Souvenirs d’un fantôme/La flatterie du Diable

C. Le Clère (tome IIp. 91-100).


La flatterie du Diable.


Dans la ville de Toulouse, en 1485, madame de C*** jouissait de la considération publique qu’elle devait à sa naissance, à sa fortune et à sa beauté… Plus elle avançait en âge, et plus elle paraissait embellir : c’était un prodige que de la voir, et on ne pouvait comprendre comment elle trompait le temps.

Reculons… Le jour où elle allait atteindre sa dix-huitième année, elle se regarda dans son miroir et trouva sa figure tellement insignifiante, qu’elle se prit à pleurer en disant : « Je crois que, si le diable me rendait belle, je me donnerais à lui. » Le lendemain, comme elle allait à la messe, suivie de sa femme de chambre et deux laquais, une pauvre femme l’aborde en lui demandant l’aumône, et comme mademoiselle de P*** ouvrait son aumônière pour lui donner un liard, elle en vit tomber un papier que sa curiosité l’engagea à retenir. Elle entendit peu la messe, tant elle était préoccupée de ce qu’elle allait lire. De retour à l’hôtel de son père, elle se renferma dans sa chambre, où elle trouva ces mots écrits en lettres rouges sur un parchemin de peau humaine : « Si tu as autant de courage que tu peux posséder de beauté, tu laisseras ouverte la fenêtre gauche de ta chambre, de minuit à une heure ; sois sans crainte, je n’ai aucun pouvoir de te faire du mal. Satan. » Surprise d’une telle missive et plus encore de la signature, elle regarda la lettre comme une plaisanterie et en eut vraim ment du dépit, à tel point elle était avide d’échanger sa physionomie commune et sans expression pour une toute gracieuse et animée. Cette nuit donc, elle ne se coucha pas, et, comme minuit sonnait à l’horloge de la paroisse de Saint-Étienne, elle ouvrit la fenêtre indiquée et se mit à regarder le ciel. Il était sombre, et de fréquents éclairs l’illuminaient ; le tonnerre grondait dans le lointain et le vent soufflait avec violence. Il convient de dire que, quoique la chambre ne fût qu’au second étage, l’élévation en était excessive, et qu’il était impossible qu’on pût y arriver du bas de la maison.

Quelques minutes après, et comme mademoiselle de P*** continuait à regarder, elle aperçut, au nlilieu des nuages, un point bordé d’un rayon de couleur de feu qui descendait rapidement et qui paraissait se diriger vers elle ; étonnée, elle s’inclina par un mouvement involontaire, et tout aussitôt un homme d’une taille colossale et vêtu de rouge sauta de la fenêtre dans la chambre, en disant : « Me voici :

— Qui êtes-vous, » demanda mademoiselle de P***, « sans être trop curieuse ?

— Celui qui t’a écrit, » lui fut-il répondu.

« Parlez-moi avec plus de respect, » reprit-elle, « je suis fille de qualité. »

Satan, car c’était lui-même, confondu de tant d’orgueil, lui répliqua : « Vous êtes digne, en effet, d’être ma reine et celle de tous les miens ; je venais ici pour vous commander, mais vous me subjuguez, donnez-moi des ordres, votre esclave les exécutera. »

Un propos pareil fit disparaître le mouvement de crainte qui s’était élevé dans l’ame de la jeune Toulousaine ; elle examina attentivement celui qui se présentait à elle et lui dit : « Je vous croyais plus laid que vous n’êtes, vous n’êtes pas beau pourtant, mais on vous avait peint à moi comme un monstre.

