Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Six semaines en corse (1887) Le tour de l’île en calèche/Chez les bandits


CHEZ LES BANDITS


Jamais le banditisme, qui est l’art de se rendre justice soi-même et sans frais, n’a été cultivé par plus d’artistes corses qu’il ne l’est en ce moment. Six cents de ces Éviradnus couronnent les montagnes, et, dans les vallées, six mille complices forment leur armée pastorale.

On se décime en famille, tantôt dans le myrte et tantôt dans le romarin, et la population, qui pourrait, selon les statisticiens sérieux, atteindre à un million d’hommes, se chiffre environ à deux cent vingt mille âmes.

Car les statisticiens comptent par âmes, les corps, ainsi qu’on voit, n’ayant qu’une valeur secondaire.

Je pense que dans quelques années, soit lorsque, grâce à la bonne vendetta chantée par Mérimée, il ne restera plus dans l’île qu’une dizaine de mille insulaires, tous fonctionnaires, la France songera à coloniser… cette colonie.

Il suffit de consulter les cartes pour constater qu’elle est plus proche que le Tonkin.

Hélas ! je verrai ce temps-là, et je le regrette, car la Corse, telle qu’elle est, m’enchante.

J’y réalisai l’un des rêves de ma jeunesse : celui d’être Bas-de-Cuir chez les Peaux-Rouges.

Les métaphores sylvestres fleurissent naturellement nos confabulations, et entre compagnons de voyage nous ne nous connaissions plus déjà que par des surnoms fenimoresques d’une saveur de forêt vierge.

— Où est Pipe-d’Écume ?

— Dans la sente aux Lianes, avec le Chasseur-de-Mouflons. Œil-de-perdrix est allé le rejoindre !… »

Les passages silencieux, avec leurs ondulations boisées, encadrent à merveille ces dialogues, et de temps en temps, dans les gorges des montagnes, une détonation pittoresque, annonçant que justice sommaire de quelque chose par quelqu’un venait d’être faite sous le seul regard de Dieu, ajouta encore à l’illusion. C’est une des deux cent mille âmes de la Corse qui s’envole et réintègre le Grand-Tout.

« Prions », disait Canne-à-Épée.

Cette ressemblance de la Corse avec l’Hudson avant la conquête, ajoutée au caractère des villes que nous rencontrons, est frappante.

Je m’obstine à voir en Ajaccio l’un de ces forts anglais, avant-postes de la civilisation armée, où l’on doit, selon Fenimore, enlever la fille blonde du major !… Elle en est pleine, de ces blondes, car la Grande-Bretagne, qui regrette cette île, est en train de créer à Ajaccio, comme à Madère, une petite station d’hiver qui deviendra grande.

Corte serait, on imagine, la citadelle arrogante assaillie par des Indiens scalpeurs, tatoués et hurlants. Ils sont les personnages nécessaires du tableau.

Bastia réaliserait, tel qu’on se le représente, le premier comptoir de commerce établi par une Société puissante, débrouillarde et alliée aux Peaux-Rouges.

Assurément, le voyageur ne doit qu’au banditisme la sensation très aiguë d’état sauvage qui l’accompagne en Corse pour ne plus le quitter qu’à Marseille.

Mais il est évident qu’on se sent là très loin de toute société policée, et notamment de ce Code dont l’auteur, je ne cesse de le remarquer, par une ironie bizarre du sort, est précisément né dans le pays qui en fait le moins de cas. Le gendarme y apparaît comme une anomalie.

Il en est une. On ne se sait pas ce qu’il représente.

On comprend très bien que l’un d’eux ait un jour arrêté le poète Glatigny en train de composer des vers sur des bouts-rimés que lui jetait un merle. Il faut bien qu’ils usent leurs bottes et s’occupent à quelque chose.

On pense que je ne négligeai pas de visiter le lieu, pour moi sacré, qui a été témoin du seul acte d’autorité accompli par le gouvernement français en Corse.

