Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Six semaines en corse (1887) Le tour de l’île en calèche/Une élection


UNE ÉLECTION


Il y avait une fois, à Bocognano, un maire qui n’était pas de la même opinion que les Bellacoscia.

Je ne sais pas du tout en ce moment, quelle était l’opinion des Bellacoscia ; mais s’ils étaient bonapartistes, le maire était républicain, et s’ils étaient républicains, le maire était bonapartiste.

Pauvre maire ! Quelle profession !

Le malheureux ne s’était-il pas ingéré, un jour d’élection, de vouloir que ses administrés votassent tous selon son cœur de maire et pour le candidat de son choix ! À cet effet, il eut l’idée de distribuer à ceux de ses électeurs qui ne savaient pas lire des bulletins candidement numérotés, où ceux qui savaient lire pouvaient épeler le nom de ce candidat bien-aimé.

« Vous arriverez à la file devant l’urne, leur avait-il dit, et successivement vous jetterez chacun votre papier, non un autre, dans le trou. J’ai vos numéros, et je saurai quel est celui qui aura trahi ma confiance. Je ne vous en dis pas davantage. Allez !… »

Il y a des gens qui appellent cela de la pression électorale !

Ils ne manqueront pas de crier que ce maire faussait de la sorte le mécanisme du suffrage universel.

En quoi ?

Comment vouloir que ceux qui ne savent pas lire sachent écrire ? L’important n’est-il pas que l’on vote ?

Une urne est une urne. Un maire est un maire, ou je n’y connais rien.

Mais les Bellacoscia ne furent pas de cet avis. On vint les avertir de ce qui se tramait, car ils prépondèrent dans les élections comme dans tout le reste. Ils donnèrent donc de la trompe, et, à leur signal, tous les parents qu’ils ont, cousins, neveux, amis, protégés et bergers, escaladèrent les pentes du monte d’Oro et se trouvèrent réunis au Palais-Vert, chez le vieil Antoine.

Là, on tint un conciliabule où j’aurais bien voulu être, car, moi aussi, je trouve que les cinq codes manquent de fantaisie, et, le soir venu, tous étaient rentrés à Bocognano. Les rouets, comme d’habitude, tournèrent au coin des cheminées.

Le lendemain matin, le vote s’ouvrit dans la gendarmerie, dépouillée à cet effet de ses gendarmes. Le maire était à son poste, le ruban allégorique au ventre, souriant à l’urne, qui, de sa belle bouche, lui rendait son sourire !…

Dix jeunes Bocognaniens, solides gaillards de vingt à trente ans, la fleur de cyclamen aux lèvres, se présentent d’abord et marchent au jeu de tonneau républicain. Ils sont silencieux et calmes.

L’un d’eux tire de dessous sa veste une corde, et l’autre un énorme bouchon de liège à bonder les futailles.

Les huit autres exhibent simplement de ces stylets affûtés en langues de trigonocéphales qui sont la gloire de l’armurerie corse.

On ficelle le maire sur son siège même, on le bâillonne devant l’urne, et on l’installe ainsi dans toute son autorité incontestée. Puis on fait entrer les naïfs porteurs de bulletins numérotés.

Les naïfs porteurs de bulletins numérotés n’ont pas plus tôt vu la tête congestionnée du maire et constaté sa ressemblance hurlante avec le Laocoon du célèbre Virgile, qu’ils comprennent tout de suite de quelle cime voisine souffle le vent de la liberté.

Sans hésiter, ils échangent leurs petits papiers contre d’autres petits papiers, de dimension égale et parfaitement semblables qu’on leur tend, et qui portent un nom opposé, mais équivalent, et, sous l’œil du maire embrasé, ils remplissent leurs devoirs civiques. L’urne avale.

Inutile de dire quel candidat l’emporta, cette année-là, dans le canton des Bellacoscia, et j’espère que cela vous est, ainsi qu’à moi, tout à fait indifférent, tant l’histoire est jolie par elle-même.

Quand je suis triste, je pense à ce maire et je m’ébats à l’idée du plaisir qu’il dut avoir, le soir, à être déficelé et à boire un coup.