Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Le nom/VI


VI

NÉOLOGISMES


Non omnis moriar, et voici pourquoi. Deux choses dans l’art des lettres assurent à l’artiste la pérennité : la création d’un type et celle d’un mot. La seconde est certainement la plus rare mais peut-être la plus sûre. L’écrivain qui ajoute un vocable au lexique de la langue natale, a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent, si l’usage l’adopte, d’imposer son nom aux philologues. Mais il faut la circonstance et le don du verbe. Or, il m’a été donné de lancer trois néologismes dont deux ont pris cours et le troisième a fait une fortune immense.

Si je touchais un centime à la Société des Gens de Lettres sur le droit d’emploi du mot tripatouillage et ses dérivés, j’en rendrais déjà pour un milliard à M. Rockefeller lui-même. Mais le domaine public n’a pas attendu pour me dépouiller de ce revenu les misérables cinquante ans qu’il lâche à la propriété littéraire, et mourrai pauvre, — reste la gloire.

— Tu devrais depuis longtemps être des nôtres, me dit souvent mon vieil ami Paul Bourget, des Quarante, qui d’ailleurs n’a jamais voté pour moi lorsque je me suis présenté — il est vrai que c’était pour rire — à l’élection académique. Et il ajoute gentiment : — Tu as trop écrit, je le sais, c’est la tare, mais ton mot est d’ores et déjà retenu pour le Dictionnaire, lettre T. — Il sera donc désuet et « inus. » lorsque vous en serez à ladite lettre, car le père Littré l’a dit, le lexique d’un peuple se transforme à chaque révolution sociale. — Oui, fait Bourget, le temps le tripatouille.

Les deux autres mots dont le langage courant m’est redevable, sont le qualificatif de Cabotinville appliqué au landerneau théâtral et celui de soireux, adopté d’ailleurs par ceux-là mêmes qu’il classait et qu’aujourd’hui il groupe. « Cabotinville » est ultérieur, il est né d’un article dans Le Gaulois, présenté à M. Arthur Meyer par mon camarade Octave Mirbeau sous je ne sais plus quel pseudonyme et qui était de mon encre antipathique. On l’utilise encore sur les boulevards, dans les chroniques.

Quant à « soireux », ou soiriste, car on dit les deux, quoiqu’il y ait une nuance, son étymologie se fixe par sa date, il jeta son cri le lendemain de Le Nom, dans Le Voltaire. Si les loups ne se mangent pas entre eux, ils se mordent et j’avais été mordu. Or, j’avais toutes mes dents à cette époque et j’étais cet animal très méchant du vers proverbe qui se défend quand on l’attaque. Les soiristes aujourd’hui sont d’aimables et galants confrères, quelques-uns mêmes de braves poètes, j’en compte plusieurs au nombre de mes meilleurs amis, et pas un d’eux ne s’offensera de retrouver ici la petite page chorégraphique où le scalpé de l’Odéon régla la danse de ristourne à ses scalpeurs. La voici sur l’air du tra :

Si la critique dramatique opère à Paris de cent manières, elle ne fonctionne que par trois organes : les lundistes, les lendemaintistes et les soiristes. Ces derniers tiennent la place et fixent le cours du marché. Ils disposent en vérité de moyens d’action d’une force invincible, la calomnie d’abord, l’ignarerie ensuite, et la complicité enfin de la sainte église publique.

Aussi sont-ils excessivement redoutés des auteurs à recette et plus encore des directeurs, qui les accablent de billets de faveur, de confidences de boutique et de menus soins de toute espèce. Les petites acteuses font le reste en pleurant et consolées par leurs mères, femmes sages, doublées de sages-femmes, comme il sied en telle industrie. Sauf exception, par où la règle se confirme, ces calicots en rupture d’aune sont de pauvres ratés du vaudeville, de tristes avortés de la revue de fin d’année, de lamentables fruits secs du coq-à-l’âne. Ils collaborent, douzièmes, à des féeries d’hydrocéphales et si vertigineusement imbéciles que les enfants y attrapent la méningite et s’en flanquent par la fenêtre, avant l’âge, pour en finir avec le théâtre qu’on leur compose.