Je décrochai donc ma lyre, que j’emporte partout où je vais, ficelée à mon parapluie et, m’étant dirigé vers la gendarmerie de Bocognano, je m’assis devant elle.

Cette gendarmerie était abondante en gendarmes.

Ceux que j’avais devant moi me parurent être les fils ou les frères de ceux qui avaient incarcéré Glatigny. Ils étaient occupés à regarder avec une lorgnette la cime d’une montagne voisine, qui domine le village et s’appelle la Pintica.

Or, dans cette Pintica, depuis plus de quarante années, je dis quarante, habitent deux bandits fameux, aujourd’hui des vieillards, qu’aucun gendarme n’a jamais pu prendre, sous aucun gouvernement. Il est vrai qu’ils ne sont pas poètes. Quand le merle leur parle, ils lui répondent en merle.

Pour les gendarmes, cette Pintica est une cime inaccessible. L’idée de grimper là leur fait transpirer les bottes.

Ils savent d’ailleurs que les deux vieillards sont tireurs émérites et qu’à cinq cents pas ils n’ont pas encore manqué leur homme.

« Brigadier, dis-je à celui qui dardait la lorgnette, vous contemplez une bien jolie montagne. Elle est verte, comme l’émeraude, et j’ai apporté ma lyre pour la célébrer devant vous. L’un de mes amis, qui est mort, en traite éloquemment dans un petit opuscule consacré à la gendarmerie corse et purement édité par Lemerre vers 1869.

« C’est là que réside paisiblement cette antique famille des Bellacoscia, déjà florissante du temps de feu Glatigny, et tout à fait prospère du nôtre. Bien des générations de gendarmes se sont succédé et se succéderont encore avant que l’une d’elles mette enfin la main sur ces gloires de la Corse qu’Edmond About visita, qui eurent l’honneur de saluer le baron Haussmann, puis S. M. la reine de Suède, et vingt autres étrangers de distinction en passage. »

Comme le brigadier continuait à explorer de la lorgnette les maquis de la Pintica, je tirai encore de ma lyre quelques accords enthousiastes :

« L’aîné de ces vieillards, repris-je, le plus…, comment dire ?… le plus opéra-comique, Antoine, celui dont on parle dans le Guide Joanne, fit ceci : — il offrit, en 1870, à Gambetta, d’organiser à Ajaccio, pour la défense nationale, un bataillon de bandits corses !… Il se chargeait de l’amener tout équipé à Tours, à la condition qu’on lui en garantît le commandement. Pendant dix jours il se promena dans la ville, muni d’un sauf-conduit bien inutile, ô brigadier, et il buvait au café du Roi-Jérôme, à la santé de cette patrie française dont tout lui était cher, excepté les lois qui la régissent.

« Peut-être Gambetta eut-il peur qu’il exigeât la Légion d’honneur. Toujours est-il que, le sauf-conduit expiré, le vieil et vénérable Antoine regagna sa montagne la canne à la main. Depuis ce temps-là, il boude la République, dit-on. Il y a de quoi. À présent c’est lui qui mène les élections du canton, et pas un candidat ne passerait à la portée de son remington sans avoir été préalablement agréé par cette influence escarpée. Ah ! vous contemplez une belle cime, brigadier, elle est verte comme l’émeraude ! »

Le gendarme jeta sur moi un coup d’œil soupçonneux et tordit sa moustache.

« Vous m’avez l’air de savoir bien des choses sur les gens de là-haut, » grommela-t-il.

Et il cherchait dans toutes les cavernes, désespérément.

Ces illustres bandits sont en effet d’une popularité extraordinaire dans l’île, si extraordinaire que, en attendant les honneurs de l’opéra-comique, auxquels ils ont tous les droits possibles et imaginables, ils jouissent déjà de la gloire des Guides Joanne ou Baedeker.

