Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Le nom/V


V

GÉNÉRALE ET PREMIÈRE
ADOLPHE DUPUIS


— Ah ! mon cher, que d’ennemis vous avez ! Depuis hier, il tourne un monôme de loups furieux autour de l’Odéon. On veut vous dévorer tout vif. Nous marchons à une autre Gaëtana, et cette fois, ce ne sont pas les étudiants, mais bien vos propres confrères de la presse qui mènent la ronde du scalp. Qu’est-ce que vous leur avez donc fait ? C’est de la haine.

Ainsi m’accueillait La Rounat le jour de la « générale », à mon arrivée. Puis, par un retour assez bouffon à la conscience de sa responsabilité directoriale : — Avez-vous conservé votre version initiale ? Qui sait si ce n’était pas la bonne !

— Elle est chez mon notaire, comme le plan Trochu, mais n’est-il pas un peu tard pour l’y reprendre ? La censure vient d’entrer dans la salle. Les comédiens sont en costume au foyer. Valnay brandit sa massue de régisseur et on va commencer la pièce. — Alors, allons-y, et mettez-vous du coton dans les oreilles.

Il disait vrai du reste et n’exagérait rien sur les dispositions de mes confrères, elles étaient ouvertement comminatoires. S’il reste encore des témoins de cette première, qu’ils disent si je m’en fais accroire lorsque je m’enorgueillis au bout de trente années, d’avoir, au moins une fois en ma vie, et jeune encore, atteint à ce pinacle de l’honneur dramatique qu’on nomme une cabale, et, qui mieux est d’en avoir mérité le stupre triomphal. La cabale est au simple four des maîtres comme l’éruption volcanique, est au geyser un rêve cataclysmal, l’immortalité par le désastre ; elle fait d’un bourg une Pompéi. Jaloux, ne me chicanez pas celle de Le Nom et soyez digne de la pareille.

Oui, je l’avais acquise et méritée, par trois fautes, dont la moindre assurément était de n’avoir pas maintenu par exploit d’huissier un texte reçu par l’État et par conséquent officiel. La deuxième s’imputait à ma fonction (mal comprise) de critique théâtral au Voltaire, car c’était la mal comprendre que de ne me prêter à aucune des combinaisons industrieuses autant qu’industrielles qui encombrent le marché français de la bazarderie de l’article de Paris, et du génie à treize des calicots « défraqués » qui vont la plume au cul à travers la littérature. Je ne leur passais pas la rhubarbe, ils me refusaient le séné, c’était de bonne guerre. Quant à ma troisième erreur, celle d’avoir hermétiquement clos l’accès de mes répétitions à tous les loups-garous du monôme, elle répondait à ce besoin coquet qu’on a d’être mangé en une seule fois, quand on doit l’être, dans un balthazar anthropophagique et je lui dus le laurier de ma cabale. Ce qu’on pardonne le moins à un confrère, — toujours abusivement joué à votre place — c’est de ne pas entrer les uns avant les autres à sa cuisine et de ne pas être initié de préférence à l’avant-goût de son fricot public.

En sus des miens et des couturières, je n’avais convoqué, à ma générale, que quatre ou cinq amis poètes dont le jugement, quel qu’il fût, m’importait et parmi eux le terrible Jules Vallès qui venait de me préfacer le recueil des Chroniques de l’Homme masqué et ne voulait d’autre salaire que de voir Anastasie fonctionner sur place, ses ciseaux bourgeois à la main. Il m’avait fait tenir la veille le billet suivant :

« Mardi matin.
10, rue Taylor.

« Quel jour la première ? Je t’ai demandé deux places. Une de ces deux places doit être occupée par une dame, laquelle a pommadé les balafres du brouillon qui était la préface de L’Homme masqué et l’a rendu lisible pour les typos, et qui a besoin d’être prévenue un jour à l’avance. Préviens-moi donc pour qu’on arrive préparés à la soirée et sans rendez-vous à renvoyer ou article à bâcler trop vite.

