Souvenirs d’un fantôme/Le Paysan et le Diable

C. Le Clère (tome IIp. 31-38).


Le Paysan et le Diable.


Un paysan venait de la ville et s’en retournait chez lui. Il n’avait pu, faute d’argent, acheter plusieurs choses qui lui étaient nécessaires et d’autres dont la revente lui eût procuré un grand profit. Chagrin de sa pauvreté, il s’en allait rêvant, à part soi, à l’avantage de la richesse, et tout en cheminant, il disait d’une manière mentale, qu’il serait bien homme à se donner au diable si le diable l’enrichissait au dessus de tous ses voisins.

Pendant qu’il roulait ainsi cette pensée sacrilège, il atteignit la lisière d’un bois et vit imparfaitement devant lui (la nuit était close) l’entrée d’une route qui s’abaissait entre deux tertres élevés, et qui avait la réputation d’être un véritable coupe-gorge ; il s’y enfonça néanmoins sans balancer, tout préoccupé de sa pensée fatale. Il y marchait déjà depuis quelque temps, lorsque le bruit d’un pas lourd se fit entendre, et lorsqu’une haleine embrasée vint frapper son oreille ; il y avait auprès de lui un voyageur à la haute stature, au visage pâle et livide, qui se mit à cheminer d’un pas égal au sien, et avec lequel il tarda peu à entrer en conversation. Les paroles semblaient ne pas sortir des lèvres des deux voyageurs ; ce qu’ils se disaient était tout intérieur et cependant ils s’entendaient à merveille ; le nouveau venu dit à l’autre : Tu as bien raison de te plaindre de ton sort et plus de raison encore de vouloir en changer ; il dépend de toi d’acquérir de grandes richesses et de te rendre supérieur à ceux qui, jusqu’à ce jour, t’ont regardé comme au dessus d’eux. Je puis, moi qui te parle, te procurer tous les biens dont tu manques ; mais pour cela il faut du courage et de la résolution, pour cela il te suffira de te donner à moi, de m’adorer, et je te comblerai de toutes sortes de biens. Le paysan, épouvanté et devinant quel était son terrible compagnon de voyage, n’éprouva pas d’abord toute l’horreur qu’il devait en ressentir. Sa pauvreté, dont il voulait sortir à quelque prix que ce fût, devint le véhicule qui dicta sa réponse.

« Je sais bien qui tu es, et devrais, en invoquant le Rédempteur, te faire partir à l’instant même ; tu viens me tenter et je ne suis pas disposé à me ranger sous ta loi.

— Je te donnerai des terres plus que n’en a le seigneur de ton village et de l’argent plus que n’en possède le couvent des Bénédictins du lieu.

— Et pour tout cela, » repartit le paysan, je devrais te rendre foi et hommage, t’abandonner mon ame pour l’équivalent ; car c’est là le prix dont tu fais payer tes complaisances.

Veux-tu voir, » reprit le voyageur mystérieux, tout ce que je ferai pour toi ? Regarde un peu à ta droite et vois ce qui frappera ta vue. » Le paysan regarda et vit un plat gigantesque d’argent massif et tout rempli de pistoles, de ducats, de florins et de louis d’or jusqu’à en déborder. L’eau en vint à la bouche du paysan, qui se sentit possédé du désir éminent de conquérir cette belle proie ; mais, d’un autre côté, il ne voulut pas non plus consommer le sacrifice que son compagnon exigerait. Il lui revint en ce moment dans la pensée qu’il avait en poche un chapelet de médailles, de reliques et d’agnus Dei ; il ne marchanda pas, le tira bravement de sa poche, et tout à coup le jeta autour du cou de l’étranger, après avoir eu soin de prendre ses dimensions, afin que le coup ne manquât pas. Son acte d’audace lui réussit. La chaîne bénite, avec laquelle il dompta le prince des ténèbres, eut tant de force, que tous les mouvements de Lucifer, accompagnés d’horribles hurlements, ne purent parvenir à le dégager du guet-apens qui venait de lui être tendu ; il se débattait de manière à faire trembler ce monde-ci et l’autre, mais le ferme paysan ne lâcha jamais prise, en déclarant qu’il ne lui rendrait la liberté que si Satan lui faisait pur cadeau de l’or qu’il avait devant lui dont il voulait la propriété jusqu’au plat. Le diable se débattit, cria, fit des menaces ; mais enfin il fut contraint, pour obtenir sa délivrance, d’entrer en arrangement. Il commença en effet par demander la liberté, et il finit par se contenter du moindre présent qui lui serait fait, tant il avait d’impatience de se débarrasser du piège dans lequel il était tombé.

Le paysan, bien rassuré par la parole solennelle du diable, que le trésor qu’il lui abandonnait ne s’évaporerait pas en fumée et ne deviendrait pas feuille de chêne, prit dans le plat un ducat rogné, et le jetant au milieu du chemin : « Tiens, méchant, » dit-il, « voilà le gain de ta journée, profites-en et me laisse en repos. » En même temps il le dégagea du terrible chapelet, et le diable honteux et confus, regardant piteusement les richesses qu’il abandonnait pour une si chétive récompense, emporta la pièce et disparut. Le paysan, de retour à son village, donna une partie du trésor aux moines du lieu, et par ce sage cadeau s’acquit la propriété légitime de tout le reste.