« Ne manquez pas, disent ces manuels du parfait touriste, ne manquez pas, si vous pouvez, en passant par Bocognano, d’aller fumer une pipe sur la montagne (1.800 mètres) avec les frères Bonelli, fameux bandits ethnographiques, qui, sous le nom de Bellacoscia, symbolisent la vieille tradition séculaire de la vendetta. »

Ils donnent ce conseil, les excellents guides, mais il n’est pas facile à suivre ; et voilà tantôt quarante ans que la gendarmerie française essaye, sans y réussir, d’aller fumer cette pipe, à cette altitude, avec les Fra-Diavolos corses.

C’est pour cela sans doute que Baedeker et Joanne disent en leur langage : « Ne manquez pas… si vous pouvez !… »

Par un concours de circonstances favorables, je l’ai fumée, moi, cette pipe de dix-huit cents mètres ! Il m’a été donné même de déjeuner à la maison d’Antoine Bellacoscia, dans cette gorge de la mystérieuse Pintica que le nouveau roi des montagnes a baptisée : le Palais-Vert ! Mais j’y ai laissé une paire de bottes, par exemple !

Miséricorde ! quelle ascension !

Un soir, au café du Roi-Jérôme, place du Diamant, à Ajaccio, je témoignais du regret que j’aurais de quitter la Corse sans avoir accompli le vœu des guides : « Ne manquez pas… si vous pouvez ! »

Il était d’autant plus difficile de « pouvoir », que les malheureux outlaws étaient, je l’ai dit, terriblement traqués par un brigadier de gendarmerie formidable, qui avait juré de les pincer, en dépit des quolibets ironiques de ses compatriotes.

Prendre les Bellacoscia, des gaillards qui, avec un vieux fusil à pierre, vous abattent leur homme à cinq cents mètres, au mitan du front, et qui en remontrent aux renards pour la topographie des grottes et cavernes, c’est un problème dont l’insolubilité pratique équivaut, en Corse, à celle de la décevante quadrature du cercle.

Toujours était-il qu’à cause du farouche brigadier, ces messieurs Bonelli recevaient moins que jamais, au Palais-Vert. « Ils ont arrêté leurs jours ! » me dirent les officiers en me quittant. Et je me levais moi-même pour rentrer à l’hôtel, quand un notable m’aborda.

C’était sans nul doute un personnage très honorable et même considérable d’Ajaccio, car pendant notre colloque tous les passants et promeneurs le saluaient profondément.

— Je vous ai entendu, me dit-il avec le plus affable sourire. Vous désirez voir nos Bellacoscia ! En d’autre temps rien ne serait plus aisé, surtout pour un poète lyrique tel que vous me semblez l’être. Mais en ce moment ils vivent dans des grottes inaccessibles même aux aigles, et que moi-même je ne connais pas. Vous ne pourriez donc visiter que leurs habitations, leurs familles et leurs domaines. Si cela vous suffit, au moins pour cette fois, vous n’avez qu’à me le dire, et ils le sauront avant une heure. Mais j’y pense, vous êtes marié, n’est-ce pas ?

— Marié, oui, et père de famille. Mais quel rapport…?

— Je dois vous avertir que les mœurs en Corse, sont très pures, surtout chez les bandits. Les femmes et les filles des Bellacoscia passent ici pour des beautés. Si vous n’étiez pas marié, je serais moins sûr de leur réponse. Du moment que vous l’êtes, ça ira tout seul. Vous n’aurez, pendant que vous serez là-haut, en train de causer avec ces dames, que deux fusils braqués sur vous à deux cents mètres, je dis braqués au bout de deux bras dirigés par quatre-z-yeux qui n’ont jamais mis que dans le noir des cibles, mais braqués des grottes environnantes, sans que vous sachiez laquelle, ni d’où ils braquent ! Ce que je vous dis, c’est pour votre instruction de voyageur, car, puisque vous êtes marié, vous n’avez rien à craindre ! Évidemment.

