Souvenirs d’un fantôme/Un récit de M. de Saint-Germain

C. Le Clère (tome IIp. 63-90).


Un récit de M. de Saint-Germain.


C’était à Choisy : madame de Pompadour, souffrante, était allongée sur une ottomane : le roi, assis vis à vis d’elle ; madame la maréchale de Mirepoix, au milieu, sur un tabouret, et le comte de Saint-Germain, debout, appuyé contre la cheminée.

« Vous avez donc vu des choses bien extraordinaires, » disait la favorite ; « vous devriez bien nous raconter une aventure qui ne ressemblât à rien.

— Cela me sera bien facile, » répondit-il ; « pourvu que cela convienne à Sa Majesté ?

— Eh ! monsieur le comte, amusez-nous, je ne demande pas mieux, » dit le roi de France, qui se mourait d’ennui, et qui, par politesse, déguisait ses envies de bâiller.

Le comte alors prenant la parole :

« Je voyageais dans le midi de la France ; j’allais visiter le marquis de Champbonas, dans son château de Saint-Félix, alors baronnie des États du Languedoc : j’y trouvai un homme entre deux âges, pâle, triste et toujours rêveur : l’esprit ne lui manquait point, lorsqu’il daignait en avoir ; son excessive mélancolie ne le lui permettait pas toujours. Ses manières étaient celles d’un homme du grand monde ; et je ne sais pourquoi je lui portais un intérêt réel. Je suis peu écrivain de mon naturel, et cela parce que j’ai trop vu. Deux ou trois jours s’écoulèrent, au bout desquels je m’avisai de demander au marquis de Champbonas quel était ce morose seigneur.

« Un homme malheureux, » me répondit-il, « un fat, sans doute, car il est poursuivi d’une vision bien ridicule. »

Le propre des hommes est de douter de ce qu’ils ne peuvent comprendre, et de ne croire que ce qu’ils savent voir. Je ne suis pas de ce temps-là, et avant d’accorder à cet étranger son brevet de monomanie, je voulais le questionner et causer avec lui. Je ne pus d’abord obtenir sa confiance ; il n’était pas de ceux qui jettent à la tête des premiers venus : aussi trouvait-on dans sa réserve un motif de se moquer de lui, Je mis de l’insistance, et il finit par concevoir que je pouvais lui être utile ; alors il me révéla son secret.

Le comte Grimani, l’un des souverains possesseurs de fiefs impériaux dans la Haute-Italie, aimait à se promener solitairement dans les lieux écartés : souvent il portait ses pas soit sur les montagnes élevées, soit dans la profondeur des abîmes, et maintes fois il allait s’asseoir sur une pierre sépulcrale dans quelque cimetière isolé.

Une nuit qu’il avait choisi ce dernier but de promenade, il se reposa sur un débris d’ancien tombeau, et là, se perdant en mille réflexions chimériques et bizarres, il se demanda ce qu’il éprouverait si la terre, venant à s’ouvrir, laissait apparaître devant ses yeux quelque fille du cercueil dont le cœur, maintenant glacé, aurait autrefois battu d’amour.

Dans ce moment il vit, à quelque distance de lui, une jeune personne vêtue de blanc, belle, mais pâle ; une couronne de roses blanches entourait son front virginal et couvrait ses cheveux noirs : elle vint à lui, marchant légèrement, et lui demanda quel chemin il fallait suivre pour arriver au village voisin.

Grimani, surpris d’une beauté aussi extraordinaire, et de la rencontre plus singulière encore, hésita sur ce qu’il avait à répondre ; incertain qu’il était si ses yeux voyaient une apparition, ou bien si c’était une fille de la campagne qui s’offrait à lui : elle renouvela sa question, et lui demanda d’où elle venait.

« D’ici près, » répondit-elle.

« Et vous ne craignez point, la nuit, les voleurs ou les esprits ?