« À toi,
« Jules Vallès. »

« Demain, mercredi, je dîne avec Marpon, probablement. Je passerai peut-être au théâtre vers deux heures, en sondeur, et sans donner mon nom pour plus de sûreté, faisant passer ma carte sous enveloppe. Tu es prévenu, et tu verras si tu dois me recevoir et me cacher contre un portant ou dans une loge noire. »

Je lui avais répondu :

« Viens en plein jour, tu es Jules Vallès. Je t’assoirai au milieu de l’orchestre, et je te présenterai à Bourdon, qui est un censeur pour rire et un aimable citoyen. Il ne te fera fusiller qu’à la prochaine.

« É. B. »

Le premier visage avenant qui m’avait souri sur le plateau était celui de l’abbé d’Argeville, incarné par Porel. Ceinturé de moire et colleté du rabat, il ressemblait plus à un aigle de Meaux ou à un cygne de Cambrai qu’au curé de bourgade de la pièce.

— Courage, me jeta-t-il, vous en aurez besoin.

— Mais… je crois en Dieu, lui dis-je sur le ton élevé de Polyeucte.

Survint Adolphe Dupuis. Il se tenait à peine debout. La veille, en essayant une paire de bottes neuves, il s’était flanqué un tour de reins tel qu’il avait s’aliter. Le médecin ne lui avait pas caché du reste qu’il lui fallait huit jours de repos pour qu’il fût en état de monter en scène. Mais il n’avait rien voulu entendre. — Nous avons tout Paris contre nous, me voici. Je me suis fait masser jusqu’au sang, comme Marsyas, ça ira. Je les aime moi, les batailles. D’ailleurs on vous déteste trop, cela me rassure sur l’ouvrage.

— Oui, corroborait La Rounat, l’inimitié déborde déjà jusque sur la deuxième.

— Vous le voyez, releva gaiement le comédien, la location marche ! Au rideau, Valnay.

Et la toile levée, ce fier artiste du vieux jeu se détordit, et entra en scène, droit, ferme et résolu comme un grenadier impérial dans la fournaise, j’allais dire dans le four, par habitude, mais n’antidatons pas l’histoire, même d’un jour, ce n’était que la générale.

Donc, Jules Vallès, campé non pas « contre un portant ou dans une loge noire », mais au brave centre de la salle, entre Auguste Vacquerie et Jean Richepin, y secouait la tête de lion évadé de sa ménagerie qu’il avait rapportée de Londres, et, dans les galeries, frémissaient les couturières. — Regarde, lui disais-je, les couturières frémissent. — Il y en a de bien jolies, soupirait-il, la lèvre humide. Il faut que je fasse du théâtre décidément. — Une voix salua derrière lui : — Vous y excelleriez comme en tout le reste ! — Vallès se retourna et pressa la main du gracieux interlocuteur. — Qui est-ce ? me jeta-t-il à l’oreille. — Le bourreau, fis-je. — Comment le bourreau ? Pour l’exécution alors ? — Non, pour la toilette. M. Bourdon, suppôt d’Anastasie. — Mais il est charmant. — N’est-ce pas ? Du reste tu lui as serré la main, — Bah ! à l’Odéon ! terrain neutre. — Et voulant reprendre position, le réfractaire lança par-dessus l’épaule : — Vous ne tuez pas assez de poètes.

S’il n’aimait pas les vers, Vallès, qui n’était que prosateur, mais l’un des plus forts de notre langue, mettait au plus haut prix la recherche du style et il en traitait en profès. Tout allait assez bien pour Le Nom où il reconnaissait la manière de cet Homme masqué dont il avait tambouriné la « patte » lorsque, à son tour de rôle, Porel apparut en soutane.

— Quèque c’est qu’ça ? s’écria le communard enroué par la stupeur.

— Eh bien ! tu vois, un otage.

— Ah bon… J’y suis, tu le fusilles au dénouement ? Ou bien tu nous lâches ? choisis.

— Qui vous ?

— Mais la Sociale. Du reste, il y a un moyen.

— Lequel ?

— Marie-le.

— Quoi, lui aussi ? Miséricorde !

