Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 193-210)
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XXVII

Loin de ces réunions de l’hugolâtrie, et du monde élégant ou académique, vivaient quelques hommes très appréciés, qui, sans appartenir au monde réaliste, menaient une existence absolument indépendante, et avaient le droit de dire : « Moi seul, et c’est assez. »

En tête, Honoré de Balzac, le chroniqueur des femmes, l’auteur d’Eugénie Grandet, du Père Goriot, du Lis dans la vallée, etc., romans que précéda la Peau de chagrin.

De 1827 à 1848, Balzac a publié 97 ouvrages, quoiqu’il eût des procédés pénibles de composition, quoiqu’il fût loin de posséder un talent d’improvisateur.

Quelques-uns de ses romans lui valurent des incidents romanesques, et tout le monde parla de ses relations avec la famille de Hanska, relations qui commencèrent en 1835, lorsque Balzac fit paraître Séraphita, et qui eurent pour dénouement le mariage du romancier avec la comtesse Éveline de Hanska, devenue veuve.

Malgré son affectation nobiliaire, son intimité avec les gentilshommes, fine fleur des légitimistes, il a presque mérité d’être surnommé « le Pigault-Lebrun des duchesses ».

Il gardait quelque empreinte de son existence fiévreuse, aventureuse, passionnée dans le temps où il faisait de mauvaises opérations en imprimerie et en librairie.

Parfois, il était « commun » dans sa mise et dans ses manières. Physiologiste à ce point qu’on a appelé son œuvre « le Musée Dupuytren de la nature morale », il fréquentait beaucoup de savants, des médecins surtout.

On le renseignait sur mille détails de la vie humaine ; pour bien d’autres détails, il devinait.

J’en puis donner une preuve, entre mille.

Dans Pierrette, Balzac dépeint une maison de mercerie. En lisant ce roman, moi qui vendais du fil et des aiguilles dans le magasin des Deux Pierrots, je ne me lassais pas d’admirer les descriptions minutieuses de l’auteur, passant en revue les articles contenus aux boutiques de la rue Saint-Denis.

On eût dit qu’il avait assisté à l’inventaire du magasin des Rogron, ou bien qu’il avait tenu lui-même un dépôt de mercerie. On le surnomma le « commissaire priseur », et, pour une foule de lecteurs, cela nuisait à son talent : les plus impatients sautaient par-dessus des pages, afin d’arriver plus vite au dénouement que, par parenthèse, Balzac brusquait d’ordinaire avec la plus entière désinvolture.

Il connaissait tous les vendeurs de bric-à-brac de l’Europe, était en correspondance avec eux, et trouvait dans leurs marchandises une ample matière à description. Il était l’ami de tous les artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, et il détestait les critiques, qui lui semblaient des producteurs « impuissants, mentant à leurs débuts ».

Sainte-Beuve lui en a toujours voulu pour cette phrase, qui lui paraissait être une attaque ad personam.

De même, les journalistes ne lui pardonnèrent pas le Grand Homme de province à Paris.

Un soir, dans les salons d’Érard, Franz Liszt se faisait entendre. Je me trouvais, avec Balzac, Préault, Fétis et Berlioz, avec plusieurs feuilletonistes musicaux, dans un des petits salons voisins de celui où Liszt tenait le piano.

L’incomparable, le surprenant virtuose nous émerveillait en interprétant du Bach, du Beethoven et du Weber.

Balzac, surexcité par les admirations éclatantes de Berlioz, n’imagina pas un meilleur moyen, pour manifester son dilettantisme, que de se rouler sur le parquet — littéralement — et de s’écrier : « Bravo ! sublime ! C’est le dieu du piano ! »

Puis, tout à coup, l’auteur de Gambara se retourna, en se relevant, vers moi, et me dit :

« Je lui en veux d’avoir écrit une symphonie révolutionnaire en 1830. Heureusement, elle est restée inédite ! »

Berlioz fit une légère moue. Il avait, lui-même, mis en musique, pour un anniversaire des journées de Juillet, l’hymne sublime de Victor Hugo,


Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie, etc.

Au temps de ses plus beaux succès littéraires, Balzac avait une tenue étrange, souvent désordonnée. Outre le costume quasi monacal dont il s’affublait ordinairement dans son cabinet, il revêtait des habillements de pure fantaisie, sans tenir compte des saisons. J’ai rencontré l’illustre romancier sur le Pont Royal par une très froide journée de décembre : il portait un pantalon de coutil gris avec un paletot fourré.

