Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Herminie/III


III

UNE LECTURE CHEZ SARCEY


On peut dire que presque tous les « succès », littéraires ou lyriques, décrochés au théâtre, depuis la liberté du négoce, l’ont été à Bruxelles et que la Ville Lumière les a eus et reçus tout faits de la sorte. Aussi tremblé-je quelquefois que par un jeu de bascule politique toujours à craindre en ce temps de refonte des nationalités européennes, la Belgique ne devienne française. Si un tel événement nous arrondissait du Brabant, tout serait fini pour les nouveautés d’art et il n’y aurait plus qu’à mettre la clef sur la porte des scènes parisiennes. Car il ne resterait que la Suisse.

Encore n’ai-je point foi dans la Suisse. Je me rappelle qu’en 1868 elle reconduisit assez significativement à la frontière, une pièce inédite du père Glais-Bizoin, nommée : Le Vrai Courage qu’il avait eu « celui » d’offrir en primeur aux Helvètes. Un farceur de Genève (il y en a) résuma même la situation en un mot hardi et vraiment national : « Nous n’avons aucun « bizoin » de ce « glais ». Et on se le tint pour dit dans la Suprématie.

Il sied donc, et à tout prix, que Bruxelles au moins reste à l’étranger, et s’il faut qu’on se défende contre une si mortelle annexion, auteurs dramatiques de mon pays, à la grève et sauvez le dernier débouché qui nous reste ! Il ne s’ouvre en outre qu’à cinq heures de Paris, ce par quoi il est mille fois plus central que l’Odéon le mieux subventionné.

Comme à tous les camarades de syntaxe pour qui l’art dramatique relève encore de la littérature, l’honneur m’est plusieurs fois échu de produire l’un de mes essais devant le seul public accessible aux lettrés de notre langue. Les cloches de Sainte-Gudule ont sonné le baptême du feu à Herminie. La première en fut donnée au Théâtre du Parc, en plein avril, le 12 de l’an 1883, et nombre de boulevardiers éminents avaient fait le voyage, Albert Wolff entre autres, qui pourtant était de Cologne et ne pouvait pas me sentir.

Je ne me dissimule nullement, soyez-en sûrs, que si j’eusse été Belge, jamais je n’aurais été joué à Bruxelles, au Parc surtout qui est royal et municipal ensemblement. Il est vrai qu’alors les directions parisiennes eussent pris l’ouvrage les yeux fermés pour embêter les Francillons. Tout ici est question d’expatriation ; Maeterlinck, Verhaeren et Camille Lemonnier vous le diraient qui doivent non leurs talents, certes, mais leurs gloires à ceci qu’ils les ont jetées à la tête de leurs compatriotes, comme Scipion ses os, à la bêtise ingrate de Rome. Si l’excellent Heinrich Ibsen avait vu le jour à Batignolles, il était perdu pour la France. Né (malin) en Norvège, il vint et vainquit sans coup férir. Ah ! ma chère, il est Scandinave !

Je profitai donc à Bruxelles de cette vertu d’exotisme, fondamentale qui est la base de toute critique un peu transcendante et la Wallonie me fut une odéonie moins lointaine. Or, fait incroyable, j’en dus l’aubaine à… mais lisez.

Il y avait à cette époque à la tête de la direction du « Parc » un vieux Delobelle, nommé Candeilh, qui après avoir incarné sans gloire les Agamemnons et autres « Bus qui s’avancent », s’était fait impresario chez Léopold. Il revenait de temps en temps revoir l’Odéon, son ubi Troja fuit et le monument de sa jeunesse. Il advint que La Rounat lui fit un tel éloge d’Herminie que, dans la même diligence où il était venu, ce malheureux courut à la Société des Auteurs retenir le droit de la représenter en Belgique. Il avait déjà traité pour Le Nom, bien avant la première, de telle sorte que, après icelle, il gémit de sa hâte et en contracta une demi-jaunisse. Mais il avait signé et il était fort honnête homme. Ce fut Adolphe Dupuis, confident de ses inquiétudes, qui m’en fit part et tout de suite, comme pour La Rounat, je le chargeai de libérer Candeilh de sa parole. Vous êtes un enfant, me dit le comédien ; au théâtre le seul honneur est d’être joué, par force ou par ruse et le prix de vertu est pour le succès. Du reste, ajouta-t-il, le sort en est jeté, demain nous déjeunons chez Sarcey. — Qui, nous ? — Vous, Candeilh et moi. Amenez des amis, il y aura douze couverts. Vous lirez la pièce au dessert. C’est convenu avec l’Oncle.

