Souvenirs d’un fantôme/Le Glas du clocher de village

C. Le Clère (tome IIp. 39-62).


Le Glas du clocher de village.


Dans la ville épiscopale d’Alet située dans le Languedoc, au commencement de la chaîne des Pyrénées et sur les bords de l’Aude, vivait en 1207 un paysan vertueux et estimé dans le pays, on le nommait Jacquelin. Il s’en revenait un soir de la ville de Limoux ; le soleil était couché depuis longtemps ; comme il approchait d’Alet, il fut accosté par un prêtre qui paraissait harassé et se traînait à peine appuyé sur un bâton noueux. Jacquelin lui demanda la bénédiction qu’il reçut dévotement à genoux, suivant l’usage du temps et du lieu.

« Jeune homme, » lui dit l’ecclésiastique, « tu parais ne point partager les opinions folâtres qui font presque de tous tes compatriotes d’infames Pattaresques et d’abominables Albigeois ; ils attireront sous peu les foudres du saint-siége et la justice des hauts barons de France.

— Je suis catholique et apostolique dans toute la force de mon ame, » répondit Jacquelin « et je veux mourir dans ma croyance dans ma fidélité au saint-père.

— Dieu t’en récompensera dans l’autre vie et te préservera dans celLe-ci des pièges du malin.

« — Oui-dà, si Dieu se mêlait de cela et s’il perdait son temps à s’occuper de tous les manants du Languedoc et du monde, » dit d’une voix aigre et sardonique une sorte d’Arragonais qui apparut tout à coup à la surprise des deux interlocuteurs, et sorti, ainsi qu’ils purent le croire, d’un amas de débris voisins ; c’était un homme entre deux âges, noir de peau, et dont les deux yeux lançaient des éclairs ; un réseau de soie verte contenait une forêt de cheveux crépus ; un ample manteau rouge enveloppait sa taille gigantesque, et d’amples bottines couvraient des pieds difformes et d’une dimension démesurée. Il maniait une sorte de massue de bois garnie de longs clous de fer du poids au moins de soixante livres et qui semblait ne pas plus peser dans sa main qu’une canne légère. « Par la mort et par le sang, on dirait que je vous fais peur et que ma compagnie vous déplaît, » poursuivit-il ; « je n’aime pas, il est vrai, les capelans, mais je donne gros aux églises ; je me moque des manants routiniers et paresseux, qui me doivent de bons conseils, et parfois j’achète leur récolte ; je vous sais d’un tel caractère, discrète et honorable personne ( ceci était pour le prêtre), et toi, grand pendard de Jacquelin, qui es riche, et qui n’as pas eu encore, ni maîtresses, ni aventures.

— Et d’où me connais-tu, » répondit celui-ci, « pour me parler aussi familièrement ?

— La, la, la, mon brave camarade, ne te fâche point, j’en ai mangé de plus gaillards que toi, et si la fantaisie me prenait, je te briserais les os comme du verre, lors même que notre damp abbé que voilà te prêterait le secours de sa main et de son excommunication.

— Tu es, » dit le prêtre, « un… un véritable patarin.

— Bon ! mieux que cela, » repartit l’étranger qui, se mettant à rire, laissa voir, à la clarté de la lune, des dents longues et presque noires.

« Ah ! tu es le diable, » dit le prêtre.

« Oh ! grand saint Polycarpe, » s’écria Jacquelin en passant du côté de l’abbé ; « si c’était vrai !

— Et quand cela serait, » répondit l’Arragonais en redoublant ses éclats de rire tellement discordants et bruyants que des oiseaux perchés sur des arbres tout auprès et déjà endormis s’éveillèrent et s’enfuirent à tire-d’aile… « et quand cela serait, le diable n’est-il pas un bon vivant, persécuté et que l’on calomnie parce qu’on ne le connaît pas ?

— Si tu l’es, » dit le prêtre gravement, « passe ton chemin, et nous laisse.

— Si je ne le suis pas ?

— Passe également ton chemin et nous laisse ; car tu parles comme si tu l’étais.

— Dans cette alternative, » répliqua l’Arragonais, « je vois qu’il me faut fausser compagnie et me résoudre à cheminer seul ; tant pis pour vous, car vous perdez une belle occasion de vous instruire et même de vous enrichir. »

Le voyageur s’éloigna, en faisant le moulinet de sa massue colossale et en chantant la chanson connue, dans le pays, sous le titre du lai du diable.

La vivacité de sa démarche l’éloigna rapidement ; lorsqu’on ne l’entendit plus, Jacquelin, pouvant parler à peine, dit à son compagnon ; « Est-ce le diable, ou un de ses serviteurs ?