Et, ce disant, le notable disparut. Une heure après je recevais par un gamin une carte où je lus :



M. Z… X…
conseiller général de la corse
Ils vous attendent demain à déjeuner.

Le soir même j’arrivais à Bocognano, à neuf heures, et tout de suite, dans la salle de l’auberge, je vis que j’étais attendu. Nos lits étaient prêts, et le repas.

Le lendemain matin, à la pointe du jour, nous rejoignîmes notre escorte dans un cabaret du village.

Elle se composait de trois personnes, choisies à deux fins : d’abord pour nous guider à travers le labyrinthe du maquis, et ensuite pour nous y tordre le cou s’il y avait lieu, c’est-à-dire si nous nous révélions tout à coup comme mouchards après avoir été présentés comme touristes.

C’était d’abord un solide gars de vingt ans, d’allure délibérée, aux traits aussi purs qu’énergiques, un propre neveu des Bellacoscia ; puis un autre, son cousin, non moins redoutablement découplé, et enfin un être bizarre et énigmatique, sans âge, sans sexe, qui portait à la fois jupes et culottes, et dont le nom, fameux dans toute l’île, est Marthe.

Cet androgyne, assis à une table du petit cabaret, fumait un des cigares courts et gros, pareils à un pouce d’estropié, qui sont particuliers au département et berçait sur ses genoux une fillette qui l’appelait « ma tante » et paraissait d’ailleurs l’adorer. Or, cette Marthe au menton fleuri était le guide que nous allions avoir pour monter à la Pintica.

Elle embrassa sa nièce entre deux bouffées et dit : « Partons » !

Les deux jeunes gens sanglèrent leur cartera, ou ceinture de cartouches, passèrent leur fusil en bandoulière et nous déguerpîmes par le potager du cabaret.

La gendarmerie dormait encore ; mais pour dérouter tous les soupçons, nous avions expédié le mulet chargé de vivres du côté de la forêt de Vizzavone, et, rétrogradant sur Ajaccio, nous en suivions innocemment la grande route, sans avoir l’air de nous connaître, à des distances inégales.

Tout d’un coup l’androgyne, qui marchait en avant portant un faix de bois sur les épaules, fit un bond prodigieux sur la droite, et glissa sur une pente presque à pic au bas de laquelle roulait un torrent.

Les jeunes Corses l’imitèrent, et nous dûmes en faire autant. Je n’arrivai, pour ma part, au torrent qu’en me retenant aux troncs de quelques braves châtaigniers plantés là par la sainte Providence. C’était l’entrée du maquis. « À la vôtre ! » me cria Marthe en lampant à sa gourde une forte gorgée de rhum. Et elle alluma un autre cigare.

Je me hâte d’ajouter ici qu’elle en fuma deux douzaines avant notre arrivée au Palais-Vert, ils lui servaient de fanaux sur les pics pour nous guider.

Mais quelle escalade !

Je comprends que les pandores corses y regardent à deux fois !

Parvenu aux bords écumants de la Gravona, torrent sublime, mais sans ponts, il nous fut déclaré que nous avions à le traverser deux fois, et cela aux endroits mêmes où il roule si furieusement qu’il charrie des blocs de granit ! « Faites comme moi ! » nous cria l’hermaphrodite. Et nous la vîmes bondir encore de blocs en blocs, telle une truite enveloppée d’écume, son éternel cigare au bec. La vérité qui pousse l’empereur Frédéric à dire qu’il est Barberousse, dans Les Burgraves, me contraint d’avouer que si une planche habilement jetée d’un bord à l’autre ne nous avait aidés à passer cette Gravona diabolique, jamais je n’aurais déjeuné avec les filles des Bellacoscia, sous la menace des flingots invisibles.

Le torrent deux fois traversé, au milieu d’un bacchanal de fin du monde, je commençai à user mes bottes.