Je n’avais alors aucune raison plausible de bouder mon vieux professeur qui me traitait encore dans les papiers avec clémence et magnanimité, mais je doutais de son jugement, foncièrement pédagogique, et rebelle, d’instinct comme d’éducation, à ma conception propre du Beau en littérature. Cependant Adolphe Dupuis m’ayant assuré que Candeilh ne voyait que par les yeux du critique, que ces yeux me souriaient d’avance et que le déjeuner serait bon, point capital, j’acceptai l’épreuve de cette lecture. J’y avais amené Armand Gouzien et Paul Ollendorff, fourchettes complices et témoins acquis. Les six autres couverts étaient destinés à des dames corybantes, familières du temple et tresseuses de pampre du Silène. Nul n’était plus méthodique dans la vie quotidienne que cet abatteur de copie herculéen dont l’œuvre, s’il était réuni et réunissable, formerait une Encyclopédie de la Routine. Sur les sept déjeuners de la semaine, il en donnait deux à la famille. Présidés par la bonne maman Sarcey, ils étaient suivis d’une partie de ce vieux trictrac qu’on ne jouait déjà plus nulle part ailleurs que là, et dont il s’estimait le Philidor ou le La Bourdonnais. Les autres jours, le café pris, « on y allait » d’un tour de valse rythmée sur la boîte sonore par les doigts fuselés d’une gammifère. L’Oncle adorait la danse, et si bedonnant qu’il fût, il excellait, dans les tourbillons, à courber les tailles flexibles. Ces valses se déroulaient d’ailleurs autour de l’ours empaillé qui était l’objet d’art de son atelier-bibliothèque. Il lui avait été offert par un « groupe d’admirateurs », et, fort bon compagnon, il en honorait gaiement le symbolisme. L’ours, la valse, le trictrac et la chanson de Béranger, voilà tout Francisque Sarcey et je ne l’évoque pas sans ces attributs mythiques et allégoriques.

Il se prêta de la meilleure grâce à l’arbitrage dont l’investissait le directeur du « Parc », pris au piège de la réception de la pièce, et il en écouta stoïquement la lecture, toutes les nymphes envolées. Son contentement fut extrême. — C’est du génie, disait-il à Gouzien ; du génie fumeux, mais c’en est. Quand je pense que je l’ai connu haut comme ça ! Je lui faisais traduire du Cornelius Nepos ! — Alors il devait dire : Corneille Neveu ? demandait Ollendorff. Et Candeilh, perplexe, fourrageait sa calvitie : — Un génie fumeux, qu’est-ce ? — C’est un génie qui fume, expliquait Adolphe Dupuis. — Comme tous les génies, paraphrasait Gouzien, excepté celui de la Bastille ! — Moi, je regardais l’ours.

Invité à se prononcer sur les probabilités de réussite de l’ouvrage, l’illustre aristarque hebdomadaire s’était déclaré incapable d’en vaticiner. Il ne s’entendait pas aux pièces inédites. Il lui fallait la scène, le lustre, sa stalle et le souffleur. On n’y voit clair qu’à la centième. Tout ce qu’il pouvait dire « personnellement », de la machine, c’était que son auteur « quel qu’il fût » avait du génie, fumeux, mais du génie, et qu’il irait loin s’il revenait de Bruxelles. — Il faut donc qu’il y aille, observa Adolphe Dupuis, dont la logique était la muse.

