Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Le nom/VII


VII

COUTEAUX À PAPIER


Des personnes clémentes qui s’intéressent à ces souvenirs m’ont invité à leur représenter quelque spécimen de ces terribles feuilletons du Voltaire dont l’ogrerie m’avait auréolé d’une gloire d’avale-tout-cru où se palme encore la base de ma légende. J’ai donc pour les contenter, fouillé mes cartons verts de lundiste, et voici le document. Pâlissez, Zoïle et Fréron, mes maîtres ! Je dois dire que le morceau choisi a été donné dans un Annuaire de la Presse comme un modèle « d’éreintement » ! Sapristi, les morts eux-mêmes avaient l’épiderme sensible en 1880, car l’abatage était celui de feu Ponsard, agio-poète prodigieux, qui a mis la Bourse en vers ! Cet effort charme les enfers.

Charles Baudelaire réussissait à miracle les vers ponsardiques et il y trompait Jules Janin lui-même. Quand il en avait extrait de sa veine, il les gravait sur des couteaux à papier qu’il jetait dans un sac affecté à la collection : Théodore de Banville possédait l’un de ces « fend-tômes » ; on y lisait ce distique :

Jasmin, tu passeras passage Vivienne,
Pour dire à mon bottier que je voudrais qu’il vienne.
Pour dire à mon bottier que(Pour L’Honneur et l’Argent.)

— Remarquez, disait Banville, que rien n’est plus ponsardiforme, ni même autant, puisqu’au charme de la platitude s’ajoute la fleur académique d’une faute de syntaxe admirable. Oui, cher ami, ce « qu’il vienne » pour le « qu’il vînt » nécessaire et édicté des dieux, il est toute l’œuvre du maître de Vienne, il la résume et la caractérise. On n’a plus besoin de la lire pour la connaître.

Et c’est assurément d’un couteau à papier de Charles Baudelaire que Mlle Tessandier, déguisée en Charlotte Corday, égorge Marat dans sa baignoire, là-bas, à l’Odéon, en Seine-et-Oise !…

(Et j’imaginais ce dialogue entre M. Littré et le Jourdain de Molière.)

M. Jourdain. — Quand je dis : « Donne-toi donc, Marat, la peine de t’asseoir », qu’est-ce que je fais, monsieur Littré ?

M. Littré. — Vous faites de la prose, monsieur Jourdain.

M. Jourdain. — Et cette prose est-elle bonne ou mauvaise ?

M. Littré. — Ni bonne ni mauvaise, elle est ponsardienne, simplement.

M. Jourdain. — Les six pieds y sont cependant : Donne-toi-donc-Marat-la pei-ne-de t’asseoir.

M. Littré. — En fait de pieds, monsieur Jourdain, vous en avez deux, sans compter les mains, qui font quatre, et pourtant vous n’êtes pas poète.

M. Jourdain. — Que cela est singulier ! Car je fais pourtant du Ponsard, vous l’avouez vous-même, monsieur Littré. (Il scande) Donne-toi-donc-Marat…

M. Littré. — Oui, et non seulement vous en faites, mais vous faites aussi du Casimir Delavigne, de l’Émile Augier et de l’Édouard Pailleron tout ensemble.

M. Jourdain. — Mais ces auteurs ne sont-ils pas de l’Académie française ?

M. Littré. — Ils en sont ou en furent, certes !

M. Jourdain. — À quels titres ?

M. Littré. — À tous les titres, excepté à titre de poète. Ils ne sont pas nés tels. Ce n’est pas leur faute, soyez-en sûr, ni la vôtre, ni la mienne.

M. Jourdain. — Si je vous entends bien, et si le don de la poésie est inné, Nicole, ma servante, peut faire des vers tout comme une autre, à l’occasion ?

M. Littré. — Des vers, par hasard, peut-être ; du Ponsard, sûrement, et en tout temps, qu’il pleuve ou vente.

M. Jourdain. — Viens çà, Nicole, et fais-moi du Ponsard.

Nicole, révoltée. — Monsieur est un dégoûtant. Je ne suis pas chez lui pour ça. Je lui rends mon tablier.

M. Jourdain, à M. Littré. — En est-ce ?…

M. Littré. — De l’excellent.

M. Jourdain. — Ah ! que je vous ai d’obligations de m’avoir instruit de la sorte. Je vais pouvoir faire du Ponsard toute la journée et ma famille en crèvera de rage, ou d’ennui.