— Je ne redoute, » dit-elle, « que la sévérité des jugements de Dieu. » Il se leva alors et lui proposa de la conduire ; mais elle, secouant la tête, s’y refusa d’abord. Il insista, pria, pressa et fit si bien qu’elle lui abandonna mollement son bras, et ils cheminèrent de compagnie. La route était longue, les sentiers difficiles, la nuit obscure, et le temps qui s’écoula permit à Grimani de faire un doux aveu et d’en solliciter l’heureuse réponse.

« Eh bien ! » dit la jeune fille, « prenez ma bague et donnez-moi la vôtre, et jurons que notre amour durera tant que l’anneau restera attaché à notre doigt. »

Quand on est jeune et impétueux, les sermens sont faciles. Grimani fit le sien presqu’en riant ; la jeune fille y mit une solennité remarquable. Un baiser fut pris et rendu ; mais Grimani frissonna parce que ses lèvres, en se reposant sur celles de la jeune fille, les trouvèrent froides comme la glace et immobiles comme la mort.

« À demain, » dit-elle, « à demain !

— Où ? » demande Grimani.

« Qu’importe ? » répond la jeune fille, « nous nous retrouverons toujours ; » et aussitôt elle s’éloigna d’une course si rapide, que l’Italien ne put la suivre et qu’elle disparut parmi l’obscurité.

Grimani s’en retourna d’un pas lent et mélancolique, rêvant à ce qu’il avait vu et à ce qu’il avait entendu, et ne pouvant se démêler de l’étrangeté de la scène dont il avait été un des deux auteurs. Parfois il se figurait avoir vu sortir du sein de la terre cette créature si fantastique dans sa beauté, comme si elle eût répondu, par la force d’une puissance supérieure, au désir secret qu’il avait formé ; alors il frémissait avec horreur et s’étonnait d’avoir pu supporter l’aspect de ce cadavre ranimé, et plus encore d’avoir échangé avec lui la bague d’éternelle alliance ; d’autres fois, s’indignant de sa faiblesse, riant de ce qui frappait son imagination, il se figurait que quelque jolie et séduisante courtisane, postée par un fripon adroit, avait joué ce rôle difficile avec talent et rare bonheur.

Il revint, ai-je dit, chez lui, peu content de sa soirée ; car il eût souhaité davantage sans trop savoir cependant ce qu’il eût voulu.

Mais, se demandait-il, où la rencontrerai-je ? nous ne nous sommes pas donné de rendez-vous. Faudra-t-il revenir dans le cimetière que j’ai maintenant en détestation ? Sera-ce d’ailleurs en plein jour, le soir, à minuit, au lever de l’aurore, dans le village, sur la colline, au fond du bois prochain, chez moi, chez elle ? La sotte, la folle aventure ! … Certainement, jenejn’en occuperai plus, j’attendrai et nous verrons.

La journée suivante s’écoula, et, lorsque la nuit approchait, il fut tout surpris de voir entrer son premier valet de chambre qui lui rappela que, ce soir même, il avait promis au duc de Frégose de souper chez lui : ceci jeta Grimani dans un embarras complet. S’il allait à cette partie de plaisir, que deviendrait la jeune fille si elle allait le chercher au cimetière ; mais, d’une autre part, les devoirs du monde sont impérieux, et l’on ne se brouillait pas en vain avec le superbe Frégose. Va donc pour le souper : aussi bien est-il impossible que cette belle créature consente deux fois à courir les chances, à cette heure et aux hasards, d’une vilaine nuit ; la soirée, la société était nombreuse et brillante dans le palais Frégose ; cinq cents bougies illuminaient la salle du festin ; les chœurs de musique, se répondant l’un à l’autre, unissaient leurs mélodies enchanteresses ; les émanations des parfums d’Asie, l’odeur balsamique des fleurs de la contrée, tout se réunissait pour bercer mollement l’ame et lui inspirer des pensées de joie et de bonheur.

