Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 264-271)
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XXXII

Il est certain que chez nous, la musique doit beaucoup à la génération de 1830, qui n’a cessé d’agrandir le domaine de cet art.

En parlant de la musique et des musiciens, je me suis ménagé une transition toute naturelle pour parler du mélomane Augustin Thierry, dont l’érudit Guigniaut a dit :

« Il fut un héros, un martyr, un saint de la science, si la science avait des saints. »

L’auteur des Récits mérovingiens a écrit : « Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage qui de ma part ne sera pas suspect : il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé même, c’est le dévouement à la science. »

Augustin Thierry, qui reçut alors le surnom d’Homère de l’histoire, et son frère Amédée, dont les travaux sur la Gaule avaient déjà assuré la réputation, appartenaient, avant juillet 1830, au parti libéral. Après cette époque, ils s’étaient adoucis : ils voulaient « un gouvernement quelconque, avec la plus grande somme possible de garanties individuelles et le moins possible d’action administrative » ; et ils croyaient que le gouvernement du roi bourgeois se rapprocherait de leur idéal.

Leur talent, d’ailleurs, celui d’Augustin principalement, touchait à l’École littéraire nouvelle par bien des côtés, sans ressembler aux dissertations historico-philosophiques de Guizot, aux appréciations politiques de Thiers, à la verve précise de Mignet, à la fougue coloriste de Michelet.

Augustin Thierry, ancien secrétaire du socialiste Saint-Simon, dont il s’était proclamé « le fils adoptif », appelait Walter Scott un « grand maître en fait de divination historique » ; sous les yeux de Fauriel, qui publiait avec tant de succès et les Chants populaires de la Grèce moderne et l’Histoire de la Gaule méridionale, il écrivit l’Histoire de la conquête de l’Angleterre, en mettant à profit la naïveté des chroniques et des légendes ; « il planta pour la France le drapeau de la réforme historique » en composant ses Lettres sur l’histoire de France.

Chateaubriand « demandait la première place parmi ses admirateurs » et s’appuyait de son autorité dans ses Études historiques.

Pour moi, Augustin Thierry était un artiste, un artiste qui me réconciliait avec l’histoire telle que Poirson, Caïx et Desmichels l’avaient enseignée dans les chaires de collège ; avec l’histoire hérissée de dates et de synchronismes, muse revêche, n’ayant pas le plus petit mot pour charmer, justifiant trop son nom de Clio, compagne affolée de Mnémosyne, muse de la Mémoire.

Non seulement Augustin Thierry était aveugle, mais il était paralytique au moment où son médecin, M. le docteur Graugnard, me présenta à lui.

Il habitait, dans la rue du Mont-Parnasse, non loin de la maison où est mort Sainte-Beuve, une maison où la princesse de Belgiojoso lui avait offert la plus charmante hospitalité, — appartement commode, bon air, jardins ombreux.

Mme de Belgiojoso était connue de l’Europe entière.

Au Salon de peinture de 1844, un portrait fait par Henri Lehmann, plus tard membre de l’Académie des beaux-arts, et mort aujourd’hui, attirait vivement la curiosité du public.

C’était le portrait de la princesse de Belgiojoso.

Or, l’artiste avait donné à son œuvre une couleur tellement jaune, tellement verdâtre aussi, que l’on ne manqua pas de lancer des plaisanteries contre sa peinture lymphatique.

On racontait, notamment, qu’en voyant l’image de la princesse de Belgiojoso, un compatriote de la célèbre Italienne avait bien vite couru à son hôtel pour s’enquérir de sa santé.

Henri Lehmann, observaient plusieurs critiques, avait calomnié la princesse de Belgiojoso, jeune, belle et charmante. Il lui avait attribué un charme funèbre, une beauté sentant la tombe, une jeunesse sans fleur. En un mot, la vue du portrait de la princesse effrayait presque et pouvait faire croire que l’original allait bientôt rendre l’âme.

Mme de Belgiojoso n’avait pourtant que trente-six ans, et, malgré son apparence de phtisique, elle devait atteindre sa soixante-deuxième année.

Donc, elle s’était efforcée de créer à Augustin Thierry une résidence presque champêtre dans Paris.

S’il ne voyait pas ces douces choses, il en ressentait, du moins, la salutaire influence.

À des intervalles assez rapprochés, on faisait de la musique chez lui, de la bonne musique de chambre. Des instrumentistes distingués s’empressaient de venir procurer à l’historien la seule distraction qu’il lui fût permis de goûter.

