Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 211-220)
◄   Chapitre XXVII Chapitre XXIX   ►


XXVIII

Casimir Delavigne était le poète que préférait Louis-Philippe, à qui le Paria avait été dédié autrefois, dont le chant de la Parisienne et une Semaine à Paris exaltaient l’amour pour le drapeau tricolore.

Le roi-citoyen admirait les classiques passés ou présents, Viennet et Liadères, même Fulchiron. Peu connaisseur en art, il eut Alaux pour peintre favori, et l’on assure qu’il disait :

« Alaux dessine bien, n’est pas cher, et est bon coloriste. »

Louis-Philippe estimait aussi Paul Delaroche, surnommé « le Casimir Delavigne de la peinture ». Il aimait « la belle peinture » d’Auguste Couder, élève de Regnauld et de David. Étant duc de Chartres, il avait eu pour maîtres de dessin Carmontelle et Bardin, qui lui donnaient des leçons sous la surveillance de l’auteur de Léonidas aux Thermopyles, toujours présent.

Il accabla de commandes, principalement pour Versailles, le peintre de marines Théodore Gudin, qui fut un maître dans l’art de brosser rapidement des tableaux éclatants, et qui, peu à peu, tomba du romantisme dans le faire habile, pour ne pas dire dans le métier. Gudin mena une existence princière dans son château de Beaujon. Son atelier était le plus beau, dans Paris, alors que le nombre des ateliers somptueux n’approchait pas du nombre de ceux d’aujourd’hui.

Quand arriva la chute de Louis-Philippe, Théodore Gudin n’avait encore livré que soixante-trois tableaux retraçant nos faits maritimes, sur les quatre-vingt-dix commandés par le roi déchu. Tout fut payé par la liquidation de la liste civile, et Gudin, demeuré peintre officiel des marines, devint, sous Napoléon III, commandeur de la Légion d’honneur, placé ainsi sur la même ligne que l’illustre Ingres. Vers la fin de sa carrière, il s’adjoignait des collaborateurs : ces associations produisaient des ouvrages de pacotille.

Louis-Philippe ne comprenait pas les poétiques mérites des Scheffer, dont l’aîné, Ary, lui paraissait s’inspirer trop de Goethe et de Byron. Il est probable que la princesse Marie, élève d’Ary, pensait autrement.

Le règne de Louis-Philippe a pourtant été remarquable par la lutte qui exista entre les coloristes et les dessinateurs en art, comme entre les classiques et les romantiques en littérature, comme entre les harmonistes et les mélodistes en musique.

Il eût été difficile, en ce temps-là, de ne pas se prononcer pour Ingres ou pour Delacroix, quand même on n’eût jamais essayé de tenir un crayon.

Je pris parti pour Ingres, lorsque le Martyre de saint Symphorien fut exposé au Salon de 1834. Devant ce tableau, les plus vives contestations s’élevaient, et, il faut le dire, les critiques l’emportaient sur les éloges.

Certains aristarques reprochaient au maître des incorrections de dessin ; ils plaisantaient sur quelques intentions mal traduites par le pinceau, et sur des détails trop compliqués.

Vainement les admirateurs ripostaient, en alléguant que le peintre de l’Apothéose d’Homère avait rendu avec une force remarquable le sujet dramatique par lui choisi, et que sa composition était superbe de forme et d’expression.

Ingres, ne retrouvant pas en France l’accueil qu’il avait reçu en Italie, se découragea, ou plutôt il bouda le public français. Il annonça qu’il ne participerait pas, désormais, aux expositions officielles ; et il tint parole, partit pour Rome comme directeur de la villa Médicis, d’où il envoya plusieurs toiles devenues célèbres, notamment Stratonice, pour le duc d’Orléans, prince royal. On allait voir Stratonice, au pavillon de Marsan, par faveur spéciale.

En 1835, le baron Gros avait éprouvé les brutalités de la critique, déchaînée contre son Hercule et Diomède.

Âgé de soixante-quatre ans, l’illustre peintre dont la plupart des tableaux, sous l’Empire et la Restauration, furent des pages magnifiques, ne put supporter le chagrin de se voir méconnu, oublié, conspué par l’école nouvelle : il se noya dans l’étang de Meudon, et sa mort fit grand bruit dans le monde artistique.

