Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 183-192)
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XXVI

Alexandre Dumas n’avait pas de salon ; il vivait au dehors, bien que remplissant son appartement de mille objets de luxe, sauf à en donner à ses amis ou à s’en débarrasser dans les moments de gêne. Ses habits étaient d’une singularité fantastique, ses gilets tiraient l’œil des passants, et chacun plaisantait sur la chaîne d’or qui le faisait ressembler à un marchand d’orviétan.

En outre, il traitait féeriquement ses invités, aimait à crever les chevaux et adorait une multitude de femmes.

L’Académie française ne voulait pas de lui. Dumas posa néanmoins, plus tard, sa candidature. Au moment de son départ pour l’Italie, il écrivit au baron Taylor :

« Au revoir, songez à mon Académie : chauffez Nodier, Barante et Molé. Ce sont, je crois, les trois personnes sur lesquelles vous avez le plus d’influence. »

Malgré Taylor et d’autres amis, Alexandre Dumas ne cessa pas de paraître un « irrégulier » pour les académiciens comme pour les gens de salon. Son fils devait entrer dans la Compagnie des immortels ; mais lui, il n’eut que le quarante et unième fauteuil.

Il s’en consola, lorsqu’il vit que son ami Victor Hugo dut frapper plusieurs fois à la porte de l’Institut.

Homme et écrivain de tempérament, aussi improvisateur que Dumas fils est réfléchi dans ses œuvres, Dumas père se montrait prodigue en toutes choses.

Depuis Alexandre Dumas, à qui Henri III rapporta trente mille francs, plus d’un auteur dramatique s’est payé, après un succès, des fantaisies fort coûteuses.

Cela tient non seulement au goût de ceux qui manient la plume, mais aussi au rendement d’une œuvre qui réussit au théâtre. Quand l’auteur a bien travaillé, — pour faire sa pièce, pour la « mettre sur ses pieds », pour en obtenir la réception, pour la voir répéter, enfin pour réussir devant le public, — les recettes abondantes surviennent, et, pour peu qu’il ait déjà formé un répertoire, les droits lui arrivent en dormant. Le moyen de ne pas se laisser aller à des dépenses excessives ! Le moyen de résister au désir de changer un peu à vue les décors dans son appartement, comme sur le théâtre !

Alexandre Dumas devait, plus tard, se passer la fantaisie d’un bibelot colossal, — édifier le château de Monte-Cristo à Saint-Germain.

Autant pendant sa jeunesse que pendant son âge mûr, Alexandre Dumas regarda la vie comme une tragi-comédie. Il ne songea à la politique, en de rares occasions, que par dépit.

Aux journées de 1830, il se mêla à l’action parce que Charles X ne lui avait pas donné la croix d’honneur ; il prétendit, sous Louis-Philippe, que, « chez lui, l’homme littéraire n’était que la préface de l’homme politique », et il rêva d’être député, d’être ministre.

Son imagination dépassait de beaucoup ses principes. L’ami du duc d’Orléans devint plus tard l’ami de Garibaldi, — deux affections superficielles, nées et mortes des circonstances.

Le romancier qui fut « l’amuseur » de la génération de 1830, s’amusa fort lui-même ; il vécut à l’état d’exhibition presque perpétuelle.

Louis-Philippe a peint en deux mots Alexandre Dumas, le jour où il l’appela « grand collégien ».

Quelle humeur réjouissante, d’ailleurs ! Quelle bonne nature ! Sa facilité pour faire des plans, sa « belle écriture » et ses compositions primesautières, tout concourait à faire de lui un producteur vertigineux, désertant parfois les régions littéraires pour descendre jusqu’à la fabrication commandée par des librairies. Il pratiqua la collaboration occulte, et publia des œuvres dans lesquelles il avait écrit son nom, sans même les avoir lues.

Qui n’a pas travaillé pour Dumas, parmi les littérateurs de l’époque ? En disant qu’il fut un patron pour les romanciers et les dramaturges, on doit ajouter que, s’il exploita ses ouvriers en livres, il fut lui-même exploité jusqu’à la fin de sa carrière. Alexandre Dumas a fait des millionnaires et n’a pas su, ou n’a pas voulu l’être. Son plus important collaborateur a été Auguste Maquet, — l’Augustus Mac-Keat du petit cénacle de Théophile Gautier, collaborateur qui a passablement réussi, comme on sait.