Celui qui n’a pas marché dans le maquis ne sait pas ce que c’est que la gymnastique ! Nulle trace de sentier dans l’épaisseur de cette haie vive immense. On s’étage peu à peu sur des cailloux en dégringolade permanente.

Les épines, les branches, les racines enchevêtrées, vous piquent, fouettent, accrochent, cognent, blessent et lacèrent. On se sent tricoté vivant, dévidé comme un peloton de fil par un chardon, on saigne, on jure, on pense à Régulus et à son tonneau, et c’est le désespoir dans le plaisir.

De temps en temps, dans les endroits découverts, un coup de poing amical vous écrase le chapeau et vous nivelle le crâne hors de la longue-vue des gendarmes ; puis on se trouve suspendu par la culotte, ou du moins ce qu’il en reste, au-dessus d’un précipice où hurlent les stryges du vide.

À chacun de ces paysages nouveaux, Marthe qui volait comme un sylphe, et sans même accrocher ses jupes, sifflait brièvement entre ses doigts, et un enfant apparaissait, tantôt sur un arbre et tantôt entre les pierres.

C’étaient les sentinelles postées sur notre passage, et qui annonçaient notre venue.

Et nous allâmes ainsi cinq heures, enfiévrés par cette ascension et traînés par cette sorcière fumante.

Comment les Corses, même les plus robustes, résistent à des marches dans le maquis telles que celle dont la courbature hante parfois encore mes reins en rêve, c’est ce qu’on ne comprend pas même au Club alpin.

Et pourtant les insulaires filent là dedans comme une hirondelle à travers une toile d’araignée. C’est un mystère, que Napoléon n’a pas révélé à Las Cases à Sainte-Hélène, et dont le secret ne sort pas de l’île. Je l’ai découvert et je le trahis, au bénéfice de notre nouveau corps de troupes de montagne.

Dans certains torrents du pays, et notamment dans le Fium’Alto, qui traverse l’Orezza, où sont les eaux médicinales que vous savez, on trouve de petites pierres ferrugineuses de forme carrée, dont la propriété magique est de rendre infatigable. Les Corses l’appellent « quadrata ». Ils l’attachent à leur genou gauche, comme un diamant aux guêtres, et ils vont !

Je voulais en acheter quelques-unes pour les sociétaires de la Comédie-Française, gens foncièrement déambulatoires ; mais elles n’ont de vertu que si on les découvre soi-même dans le Fium’Alto, un vendredi, au clair de lune. Lisez :

« Dans le fief de Canari, auprès d’un lieu nommé Oreglia, on trouve une matière tout à fait ferrugineuse qui a une singularité qui lui est propre : c’est que, de quelque façon qu’on la retire de terre ou des rochers, elle présente toujours une figure carrée comme un dé ; c’est à cause de cela que les Corses l’appellent : pietra quadrata, et qu’ils disent : Questia pietra deve essere quadra come un dado del colore del ferro. — Ils en racontent des merveilles et des choses si prodigieuses que, par cette raison-là, on pourrait retrancher la plus grande partie des rares vertus qu’ils lui attribuent : ils disent que si quelqu’un veut faire un long voyage, il n’a qu’à attacher cette pierre à la jambe gauche, en dedans au-dessous du genou, il marchera sans se lasser. On trouve aussi beaucoup de cette matière ferrugineuse auprès de Corte. »

(Description de l’île de Corse, par le sieur Bellin.
Paris, F. Didot, MDCCLXIX.)

De brandes en brandes et de sifflets de bergers en sifflets de bergers, nous finîmes par atteindre, vers onze heures et demie, un petit plateau très étroit, ombragé de châtaigniers gigantesques qu’enguirlandaient à perte de vue des ceps de vignes chargés de raisins bleus.

Là commence le domaine des Bellacoscia, le féerique Palais-Vert, terreur des pandores.

Marthe s’était assise à cet endroit pour nous attendre. Elle ne fumait plus, n’ayant plus de cigares, morose. D’un coup d’œil je vis son ennui, et je lui tendis ma pipe, car je sais être gentilhomme.