En plusieurs circonstances, ce noble par système semblait oublier que noblesse oblige ; le créateur de Vautrin et de Quinola frisait le bohème, du moins jusqu’au moment où il habita son petit hôtel de la rue Fortunée. Ceux qui prétendaient avoir « acheté son fonds », exagérèrent son débraillé, et inventèrent le « réalisme », qui bannissait tout idéal.

Sur la scène de l’Odéon, où éclatèrent les plus beaux triomphes dramatiques comme les plus désopilantes chutes de l’époque, les Ressources de Quinola furent outrageusement sifflées par le public, non pas seulement à cause des défauts de la pièce, mais en punition des procédés de l’auteur, lors de la première représentation.

Balzac avait acheté tous les billets au directeur, et il fallut s’en procurer rue de Vaugirard, où ils se vendaient le plus cher possible.

Cette spéculation ne réussit pas. La salle resta vide. Des vendeurs de places offrirent aux passants, soit dans la rue, soit chez les marchands de vin, une masse de billets à vil prix. Balzac, dit-on, en vendit lui-même. La salle se remplit, grâce à ces moyens étranges. La représentation eut lieu, malgré les protestations et les huées. Si le principal interprète de la comédie n’avait pas crié, de toutes les forces de ses poumons, le nom de l’auteur, personne ne l’eût entendu.

Quant au drame de Vautrin, représenté à la Porte-Saint-Martin le 14 mars 1840, il fut défendu après la première représentation. Frédérick-Lemaître s’était avisé de se présenter au public avec des favoris touffus et un toupet qui menaçait le ciel. Il avait des gestes étudiés, tels que les spectateurs éclatèrent de rire. Il semblait que Louis-Philippe parût sur la scène.

La liste des littérateurs de mérite n’est pas épuisée.

Édouard d’Anglemont s’acquit, de 1825 à 1835, une modeste réputation de poète, qu’il perdit pendant les années suivantes.

Briseux, dont le nom signifiait presque Breton (Briseuk), imprima des vers bretonnants, parmi lesquels on admira la douce et charmante composition de Marie, digne de passer à la postérité. Il était l’ami de Georges Farcy, philosophe, tué près du Louvre en combattant, dans la journée du 29 juillet 1830.

Un autre enfant de la Bretagne, Émile Souvestre, publia à Nantes, pendant l’année de la révolution, des Rêves poétiques, et plus tard, ses Derniers Bretons, ainsi que son roman Riche et Pauvre, qui le recommandait comme écrivain moral.

Enfin, le Breton Hippolyte Lucas publia en 1829, avec Boulay-Paty, une traduction en vers du Corsaire de lord Byron.

Dans le débordement de poésie qui se produisit, de 1825 à 1840, on distingue, outre les maîtres pour lesquels l’immortalité a commencé, une foule de femmes et quelques ouvriers.

Louise Colet, plusieurs fois couronnée par l’Académie française, avait des amitiés très puissantes ; piquée au vif par les Guêpes d’Alphonse Karr, elle « offrit au journaliste un coup de poignard… dans le dos » ; mais son couteau de cuisinière demeura innocent. Mme Desbordes-Valmore, d’abord chanteuse, puis poète, faisait des vers charmants, en restant « femme, toujours femme, absolument femme ». Hermance Lesguillon, poète comme son mari, donna cinq recueils de vers au moins, de 1833 à 1845. Mme Mennessier-Nodier, fille de Charles Nodier, était à la fois poète et musicienne, comme Mlle Bertin, fille du directeur du Journal des Débats ; celle-ci publia les Glanes, celle-là les Perce-Neige.

À cause de sa parenté, Mlle Bertin excita l’envie de nombreux poètes et de musiciens non moins nombreux. On prétendit que ses vers ne valaient pas l’honneur qui leur était fait ; on prétendit que Berlioz avait collaboré à sa partition d’Esmeralda, tandis que ce compositeur n’en avait pas écrit une seule note. Les classiques musiciens la frappèrent sur le dos de Berlioz, et les classiques poètes la frappèrent sur le dos de Victor Hugo. Somme toute, elle ne sortit pas des rangs des amateurs bien doués.

Quels souvenirs s’attachèrent à Élisa Mercœur, morte de langueur et de misère, dit-on, en janvier 1835 ! Elle eut pour ami Chateaubriand, qui suivit son cercueil. Après juillet 1830, Élisa Mercœur fut soumise à une dure épreuve. Les vers — à l’exception de ceux que signaient les maîtres éclatants de la poésie — ne se vendaient plus. Les contemporains préférèrent la prose. Pour vivre, Élisa Mercœur essaya de placer dans un journal une courte pièce de vingt-huit rimes. Elle espérait bien réussir, grâce à la recommandation du grand médecin Alibert.