Sur ces entrefaites, minuit sonna ; un bruit extraordinaire, aigu, retentissant, frappa l’oreille des convives ; les instruments s’arrêtèrent d’un commun accord et simultanément ; au milieu de la salle, à deux pas de Grimani, une femme apparut : rieuse, belle, c’était l’étrangère, pâle comme la veille, comme la veille, couronnée de roses blanches. « Mon bien-aimé, » dit-elle, « je suis exacte au rendez-vous ; me voici. » Ces mots furent prononcés d’une voix si douce et néanmoins si distincte, que Grimani n’en perdit aucun ; mais il fut seul à les entendre. Le concert avait continué, et les convives, qui ne voyaient rien, avaient recommencé à se livrer aux délices du vin et de la bonne chére.

Grimani, hors de lui-même, terrifié, regardait avec épouvante cette apparition extraordinaire ; mais sa bouche glacée ne pouvant pousser aucun son :

« Viens, » lui dit l’étrangère, « ce lieu ne convient pas à ton épouse ; cette allégresse me fait mal ; viens, mon bien-aimé ; nous trouverons, hors des portes de la ville, un lieu plus propre à nous recevoir ; viens, je t’en conjure. »

Et, en même temps, de sa main blanche et glacée, elle saisit la main brûlante de Grimani qui, se levant éperdu, suivit sans résistance l’être surnaturel qui agissait ainsi sur sa volonté : tous deux sortirent du palais, traversèrent rapidement la ville, dépassèrent le rempart et atteignirent un cimetière voisin. Là, s’asseyant sur une pierre tumulaire, la jeune épouse appela son époux, et jusqu’au coup d’une heure du matin ils s’abandonnèrent à cette ivresse d’amour qui égare plus encore que celle des festins.

À une heure donc, l’étrangère, donnant un baiser froid à Grimani, le rendit à lui-même ; ses yeux se dessillèrent, et il demeura surpris de se trouver la nuit, aussi avancée, dans un lieu pareil, tandis que, naguère, il était assis à table au milieu de ses amis ; peu à peu ses idées reprenant leur cours ordinaire, il se rappela ce qui s’était passé, en frémit et se hâta de fuir, ne sachant plus ce qu’il devait faire, et s’il continuait à être le jouet d’une illusion ou la victime d’une cruelle réalité.

Il rentra au palais Frégose : nul ne s’était aperçu de son absence, et lui-même, quand il en sortit, put croire qu’il avait rêvé tout ce qu’il avait vu et qui l’avait tant agité.

Un autre jour encore s’écoula ; cette fois, le marquis, fatigué, se coucha de bonne heure, espérant que le sommeil le délivrerait de ses visions. Mais, à minuit, on heurta par cinq fois à la porte de sa chambre ; il s’éveilla ; la porte s’ouvrit, des pas légers se firent entendre, on vint à son lit, on souleva la couverture, et un corps charmante ! froid comme la glace s’étendit auprès de lui.

« Mon ami, » dit la vois qu’il connaissait trop bien, « je te suis fidèle ; chaque nuit, je quitterai ma demeure ordinaire et je viendrai près de toi. Tu l’as voulu volontairement cet hymen qui nous unit ensemble ; tu es à moi, je suis à toi, et le tombeau même qui finit toute tendresse ne disjoindra pas la nôtre. »

À ces paroles fatales, Grimani, éperdu, veut s’élancer hors de sa couche profanée ; mais une puissance supérieure l’y retient, et, pendant une heure, le livre à toutes les angoisses de la terreur et du désespoir :

« Ce n’est qu’un cauchemar, il me semble ; mais il est horrible, odieux surtout : il effraie, il écrase. »

Il ne voit plus comment il pourra s’en garantir ; l’heure s’écoule, et, comme l’avant-veille et comme la nuit dernière, un baiser froid annonça l’instant de sa délivrance. Le fantôme qui l’obsède s’éloigne, et il peut enfin respirer.

Dès que l’aube a blanchi le ciel, Grimani se lève et va consulter les médecins ; tous lui prescrivent un régime qui lui procure la croyance qu’ils ont de sa folie, et un reste d’amour-propre l’empêche d’avoir recours aux ministres de la religion.