Au tour des dames maintenant. La littérature les émancipait.

Mme Ancelot, Mme de Duras, Mme Mélanie Waldor, Mme d’Abrantès, Mme Récamier surtout, ouvraient salon comme Delphine Gay. Il leur plaisait de réunir les célébrités du jour et de savourer leurs hommages.

Mme Virginie Ancelot, qui a écrit Emprunts aux salons de Paris, en 1835, et Les Salons de Paris, foyers éteints, en 1857, avait des réceptions dont l’influence balançait la puissance des invités de Mme Récamier. Son salon ne fut pas étranger au succès d’Ancelot, qui commença à travailler pour la gloire, pro famâ, disait-il, avant de travailler pour la faim, pro fame ; qui fut élu académicien au moment où il ne composait plus guère que des pièces de second ordre, et qui dirigea le théâtre du Vaudeville de manière à s’y ruiner.

Mme Ancelot reçut longtemps le mercredi.

« Ah ! s’écria une de ses amies, en apprenant la mauvaise fortune d’Ancelot, où donc passerai-je maintenant mes mercredis ? »

On peut affirmer que ce salon devint, dans les dernières années de la vie d’Ancelot, une boîte à épigrammes. L’auteur des Épîtres familières lançait perpétuellement des vers caustiques contre ses adversaires en littérature, contre les puissants du jour, et, parfois… contre sa femme.

Mme Ancelot possédait une voix presque aussi enchanteresse que celle de Mlle Mars.

Célèbre par son roman d’Ourika, Mme de Duras charmait une compagnie aristocratique. Cette noble Bretonne, fille de l’amiral comte de Kersaint, avait un enthousiaste dans Chateaubriand, et elle lui rendait, en échange, un véritable culte. L’auteur d’Atala faisait des visites quotidiennes à Mme de Duras. Lorsqu’il ne pouvait aller trôner dans son salon, il ne manquait pas de lui écrire, et l’auteur d’Ourika ne manquait pas, non plus, de faire lire la précieuse lettre à tous ses invités, tant elle était fière des visites de Chateaubriand.

On raconte que tous les jours, à cinq heures de l’après-midi, Chateaubriand se rendait à l’hôtel de la duchesse, où il restait une heure. Sa voiture attendait à la porte. Durant cette heure-là, personne n’avait accès chez Mme de Duras. Il arriva que l’hôte illustre s’absenta pendant une semaine environ ; et pour qu’on ne s’aperçût pas de cette absence, la noble dame louait une voiture qui stationnait devant la porte, juste le temps accoutumé.

Ourika était surnommée « l’Atala des salons », et une foule d’objets de mode étaient dits à l’Ourika. Un tel engouement du public pouvait bien enivrer la duchesse de Duras.

La fille du littérateur Villeneuve, Mme Mélanie Waldor, réunissait chez elle les vieux amis de son père, mêlés à de jeunes écrivains, poètes ou artistes, appartenant à la nouvelle école.

Comme pour une foule de romans et de livres improvisés, la duchesse d’Abrantès, qui a laissé de très volumineux Mémoires, continuait les salons impérialistes, quoique naguère on l’eût surnommée « la petite peste », à cause de ses bavardages et de ses perpétuelles anecdotes. En juillet 1830, Mme d’Abrantès vivait retirée à l’Abbaye-aux-Bois.

Mme Récamier, déjà âgée, recevait dans sa retraite, à l’Abbaye-aux-Bois aussi. Son cénacle, qui datait de longues années, était l’antichambre de l’Académie.

Depuis Chateaubriand, que d’académiciens expectants ont passé par ce petit appartement, où des célébrités d’un genre particulier se produisirent ! Ayant eu l’honneur d’être exilée par Napoléon Ier, Mme Récamier, rentrée en France avec les Bourbons, en même temps que son illustre amie Mme de Staël, charmait par sa beauté durable, par les grâces de son esprit et son goût des belles choses. Le prince Auguste de Prusse lui avait offert le tableau de Gérard, l’Improvisation de Corinne au cap Misène ; Louis David avait esquissé ses traits, et Canova s’était inspiré d’elle pour sculpter son buste de Béatrix. Elle protégeait et soutenait le malheur, et entretenait correspondance avec les gens les plus distingués de l’époque.