— C’est toujours un de ceux dont il fera sa pâture, » répondit le prêtre ; « c’est un de ces coupables Albigeois, contrebandiers de profession et dont l’ame est vendue à Satan, parce qu’en vérité Dieu ne sait qu’en faire. » La conversation fut poursuivie sur ce ton jusqu’à l’entrée de la petite ville d’Alet. Là le prêtre s’informa de Jacquelin, si l’honnête vavasseur Timothée vivait encore.

« Hélas ! » répondit Jacquelin, « c’était mon oncle, et il y a six mois que nous l’avons enseveli.

— De qui réclamerai-je l’hospitalité dit le prêtre en se parlant à soi-même ; « il est nuit, les maisons sont fermées, je ne connais personne ; il y a tant d’Albigeois dans ce pays. »

Le neveu de Timothée repartit : « Je serais charmé de vous recevoir dans mon humble chaumière, vous y serez mal sans doute, mais la cordialité vous y fera bon accueil.

— Allons, mon fils, à la grâce de Dieu, je ne vous mettrai guère en dépense, car je suis en jeûne perpétuel et je ne couche que sur la paille ; un fagot de branches de saule me servira d’oreiller. » La maison de Jacquelin, petite et modeste, était habitée par lui seul ; il alluma la lampe, offrit au bon prêtre un vieux fauteuil en bois de mélèze recouvert en cuir noir, le seul qu’il y eût dans la chambre et prit pour lui une escabelle qu’il tira de dessous la table ; il voulut laver les pieds à son hôte qui s’y opposa ; il voulut aussi l’engager à renoncer pour ce soir à son abstinence accoutumée ; mais l’homme de Dieu fut inflexible et ne mangea qu’un morceau de pain et une poignée de noix, but de l’eau, puis, après avoir fait la prière en commun, alla s’étendre dans un coin de la chambre, enveloppé dans une couverture de laine, sur le lit qu’à l’avance il avait commandé. Les étoiles, par leur position respective, annonçaient onze heures. Cinq coups furent frappés à la porte de la maison de Jacquelin ; quoiqu’il les eût entendus, il ne répondit point. Quatre coups moins forts les suivirent peu après, et, le même silence ayant continué, on heurta trois fois, puis deux, et une enfin, mais celle-ci tellement prolonlongée que Jacquelin en demeura ému.

« Ouvrez, » dit le prêtre ; « c’est une manière bien singulière de frapper.

— Les voleurs sont en si grand nombre dans la contrée, » répondit Jacquelin, « et il est si tard, qu’il faut bien voir qui nous arrive si inopinément ; » et en disant ces mots il fit jouer le contrevent de la fenêtre. Les rayons de la lune lui firent apercevoir un homme qu’il crut reconnaître pour l’Arragonais de tantôt ; il portait dans ses bras une femme qui paraissait évanouie.

« C’est le diable ou son représentant, » dit Jacquelin s’adressant au prêtre.

« Est-il seul ?

— Non, il tient une femme qui me semble malade.

— Une bonne action à faire, » repartit l’abbé, « et Dieu vous en tiendra compte. »

Jacquelin alluma sa lampe et descendit.

« Est-ce la peur ou la paresse, qui vous empêche de répondre à l’appel des pauvres voyageurs ? » dit l’étranger, sans faire mine de reconnaître qu’il venait à lui ; « vous autres bons catholiques achevez l’œuvre de charité que je commence ; cette femme vient de tomber à mes pieds, et en vérité je crains qu’elle n’ait chuté du ciel. » En disant ainsi, il entra dans le logis, au grand chagrin du maître, qui ne voyait rien de bien clair dans ce récit. La femme fut posée sur le lit de Jacquelin ; l’Arragonais, sans rien dire, quitta la chambre, descendit précipitamment l’escalier et s’éloigna.

Le prêtre, qui couchait tout habillé, s’était relevé, et comme il se disait expert physicien, il assura qu’il retirerait cette créature évanouie de l’état d’immobilité où elle se trouvait.

Mais, à sa terreur complète et à celle plus inexprimable encore de Jacquelin, tous les deux reconnurent que l’évanouissement prétendu était une mort réelle, et, en l’examinant avec plus de soin, Jacquelin vit en elle la femme d’un de ses amis qu’on avait enterrée la veille.

Le pauvre villageois, consterné et lui-même à demi-mort, expirant, compta ce qu’il savait sur ce point, et, se mettant à genoux, demanda au prêtre de le sauver ; jamais il n’expliquerait à ses concitoyens le fait d’une manière qui pût leur paraître vraisemblable ; il passerait pour un magicien sacrilège, pour un déterreur de chrétiens, et le bûcher serait sans doute le sort qui lui serait réservé.

Le prêtre l’écouta attentivement, et, après avoir réfléchi sur ce qu’il avait à faire, convint que le meilleur parti serait de rapporter sur-le-champ au cimetière le cadavre qu’on en avait enlevé ; la terre devait être nouvellement remuée, et il serait donc facile de remettre le corps et de déjouer la malice abominable de celui qui avait joué ce tour affreux.

