Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Journalisme/I


JOURNALISME



I

CALIBAN


Mon entrée de chroniqueur au Figaro est de 1884. Je n’y signai pas tout de suite et dès le début du pseudonyme : Caliban, les articles humoristiques qui, pour nombre de personnes encore, demeurent le meilleur de mon bagage littéraire. Il ne m’appartient pas de disserter d’un jugement où je suis en jeu, et trop heureux d’avoir, au moins en l’exercice d’une recherche d’ordre « secondaire », atteint à la faveur publique. On la capte comme on peut, et presque toujours à contre-rêve. Toujours est-il que j’allais pendant près de dix années voltiger sur un trapèze léotardien où les plus malins des « genres supérieurs », voire les académiciens, ainsi qu’on voit du reste, ne laissent pas de se casser curieusement le cou, souvent à la première séance. Ne trousse pas qui veut, disait l’Oncle, ce que Francis Magnard appelait si drôlement « une page », et les cyclopes de la composition « l’en-tête ». La chronique est une fleur de l’asphalte. L’enfant de Paris que je suis était prédestiné sans doute à réussir dans sa riante culture.

Il y avait alors et l’on m’assure qu’il y a encore, deux voies, dans le labyrinthe littéraire, propres à conduire, sans fil d’Ariane, les Thésées de l’écriture à l’abattage du Minotaure (voir : public français au dictionnaire des tropes). L’une de ces routes sûres passait de mon temps, rue du Cloître-Saint-Benoît qui, en dépit du souvenir de François Villon, n’était pas gaie. Il y régnait un autre François, d’origine savoyarde, d’ailleurs borgne, qui battait la mesure de la gloire aux deux mondes et menait les gens de plume à Mnémosyne par la cravate blanche. Il émanait de lui une sophie d’art, proprement qualifiée par Louis Veuillot de : bulozophie, dont le public français (voyez Minotaure) avait un respect épouvantable. Aussi prenait-il de sa main tous grands hommes qu’il lui proposât, sans les lire, sur la foi de la couverture couleur saumon de la revue où il garantissait leurs produits. Je me rappelle encore le trouble où nous jetait, chez Lemerre, la présence de cet excellent André Theuriet, le meilleur et le plus modeste poète du monde, quoique « celui » de la revue bihémisphérique. André Theuriet était saumoné.

Ce chemin de célébrité suit aujourd’hui la rue de l’Université, aussi triste et plus que l’autre, et la bulozophie y dure et perdure, abondante en raseurs de style grave, qui y font carrière rapide. J’ai vu là s’étioler et mourir le pauvre Ferdinand Brunetière, étouffé par l’aigle de Meaux qui le tenait dans ses griffes. — Est-ce un sort, me disait-il, que d’être préposé à cette fonction, de contraindre les camarades du dix-neuvième siècle à écrire : « tems » pour temps, sans « p », comme sous Louis XIV et à les « embester » de la sorte au nom du Savoyard à qui l’on doit George Sand ?

Ceux qui écrivaient : « temps » avec le « p » enfilaient la venelle de la rue Drouot, la seconde route de fortune, et montaient au Figaro. Le crédit de l’organe était énorme, comme il était unique. Un « en-tête » y retentissait comme gong non seulement dans la république des lettres, mais dans tous les mondes et, s’il était réussi, il créait en un jour, du matin au soir, une signature.

Depuis la mort de Villemessant, son fondateur, le journal, type et modèle de tous ceux de la petite presse, était dirigé par un triumvirat dont les Pompée, César et Crassus étaient Francis Magnard, MM. de Rodays et Périvier. Je n’en connaissais que le César qui m’avait, par des citations élogieuses, témoigné sa sympathie à plusieurs reprises. En outre, j’avais lu de lui un conte philosophique, à l’instar de Voltaire, intitulé Vie et Aventures d’un Positiviste où il s’était agréablement payé la tête d’Auguste Comte et trempait le nez dans sa doctrine à l’un de ses disciples imaginaires. Ce n’était pas « Candide », fichtre non, mais pour un Belge, car il était de Bruxelles en somme, il y avait mieux que contrefaçon. Cet in-32 me donnait mon entrée dans son cabinet directorial et me fournissait aussi, en cas de mauvais accueil, une retraite de Parthe.