Tout le peuple cabot, gasconnant et famélique, grouille autour du soireux, car il le faut, sous peine de crever sous les ponts et de rouler, ventre vide et gonflé, à la rivière. Le soireux protège. Il négocie des engagements, organise des tournées départementales, lance des bénéfices, crée des renommées bonimentaires. Confesseur des péchés dont on fait des nouvelles, on le tient, par échange, au courant des choses de coulisses, des ruptures de collages, des engueulades et des torgnoles de roulotte ; il en est le « mieux informé ». Malheur à la pauvre bougresse qui, comédienne, prétend garder pour elle son honneur libre de femme ou de mère, et ferme le judas de sa vie privée. Et malheur aussi à l’écrivain « poseur », dont on ne connaît pas la tête, qui ne collabore pas, n’envoie pas de cartes et ne rend pas hommage à l’omnipotente stupidité de ce Tallemant de tous les Réaux, le soireux.

Je viens d’écoper pour mon lot : les soiristes m’ont eu dans l’Odéon. M’ont-ils bien eu, du moins, tout entier et à eux seuls ? Il me semble qu’ils en ont laissé aux lendemaintistes et qu’il en est encore resté pour les lundistes…

Et je continuais de la sorte, en demandant à Littré si l’origine du mot, d’ailleurs bien fait, de : vitupération ne serait pas dans le nom fameux de : Vitu Père ? C’était encore un néologisme, justifié par la férocité de la critique d’un confrère, fort lettré celui-là, et qui depuis cette époque, fut bénévole à mes essais.

Encore une fois, je n’écrirais plus aujourd’hui sans la plus criante injustice, et même sans ridicule, cet abatage du soirisme dont l’intérêt est tout rétrospectif et historiographique et ne vaut que par le mot qu’il a laissé à l’argot parisien. Le métier de courriériste théâtral s’est rehaussé de lui-même de tout le mérite individuel de ceux qui l’exercent ; ils ne demandent plus la tête dont le nez leur déplaît avant qu’il ne se mouche ; ils respectent l’effort et l’illusion et s’exposent bravement eux-mêmes aux déboires de la rampe. Une pièce, bonne ou mauvaise, dit Voltaire, est une œuvre du démon, et il n’est tel que d’en faire pour être indulgent aux pires.

Il faut bien dire aussi qu’au temps odéoniques de Le Nom, les tenants de la rubrique étaient pour la plupart des lettrés assez étranges et plus proches du plumassier que du simple plumitif, moyenne de l’écriture. Je me rappelle qu’à la première de l’Othello de mon ami Louis de Grammont, l’année précédente, nous nous étions donné rendez-vous, Monselet, Paul Arène et moi, au café Voltaire pour y prendre un bock pendant l’entr’acte. Nous échangions donc nos impressions toutes shakespeariennes comme bien on pense, lorsque poussant violemment la porte, le soiriste d’un organe fort accrédité, vint droit à notre table et, le front plissé de colère :

— Alors, c’est ça votre Shakespeare ? Mais il est crevant !…

— Encore, sourit malicieusement Monselet, s’est-on donné la peine de vous le traduire. Ah ! si vous saviez l’anglais ! Tenez, voici Arène qui le parle comme le provençal même. Demandez-lui de vous en dire quelque tirade dans le texte original.

Le poète de Jean-des-Figues était un pince-sans rire admirable. De la langue d’outre-Manche il ne possédait pas un traître mot, mais il se mit à rythmer en les scandant des phrases hexamétriques, gutturales et nasales, où le nom d’Iago se mêlait à celui de Desdémone et qui rimaient par mode sternutatoire.

— Hein ? remarqua Monselet, qu’en dites-vous ? Et quand on pense que depuis deux siècles et demi on nous l’a fait au génie de ce Normand transplanté qui, d’ailleurs, Banville l’a prouvé, s’appelait Jacques Pierre.

