’ai visité à Paris, dit-elle au poète, c’est votre église. »

Effectivement, personne ne passait devant la cathédrale sans peupler, par l’imagination, ses tours imposantes, — sans songer à Claude et à Jehan Frollo, à Quasimodo et à Esmeralda.

Tout changea, comme par enchantement, en conséquence d’études sur le Moyen âge et la Renaissance. Les ruines eurent leurs amoureux passionnés, et des artistes érudits s’appliquèrent à panser les blessures des monuments, au lieu de les faire disparaître avec la pioche.

Lassus et Viollet-le-Duc opérèrent de véritables miracles. Grâce à eux, la Sainte-Chapelle, Saint-Germain l’Auxerrois, la cathédrale de Paris, le château de Pierrefonds, les fortifications de Carcassonne, et beaucoup d’autres monuments en province, furent restaurés magistralement, redevinrent jeunes, rappelèrent avec autorité l’époque de leur fondation.

La réussite de ces architectes fut telle, que chacun, lettré ou non, suivit l’impulsion donnée.

De nouvelles constructions, alors, reproduisirent les styles du temps passé ; les églises gothiques, les manoirs seizième siècle, les châteaux Louis XIII abondèrent sur tous les points de la France, et depuis, il faut l’avouer, l’art architectural a plutôt imité que créé, dans le principal et les accessoires, en se montrant éclectique au suprême degré. Lassus observait que l’architecture grecque ne convenait ni à notre religion, ni à notre climat ; que nos matériaux mêmes y sont impropres. Il éleva la nouvelle église paroissiale de Belleville.

L’École des beaux-arts couronnait annuellement des architectes destinés à propager les doctrines classiques, mais dont plusieurs se lancèrent dans le romantisme ou dans la fantaisie.

Fontaine et Percier continuaient la ligne classique ; Duc élevait la colonne de Juillet, avant de construire la façade occidentale du Palais de Justice, où Hippolyte Lebas avait achevé le monument de Malesherbes ; Léon Vaudoyer et Henri Labrouste acquéraient une réputation hors ligne et formaient de nombreux élèves, — le second surtout comptait des disciples enthousiastes. Henri Labrouste organisa les funérailles de Napoléon Ier, et fut appelé à réédifier la bibliothèque Sainte-Geneviève.

Comme beaucoup de gens sont des profanes en architecture, peu d’architectes imbus des idées nouvelles arrivèrent à la popularité.

Les sculpteurs, au contraire, ne manquèrent pas de prôneurs ou de détracteurs. Quelques vieux manieurs du ciseau durent céder le pas aux novateurs, parmi lesquels s’illustrèrent David d’Angers et Pradier ; celui-ci, païen, grec surtout, possédait l’art du nu non provocant, donnait les Trois Grâces ; celui-là mêlait la science avec l’énergie.

François Rude sculptait son fameux Départ, ou la Marseillaise, bas-relief de l’arc de triomphe de l’Étoile ; Dumont posait sur la colonne de Juillet son Génie de la Liberté ; Duret faisait son Pêcheur et son Vendangeur ; Jouffroy travaillait à son Ingénuité, jeune fille confiant son premier secret à Vénus.

Étex exécutait son groupe colossal de Caïn, et se voyait malmener par le jury du Salon.

Barye éprouvait aussi les rigueurs du jury, ce qui le força de se jeter dans l’industrie des bronzes ; puis il montrait une originalité puissante comme animalier, et devenait le statuaire des lions. Çà et là, dans les magasins de bronzes, nous prenions plaisir à contempler des groupes de Barye, et malgré l’Institut, cet artiste conquérait une haute renommée. Son Lion au serpent, incontesté chef-d’œuvre, son Tigre dévorant un crocodile, son Combat d’ours, et bien d’autres productions, promettaient le Centaure dompté par un Lapithe, qui obtint plus tard un succès immense.

Injuste jury ! s’écriait-on. Composé exclusivement des membres de l’Académie des beaux-arts, il frappait tout ce qui ne marchait pas dans l’ornière, et ses arrêts s’attaquaient aux talents les plus hardis.

De temps à autre, quelque article de revue ou de journal dénonçait les jurés à l’animadversion publique. Jeanron, dans la France littéraire de 1840, qualifiait ainsi l’Académie des beaux-arts : « Séminaire éternel d’incurables préjugés, il proscrit toute espèce de lutte d’opinions ; il frappe d’interdiction tout esprit novateur. » Thoré et Gautier ne manquaient aucune occasion de la prendre en défaut ; et il faut convenir qu’elle prêtait le flanc.