Oh ! pour le soir prochain, il ne le passera pas dans la solitude. Les plus jolies courtisanes de Gênes, ses amis les plus chers prendront part à une orgie qui rappellera les bacchanales de l’antiquité : en effet, dès que la nuit arrive, une multitude de flambeaux ramènent l’éclat du jour dans les appartements ornés avec goût et magnificence ; les cristaux sous toutes les formes ; les guirlandes de fleurs de toutes façons et de toutes couleurs, les arbustes odoriférants, les draperies somptueuses de soie et de velours, des vases d’or et d’argent, des glaces sans nombre qui répètent de toutes façons les objets, la foule des valets revêtus de livrées élégantes et somptueuses ont fait du palais Grimani un séjour enchanté : dans chaque salle, une décoration nouvelle frappe les yeux ; des chœurs de voix, des symphonies ravissantes se font entendre ça et là ; partout on rit, on chante, on danse, on s’amuse ; vingt buffets sont chargés de mets rares et de flacons d’un vin généreux. Il n’est tête assez calme pour résister à tant de séductions ; il n’est pas de chagrin qu’on n’oublie dans ces variétés de plaisirs ; et Grimani lui-même se figure qu’il ne se ressouvient plus de son mariage, infernal. Minuit sonne, les portes s’ouvrent avec fracas, et la voix des valets de chambre, se répétant de salle en salle, annonce la princesse Ortorinska. Qui est-elle ? se demandat-on ; tous l’ignorent. Elle entre : qu’elle est divine ! quelle riche parure ! quel goût exquis ! c’est une noble étrangère, elle vient de Paris, elle va à Rome : l’ambassadeur de Naples près la cour de Versailles la recommande au noble Grimani ; une lettre qu’elle présente au moins l’annonce. Mais Grimani seul voit de la réalité : cette femme que les fourrures, les riches étoffes, les diamants décorent, se montre à lui seul avec sa simple robe, sa couronne de roses blanches et son effrayante pâleur. C’est le fantôme qui le poursuit ; il le regarde avec des yeux éteints qui l’effraient, avec un horrible sourire, il rôde autour de lui, empoisonne pour lui tous les délices de la fête ; et lorsqu’une heure du matin a sonné, il le souille du baiser fatal qui finit son supplice, et l’élégante princesse polonaise, si vive, si gracieuse pour tous les autres, se retire en promettant de revenir bientôt à Gênes ; elle ne reparut, car c’était la vision funeste. La nuit suivante, elle trouva un nouveau moyen pour s’introduire auprès de Grimani qui, en passant la nuit à travailler avec le doge, s’était imaginé que l’apparition n’oserait point franchir le palais de l’État : elle s’y présenta pareillement, et chaque fois que minuit sonnait, ce furent les mêmes scènes qui se renouvelèrent.

Le comte Grimani succombait insensiblement sous les coups du désespoir qui le dévorait ; la vie, la fortune, l’amour, tout était sans charmes pour lui ; il se voyait une existence affreuse que les fantômes tracasseraient toujours.

Je voyageais et la destinée nie conduisit à Gênes. J’avais des lettres pour le comte de Grimani, et déjà lui-même je l’avais vu à Rome et à Venise : c’était alors un jeune et brillant seigneur, beau par excellence et aimable à proportion. Maintenant quelle différence ! Déjà, dès que j’eus mis le pied dans son palais, je ne vis autour de moi que des figures soucieuses et tristes, mélancoliques comme celle de leur maître ; lui-même pâle, hâve, vêtu de noir, sans aucune de ces vivacités d’autrefois, sans enthousiasme dans le caractère ; il terminait ses jours en proie à une mélancolie dont aucune consolation ne pouvait le tirer. Il vint à moi, les yeux hagards, la bouche brûlante ; je trouvai, à ses mains qu’il me tendait, cette sécheresse du tombeau, signe certain qu’on y descendra sous peu ; je m’étonnai de cette maladie fatale et cruelle ; je lui en demandai la cause, il se tut et soupira ; je le pressai, il se refusa longtemps à me satisfaire ; mais enfin, vaincu par mes importunités et se trouvant seul avec moi, il cacha en gémissant sa tête sur mon sein, et m’avoua le désespoir des damnés, qu’il éprouvait à la pensée de l’exécrable et fantastique mariage auquel il avait consenti.