Je trouvai un homme fort aimable, de fine culture et de lecture abondante, qui d’abord, non sans gêne, déclina mon offre de collaboration. Il n’avait pas manqué un seul de mes « Homme Masqué » du Voltaire, et il en appréciait en gourmet les qualités de jovialité verveuse et la patte professionnelle, mais leur libéralisme militant ne cadrait pas avec la clientèle dont il avait la garde. — C’est ici, fit-il en riant, le Moniteur de la Haute Épicerie Française, nous vendons de la conserve. — Et de la salaison, relevai-je. — Autrefois oui. Tenez, lisez-vous Saint-Genest, notre Saint-Genest des familles ? — Rarement et peu à la fois. — Nos abonnés vous en rendent là-dessus, mais c’est la plume du journal. Voilà. — Est-ce vrai ce que Daudet raconte ? — De qui ? — Mais de Saint-Genest, qu’il écrit à cheval ? — Et sans lâcher la trompette.

À quelque temps de là, je rencontrai Francis Magnard à la gare Saint-Lazare. — Vous m’économisez le timbre de trois sous, fit-il en venant à moi. J’ai causé de vous avec mes deux associés. L’un d’eux vous abomine et l’autre ne vous trouve aucun talent. Cela m’a donné à réfléchir. Apportez-moi donc une chronique. — Puis, avec un geste : — Et surtout ne la soignez pas.

Je pense que ceux qui l’ont connu le reconnaîtront à ce trait à double dard. Ce timide était caustique, à la façon du patron disparu et selon la tradition, mais sans la sensiblerie de ce grand enroué. Magnard n’aimait rien tant que ravaler et mettre au point les vanités et pavanités qui nous sont propres, et, pierre de touche singulière, c’était au cabrement qu’il estimait les rabroués à leur prix. Le type d’ailleurs n’était pas rare, et ce qu’on appelait : le boulevardier était spécifiquement l’homme pressé de vivre, qui portait comme une amulette ce critérium à sa chaîne de montre. J’avais fait assez bon visage à son refus, d’ailleurs motivé, sans aller toutefois jusqu’à l’éloge du positivisme, dont le nom me répugnait autant que la chose ; mais, surtout et avant tout, la malveillance déclarée de ses associés pour mes produits avait opéré dans l’esprit du directeur une réaction favorable à mes intérêts. C’est ainsi que, dans les triumvirats, le César rebrousse contre les Crassus et les Pompée, que dis-je, le Robespierre contre les Danton et les Marat, n’est-ce pas ?

Je lui portai donc ma première copie, que j’avais pris une peine infinie à ne pas soigner, selon l’ordre de la commande. Il occupait un bureau plutôt sombre, à l’intersection de deux couloirs, défendus contre les importuns par des garçons de bureau assez soupçonneux et plus encore par les rédacteurs attitrés, dits participants, pour qui toute tête nouvelle semblait comminatoire. L’un d’eux, le brave Philippe Gille que j’avais rencontré au Parnasse, déguisé en poète sans prétention, s’offrit à m’annoncer lui-même au patron qui, me dit-il, était, ce jour-là, d’humeur massacrante. — Je n’ai pas de conseil à vous donner, mais si c’est un article que vous nous apportez, vous feriez mieux de revenir ou de me le laisser. Je le lui remettrais un jour de dividende. — Merci, mais il l’attend, cher ami, et, j’ose le dire, comme la manne.

Francis Magnard était assis à sa table de travail, entre deux lampes électriques et fendait des enveloppes, par contenance. — C’est votre page, fit-il, la page ! — Il la prit, puis sans la déplier, sonna le garçon de service, et la lui remit : — À la composition… — C’était charmant, cet accueil, et inespéré, d’après les bruits de couloirs. — Quoi, sans lire ? — On ne lit pas « L’Homme Masqué » ! À propos, comment signez-vous ? — Mais de mon nom patronymique, je pense. — Vous avez tort, reprit-il en se levant. — Pourquoi ? — Vous diminuerez d’autant vos chances de réussite.