— Vos prêtres qui me haïssent aussi et ne me connaissent pas, » reprit Satan, « me calomnient ; je suis malheureux plus que méchant, je vous assure ; et en preuve, c’est que je vous servirai à votre fantaisie, sans vouloir que vous vous donniez à moi. Pour débuter, permettez-moi d’ajouter à vos charmes. Vous vous croyez laide ; eh bien ! cela n’est pas plus vrai que ma prétendue scélératesse ; néanmoins on peut vous embellir, j’en prendrai le soin, et vous serez adorable ; prenez ce sifflet, portez-le un peu à votre cou ; quand vous aurez besoin de moi, soufflez dedans, et je paraîtrai aussitôt. » En même temps, il lui remit une chaîne « d’or admirablement travaillée, à laquelle pendait le petit sifflet, qu’il était facile de cacher dans les plis de la robe ; puis il lui donna pareillement deux pots de pommade, l’une pour s’oindre le visage, et l’autre qu’elle emploierait et dont il lui indiquerait l’usage si la fantaisie lui prenait d’aller au sabbat ; puis, l’ayaint saluée avec toute sorte de vénérations, il remonta sur la fenêtre et disparut. Mademoiselle de P***, loin d’avoir horreur de ce qui venait de se passer, conserva précieusement les cadeaux du diable, et en fit un fréquent usage. Sa beauté, un an après, frappa tous les yeux, il n’en était pas de plus régulière et de plus accomplie. Des partis se présentaient en foule ; on mit presqu’à l’enchère cette magnifique personne. Le très riche M. de C*** obtint la préférence sur ses rivaux, et il se crut heureux ; le mariage fut prospère, plusieurs enfants en naquirent dont la postérité subsiste aujourd’hui. Tout réussissait à cette famille : un cas embarrassant se présentait-il, madame de C*** avait recours à son sifflet : elle appelait le diable, qui venait exactement et qui lui donnait la solution de tout ce qu’elle demandait. Elle, en revanche, la nuit de chaque premier samedi du mois, ne manquait pas de faire une visite à son bien-aimé, comme elle l’appelait, et cette visite avait lieu au sabbat. Trente ans peut-être s’écoulèrent de cette façon-là : madame de C*** s’endurcissait dans son crime, lorsqu’une nuit, comme elle revenait du sabbat qui se tenait, cette fois-là, sur la montagne d’Alaric, proche de Carcassonne, à l’instant où, à cheval sur son manche à balai, elle passait au dessus du couvent des Cordeliers de la grande observance, la cloche, qui était bénite, vint à sonner matines ; à cet aspect sacré, la puissance diabolique qui soutenait en l’air madame de C*** cessa tout à coup, et laissa tomber cette malheureuse de plus de deux cents pieds de hauteur peut-être, sur un gros arbre du jardin des révérends pères, ce qui amortit la violence de la chute ; elle n’en arriva pas moins à terre toute brisée. Aux cris plaintifs qu’elle poussa, on accourut ; elle était là toute nue, les moines en eurent horreur, on la couvrit d’une robe sale de religieux, et, au lieu de la secourir, on se mit à l’exorciser. Elle, en proie à des douleurs intolérables et au lieu de s’amender, ne répondit que par d’affreux blasphèmes. Dans ce moment on vit, sur chaque branche de l’arbre, une multitude innombrable de démons, tous armés de crocs et prêts à saisir au passage l’ame qui allait s’échapper de sa misérable enveloppe ; cela ne tarda pas. Madame de C*** mourut en poussant un horrible hurlement, et tous les moines affirmèrent qu’ils avaient vu la gent infernale se rejeter mutuellement entre elle cette ame, comme ils l’auraient fait d’un ballon. On trouva dans les papiers de madame de C*** les détails que nous avons donnés de sa première entrevue avec Satan.

Cette histoire, qui semble fausse de tout point, selon les règles de la raison, a toujours eu, à Toulouse, une réputation d’exactitude et de réalité. Les annales de cette ville ont conservé ce fait dans leurs chroniques ; il y est consigné à l’année où il a eu lieu. Je n’ai pas voulu, par égard pour une famille qui a eu des hommes célèbres dans la magistrature, l’Église et les armes, et à laquelle j’ai l’honneur d’étre allié ; je n’ai pas voulu, dis-je, livrer au public le nom de femme de la dame ; mais sur les rives de la Garonne, à la lecture de ce récit, le nom de C*** sera dans toutes les bouches. L’annaliste Germain Lafaille n’a pas eu ma discrétion dans ses deux volumes in-folio, qui contiennent les annales de cette ville célèbre, depuis son origine jusqu’à la mort de Henri IV.