Jules Vallès ne m’a jamais pardonné le curé de campagne de Le Nom mais comme il ne l’aurait pas passé à un Balzac, je finis par me résigner au refroidissement de son amitié. Lorsqu’il reprit en octobre de la même année 1883 la direction du Cri du peuple qu’il avait fondé en 1871, il me lâcha aux chausses, sous le nom de Trublot, l’homme d’esprit du naturalisme, et vraiment ce n’était pas assez, pour me déranger d’abord et ensuite pour me déprendre de l’admiration que j’avais, et que j’ai toujours, pour ce magnifique écrivain de ma race et de mon pays.

De la première de Le Nom, je n’ai rien à vous dire, l’événement en est sans intérêt par lui-même et il ne changea rien au cours des astres. Habent sua fata libelli. Je me rappelle seulement, lorsque le temps est triste, l’élan de La Rounat me tombant dans les bras après le premier acte qui avait été reçu plus que bienveillamment. Il était si ému qu’il m’en tutoyait. — Te voilà célèbre, homme indécrottable, tu vas l’être, grâce à qui ? à bibi ! Souviens-t’en à l’Académie ! — Oh !… attendons, souriait Porel le fatidique, avec l’onction de son personnage.

Le comédien chargé du rôle de l’amoureux (c’était d’ailleurs l’excellent Chelles, qui depuis a fait une belle carrière), submergé de béquets pendant six semaines, écérébré, à moitié mort de fatigue, pataugeait dans la bouillie abominable d’un texte tombé en pâte. À certaine scène passionnée il perdit tête et mémoire et, mimant sa déclaration, pour ne pas la perdre, il en obtint une réalisation si naturelle et préadamite que toute la critique m’en rattacha d’office à l’école de Médan qui dépend du Jardin des plantes.

Et le mariage vint. Et quand ce mariage à succès fut venu, impossible, asinesque, surhumainement bête, tout fut réglé, les loups bondirent et me mangèrent. Ils eurent parfaitement raison. Je ne fus défendu que par mon vieux professeur qui se rattrapa de sa méprise toute sa vie du reste, mais qui croyait que la pièce était de La Rounat. Ô nez infaillible de l’oncle, comme tu boutais sur le vrai du vrai ! Mais Le Nom était surtout de tout le monde, même de moi, je ne sais comment. Et cy finit son aventure. Brisez l’os et sucez la moelle.

Huit ans après, à la fin de juillet 1891, comme j’étais entré pour prendre un cigare dans le bureau de tabac qui fait face au Vaudeville, Chaussée-d’Antin, un vieillard de haute taille qui causait avec la débitante, se retourna brusquement à ma vue, m’empoigna la main et marmonna cette phrase énigmatique : — Tous putains et putaines, toutes maquerelles et maquereaux ! Et il s’en alla. Je ne savais qui il était, de qui il parlait, ni pourquoi il m’adressait inopinément cet apophtegme. Je ne l’avais pas reconnu. C’était le pauvre Adolphe Dupuis. Ricquier, le régisseur du Vaudeville, qui sortait du contrôle, me révéla d’un geste la navrante réalité. — Vous ne le saviez donc pas ? me dit-il, en se toquant le front. — Ah ! mon Dieu, Ricquier, que me dites-vous là ? Mon pauvre Le Nom doit-il charger encore son infortune d’une telle calamité ? — Rassurez-vous, il n’a cessé d’aimer votre pièce, de la préconiser, de la faire lire même à tout le monde. Il rêvait de prendre un théâtre à ses frais pour vous donner votre revanche. Vous n’imaginez pas la bravoure artistique de cet honnête homme, le vir probus de notre profession. — Eh bien, alors d’où vient cet effondrement ? Car ce n’est plus qu’une ruine. — Dites des décombres ! Voilà où ça mène de vouloir jouer le Tartuffe ! — Comment ? — Ou plutôt de le détraditionnaliser. Il avait du Tartuffe une conception libre et particulière. Jamais, arguait-il, Louis XIV n’en eût autorisé la représentation si l’imposteur avait affecté le moindre caractère sacerdotal. Tartuffe est un aventurier bourgeois, c’est donc sous les espèces civiles qu’il faut le rendre. Et Adolphe Dupuis s’y est essayé dans l’Odéon. Vous voyez le résultat. Encore un fou au compte de Molière ! — Ouf, cher ami, j’aime mieux ça !