Ingres ne suivit pas l’exemple de celui qui avait été le meilleur élève de David, et qui avait compté parmi ses élèves Camille Roqueplan et Barye ; il lutta encore avec énergie, et finit par triompher, par conquérir l’enthousiasme de ses compatriotes, par obtenir des dédommagements, — une réparation éclatante de toutes les injustices qu’il avait souffertes.

Mais Ingres n’exposa plus ; on allait voir ses tableaux chez lui ; et lorsque le maître était absent, c’était Mme Ingres qui faisait les honneurs aux visiteurs, qui donnait les explications, qui paraphrasait les œuvres de son mari : « Voyez combien cette tête est belle ! Admirez la pose de Vénus ! Jamais on n’a si noblement compris la figure de Jeanne d’Arc ! », etc.

Il me semble que je suis encore dans le petit appartement d’Ingres, à l’Institut.

On peut déclarer hardiment qu’Hippolyte Flandrin continua l’auteur du Saint Symphorien, sans admettre qu’il le dépassa, sinon pour le caractère religieux.

Fidèle à son maître, à Ingres, l’auteur des peintures murales de Saint-Vincent de Paul, de Saint-Germain des Prés, à Paris, et de Saint-Paul de Nîmes, excella dans le portrait. Hippolyte Flandrin était regardé comme un des plus habiles dessinateurs contemporains, comme un des plus sobres coloristes. En fait de couleur, sa sobriété nous paraissait excessive. Selon nous, il poussait trop au gris. La grandeur et l’unité harmonieuse de ses compositions rachetaient ce défaut, qui était celui des derniers représentants de l’école classique en peinture.

Nous avions sur le cœur les grisailles de Meynier et d’Abel de Pujol, ainsi que ces plafonds blafards dont nos monuments avaient été pourvus par les artistes officiels.

Cependant Eugène Delacroix, le chef des coloristes, ne cessait pas d’envoyer aux Salons ses compositions hardies ; de plus en plus il s’illustrait, et, tout en admirant Ingres, beaucoup de jeunes, alors, convenaient que Delacroix possédait des qualités puissantes, méritait l’appui de Thiers arrivé au pouvoir, et devait un jour composer de vivantes peintures murales.

La gravure et la lithographie reproduisaient, popularisaient sa Barque du Dante, son Massacre de Scio, son Hamlet.

Le Louvre — en temps d’exposition — attirait une foule remplie de fanatiques, — qui pour Delaroche, qui pour Decamps, qui pour Delacroix, qui pour les paysagistes, qui pour les tableaux de genre. « On parcourait les galeries, écrit Théophile Gautier, avec des gestes d’admiration frénétique qui feraient bien rire la génération actuelle. »

Ainsi, quand Delacroix exposa Médée poignardant ses enfants, la toile se trouva placée à l’entrée du salon carré, à gauche, tout près de la porte du grand escalier.

J’étais là en extase, avec une assez nombreuse compagnie. Un de mes camarades de collège, arrivé avant moi, me serra tout à coup la main et s’apprêta à sortir.

« Comment ! lui dis-je, tu ne viens pas dans les autres galeries ?… Il y a de belles toiles… Le Salon est remarquable.

« Non ; Médée me suffit… sublime ! Inutile de voir le reste. »

Et il disparut.

Presque au même moment, un autre ami, graveur classique, passa devant l’œuvre de Delacroix, sans seulement daigner s’y arrêter. Je l’interpelle. Il me répond :

« Croûte ! croûte ! croûte !… pas l’ombre de dessin… Adieu ! »

Le premier, le partisan de Delacroix, était d’ailleurs un garçon de mérite ayant fait de bonnes études au collège Henri IV, et qui, adonné au culte de la peinture, étudiait à la fois le grand coloriste et le merveilleux dessinateur, — Ingres et Delacroix. — Il poursuivait un but impossible ; sérieusement, il rêvait de concilier l’un et l’autre génie, en multipliant les efforts.

Après avoir enfourché ce dada durant plusieurs années, il perdit courage et se coupa la gorge dans une hôtellerie de Rome.