Parmi ses victimes, dans la statuaire, ajoutons à Auguste Préault, déjà nommé, exclu pendant quinze ans des expositions, et qui se vengeait par des bons mots, je n’ose dire par de bonnes statues, — ajoutons Jehan du Seigneur, Antonin Moine et Maindron.

Jehan du Seigneur, romantique pur, de fond et de forme, portant un pourpoint de velours noir, débordait de lyrisme et multipliait les médaillons d’amis, aujourd’hui brisés, — plâtres ou originaux. — Les visiteurs furent ébaubis quand ils virent, au Salon de 1834, son groupe colossal : l’Archange saint Michel vainqueur de Satan.

Antonin Moine était à la fois pastelliste et sculpteur voué à la nouvelle école. Tout semblait lui sourire, lorsque, en 1849, détachant un pistolet d’une panoplie, il se brûla la cervelle.

Maindron, élève de David d’Angers, utilisait pour vivre son talent de musicien instrumentiste, s’engageait dans les orchestres, et se faisait connaître par sa statue de Velléda, vivement critiquée, parce qu’elle échappait à l’idéal antique.

Moins lancés dans la lutte, le baron de Triqueti représentait la Mort de Charles le Téméraire, puis exécutait les bas-reliefs des portes de la Madeleine ; Mlle de Fauveau, appartenant à la haute société légitimiste, produisait des œuvres pleines de grâce et dans le genre du gothique italien.

Tout le faubourg Saint-Germain soutenait le talent de Mlle de Fauveau, à cause des vives sympathies de celle-ci pour la duchesse de Berry.

La noble statuaire avait déposé le ciseau pour prendre le fusil et combattre dans les rangs des royalistes en Vendée ; condamnée à la déportation, elle s’était réfugiée en Belgique, d’où elle envoya au Salon de 1842, entre autres œuvres, une Judith montrant au peuple la tête d’Holopherne.

Judith ressemblait quelque peu à la duchesse de Berry, et Holopherne à Louis-Philippe.

On en parla longtemps parmi les légitimistes. Quelles gorges chaudes ils firent à propos de cette ressemblance !

La princesse Marie d’Orléans, avec sa Jeanne d’Arc, excita l’admiration des philippistes et l’estime des connaisseurs les plus délicats. Elle était l’élève d’Ary Scheffer et de David d’Angers. La Péri, l’Ange gardien du ciel, des bas-reliefs, des bustes, des statuettes, des dessins, des eaux-fortes, nous ont été laissés par cette fille d’un roi, adonnée aux beaux-arts. Sa statue équestre de Jeanne d’Arc éclipsa celle de Foyatier, inaugurée à Orléans en 1855. La princesse Marie fut une rare et touchante personnalité, qui s’éteignit à l’âge de trente-six ans.

Enfin, chez les graveurs, les lithographes, les dessinateurs, et chez les artistes industriels, des novateurs apparurent aussi.

Au baron Desnoyers et à Forster, classiques du burin, nous préférions Henriquel-Dupont, reproduisant les œuvres des maîtres contemporains, notamment Delaroche, Ary Scheffer et Ingres.

Il nous plaisait qu’une planche, à l’aide de plusieurs procédés, rendît plus exactement l’effet de l’œuvre originale. Mon cher ami Achille Martinet, à qui l’on doit le magnifique Portrait de Rembrandt peint par lui-même, se plaçait à côté d’Henriquel-Dupont, après s’être d’abord appliqué à continuer les vieux maîtres.

Ces deux graveurs ne s’élevaient pas contre les progrès accomplis par l’école moderne ; ils cherchaient à faire rendre par le burin toutes les faces du grand art de la peinture.

J’ignore ce que pense aujourd’hui M. Henriquel-Dupont de l’avenir de la gravure au burin, mais je n’ai point oublié qu’Achille Martinet, quelques années avant sa mort, me disait avec une tristesse mêlée d’amertume :

« Le temps n’est pas loin où la taille-douce n’aura plus de représentants. »

En effet, elle a supporté des assauts, d’abord de la part de la manière noire, de l’aqua-tinta, de l’eau-forte, puis de la part de la lithographie, enfin de la part de la photographie.