Jacquelin l’approuve de tout son cœur ; mais il se sentait incapable de reporter seul cette femme au cimetière, et d’aller, sans aide, affronter les nocturnes apparitions ; il en fit l’aveu à son hôte, qui consentit à l’accompagner. Ils enveloppèrent de nouveau le corps dans le linceul mortuaire qui lui servait de vêtement unique jusqu’à ce moment-là, la nuit avait été brillante ; la lune, suivie de son cortège d’étoiles, répandait une douce clarté qui suppléait presqu’à remplacer le jour ; mais, à l’instant où le cortège funèbre sortit de l’humble demeure de Jacquelin, il se fit un changement soudain dans l’atmosphère ; on entendit s’élever, du côté de Limoux, le Sers impétueux, aigre et discordant, qui, chassant devant lui des nuées obscures, bientôt assombrit la face chancelante du ciel. L’habitant d’Alet s’en félicita, car il y avait loin encore de son logis au cimetière, et bien que l’heure fut indue, il redoutait quelque rencontre fâcheuse. Personne ne se montra devant eux ; ils atteignirent le champ du repos, comme l’on dit aujourd’hui, et y pénétrèrent à la faveur d’une brèche que le temps avait ouverte dans la muraille qui l’environnait. Il fallait chercher la place où naguère reposait le cadavre si sacrilégement arraché à son cercueilet ce travail se présentait lent et pénible.

L’ouragan continuait à croître ; d’étranges voix sifflaient dans l’air, et de sourds gémissements leur répondaient du sein de la terre : par trois fois celle-ci sembla tressaillir sous les pas des deux chrétiens qui la heurtaient ; la pluie ne tombait pas encore ; mais de larges gouttes d’eau détachées des nuages que le vent emportait dans l’espace venaient fouetter la figure de Jacquelin et de son compagnon.

Il y eut un instant de relâche, et, dans ce moment l’horloge de l’église paroissiale frappa minuit ; au même instant, un éclair livide et prolongé illumina le plus terrible spectacle. Du sein de chaque tombe se levaient à la fois plusieurs cadavres, les uns squelettes complets, les autres revêtus encore de ces formes qu’ils avaient sur la terre, tous se drapant d’une manière bizarre avec le linceul qui les enveloppait ; ils commencèrent par une procession lente et lourde tout à l’entour de la croix qui s’élevait au milieu du cimetière. Il fallait les entendre mêler leurs psalmodies ralenties aux détonnations furieuses de la foudre, et aux cris déchirants du Sers courroucé. Dix mille trépassés, tous différents de sexe, d’âge, de fortune, de naissance et de rang s’entrelaçaient ensemble, se séparaient, formant déjà des quadrilles bizarres et dégoûtants. Tout à coup mille et mille feux, ou bleus, ou verts, ou violets, qui pétillaient, sautillaient, frémissaient, formèrent la triste illumination de cette fête sans gaité ; jamais ni les yeux ni les oreilles des hommes n’auraient pu, sans une permission de Dieu, assister à une fête aussi épouvantable.

Le pauvre Jacquelin était tombé sur le gazon, à côté du cadavre qui, subitement échappé de ses mains, avait couru rejoindre ses camarades. Lui, haletant, oppressé, tremblant, cherchant de ses mains celles du prêtre, comme pour puiser de nouvelles forces dans ce contact religieux, et l’humble ecclésiastique, tranquille au milieu de cette double tourmente ; priait à voix basse celui qu’on n’implore jamais en vain, et paraissait soutenu d’un courage surnaturel ; saisissant l’épouvanté Jacquelin, l’aidant à marcher, il le traîna plutôt qu’il ne le conduisit à quelque distance, sous le porche d’une chapelle qui s’élevait à l’un des angles de ce lieu redouté ; là il s’assit à côté de lui sur un banc de marbre, et par la permission du Très-Haut, Jacquelin put voir ce que jamais homme n’avait vu, et ce qu’aucun devait voir après.

Les morts cependant commençaient le grand branle, animé par une musique sans pareille : c’étaient douze cents squelettes, qui tordaient dans leurs mains des serpents gigantesques, à qui la souffrance arrachait d’épouvantables sifflements, quatre cents autres, étouffant dans leurs bras puissants des ours d’une taille démesurée, formaient la basse-taille de cette terrible harmonie. Dans une enceinte formée de bières, sur lesquelles retombaient en draperies les poêles funèbres et qu’illuminaient des phosphores diversement colorés ; là, dis-je, chaque mort, donnant et recevant la main de deux autres morts, se mit à danser le branle. Il fallait les voir s’agiter, aller, venir, tourner rapidement, se heurter, se choquer avec un cliquetis d’os qui faisait frémir jusqu’aux esprits célestes qui, dans ce moment, traversaient les airs. Oh ! quels transports ! quelle effrayante joie ! quel délire abominable ! que cette fête était hideuse, et ce branle exécrable à voir ! et puis la foudre, à coups pressés, en détonnations impétueuses et rudement cascadées, roulait, grondait, tonnait, répétée mille et millions de fois par les échos des montagnes voisines. Des éclairs verdâtres et blanchâtres faisaient pâlir les lueurs phosphoriques, et quand ils s’éteignaient, tout restait dans une obscurité qui faisait frémir.