D’autres ont osé le même essai, sans toucher le but. Ils voulaient la perfection.

Par exemple, Théodore Chasseriau s’inspira d’Ingres et de Delacroix. Il se recommanda par l’invention, par la composition, par le sentiment poétique, quelquefois étrange.

Il arriva à Théophile Gautier, dans ses Salons, d’écrire trois ou quatre feuilletons pour Delacroix, autant pour Chasseriau, et de passer plus que rapidement sur le reste des peintres d’histoire.

Prématurément enlevé à l’art, Chasseriau a laissé des toiles remarquables ; il a décoré une chapelle de Saint-Merry et une chapelle de Saint-Roch.

Parmi les artistes du temps, travaillant sous l’influence de l’air ambiant qui partout circulait, plusieurs ne laissèrent qu’un tableau, puis s’effacèrent. Arbres poussés en serre chaude.

Eugène Devéria, avec sa Naissance de Henri IV, promettait d’être un Paul Véronèse français, comme Thomas Couture, plus tard, avec les Romains de la décadence, promettait de devenir un maître hors ligne.

Camille Roqueplan n’a pas assez vécu pour faire de la grande peinture, telle que la présageaient sa Madeleine et son Lion amoureux.

Autant son frère Nestor brillait par l’esprit littéraire, autant Camille brillait par la grâce et le pittoresque de son pinceau.

Couture prétendait faire école, à côté d’Eugène Delacroix. Il a disparu sans y parvenir, et sa couleur a bien pâli devant celle du peintre de Médée. Néanmoins, son Fauconnier reste une œuvre à part, presque accomplie.

Chez Eugène Devéria, et chez Achille, les romantiques affluaient, comme chez leur ami, Louis Boulanger. Victor Hugo, Alfred de Musset, Sainte-Beuve, Paul Foucher, Pétrus Borel s’y rencontraient avec Gustave Planche.

Gustave Planche avait alors un peu moins de trente ans. Il était de ceux que la vocation littéraire tourmentait, et il ne voulait pas être pharmacien dans l’officine de son père. Après avoir pris une première inscription à l’École de pharmacie, Gustave Planche se fit homme de lettres, collaborateur de l’Artiste ; et bientôt il s’attacha surtout à Alfred de Vigny, qui l’introduisit à la Revue des Deux Mondes.

Là, ce critique doctrinaire s’institua « magister de la littérature » ; il tint véritablement la férule, de telle façon qu’Alphonse Karr le surnomma plaisamment « Gustave le Cruel », et que Victor Hugo, Lamartine, Lamennais et Balzac en reçurent des coups, injustement appliqués.

Nous autres, romantiques persévérants, nous vîmes en lui un transfuge. L’auteur d’Hernani se vengea de ses articles perfides en l’appelant, dans les Voix intérieures « méchant, Zoïle à l’œil faux », en le déclarant « trop venimeux pour qu’on le touche ».

Pour ma part, j’ai peu fréquenté Gustave Planche. Sa tenue fort négligée lui attira plus tard de nombreuses et vives critiques. Il s’en riait, en consommant, au café Soufflet, une quantité invraisemblable de petits verres de cognac. Il est mort en septembre 1851.

Mais revenons aux artistes.

Les succès de Decamps prirent leur source dans l’originalité de ses paysages, de ses toiles de genre, de ses fusains et de ses aquarelles. Sa spécialité, celle que préféraient les amateurs, c’étaient les singes : Singe au miroir, Singes boulangers, Singes charcutiers, Singe peintre et Singes experts. Ce dernier tableau ridiculisait le jury de peinture, refusant fréquemment les œuvres de Decamps, qui découvrit l’Orient comme Delacroix découvrit l’Afrique.

Cet élève d’Abel de Pujol ne négligea rien afin d’oublier les principes de son maître, et bien lui en prit pour réussir à marquer dans l’histoire de l’art au dix-neuvième siècle.

Si l’on a pensé qu’Eugène Delacroix fut le Victor Hugo de la peinture, on a lieu de reconnaître aussi qu’Horace Vernet en fut l’Alexandre Dumas, principalement à cause de sa fécondité.


◄   Chapitre XXVII Chapitre XXIX   ►