Un Nanteuil, un Édelink ou un Drevet vivraient-ils convenablement de leur art à l’heure présente ?

Célestin Nanteuil, lithographe romantique dont les vignettes et les frontispices illustraient les œuvres de la nouvelle école, de Lemud, amant des sujets fantastiques, Léon Noël, voué aux portraits et au genre, Achille Devéria, qui excellait dans les types de belles femmes, Challamel aîné, André Durand, Champin, Mouilleron, Laurens, etc., qui reproduisaient les meilleurs tableaux des Salons, fournirent une très honorable carrière, sous la monarchie de Juillet.

Les uns se distinguèrent par des compositions originales, empreintes des mouvements de l’époque ; les autres collaborèrent à des publications fort remarquables, parmi lesquelles je citerai le Voyage pittoresque dans l’ancienne France, du baron Taylor, et les Arts au moyen âge, de du Sommerard.

L’Artiste et la France littéraire publiaient d’excellentes gravures ou lithographies. Rarement un tableau digne d’attention manquait d’être interprété, popularisé ; et les vitrines des marchands d’estampes regorgeaient de sujets gravés ou lithographiés, comme de caricatures de mœurs ou politiques.

L’esprit ne se rencontrait pas toujours, ou bien il était parfois grossier dans les charges publiées. On faisait débiter au bossu Mayeux — création cocasse de l’époque — une foule d’allusions à la politique : Mayeux aux Tuileries ! Mayeux à la Chambre ! Mayeux chez le ministre. Mayeux garde national !… Ah ! nom de D… M. Mayeux, cela devenait ennuyeux.

Au contraire, chez certains caricaturistes, que de finesse, que de vrai talent !

Charlet, Gavarni, Daumier, Granville, Henri Monnier, n’excitaient pas seulement notre hilarité : ils nous intéressaient par leur valeur artistique. Plusieurs de leurs suites de sujets ont obtenu la consécration du temps, sans rien perdre des mérites de l’actualité. Les Grognards ! Lorettes et Enfants terribles ! Beaux jours de la vie et Papas ! Métaphores du jour et Fleurs animées ! Mœurs administratives et immortels Prudhomme !

Est-ce que tous ces types ont été oubliés ! Est-ce que toutes ces ravissantes scènes ont été remplacées ! Est-ce que l’esprit d’alors n’abondait pas en œuvres de valeur !

J’ai commis quelques critiques de Salons dans les recueils périodiques du temps, et chaque année, un mois avant l’ouverture d’une exposition des artistes vivants, je visitais les ateliers.

Ces visites m’offraient un attrait tout particulier, parce que mon frère publiait un Album du Salon, reproduisant par la gravure ou la lithographie les principales œuvres exposées. Il fallait préparer la publication, afin de la lancer utilement. On ne possédait pas alors les procédés rapides et à bon marché qui facilitent aujourd’hui ces sortes d’ouvrages.

Les visites aux ateliers étaient intéressantes encore, non pas seulement à cause des primeurs dont on avait par avance l’agréable surprise, mais aussi parce que les futurs exposants se livraient à des commentaires étranges sur les œuvres passées et présentes de leurs rivaux.

À les entendre, rien de bon n’apparaîtrait, en dehors de leurs propres travaux.

« Y aura-t-il, me demandait l’un, quelque toile de ce peintre d’enseignes qu’on nomme Delacroix ? Son balai est-il démanché ? »

« Verrons-nous, me demandait l’autre, un rouleau de papier de tenture, imaginé par Horace Vernet ? »

« On assure, avançait un troisième, que Paul Delaroche a envoyé une grisaille fort mélodramatique. La connaissez-vous ? »

Je me gardais de répondre, car il eût fallu parler sur le même ton, hurler avec les loups.

Quelquefois, ces opinions émises par des hommes que leur talent hors ligne eût dû rendre moins acerbes, moins injustes envers des collègues, m’irritaient un peu.

Mais l’absolu dans l’art était, est encore chose ordinaire ; les jalousies ou les partis pris dépassent la mesure des convenances. Injurier les autres, c’était se glorifier soi-même.

Comme je ne faisais pas chorus avec ceux qui ne peuvent critiquer sans attaquer violemment, j’avoue que je passai pour un affreux « bon enfant », pour un « inoffensif ».

Que m’importait ? Je prenais le beau où je croyais le trouver, et je n’imitais pas les sectaires reniant ce qui s’écartait du dogme par eux admis.

