Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Six semaines en corse (1887) Le tour de l’île en calèche/Ajaccio. — La Casa Bonaparte


AJACCIO. — LA CASA BONAPARTE


D’Ajaccio lui-même, rien à dire qui n’ait été rabâché cent fois par les touristes.

La ville est sans caractère comme sans importance, et son golfe seul est beau. Il est même magnifique, vu de cette place Diamant où se trouve le monument le plus grotesque qu’il m’ait été donné de contempler au cours de mes voyages.

On l’a surnommé en Corse même « l’Encrier », quoiqu’il soit élevé à la gloire de la famille des Bonaparte, et ce surnom est justifié.

C’est, en effet, comme un encrier colossal, dû au génie de Viollet-le-Duc, paraît-il, qui représente Napoléon à cheval en costume de consul romain, sur un socle carré, aux quatre angles duquel ses frères, Joseph, Louis, Lucien et Jérôme, en licteurs (!), marchent, immobiles, à la postérité.

Je ne sais pourquoi, mais l’effet est irrésistible.

Sans doute la déification, pour quatre au moins de ces héros modernes, qu’on s’imagine mieux avec des bottes qu’en péplum, est exagérée, et de là vient la gaieté irrespectueuse dont le plus grave est saisi devant cet édifice ! Quel diable d’architecte, ce savant homme de Viollet-le-Duc !

L’« Encrier » est son chef-d’œuvre.

Il faut bien constater aussi que la surprise en vient d’une erreur caractéristique… de caractère.

À Ajaccio, le Napoléon que l’on vient chercher et « dont on a besoin » est le jeune officier corse encore obscur des débuts, l’homme dont rien ne donne à prévoir la destinée surhumaine et formidable. Il y a pétition de principes, comme on dit en rhétorique, à nous l’exhiber prématurément en César, à deux pas de la rue où il est né, rue banale de vieux port italien, où l’on aime à se représenter ses premiers jeux d’enfant. Le contraste désiré par l’orgueil du municipe ne porte point, ou, s’il porte, c’est à peu près comme le fameux métachronisme : « Nous autres, gens du moyen âge… ! »

Même observation d’ailleurs pour l’autre statue de la place du Marché, le Bonaparte premier consul, qui domine la fontaine. Elle n’est pas en situation. Elle ne nous apprend rien que nous ne sachions sans avoir fait le voyage.

On a tout le temps envie de crier aux bons Ajacciens :

« S’il était Romain, il n’était pas Corse. Il faut s’entendre. À moins que vous ne l’ayez vu se promener en chemise. »

La seule statue possible et imaginable de l’empereur à Ajaccio serait, à mon gré, celle qui le représenterait à douze ans, en pleine fleur d’adolescence, à cheval sur une de ces petites juments nerveuses et fougueuses dont l’île a la spécialité et conserve la race. Le Napoléon enfant est ici tout indiqué.

C’est l’enfant prodige de dame Lætitia Ramolino que nous venons retrouver dans les ombres de la rue Saint-Charles, le gamin au visage pâle, aux yeux brûlants, aux gestes passionnés, qui construisait de petits canons dans sa chambre et dirigeait déjà des batailles entre ses jeunes compatriotes. Celui-là est Corse, et n’est que Corse. Les autres sont pour le continent, et à partir de Brienne, ô enfants de Paoli, il vous échappe.

Mais, à Ajaccio, il n’y a rien que Napoléon, fût-on le plus enragé de ses détracteurs. Je défierais un Lanfrey d’y voir autre chose.

On peut définir cette ville : le souvenir du grand Corse avec des maisons autour.

Pendant que j’y déambulais, il ne me venait que des lambeaux de ces poèmes de Lamartine, de Victor Hugo, de Barbier, avec lesquels nous avons tous été élevés. Lui, toujours lui ! comme disent Les Orientales. L’obsession est permanente. La voix de l’histoire sort des pavés, et l’aile de la légende évente cette baie aux bruits profonds.

Il n’y avait plus d’autre parti à prendre, pour sortir l’obsession fatidique, que d’aller visiter la maison de Bonaparte.

Or voyez jusqu’où monte la puissance évocatrice du rêve !

Cette maison Bonaparte n’existe plus. Elle a été incendiée du vivant même de l’empereur. Celle que l’on va visiter n’a pas une pierre de l’habitacle où il est né. Elle n’est pas même réédifiée exactement sur l’ancien plan. Mais on la visite tout de même.