Je l’écoutai gravement, le fait en valait la peine ; je lui fis quelques questions, il y répondit avec franchise ; j’en augmentai le nombre, et il me satisfit sur tous les points.

Je lui dis alors : Votre cas est particulier, mais n’est point irrévocable ; c’était pendant la nuit et dans un cimetière que cette jeune fille vous a apparu, elle vous a trompé en vous déguisant sa situation véritable ; dès lors vous pouvez revenir sur votre parole engagée : cela sera difficile, mais j’espère que nous y parviendrons. Cette nuit, préparez-vous à la passer seul, non point dans votre chambre, mais dans la mienne ; vous y serez défendu contre des illusions décevantes, et les prestiges de l’enfer n’y pénétreront point. Pendant ce temps, j’irai occuper votre place dans votre appartement. Là, j’attendrai ce qui se présentera ; je verrai, j’interrogerai, et, mieux éclairé après cette entrevue, je déterminerai votre mode de réhabilitation.

Le comte Grimani, plus je m’avançais à lui promettre encore le repos et le bonheur et plus il se trouvait étonné qu’il fût possible de le soulager de sa peine. J’eus lieu d’être content de sa docilité ; il vint, comme je l’ai dit, dans ma chambre ; je le plaçai dans un cercle cinq fois répété, et moi-même, muni des ingrédients et des talismans nécessaires à l’opération magique, j’allai processionnellement vers sa chambre, dont je me fis ouvrir les portes avec cérémonie. J’entrai sans regarder à droite ni à gauche, je saluai les intelligences célestes, et, me prosternant devant un prie-dieu que j’avais fait apporter, j’attendis, non sans inquiétudes, l’effet des sortilèges que j’avais entrepris. Les miens, du moins, avaient un but légitime, et ne tendaient pas à faire des malheureux. Au coup de minuit, la porte s’ouvrit comme à l’ordinaire, et j’entendis venir à moi la femme mystérieuse dont l’alliance était si désespérante au malheureux Grimani. Dès qu’elle m’eut aperçu, au lieu de s’avancer, suivant son usage, elle s’arrêta, me regarda avec effroi, et je vis que ses yeux atones demandaient des yeux celui qu’elle ne devait plus revoir que dégagé de ses liens.

« Que cherches-tu ici ? » lui demandai-je.

« Monseigneur, mon époux, » répondit-elle.

« Es-tu réellement sa femme ?

— Oui je la suis.

— Où t’a-t-il donc épousé ?

— En présence de la nature et sur les pierres sépulcrales de ses aïeux ; si tu doutes de ce que j’avance, tous les morts du cimetière se lèveront pour l’attester.

— Cet hymen, » repartis-je, « déplaît à la Divinité, il est le fruit de la ruse ; lorsque Grimani demandait une épouse, était-ce charogne pourrie qu’il réclamait ? C’était une femme de la terre et qui pût encore vivre d’âge d’homme avec lui.

— Il est pourtant mon seigneur et mon mari ; son doigt porte ma bague nuptiale, et la sienne repose au mien.

— Eh Bien ! » dis-je froidement, « il te la rendra, et tout sera fini ; » je poursuivis : « De par ce nom terrible que le sage et l’adepte n’osent ni écrire, ni prononcer, je t’adjure, esprit malfaisant, esprit nocturne, esprit de débauches, esprit de haine, de sortir sans retard du palais Grimani ! Demain, à pareille heure, tu te trouveras dans le cimetière, à la place même où cet hymen impie s’est formé, et là, devant qui tu sais qui sera présent, tu feras valoir tes raisons, si tu en as de bonnes, et nous aussi nous nous défendrons. » En disant ces mots, j’étendis ma main droite qui était armée d’un pentacle formidable. Le fantôme, à son aspect, poussa par trois fois un cri lamentable, se recula et disparut dans les profondeurs de la nuit, laissant après lui une odeur si dégoûtante, qu’un mois après encore le palais Grimani n’en était pas désinfecté. Je revins auprès du maître du palais, il était demeuré au milieu des cinq cercles où il priait avec ferveur ; je fus à lui, le pris par la main et le relevai en disant : Il n’est que minuit un quart, et votre chambre est cependant délivrée de l’hôte importun qui venait la visiter chaque soir ; demain nous achèverons notre ouvrage et vous pourrez respirer librement.