Un sourire charmant fut ma récompense, et l’ambre brilla bientôt entre les mousses de ses lèvres. Ah ! fumer de la sorte, ce n’est plus fumer ! mon Dieu ! c’est entrer en gare tout le temps, comme une locomotive de Turner !

Un tintinnabulement de grelots argentins drelinlinda dans la vallée : c’était notre mulet qui arrivait avec le déjeuner, ayant, lui aussi, fait la nique à la gendarmerie.

Deux forts molosses parurent en même temps à l’orée d’un bois de mélèzes, qui, sans aboyer, piquèrent droit à nos culottes inconnues, et nous dûmes les leur présenter. Ce après quoi, ils nous guidèrent, l’un devant et l’autre derrière ; nous étions dans la Pintica. La Pintica est une gorge ou un saut du mont d’Oro, évasé en entonnoir ou plutôt en pavillon de cor gigantesque, au fond duquel la Gravona roule ses pierres porphyriques. Les parois de cet entonnoir semblent de velours vert, tant la haute futaie des pins y est drue et serrée.

Une fois qu’on a pénétré dans l’abîme, on sent qu’on y est en sûreté contre toute entreprise, et que se risquer là sans sauf-conduit serait d’un fou. Dans l’échancrure de ciel qui plafonne et ferme d’un saphir le cornet d’émeraude, de petits aigles planent et jettent des cris qui se répercutent, agitent pendant plus d’une minute les ondes sonores, et se battent avec les échos. L’effet est surprenant.

Deux maisonnettes et une fontaine commune tachent de leurs blancheurs, comme trois carrés de linge un gazon, les verdoyances du gouffre.

Comment les Bellacoscia sont-ils arrivés à édifier leurs habitations dans cette solitude alpestre, à l’accès impraticable, et quels maçons les y aidèrent ? Toujours est-il que les voilà, ces maisons des bandits, et fraîchement réchampies encore, maisons corses s’il en fut, et construites pour la défense, avec leurs terrasses en avancée et formant pont.

On me dit qu’elles se rejoignent par un chemin souterrain, et que ce chemin lui-même mène à des cavernes où les frères Bonelli sont cachés en ce moment. Le jeune Antoine m’indique d’un geste tout le périmètre de la gorge.

« C’est là-dedans, me dit-il, mais je ne sais pas où moi-même.

— Moi non plus ! ajoute le cousin.

— Ni moi, fait Marthe entre deux bouffées. Mais ils nous voient en ce moment. Saluons-les. »

Nous agitons de confiance nos chapeaux en l’air, qui dans un sens, qui dans l’autre. Deux détonations, venues on ne sait d’où, nous rendent notre politesse et nous souhaitent la bienvenue. Une mesure de tonnerre en do majeur ! Les chiens n’aboient pas. Ils sont dressés.

« Messieurs, déclare avec une certaine gravité notre jeune guide, au nom de mes oncles Jacques et Antoine, vous êtes nos hôtes ! »

Et il nous montre, debout à la fontaine, une vieille femme immobile qui nous regarde. C’est la femme de Jacques, l’aîné. Mais elle ne bouge point de la fontaine.

La femme en Corse n’est pas l’égale de l’homme, et elle ne le supplée point dans les devoirs de l’hospitalité.

Bientôt, nous la voyons disparaître, une cruche sur la tête, et se perdre dans l’épaisseur du maquis.

Sur le seuil de la maison (celle de Jacques), une fillette de cinq ans à peine est le premier visage qui nous sourit. Les deux chiens sont plantés à côté d’elle, et elle les caresse en silence. Ils sont les seuls joujoux, peut-être, que la petite ait jamais eus, et ils ont l’air de le savoir.

Tandis que l’on décharge le mulet, nous pénétrons dans l’habitation.

Marthe nous y a précédés, et une poêle au poing, elle est déjà occupée à y préparer une omelette.