M. Littré. — Comme toute la France, cher monsieur Jourdain.

Puis après une analyse succincte de cette Charlotte Corday bourgeoise plus encore de fond que de forme, et qui avait inspiré à Théophile Gautier le « couteau à papier » suivant :

La pièce de Ponsard, sois-en bien convaincu,
Est réactionnaire, et bête comme un…

je me livrais à la joie d’un parallèle hilare entre Marat et Carjat, et j’y démontrais, l’histoire en main, que L’Ami du Peuple avait demandé beaucoup moins de têtes que le photographe, et même en avait moins obtenu. Ce morceau de facture, où s’attestait l’atrabile de ma critique à la fois et de mon caractère, s’actualisait d’un cri jeté de l’orchestre, à la première, par un spectateur à cheveux blancs, du type quarante-huitard, et qui n’était autre que le doux et bénin Carjat lui-même. Lorsque l’acteur Clément Just, au nom du docteur Paul Marat, avait réclamé ses quatre-vingt-dix mille caboches, le rival de Nadar s’était dressé dans sa stalle : — « Pas assez, avait-il clamé, le chiffre rond ! » et toute la salle lui avait répondu : À la tienne, Étienne !

Hélas ! j’allais plus loin encore en ce feuilleton horrifique et je rougis d’y recopier les lignes suivantes :

Au désagrément d’entendre Danton, Marat et Robespierre parler une langue qui eût suffi à tuer André Chénier, que dis-je, Roucher lui-même, s’ajoute la peine imméritée et gratuite de voir, dans l’Odéon, caricaturer leur Triumvirat sans défense. Étaient-ils donc si bêtes, à la Convention, et devons-nous, sur la foi de cet auteur, nous résigner à croire que les Capitoles ne puissent être sauvés que par des oies ?

Quant à Charlotte Corday, cet ange de l’assassinat fut sincère, mais restons calmes. Ce qui ressort de plus clair en son geste, c’est qu’elle n’était pas pour la liberté de la presse. L’Ami du Peuple était extrêmement lu, et exprimait par conséquent l’opinion d’un grand nombre de citoyens contre laquelle celle d’une fille de province pesait d’un faible contrepoids tout de même. D’ailleurs le propre du libéralisme n’est-il pas de laisser chacun chercher à sa manière le fil et la bobine dans l’inextricable labyrinthe des questions sociales ? Un journaliste tué, assez lâchement, tout nu, qu’est-ce que ça change ? À mon sentiment la popularité de la vierge de Caen, éprise, c’est l’auteur qui le dit, du beau Barbaroux, ne lui est acquise que par son bonnet dûment normand, quoique moins que sa conduite, c’est ce bonnet tuyauté que les partis s’arrachent. À une époque où les femmes jetaient le leur par-dessus les moulins, elle jeta le sien dans une baignoire, mais de là à cette vertu romaine qui justifie d’une tragédie, il y a aussi loin que de Ponsard à Corneille, pour en établir la mesure par une comparaison sensible, et Mme Roland était d’une autre envergure.

Mais revenons aux « couteaux à papier ». Ils sont ici la leçon des choses.

Le vers de Ponsard est encore cher, et le sera toujours peut-être, aux bons bourgeois français des coteaux modérés de Sainte-Beuve. Les politiciens eux-mêmes en alignent en leurs loisirs législatifs et tous les commerces s’y prêtent. Si, par exemple, le ponsardisant est dentiste, il s’y exerce sans prétention, la pince à la main, comme suit :

Vous venez, je le vois, pour une dent gâtée !
Vous souffrez ? La gencive est chez vous irritée.
Mais je n’arrache pas, je guéris. C’est vingt francs.
Mes confrères, monsieur, ne sont pas aussi francs
Que je le suis. Souvent pour des odontalgies
Qui sont visiblement de simples névralgies,
Ils extirpent. Ce sont des charlatans. Les dents
Sont des os délicats, tendres. Je mets dedans
Un peu de la liqueur que contient cette fiole,
Dont je suis l’inventeur. Que Dieu me patafiole,
Monsieur, si dans deux jours vous ne venez ici
Me dire : « J’ai mâché du fer ! docteur, merci ! »
En attendant, monsieur, veuillez ouvrir la bouche.
C’est cela. Sentez-vous du mal lorsque je la touche ?
Oui ? tant mieux ! Il le faut. Mais vous venez à temps.
Près de votre dent creuse, il est deux autres dents
Que la contagion de la carie attaque.
Votre palais demain ne serait qu’un cloaque.
Veuillez fermer les yeux et ne plus les rouvrir…
Monsieur, voici la dent qui vous faisait souffrir.