Le rédacteur du journal compta les vers, et, tirant d’un tiroir vingt-huit sous, offrit la somme à Élisa Mercœur, qui fit un mouvement d’indignation.

« Mais, mademoiselle, lui dit le rédacteur avec le plus beau calme, je ne paye les autres vers que deux liards !

— Deux liards ou un sou, ce n’est pas mon prix ! » s’écria-t-elle.

Elle ressaisit sa pièce, la déchira soudain, et sortit désespérée.

Élisa Mercœur gagna son pain en apprenant à lire aux petits enfants de son quartier.

Au même temps, Hégésippe Moreau écrivait : « À moins d’être Victor Hugo ou Lamartine, les vers ne se vendent pas. »

Déjà la Muse ne pouvait nourrir. Clémence Robert, dont Sénancourt était l’inspirateur, écrivait néanmoins des vers remarquables, avant de devenir romancière démocrate, et de s’installer au rez-de-chaussée des journaux populaires.

Non seulement les femmes rimaient à l’envi, mais les ouvriers « accordaient leur lyre ». Hégésippe Moreau n’avait quitté l’imprimerie qu’après les journées de Juillet, durant lesquelles il se comporta vaillamment.

Le menuisier Jean Reboul, fils d’un serrurier, composait l’Ange et l’Enfant, que l’on récitait partout, dans les salons et dans les classes, qui lui valait des vers de Lamartine et l’admiration d’Alexandre Dumas. Le tisserand Magu chantait « sa navette » et conquérait les sympathies de George Sand. Le maçon Charles Poncy publiait, à dix-neuf ans, un premier recueil de poésies. Pierre Lachambeaudie, simple teneur de livres, ancien Saint-Simonien, travaillait à des Fables, dont le recueil parut grâce aux moyens que lui fournit le Père Enfantin. Hippolyte Tampucci, garçon de classes au collège Charlemagne, imprima un volume de poésies en 1832, et mérita les encouragements de Victor Hugo.

Il arriva, même, que des condamnés cherchèrent à se réhabiliter par la poésie, comme Hippolyte Raynal, à qui Béranger manifesta des sympathies. Depuis, plus d’un criminel a prétendu prendre place parmi les esprits d’élite. Rappelons-nous Lacenaire.

Poètes et romanciers prodiguaient, en tête de leurs pièces de vers ou de leurs récits, les épigraphes tirées des œuvres de leurs amis : réclames permises pour attirer sur ceux-ci l’attention du public. La mode en est passée. À l’imitation du Hierro de Victor Hugo, les Jeune-France adoptaient un cachet au sens mystérieux.

Je renonce à citer tous les noms des génies inconnus ou méconnus auxquels ont manqué l’occasion de se produire, ou le talent pour percer, ou la constance pour acquérir de la réputation.

Ils lançaient un livre — vers ou prose — qui était à la fois un bonjour et un adieu à la littérature. Hippolyte Barbier (d’Orléans), par exemple, reçu chez de Vigny, enthousiaste de Lamennais et de Lacordaire, publia en 1836 les Élévations poétiques et religieuses. Je perdis de vue Hippolyte Barbier, qui entra dans les ordres, et je le retrouvai aumônier du lycée Louis-le-Grand, où il mourut estimé, aimé de tous. Jeune, il adhérait « et de cœur et d’âme aux théories palingénésiques de Ballanche ».

Après avoir été substitut, Regnier-Destourbet écrivit des ouvrages historiques et un roman naturaliste et moral : Louisa, ou les douleurs d’une fille de joie, signé : l’abbé Tiberge. Ce roman fit quelque bruit. Regnier-Destourbet aborda le théâtre ; puis, par désespoir d’amour, il se retira au séminaire de Saint-Sulpice, où il resta peu de mois. Il est mort à vingt-sept ans.

Sous ce titre : Gaspard de la nuit, fantaisie à la manière de Rembrandt et de Callot, on vit apparaître en 1842 un recueil d’Aloysius Bertrand, enlevé par la mort, à l’hôpital Necker, un an avant cette publication longtemps désirée par l’auteur, à qui Eugène Renduel avait fait des promesses, et qui adressa un sonnet à cet éditeur posthume.

Qui lit aujourd’hui les poésies Feu et flamme, de Théophile Dondey ?