Il le faut !

Les Anglais en emportent des gravats ; les Français y parlent à voix basse.

Ce n’est même plus pourtant « le mur derrière lequel il se passe quelque chose » ; c’est l’emplacement bâti, et par conséquent masqué, du lieu où naquit l’homme.

Eh bien, c’est très émouvant !

C’est une grande maison de province, carrée, à trois étages, surmontée d’un petit belvédère en forme de lanterne. Aucun ornement ne la signale à l’attention de l’artiste ; l’aspect en est banal et ennuyeux.

Au-dessus de la petite porte d’entrée, une plaque commémorative en marbre noir donne la date de la naissance de Napoléon, 15 août 1769, et c’est tout. Encore est-elle toute récente et posée probablement par les soins de l’impératrice Eugénie, à qui l’immeuble appartient.

L’ancien jardin de l’habitation, enclos aujourd’hui d’une grille, est devenu un square, dont les visiteurs pieux effeuillent les arbustes et les plantes avec une conviction toute britannique.

Quant aux Ajacciens, sont-ils blasés ? Je l’ignore, mais ils m’ont paru assez peu attentifs au culte qu’on rend en ce lieu à la mémoire d’une famille extraordinaire de leur ville.

En septembre 1887, l’habitacle natal et patrimonial du plus grand homme de l’âge moderne est loué à une famille anglaise. Vous avez bien lu : loué ! Cette famille occupe le premier étage de la « casa Bonaparte », et nous dûmes déranger de jeunes miss, en train de coudre, pour la visiter, tandis que le prince Roland montait à l’étage supérieur rendre ses devoirs à sa tante la princesse Marianne, autre locataire, de l’impératrice Eugénie.

Oh ! cette demeure quasi sacrée, exploitée comme maison de rapport, la sensation est rude tout de même, et elle étreint le philosophe, qui la reçoit, d’une anxiété inexprimable. Nulle part je n’ai constaté avec plus d’amertume la vanité de la gloire humaine. Ces jeunes Anglaises étaient encore plus scandaleuses à voir dans ce logis héroïque que les souris dans le crâne de Jupiter Olympien, et j’en fus gêné jusqu’à la souffrance.

La vie ignore et nie l’histoire : il vaut mieux être, ne fût-on rien, qu’avoir été, eût-on été tout. Il y en a plus dans la nature pour les parasites du chêne mort que pour le chêne mort lui-même.

L’intérieur de la « casa Bonaparte » est encore moins documentaire, s’il est possible, que son extérieur : une enfilade de pièces dallées de carreaux rougeâtres, ouvrant d’un côté sur une assez jolie terrasse, où l’on devait se tenir les soirs d’été, et ayant jour de l’autre côté sur une dégringolade de toitures en tuiles que domine le clocher de la cathédrale.

Point de mobilier, sinon la chaise à porteurs dans laquelle Lætitia, prise des douleurs, se fit reconduire chez elle pour y accoucher de Napoléon.

On montrait autrefois le tapis à figures historiques où cet accouchement eut lieu ; on ne le montre plus ; on n’en montre même pas un autre ! Sur les murs, des tentures rapportées, point contemporaines, étalent l’évidence de leur improbabilité ; quelques portraits exécrables, entre lesquels celui de Mme Mère, dont je saisis un croquis au vol pour le comparer à celui de Gérard et à la célèbre statue de Canova, car il me paraît avoir été exécuté d’après nature, et il sent la ressemblance.

Quoi encore ? Le petit canon légendaire avec lequel l’enfant s’exerçait à l’art de l’artillerie ; un petit lit Louis XVI et un travail de patience sous verre.

Les vieux bouquins que Gregorovius y vit dans un placard, en 1852, y sont encore. Je les ai ouverts moi-même, et j’ai reconnu les livres de théologie, le Tite-Live et le Guicciardini dont il parle, et qui proviennent évidemment du cardinal Fesch. Mais, je ne sais pourquoi, ces reliques et toutes les autres manquent d’âmes. On n’y croit pas. Peut-être sont-elles mal présentées. Si elles sont authentiques, elles ne semblent point l’être.

Elles m’ont fait l’effet d’avoir été groupées précipitamment pour une visite inopinée de la postérité. Je les donnerais toutes contre un simple soulier du gamin, quelque vieux soulier éculé conservé par une bonne femme du port, amie de la famille et naïvement admiratrice de la précocité de l’enfant phénoménal.