Augustin Thierry ne voyait pas… il entendait ; il entendait de manière à parfaitement saisir toutes les délicatesses contenues aux œuvres de Haydn, de Mozart, de Beethoven et de Mendelssohn, et c’était plaisir d’applaudir avec lui les exécutants.

Je rencontrais, dans l’habitation de la rue du Mont-Parnasse, un groupe de savants et d’artistes. C’était Ary Scheffer, qui a fait le portrait de l’hôte sympathique ; c’était Mignet, alors directeur des archives au ministère des affaires étrangères ; c’était Henri Martin, publiant la première édition de son Histoire de France, destinée à obtenir le prix Gobert, aussitôt qu’arriverait la mort de l’auteur des Récits mérovingiens, car l’Académie maintint le prix à Augustin Thierry pendant un bon nombre d’années.

La société qui se rassemblait là était spéciale, sérieuse, dévouée ; elle n’avait qu’un but : rendre hommage à l’artiste historien, et lui faire oublier, pendant quelques heures, ses infirmités cruelles.

En vérité, il y avait quelque chose de touchant dans cet empressement de chacun à distraire Augustin Thierry.

Il s’intéressait tout particulièrement à un très jeune pianiste, et afin de le produire, un concert fut organisé dans le jardin de Mabille, resplendissant de lumières et de fleurs.

Disons, en passant, que le bal Mabille fut une des curiosités du temps, une Grande-Chaumière de la rive droite, où les étrangers venaient faire connaissance avec des illustrations chorégraphiques d’un genre ultra-léger, parmi lesquelles nous citerons Chicard, Pomaré, Mogador, Rose Pompon et Rigolboche.

Les jeunes gens du commerce, des deux sexes, s’y donnaient rendez-vous, et dansaient en posant pour la galerie, aux risques de se voir appréhender au corps par les gardes municipaux. Charmant, coquet endroit, d’ailleurs fréquenté par nombre d’individus qui, plus tard, n’avouaient pas volontiers leurs prouesses devant l’excellent orchestre de Mabille. Paradis pour le monde interlope, paradis aujourd’hui fermé, détruit, n’existant plus que dans les souvenirs.

Mais, lorsque Augustin Thierry nous convia chez Mabille, nous étions, pour ainsi dire, en famille, et l’on n’était admis que sur invitation personnelle.

Autour du jeune pianiste se trouvaient quelques virtuoses, violonistes et violoncellistes ; et une foule d’amateurs se pressaient dans l’enceinte où ces artistes se faisaient entendre.

Déjà un ou deux morceaux de musique avaient été exécutés, aux applaudissements de l’auditoire, lorsque tout à coup l’on vit les têtes se tourner du même côté, du côté où se produisait une très visible agitation.

Nous aperçûmes un bel Arabe, splendidement vêtu, portant haut la tête, et nullement effarouché par les regards braqués sur lui.

On lui fit place, on lui donna un fauteuil au premier rang, on le traita en grand personnage.

Effectivement, Bou-Maza était un fanatique, se prétendant envoyé de Dieu. Pendant qu’Abd el-Kader s’était réfugié au Maroc, en 1845, il avait soulevé le Dahra contre la domination française. Bou-Maza s’était rendu prisonnier à Saint-Arnaud, avait été amené à Paris et interné aux Champs-Élysées dans un riche appartement situé près de l’hôtel de la princesse Belgiojoso.

Quand il fut assis, Bou-Maza devint le point de mire de toutes les dames. Il ressemblait à un conquérant environné de sa cour, et daignant accorder çà et là quelque attention à telle personne digne d’être choisie pour favorite.

Il n’y avait plus d’oreilles dans l’assistance, il n’y restait que des yeux. Et lui, le majestueux Africain, il apparut comme le vrai, l’unique virtuose. Un désarroi général s’établit parmi nous, et le concert, quelque remarquable qu’il fût, ne résista pas devant l’engouement des auditeurs pour le lion du désert, — qui n’allait pas tarder à être le lion de Paris…

Peu de jours après cette soirée artistique de Mabille, le bruit courut que Bou-Maza avait été « enlevé » par une grande dame de la haute société parisienne.

Bou-Maza était plus heureux que ne l’avait été Abd el-Kader ; il obtenait les faveurs du beau sexe.

Sans nous arrêter plus longtemps à une anecdote, jetons un coup d’œil sur les historiens contemporains, qui précédèrent ou suivirent Augustin Thierry.


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