Charles Lassailly, mort en 1842, après avoir vécu pendant cinq ou six ans de la vie de bohème, dont je vais parler, après avoir perdu sa santé, et un peu sa raison, s’était donné des titres de notoriété excentrique par la publication des Roueries de Trialphe notre contemporain avant son suicide, sorte d’autobiographie des plus étranges.

Un dicton circulait : « Les romantiques font tous des préfaces. » Dans ces préfaces, beaucoup expliquaient leurs intentions ; quelques-uns visaient trop haut et, manquant leur but, succombaient sous le découragement. Charles Dovalle, dans sa Muse romantique, avait dit :


Vole, jeune homme !… Oui, souviens-toi d’Icare :
Il est tombé, mais il a vu les cieux.

De jeunes écrivains, trop ambitieux au début, tombèrent sans éprouver cette joie suprême. Ils ne se virent jamais imprimer.

Jules Vabre annonça seulement l’Essai sur l’incommodité des commodes, fantaisie qui n’a jamais paru, qu’il n’a pas même commencée. D’autres ne firent que des essais, des plans, des rêves de publication, des inventions de titres abracadabrants.

À la suite des irréguliers de la plume se multiplièrent les bohèmes, affectant le dédain le plus profond pour ce que les bourgeois appellent « règle de conduite », se posant en successeurs de François Villon, jouant le rôle de rapins littéraires, habitués de cabarets, souvent de mauvais lieux, rompant avec les usages de la société polie, et croyant enfin que tout est permis aux hommes d’intelligence.

Ici, je ne veux nommer personne, ni ne veux blâmer plusieurs amis auxquels le genre de vie qu’ils ont mené a été plus ou moins fatal. À côté des faux Byrons romantiques il existait de braves garçons qui tombaient dans l’excès de la révolution littéraire, et qui faisaient de la débauche, de l’immoralité en action. Sceptiques, matérialistes, ils érigeaient la pauvreté en système, et, criblés de dettes, ils riaient de leur insolvabilité volontaire.

Les uns secouèrent, un beau jour, leur manteau de Diogène, et l’on vit beaucoup d’égoïsme au fond de leur caractère ; les autres succombèrent prématurément, victimes de perpétuels désordres ; tous eurent des imitateurs qui finirent par former des groupes nombreux, avec lesquels la génération suivante a dû compter, et qui ont fait école.

L’esprit de bohème devint envahisseur ; il engendra la blague, par laquelle — les étrangers ont prétendu que la France périrait, — prédiction outrecuidante et dont, espérons-le, nos fils prouveront la fausseté.

Ce mal ne s’attacha pas seulement à la littérature et à l’art ; il gagna peu à peu la science, et surtout la politique. Nous eûmes et nous avons encore des bohèmes, dans ces deux sphères, des gens qui jouent avec le paradoxe, accomplissent leur travail sans conviction, font métier de leur profession et, toujours besogneux autant que pleins d’appétits, gâtent ainsi leurs facultés natives.

Au théâtre des Funambules, sur le boulevard du Temple, une bonne partie des bohèmes se donnaient rendez-vous ; quelques-uns faisaient des pièces pour Deburau, le Pierrot inimitable, célébré par Charles Nodier, exalté par Jules Janin dans un livre qui obtint un succès énorme.

Étranges représentations, parfois, que celles des Funambules ! À côté des « voyous » de nature, il s’y trouvait des femmes du grand monde, des artistes et des hommes de lettres.

Nous avions l’habitude d’occuper une avant-scène avec Péquegnot, le graveur, et Bonvin, le peintre, avec d’autres amis qui étaient fort au courant des petites misères du théâtre. Rien de plus amusant : on faisait la conversation à voix basse, en a parte, avec les acteurs et actrices ; mais on se taisait à l’apparition de Deburau, puis on l’applaudissait à outrance.

Privat-d’Anglemont devait toujours faire des pièces pour les Funambules, mais je n’en ai pas vu éclore une seule. Beaucoup de bohèmes visaient la fortune de se créer un répertoire mimé par Deburau.

Encore un mot de la littérature et du théâtre, avant de passer à l’art et à la science.

J’ai laissé de côté Casimir Delavigne. Ne croyez pas que ce soit par dédain, ni qu’il y ait parti pris chez moi. Mon hugolâtrie n’allait pas jusqu’à dénier à l’auteur des Messéniennes et de Marino Faliero un estimable talent de poète, un talent supérieur d’auteur dramatique.