— Et qui n’a jamais existé, fis-je pour être du jeu.

À l’entr’acte suivant notre confrère reparut. Il n’en pouvait plus. Cette histoire de cocuage more imaginaire « le rasait dans les grands prix ». On n’em… bêtait pas le monde comme ça, et si tard car il était déjà près de onze heures ! — Tenez, nous demanda-t-il, rendez-moi un service. Il faut que je rentre au journal faire ma soirée et je ne puis rester jusqu’au baisser du rideau. Comment ça finit-il, Othello ?

En présence d’une telle question il n’y avait que trois choses à faire, ou lui jeter nos bocks à la tête, ou le dénoncer à la police, et la troisième était de nous payer le mufle du camarade.

— Eh bien voici, dit Monselet en consolidant ses lunettes qui lui en tombaient du nez, Desdémone a un mouchoir…

— Célèbre, appuie Arène, et marqué à son chiffre : D. O.

— Elle le jette à Iago par la fenêtre. C’est clair. Il monte et le lui rapporte. Le mari paraît, plus noir que d’habitude. Duel au sabre recourbé ! Lanternes vénitiennes. L’amant tue le more. La femme s’évanouit et l’épouse. Voilà.

— Le reste rentre dans l’histoire secrète des Doges.

— Merci, dit le soiriste, et il courut rédiger sa critique volante. Vous pensez si le lendemain la Cour et la Ville se rigolèrent, comme on disait sous Louis XV. Le bon Louis de Grammont, malgré toute sa philosophie, ne se consolait pas qu’on l’eût cru capable de retoucher ainsi l’œuvre immortelle du vieux Will et d’en laisser à feu Ducis pour la trahison d’un texte sacré. Pendant huit jours il perdit, lui qui y excelle, toutes ses parties de dominos. — « Marier Iago à Desdémone, moi un poète et un honnête homme ! » Et tous ses doubles-six lui restaient dans la main.

Je dois reconnaître que l’appellatif de : lendemaintiste appliqué aux profès de la critique matutinale, ne fut point accueilli par le public et qu’il me resta pour compte. Il était mal fait du reste et aussi laid à écrire qu’à prononcer. Aujourd’hui, où des horreurs vocabulaires telles que : « arrondissementiers » sont accréditées par les Pères mêmes de la patrie, le barbarisme passerait comme une lettre à la poste. Si conformément aux lois de la philologie je les avais dénommés : les crasistes, — de cras, qui dit demain, — ils en avaient pour leur bannière. Les « crasistes » ne me furent pas amènes. Les amis que j’avais parmi eux tinrent à honneur de ratifier le proverbe du :Qui bene amat, bene castigat, et seuls les lundistes m’épargnèrent ; J.-J. Weiss chanta même mon los dans Les Débats, si c’est chanter le los d’un poète que de ne pas le vouer à la potence, arbre sec de cet oiseau. Quant à Sarcey, je lui dus les vingt représentations, soit dix de plus que le nombre fixé par ce Chaldéen de Porel. L’oncle disposait de la bourgeoisie, et il était le maître de ses menus théâtraux. On sait que son critère était dans l’abdomen. La pièce où il avait digéré était bonne, il y envoyait sa clientèle.

Le jour de la première même, comme je me rendais au théâtre, je croisai rue de l’Ancienne-Comédie l’excellent Charles Pillet, le commissaire-priseur, qui allait je ne sais où, comme le héron au long cou. — Que faites-vous dans ces steppes ? me dit-il. — Je me rends à une pièce qu’on joue ce soir, là, en face. — De qui la pièce ? — De moi-même. Voulez-vous une place et même deux ? Je les ai dans ma poche, à votre disposition. — Non, merci, j’attendrai mon Sarcey du dimanche. — Et il n’y alla que la semaine suivante, mais il y alla. L’oncle avait digéré. On digère à l’Odéon, avait-il dit à ceux du Tiers.