Le pauvre marquis, sans jamais se lasser, m’accabla de remercîments et de marques de sa reconnaissance ; il rentra dans son appartement qui lui était si détestable, et malgré sa confiance en moi, son œil curieux et souffrant alla du lit à la cheminée, de l’ottomane au prie-dieu ; il ne vit rien de sinistre ; il dut croire à ma puissance, et impatiemment il attendit le jour prochain, qui achèverait de le rendre à la vie et au bonheur.

Je fus le premier qui, le matin, entrai dans sa chambre, et lui m’avoua avoir dormi, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Il ne voulut pas me quitter pendant le reste de la journée ; nous dînâmes à la même table ; et, à onze heures précises, nous sortîmes de la ville, tous deux déguisés, et nous nous rendîmes dans le cimetière où cette histoire affreuse devait prendre son dénouement. Quand nous y entrâmes, Grimani, me saisissant le bras, me fit remarquer auprès de nous une forme vague et gigantesque qui semblait nous épier.

« C’est, » lui dis-je, « notre juge.

— Je voudrais le voir de près.

— Gardez-vous-en bien, » repartis-je, « car ce souhait exaucé vous conduirait à la mort. » Je fis asseoir Grimani sur la même tombe où il s’était assis autrefois ; je l’environnai, pour plus de précaution, d’un triangle protecteur, et nous attendîmes que le temps cheminât.

Minuit enfin sonna ; je jetai un regard sur Germani ; il ne respirait plus, à peine conservait-il le sentiment de l’existence. Soudain, nous vîmes venir à nous la funeste bergère, dont la tombe était proche de celle où nous reposions ; elle avait eu peu de chemin à faire pour répondre à l’appel premier de Grimani, et quand elle fut près de nous, je fis un signe, et quelqu’un s’approcha pareillement. Alors je recommençai mes accusations. Le fantôme se défendit, mais sa mauvaise foi était manifeste, il avait trompé la vie avec les moyens de la mort. Je sortis aisément, du doigt de Grimani, la bague qu’aucun effort humain n’avait pu arracher jusque-là, je la jetai sur terre et demandai impérieusement que la nôtre nous fût rendue. Le spectre se tordait les bras, il hurlait mélancoliquement, car sa dernière heure était venue ; je le touchai du pentacle où le grand et triple nom est écrit ; la bague du noble Génois roula sur le gazon, et son épouse répudiée ne présenta plus à nos yeux qu’un tas d’ossements brisés et de chairs à moitié pourries. Celui qui était là en juge inexorable s’éloigne ; mais le vent occasionné par sa fuite s’était refoulé sur le visage de Grimani ; et, à ce terrible contact, Grimani paraissait avoir cessé de vivre Il n’en était rien cependant ; il revint à lui lorsque j’eus mêlé aux spiritueux et réconfortants terrestres ces cordiaux supérieurs connus des seuls adeptes et dont les effets sont si puissants qu’il rattachent au corps l’âme qui, en apparence, en est déjà séparée : ce furent ceux-là principalement qui retirèrent le noble Génois de sa léthargie mortelle.

Sa reconnaissance n’eut pas de bornes ; il fallut néanmoins que, la première nuit après cet événement, je couchasse dans sa chambre : l’absence de la fatale apparition lui prouva l’énergie des moyens que j’avais employés pour parvenir à sa délivrance.

Cependant Grimani tomba dans une mélancolie morne ; je le quittai lorsqu’il s’était livré à de saints exercices de piété ; et longtemps après, cinquante ans peut-être, je le retrouvai prêtre et évêque d’une ville d’Italie ; il me dit que son entrée dans le sacerdoce avait pu seule calmer sa conscience, qui lui avait interdit tout autre mariage charnel.