Tel critique d’art imprimait, au bas d’un journal, trois ou quatre feuilletons sur un seul artiste, et ne croyait pas « le reste digne d’être nommé ».

Puis j’en vins à m’apercevoir de ceci, qu’il ne suffisait pas, dans un compte rendu, de soigner un ami ; qu’il fallait, en outre, sous peine de perdre à ses yeux le fruit de lignes admiratives, ne risquer aucun compliment à l’endroit de ses émules. On ne disait jamais assez de bien sur son œuvre ; on en disait toujours trop sur celle du voisin. L’exclusivisme était une loi de l’amitié, une loi rigoureuse, menant droit à l’injustice.

En vertu de la camaraderie, nul ne devait avoir du talent que nous et nos amis ; pour les autres, des épigrammes, des méchancetés, voire des injures : c’était forcé.

La chose n’a pas changé, et la génération qui a suivi celle de 1830 a conservé intacte cette tradition singulière.

Quiconque n’affiche pas un système et n’a pas de groupe pour le propager en paroles ou en écrits, se morfond dans son obscurité. La publicité devient indispensable ; les coups de tam-tam ajoutent au son des trompettes de la renommée.

Sous le souffle fécondant des sommités littéraires et artistiques, l’érudition porta des fruits nouveaux. Les belles monographies commencèrent.

Froment Meurice, artiste orfèvre, étudia les collections et les musées, pour parfaire des produits charmants, pour ciseler des ostensoirs, des épées, des surtouts magnifiques. Le duc de Luynes ne dédaigna pas de fabriquer des armes de luxe, et plus d’un grand seigneur sacrifia de grosses sommes pour contribuer au développement de l’art plastique ou industriel.

À l’heure qu’il est, les grandes publications illustrées fourmillent. Quel que soit leur prix, elles trouvent des acheteurs. Mais alors, quand les grands ouvrages d’art commencèrent à paraître, le nombre des souscripteurs était fort restreint, et bien des éditeurs reculèrent devant les frais qu’ils nécessitaient. La plupart du temps, les auteurs eux-mêmes se chargeaient de l’entreprise ; après avoir travaillé énormément, ils se livraient à d’énormes dépenses d’édition, en cédant à l’entraînement général et par amour de l’art.

Mon ancien camarade Achille Jubinal eut longtemps à lutter pour achever ses Anciennes tapisseries historiques et son Armeria real, qui datent de 1837 ; Ferdinand de Lasteyrie mit dix-neuf ans à publier l’Histoire de la peinture sur verre, commencée à la même époque ; Brongniart et Riocreux publièrent la Description du musée céramique de Sèvres.

Didron, sur les conseils de Victor Hugo, se dévoua à l’archéologie du moyen âge ; il fonda une manufacture de vitraux, de verrières historiées et de grisailles. La résurrection de la peinture sur verre ne tarda pas à s’opérer.

Des musées améliorés ou des galeries nouvelles coûtaient cher à l’État, ou à la liste civile, ou à la fortune particulière de Louis-Philippe.

Une collection de tableaux espagnols, malheureusement choisis sans habileté, augmenta le musée du Louvre, où l’on s’occupa avec soin de rassembler une foule de dessins originaux. Les découvertes faites en Assyrie, dans l’Asie Mineure et dans l’Afrique française, valurent à la France des objets d’art que l’on rassembla, et dont le nombre n’a cessé de croître, une fois que l’impulsion a été donnée.

Transformé, le musée de marine comprit quatre grandes salles.

L’érection de l’obélisque de Louqsor sur la place de la Concorde a été presque un événement ; elle se fit sous la direction de l’architecte Hippolyte Lebas, « aux acclamations d’un peuple immense ». L’inscription dit vrai.

L’ouverture du Musée de Versailles, consacré à « toutes les gloires de la France », mit tous les partis d’accord. C’était l’œuvre personnelle de Louis-Philippe. Ce musée donnait à l’histoire, par la peinture et la sculpture, des formes tangibles.

Comme nous l’avons critiqué, au point de vue de l’art !

Pourtant, l’idée est bonne : elle nous a habitués à restaurer les choses du passé, sans avoir peur des emblèmes d’un autre temps, sans dénier les grandeurs des générations précédentes. Le drapeau blanc et les fleurs de lis s’y trouvaient en compagnie du drapeau tricolore et du bonnet rouge.


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