La seule objection que souleva, d’ailleurs unanimement, Herminie, fut faite à sa conclusion. Aucun ne voulait que l’héroïne sortît de sa situation par le suicide. — Ne la tue pas, clamait Gouzien, fais ça pour moi, je l’aime, elle est charmante. — Oui, pleurait Ollendorff, tuez le mari, il est beaucoup moins intéressant, sans compter qu’il le devient par son trépas volontaire. — C’est un troisième dénouement que vous voulez, soupirais-je, car je les ai occis alternativement, lui, selon Deslandes, elle, selon Koning. Mais vous m’obligeriez de la dernière obligation de me dire qui je dois égorger pour Bruxelles ?

Et Sarcey dit : — Ni l’un ni l’autre, et personne.

Nous nous serrâmes pour l’entendre. — Le propre d’un dénouement est de renvoyer les spectateurs, les uns avec leurs femmes et les autres tout seuls, dans cet état de contentement qui pousse à la reproduction. Les pièces qui font de l’argent sont celles qui se résolvent par un baiser, légal ou non, et là est le commerce. La mort n’est tolérable que dans les tragédies, parce qu’elle en est l’un des éléments constitutifs, attendus, préparés, ce que j’ai appelé la scène à faire. En comédie, c’est un dérobement. Les cas de casuistique sentimentale sont tous solubles sinon au Code, du moins à la nature, et la physiologie résout les plus ardus que la psychologie nous pose. Celui d’Herminie est du nombre et vieux d’ailleurs comme le monde. Mariée, elle aime hors la loi du mariage. Je suis le mari, qu’est-ce que je fais ? Je prends mon bougeoir, j’entre, et je lui fais un enfant. Puis je vais à mes affaires.

Ce troisième dénouement n’avait pas été accepté pour seul bon par l’aréopage et on en disputa autour de l’ours empaillé. — Faire un enfant, disait Adolphe Dupuis, vous en parlez à l’aise. Encore faut-il qu’elle se le laisse faire ! — Et qu’on ne le rate pas, ajoutait Gouzien. — Et l’éditeur remarquait que « fort heureusement, grand dieu », on en rate plus qu’on en réussit. C’est un jeu où l’on ne gagne pas à tout coup. L’inspecteur des beaux-arts en donnait pour témoignage le cri éperdu d’un journal sévère à qui le prote avait fait dire en une coquille documentaire : « la copulation diminue ». Et Candeilh écoutait, grave, la tête, comme un pendu, sur la poitrine.

Je comprenais de mieux en mieux ce qu’on entend à Paris par le théâtre. Déjà à demi initié par le mariage odéonique de Le Nom, je me formais aux hontes du négoce. — J’ai un quatrième dénouement, proposai-je. — Lequel ? — Voici. C’est l’été, la chaleur est épouvantable. On entend l’orage qui gronde. Herminie ouvre une fenêtre, son mari la referme, comble du désaccord du ménage, la foudre éclate, les pulvérise à l’envi et le rideau tombe — avec la pièce. On voit au fond le doigt de Dieu.

— Jamais de la vie, fit Candeilh.

Il y avait bien un cinquième dénouement qui était de remettre Herminie dans ma poche avec mon mouchoir par dessus, mais le directeur du Parc avait été frappé jusqu’à l’âme de la solution sarceyenne que le crédit redoutable de lundiste du maître couronnait d’une haute autorité. Il me requit comme service personnel de mettre en œuvre la solution par « l’enfant à faire ». — Je connais Bruxelles, suppliait-il, c’est un autre Paris, et vous ne voulez pas ma ruine ? On adore la moralité en Belgique. Vous mettrez dans la brochure la conclusion que vous voudrez, mais j’ai ma clientèle dans les familles, chrétiennes surtout, et je vous jure que pour elles il n’y a de fin au supplice d’Herminie que dans la maternité.

— Soit le viol conjugal. Allons-y.

La première eut lieu au Parc le 12 avril 1883. La réussite fut franche jusqu’au dernier acte, et là, tout s’effondra dans l’éclat de rire des familles. L’Oncle ne me l’a jamais pardonné et c’est de ce jour qu’il me dénia le don théâtral.