Jacquelin éperdu, ne sachant s’il appartenait ou non à ce monde, contemplait, d’un regard stupide, la scène sans pareille dont il était le témoin. En ce moment, parut à côté de lui le malicieux Arragonais qui, lui frappant sur l’épaule, de manière à le faire tressaillir, lui dit :

« Eh bien ! l’ami, que te semble du spectacle que je t’ai procuré ?

— Qui que vous soyez, » répondit Jacquelin d’une voix tremblante et assourdie, « n’est-ce pas assez vous jouer de nous, et ne pourrions-nous regagner en paix ma maison abandonnée ?

— Bon, » répliqua l’Àrragonais en riant de son sourire diabolique, « je me figurais que tu serais charmé d’ouvrir le bal avec l’aimable compagne que je t’avais procurée !… »

Jacquelin, à ces mots, sentit un frisson glacé qui fit vibrer tous ses nerfs, des pieds à la tête, et, portant autour de soi un regard de douleur et de consternation, il craignit de voir venir à lui ce cadavre infect dont on le menaçait : sa terreur n’était pas vaine ; car, du milieu d’un groupe de trépassés, s’avancait vers lui cette vision détestable ; déjà elle approchait de manière à ce qu’il en sentît l’odeur repoussante et cadavéreuse, lorsque le prêtre, lassé de sa propre patience à supporter ce spectacle infernal, étendit la main aux doigts consacrés qui porte tous les jours le corps adorable du Sauveur : il en sortit une flamme brillante et chargée d’étincelles qui, partant avec impétuosité, allèrent frapper le cadavre impur avec tant de violence, qu’il en poussa d’horribles cris et qu’il se recula précipitamment.

L’Arragonais, à cette manifestation d’une puissance qu’il ne soupçonnait pas, jeta sur le saint prêtre un regard de fureur ; son regard lui fut rendu avec tant de hauteur et de fierté, qu’à son tour il se sentit lui-même abattu ; mais, ne voulant point céder la victoire, il fit un signe, et des tableaux plus effrayants que ceux qui jusque-là avaient accablé Jacquelin se montrèrent en foule sous tous les aspects possibles : c’était un mélange de tout ce que les enfers et le centre de la terre peuvent produire de plus infâme et de plus effrayant. Jamais prodiges pareils ne s’étaient présentés encore : tout ce que la débauche la plus effrénée peut inspirer à des trépassés, tout ce que le souvenir déchirant de l’impénitence finale enfante dans l’ame des démons se réunissait et se confondait pour achever d’accabler Jacquelin. Mais le prêtre, lassé dans sa patience, se levant, tendit de nouveau sa main puissante, en disant :

« C’est assez ! »

Soudain un coup de tonnerre semblable à celui qui retentira pour briser les quatre continents au jour fatal de l’anéantissement des mondes éclata sur le cimetière qu’il inonda d’éclairs. Jacquelin se laissa choir la face contre terre, et quand il se releva, tout avait disparu. La nuit profonde s’étendait sur ce lieu où naguère luisaient tant de lumières discordantes où le repos régnait. Dans ce moment, d’un côté, il vit un être lumineux, couronné d’étoiles radieuses : une longue tunique blanche et semée de diamants scintillants formait sa parure ; des ailes nuancées de mille couleurs annonçaient son origine céleste ; de l’autre, un monstre hideux et effrayant rampant contre terre ; ces deux personnages étaient son ange gardien et Satan ; Satan vaincu et chargé de chaînes.

« Misérable, » lui dit l’ange d’une voix éclatante et sonore, « tu n’as pas craint de lasser ma patience ; va, maudit, au feu éternel où tu dois brûler sans terme ; et toi, brave chrétien qui, sans me connaître, m’as accordé l’hospitalité, tu recevras dans un mois la récompense que je te destine. »

Un gouffre s’ouvrit, au milieu duquel Satan disparut, en poussant des rugissements atroces. L’ange, déployant ses ailes, monta vers sa patrie lumineuse ; et, un mois après, les habitants d’Alet accompagnèrent le cadavre de Jacquelin à sa dernière demeure, car la récompense des vertus ne peut être complète sur la terre ; c’est dans le ciel que l’homme pieux va la recevoir.