Comme je sortais de visiter cette « casa Bonaparte » très profondément remué par la personnalité terrible de cet homme, en proie à une légende dont aucun enfant du siècle n’aura pu secouer l’obsession, j’errais sur les petites rues dallées, malpropres, grouillantes d’enfants, où le vent du port agite aux fenêtres des chapelets de piments rouges.

L’une de ces ruelles me porta sur la place au milieu de laquelle ruisselait une fontaine abondante. Et sur cette fontaine je vis un Napoléon d’une tristesse affreuse !

Abattu, courbé, pénible, les regards blancs fixés au sol, émacié dans les plis flasques de sa toge césarienne et traînant une massue symbolique comme on tire un petit chien, le malheureux empereur semblait si navré, si navré, que je le crus d’abord jaloux du général Boulanger, alors dans toute sa gloire.

Le statuaire de cette statue de la place du Marché, à Ajaccio, n’est rien moins que Barye. On voit qu’il n’était pas bonapartiste.

Seul l’Italien qui sculpta le Napoléon tout nu de la place Saint-Nicolas, à Bastia, lui dispute le pompon de la mélancolie. On leur doit certainement des prises de voile en Corse.

Or donc, le soleil se couchait derrière l’icône et moi je lui disais, dans la langue qu’on parle aux statues :

« Qu’est-ce que vous avez, mon Empereur, à être abattu comme ça ? Vous allez finir par choir dans la mer. On dirait que vous cherchez à retourner à Sainte-Hélène. »

À ce moment, un galopin ajaccien, qui vendait des journaux du continent, sortit d’une librairie voisine, enjamba les ruisselets de la place et me tendit une feuille où il y avait des actualités fraîches pour un sou.

« Demandez, criait-il de sa voix aigre de garçonnet qui mue, demandez le grand scandale de Paris ! La vente de la Légion d’honneur ! Deux généraux compromis ! Cinq centimes ! »

Et une nuée d’autres petits vendeurs s’élança dans la ville, criards, insolents, échappant aux officiers de la garnison qui voulaient leur tirer les oreilles, et propageant de tous côtés la nouvelle.

De tous les coups durs que l’on puisse porter à l’œuvre napoléonienne, celui du trafic de l’étoile des braves est le coup le plus dur. Et je pensais que la chanson avait raison, et qu’il y a des moments, dans l’immortalité, où il est rudement embêtant d’être en pierre, voire en marbre ou en bronze, si vous voulez, — et je vis distinctement une caravane d’Anglais se diriger, par les ruelles où claquetaient les chapelets de piments, vers la maison natale de l’homme qui leva et put encore lever une Légion d’honneur dans une armée telle que la sienne.

Au café du Roi-Jérôme, où le prince Roland est reconnu par plusieurs officiers de la garnison, ses camarades de Saint-Cyr, la causerie s’engage sur la question de la vendetta.

Je viens d’acheter en effet chez un bijoutier un amusant poignard local que je leur montre. La lame du stylet est gravée, et on y lit :

Vendetta 1887.

Y en a-t-il de la comète ?

Et l’on parle des Bellacoscia.

Ne pas avoir vu les Bellacoscia, c’est ne pas avoir vu la Corse contemporaine. Ils sont la fleur du maquis et l’idiosyncrase du département. Ces deux bandits vénérables poétisent de leur impunité exemplaire et vraiment pittoresque les cimes de ces Alpes escarpées, boisées de forêts sombres, peuplées de renards et de sangliers, et hautes de deux mille mètres au-dessus du niveau de la civilisation.

Oui, mais le moment est mal choisi : on les traque, assez vivement, et ils nous ont fait savoir que, malgré la joie qu’ils se promettaient d’offrir un punch à un prince français, ils étaient forcés de lui demander crédit pour quelques jours seulement. Le temps de donner une bonne leçon de gendarmerie aux gendarmes corses, ils seront à nous. Que devons-nous faire ? De Bocognano, village voisin, on voit distinctement des membres de ce corps d’élite disséminés sur les pentes de la Pintica, et leurs carabines nationales luire au soleil. Les Bellacoscia sont cernés. Mais comme il y a déjà trente ans que cela dure, nous n’attendrons pas que les gendarmes soient redescendus bredouilles pour monter au Palais-Vert, la canne à la main.