La société que recevait Mme Récamier continuait quelque peu celle de Mme Necker, principalement celle de Mme de Staël, dont le physique n’était guère attrayant, dont les négligences de toilette excitaient l’hilarité.

Sous le Consulat, la bonne Mme Récamier avait caché la sarcastique Mme de Staël, persécutée par Napoléon Bonaparte.

On rapporte qu’un homme, s’étant placé entre Mme de Staël et Mme Récamier, eut la maladresse de dire :

« Me voilà entre l’esprit et la beauté !

— Sans posséder ni l’un ni l’autre », répondit Mme de Staël.

Mme Récamier s’est éteinte en 1849, une année après Chateaubriand, dont les Mémoires d’outre-tombe devaient offrir tant de détails intéressants sur l’époque contemporaine, mais parurent dans le journal la Presse sans aucun retentissement, à cause des convulsions de la politique.

Vers 1835, Chateaubriand lisait une partie de ces mémoires chez Mme Récamier, et les Lectures de l’Abbaye produisaient, par suite d’indiscrétions, une sensation extraordinaire dans les hautes sphères de la littérature.

Désiré Nisard a décrit les circonstances qui accompagnaient les lectures, et tout ce qui se rapportait aux comptes rendus des journaux.

L’écrivain Ballanche, imprégné de romantisme mystique, « génie théosophe ne nous laissant rien à envier à l’Allemagne et à l’Italie », remarque Chateaubriand, était l’hôte de Mme Récamier dès le temps où celle-ci résidait à Lyon.

Il logea, après 1830, en face de la demeure de son amie, à laquelle il écrivait : « Vous êtes mon étoile, ma destinée dépend de la vôtre. Si vous veniez à entrer dans le tombeau, il faudrait bien vite me faire creuser une fosse ; mais je ne crois pas que vous passiez la première. »

En effet, il mourut avant Mme Récamier, qu’il aimait platoniquement et mélancoliquement ; il a été enterré dans son tombeau.

Le peu de « ballanchistes » éclos en conséquence de son système social, se perdirent dans les nuages. Les plus zélés appelaient Ballanche « un composé de rognures d’ange ».

Dans l’Abbaye-aux-Bois Ballanche introduisit J.-J. Ampère, le fils du savant chimiste Marie Ampère, qui créa l’électro-dynamisme et l’électro-magnétisme, et dont les distractions sont devenues proverbiales. J.-J. Ampère s’était associé aux premiers efforts du romantisme : il s’était épris d’une vive passion pour les chefs-d’œuvre des littératures étrangères. Il occupa une chaire au Collège de France.

Assurément Ballanche, J.-J. Ampère, auteur du Voyage dantesque, de l’Histoire romaine à Rome, et plusieurs autres littérateurs, plus ou moins hors ligne, furent faits académiciens dans le cénacle de Mme Récamier, ce qui, parfois, attira sur la belle vieille quelques-unes de nos critiques. Elle était, en effet, coupable de petites intrigues littéraires, à ce point que l’on compara sa coterie à celle de l’hôtel de Rambouillet, et que l’on surnomma son salon « l’Académie-aux-Bois ».

Pour le salon de Delphine Gay (Mme Émile de Girardin), si appréciée sous le pseudonyme du courriériste vicomte de Launay, il obtint un succès complet, et toute la littérature contemporaine y trouva place. Fille de la belle et spirituelle Sophie Gay, la blonde châtelaine de la rue Gaillon, belle et spirituelle, autant sinon plus que sa mère, fut entourée d’hommages. Lamartine l’appelait « un bon garçon ».

Delphine Gay avait chanté Charles X, mais elle avait consacré de remarquables strophes à la mémoire du général Foy, et elle avait connu la reine Hortense à Naples ; aussi les gens de tous les partis célébraient-ils la « muse », qui grandissait à côté de Mme Amable Tastu, dont les Chroniques de France parurent en 1829, dont le nom littéraire datait de la pièce de vers intitulée : Les Oiseaux du Sacre. Tour à tour passèrent dans son salon Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, Balzac, Frédéric Soulié, Eugène Sue, Théophile Gautier, Méry, Mlles Mars et Rachel.


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