« Ah ! Monsieur, soupire-t-elle, que votre pipe est bonne !…

Merci », lui dis-je. Et je lui serre la main.

Deux éclats de rire de jeunes filles partent du fond ; je me retourne, et… je comprends alors pourquoi mon conseiller général d’Ajaccio voulait savoir si j’étais marié !

Ces deux filles de Jacques Bellacoscia, l’une blonde et l’autre brune, sont les types accomplis de la beauté corse. Elles rachètent d’un seul de leurs cheveux tous les péchés de la famille.

Prétextant de la surabondance des vivres que nous avions hissés à cette altitude vertigineuse, je priai les deux rieuses de nous faire l’honneur de les partager avec nous ! Hélas ! leur refus fut formel.

La femme corse ne s’attable point avec les maîtres ni leurs hôtes, elle se borne à les servir, et, malgré mes supplications, je n’obtins d’elle que cette gênante faveur.

Pendant que les jeunes cousins dressaient la table, en plein air, sous une treille chargée de grappes et bien en vue des cavernes, elles firent toilette et s’endimanchèrent.

Et comme nous marchions depuis cinq heures du matin, Marthe apporta l’omelette fumante.

L’étrange déjeuner tout de même, quand j’y songe et digne de la brosse d’un Salvator Rosa, sur les bords de ce précipice, avec ces envolées d’aigles au-dessus de nos têtes !

Les molosses des Bellacoscia connurent ce jour-là les délices, ô Lyon, de la pelure de tes saucissons, et la fillette les sucreries ajacciennes.

Marthe m’avait rendu ma pipe, et les deux splendides créatures, la fée blonde et la fée brune, nous versaient à boire comme dans les festins des dieux.

Et c’est ces bonnes gens, pleins des vertus d’Abraham, intelligents, fiers, beaux et généreux, que la gendarmerie traque et persécute, pour une application un peu vive peut-être, mais juste de cette loi de Lynch qui est la gloire de l’Amérique !

« Hélas ! Monsieur, nous disait le jeune Antoine, qu’est-ce que la vendetta ! Elle a pour origine l’impossibilité historique où les Corses ont été pendant des siècles entiers de se faire rendre la justice par leurs dominateurs et leurs tyrans. Quelle histoire que la nôtre : l’exaction, le vol et le massacre en permanence ! »

Et il baissait la tête tristement.

Moi, je regardais ses cousines, et en les regardant il me semblait que je le comprenais mieux. Il s’en aperçut, et parla de ses oncles.

Il vanta leur adresse extraordinaire au tir, et il en cita des traits qui passaient toute vraisemblance.

L’un de nous, assez bon tireur, émit quelques doutes sur l’un de ses récits :

« C’est impossible, dit-il, et Guillaume Tell lui-même… ! »

Antoine ne le laissa pas finir, et, comme notre muletier venait de placer sur la table la bouteille de champagne réglementaire, le jeune Corse dit quelques mots à l’oreille de Marthe qui disparut.

Nous la vîmes dégringoler à grandes enjambées sur la pente. Dix minutes après, elle revint, j’observai qu’elle était approvisionnée de cigares. Y avait-il donc un bureau de tabac à la Pintica ?

Je venais de m’emparer de la bouteille de champagne, et, la tête un peu troublée peut-être, je proposais un toast au père et à l’oncle de nos deux ravissantes échansonnes.

« Chut ! silence ! fit tout à coup le neveu en tendant l’oreille.

— Qu’y a-t-il ? — Et je reposai la bouteille.

— Ne bougez pas !… Ah ! ne bougez pas, vous dis-je. »

Nous étions devenus tous silencieux, immobiles, et nous écoutions les bruits lointains du gouffre. Un coup de feu retentit.

Le bouchon de la bouteille venait de sauter, enlevé au ras du goulot par une balle de carabine.

« C’est de mon oncle Antoine ! fit le jeune Corse. »