À ma demande d’explication d’un pronostic aussi paradoxal, voici comment il répondit : — Il n’est pas douteux que vous ne soyez un phénomène curieux dans les Lettres, et sans autre exemple. Rien de ce que vous signez du nom de vos pères n’a l’heur de plaire, on ne sait d’ailleurs pourquoi : vos mésaventures théâtrales n’ont pas d’autre cause ; vous vous démasquez sur l’affiche, on sait de qui est la pièce et par conséquent qu’elle ne peut pas être bonne, même le fût-elle. Il a suffi qu’au Voltaire vous prissiez le loup d’un pseudonyme pour que le public dérouté vous fît fête. C’est absurde, mais qu’est-ce qui n’est pas absurde en ce monde, vous seriez bien aimable de me le dire ? À présent, vous en ferez ce que vous voudrez. Venez ce soir corriger vos épreuves.

La chronique parut le lendemain et sous le même titre qu’elle a gardé dans l’un des recueils où elle a été réunie aux autres : De la vertu du Tout-Paris des premières. Elle est fort flagellatoire et dans la tradition villemessantique. — Quel dommage, m’en dit Magnard, vous l’avez signée ! Elle aurait beaucoup plu !

Ainsi donc c’était mon cher et vieil ami Alphonse Daudet qui avait lu le tarot de ma destinée, quand il me disait que les pseudonymes s’enchaînent et que j’avais, au Voltaire, endossé en mon frac la tunique terrible de Nessus. Je fis encore au Figaro deux ou trois tentatives pour la dépouiller, mais les plaintes de la clientèle montaient jusqu’à l’administration même, et Marat et Danton engueulaient Robespierre. Il n’y avait plus à lutter contre l’ananké de ma vie, j’envoyai secrètement à Magnard une chronique recopiée par une plume gribouillante à tromper les protes infortunés de Balzac et que je signai : Caliban.

Et les dieux s’apaisèrent, et non seulement les dieux, mais les deux associés récalcitrants eux-mêmes, dont un seul garda méfiance et qui, dix ans après, ne m’avait pas encore pardonné de lui avoir filé entre les jambes. Une fois encore j’achetais le succès du sic vos non vobis qui est mon oracle sibyllique.

L’un des premiers, écoute, Histoire, qui perça mon incognito shakespearien, fut mon vieux détracteur, l’Oncle de la rue de Douai qui, un soir de première, aux Variétés, m’aborda sous le péristyle et me jeta, paterne, dans la conque : — Chut ! Mais à la bonne heure, ça c’est du théâtre !

On m’a souvent demandé ce qui m’avait déterminé au choix de ce pseudonyme : Caliban, qui est le faux de mon passeport de poète, et je ne saurais le dire précisément, en dépit de ma bonne mémoire. Assurément La Tempête y fut pour quelque chose, car je projetais de la traduire en vers, pour Porel, cela va sans dire. Je crois bien toutefois que j’en dus l’aubaine, à un dîner de rimeurs chez Jean Richepin, où l’on en débattait, au bon Ernest Jaubert, l’un des convives, et le même qui, aidé d’Eugène Silvain, est en train de nous rendre Euripide, lequel d’ailleurs n’était pas perdu. Ernest Jaubert a, grâce à Dieu, des titres personnels plus sérieux au laurier, et c’est un maître jongleur de la ballade villonesque et française.

Je ne vous conterai plus rien des chroniques de Caliban qu’on trouve aisément sur les quais, en trois ou quatre paquets ficelés sous couvertures et préfacés, l’un d’Alexandre Dumas, l’autre d’Alphonse Daudet. Au temps où elles faisaient monter le tirage — Oh ! couvrez-moi, profondes nuits ! — Magnard, toujours amènement atrabilaire, me dit un jour dans son bureau sombre ; — Compliments pour la dernière. Mais vous le savez, au Figaro, on ne dure pas longtemps. C’est la tradition de la maison : ici l’on passe.

J’y ai pourtant duré près de dix ans, vous dis-je, et c’est sans exemple.