Casimir Delavigne écrivait, dans une préface : « La raison la plus vulgaire veut aujourd’hui de la tolérance en tout. » Il devint partisan des concessions en littérature, du juste milieu comme en politique. Classique par l’École des vieillards, où Mlle Mars avait joué avec Talma, par les Vêpres Siciliennes et le Paria, il sacrifia au romantisme non seulement par Marino Faliero, mais par Louis XI ; quoiqu’il donnât à la dernière de ces œuvres le nom de tragédie, sans doute pour ne pas rompre avec ses soutiens littéraires, il ne caractérisa pas la seconde quand il l’imprima : Marino Faliero parut, — on l’a remarqué, — « sans autre ornement que le nom de l’auteur ».

Craignant de suivre Alexandre Dumas, Victor Hugo et Alfred de Vigny, il hésita à entrer nettement dans le drame. Aussi quelques bouillants coryphées de l’École moderne qualifiaient les Enfants d’Édouard de « tragédie puérile ».

Bref, les romantiques firent la guerre à Casimir Delavigne, dont le succès les gênait ; ils n’épargnèrent pas, non plus, le roi du vaudeville, qui, ne se contentant pas d’être joué et applaudi dans tous les théâtres de second ordre, osait lancer ses comédies sur la scène du Théâtre-Français, et tenir en échec les maîtres nouveaux.

On reprochait à Eugène Scribe ses incorrections de style, de ne pas écrire en français, d’être « bourgeois » même en traitant des sujets prétendus historiques, d’avoir une foule de collaborateurs, de diriger une fabrique de pièces, et enfin de gagner beaucoup d’argent, ce qui lui permit de patronner efficacement la Société des auteurs dramatiques.

En réalité, Scribe excellait dans l’art de grouper les petits incidents, de nouer et de dénouer les intrigues, de semer les traits d’esprit dans l’action, et de consulter incessamment le goût de son public. C’est lui qui disait, en notant un mot dit devant lui : « Il sera bon dans un an. » Autour de Scribe gravitèrent, outre Ernest Legouvé, bon nombre de vaudevillistes, Dupin, Brazier, Carmouche, Bayard, Saintine, etc., et, de ses collaborateurs ou de ses émules, plusieurs se permettaient de parodier les drames en vogue, audace que nos amis romantiques supportaient avec peine.

Arrière les vaudevillistes, et vivent les dramaturges ! Nous aimions bien mieux les gros mélodrames de Joseph Bouchardy et consorts, qui avaient fait partie du cénacle, et qui, s’ils écrivaient mal, composaient bien les grandes machines à spectacle.

La jeunesse actuelle a des goûts contraires : le drame ne lui va pas ; elle aime mieux les opérettes et les bouffonneries, ou bien les comédies réalistes.

D’autre part, profitant de « la liberté reconquise en 1830 », les directeurs de théâtre jouaient, aux applaudissements des voltairiens et malgré l’indignation des réactionnaires, les Visitandines, les Victimes cloîtrées, le Curé Mingrat, la Cure et l’Archevêché, Urbain Grandier, etc.

Mais ce débordement de pièces anticléricales, sans grande valeur littéraire, ne dura pas longtemps. Dame Censure l’arrêta.

Les membres du Caveau moderne, société de chansonniers et d’amateurs de dîners joyeux, s’étaient brouillés et dispersés en 1817 pour cause politique. Les Soupers de Momus, établis depuis 1813, servirent d’asile à quelques-uns d’entre eux, puis disparurent en 1828.

Désaugiers fut en titre « chansonnier de la ville de Paris » aux appointements de 6 000 francs. Seul il occupa cette place, expressément créée pour lui.

D’autres lices chansonnières ont existé simultanément ou postérieurement, mais sans succès véritable, devant le dilettantisme qui progressait et les romances sentimentales qui envahissaient salons et ateliers. Albert Montémont et ses amis essayèrent de ressusciter un dernier Caveau, lequel ne se distingua pas d’une foule d’autres sociétés chantantes et de dîners de camarades, aujourd’hui devenus presque intimes, ou tout au moins spéciaux. Pierre Dupont et Gustave Mathieu ont donné d’autres allures à la chanson.

En écrivant la Camaraderie ou la Courte Échelle, Eugène Scribe, ancien élève de l’institution Sainte-Barbe, mit en scène les amitiés de collège. Les Barbistes, qui fondèrent une Association amicale, ont été imités par les autres lycéens, par les élèves de grands pensionnats.

Les repas annuels des sociétés amicales ont conservé quelque peu l’usage des chansons après boire, comme dans les noces du peuple. Le Barbiste Bayard chantait, au banquet de 1833 :


… Oui, mon enfant, je te ferai Barbiste :
Ce titre-là te portera bonheur !


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