Qu’on me permette de rétablir ici en prose honnête, à l’usage des écoliers, le morceau spécimen dans sa forme nécessaire, et qu’on juge, par collation, du temps que le pauvre Ponsard a perdu sur la terre, en se rongeant les ongles peut-être devant son Richelet.

« Vous venez, je le vois, pour une dent gâtée ? Vous souffrez, la gencive est chez vous irritée, mais je n’arrache pas, je guéris. C’est vingt francs. Mes confrères, Monsieur, ne sont pas aussi francs que je le suis ! Souvent, pour des odontalgies qui sont visiblement de simples névralgies, ils extirpent ! Ce sont des charlatans ! Les dents sont des os délicats, tendres… Je mets dedans un peu de la liqueur que contient cette fiole, dont je suis l’inventeur. Que Dieu me patafiole, monsieur, si, dans deux jours, vous ne venez ici me dire : « J’ai mâché du fer ! docteur, merci ! » — En attendant, monsieur, veuillez ouvrir la bouche… C’est cela… Sentez-vous du mal quand je la touche ?… Oui ?… tant mieux !… Il le faut. Mais vous venez à temps !… Près de votre dent creuse il est deux autres dents que la contagion de la carie attaque. Votre palais demain ne serait qu’un cloaque… ! Veuillez fermer les yeux et ne plus les rouvrir… Monsieur, voici la dent qui vous faisait souffrir. »

Pas un mot de changé ni même d’interverti, dans cette version, la bonne, du couplet, où les rimes sont réduites typographiquement au rôle qu’elles jouent dans la prosodie de l’École du bon sens. Le vers français ainsi compris est à l’usage de tous les dauphins, même de ceux qui, selon Pline, rapportent les enfants à leurs mères sur les rivages. Il ne donnera pas de malfilâtres aux hôpitaux, et, comme jeu de société, il est plus inoffensif que la main chaude, plus facile que les bouts rimés et presque aussi bête que les fables.

Il répond si bien à l’idée pédagogique, voire universitaire, que nous avons du lyrisme, qu’à la réception académique du maître de Vienne et du passage Vivienne, personne ne s’aperçut que son discours était versifié et qu’il aura fallu que je vienne (pour : je vinsse) pour signaler cette curiosité à la critique de mon temps. Voici le début de ce laïus incompris, même des Quarante, notre élite :

« Au doux moment, messieurs, d’entrer dans votre sein, j’ai conçu le projet, que dis-je, le dessein de m’étonner, étant l’un des vôtres, d’en être. Je ne l’ai mérité que par mon nom peut-être et si le Pont des Arts est fait pour les ponsards. Une queue à mon P, vous avez : les Ronsards. Vous la restituez à ma patronymie et vous me la tirez jusqu’à l’Académie. Merci. Je suis de ceux qui lisent l’avenir dans le passé ! Prévoir, qu’est-ce ? Se souvenir. Je me souviens, c’est tout. Ô mémoire plaisante de ce divin Boileau qu’ici je représente : je me souviens du siècle où l’on faisait des vers comme on met en rêvant sa culotte à l’envers. Les muses, sous Louis, ne sortaient qu’en bannière et la mienne, sans plus, rénove la manière : je rime comme on parle et vous récompensez un art plus simple encor que vous ne le pensez. Vous voulez, supposons, une paire de bottes, pour obéir à des coutumes un peu sottes, telles que de marcher ? Le Richelet au poing, si votre cordonnier conserve votre point, vous écrivez : « Ami, j’ai besoin de chaussures neuves à bouts pointus, en veau. » Confraternellement il vous répond dans le verbe éternel : « Maître, j’ai dans son temps reçu votre honorée. Le veau renchérit, mais demain dans la soirée, je me rendrai chez vous, muni d’échantillons, pour renouer partie avec vos durillons. » — Messieurs, tel est mon art, et, dit-on, mon génie… »

À la vérité, les bibliophiles sont rares qui possèdent le trésor de ce début de palabre académique supprimé de la brochure officielle sur le conseil de Pingard. Ce brave homme s’était aperçu, à la lecture sur épreuves, du piège tendu par le récipiendaire à ses innocents collègues de la Coupole : « Ça sent le vers, avait-il dit, pas beaucoup, mais ça le sent ! » Heureusement, à la mort de Jules Janin, le brouillon total du discours de son poète fut retrouvé dans ses papiers. Il me le léguait sous enveloppe.