Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/XIV


XIV

LE « THÉÂTRE » DE THÉOPHILE GAUTIER


Il n’est point de poète qui ne se soit essayé au théâtre et qui, malgré l’opinion reçue, n’y ait réussi. La scène est du domaine des Muses. Ceux qu’elles n’ont point marqués au front peuvent, au milieu de la confusion régnante des métiers, surprendre un instant la faveur publique et même illusionner la critique, rien d’eux ne survit à l’engouement dont ils bénéficient par aventure et le succès même les abat.

Si l’art dramatique est un art, et il est cet art, c’est précisément en ceci qu’il n’est et ne peut pas être une profession. On n’apprend pas à faire une pièce, et l’erreur énorme de l’Oncle, comme autant celle des Neveux, fut de croire, hélas ! et de prêcher, qu’il y a des règles, une norme, des procédés, une tradition aristotélique pour la composition d’une comédie ou d’un drame. Il n’y en a pas, et c’est ici une besogne où chaque ouvrier se forge son outil lui-même. Si c’est Racine qui sait le théâtre, c’est Shakespeare qui ne le sait pas, et vice versa, mais tous deux le savent admirablement : sortez du dilemme.

Je me rappelle nos éternels démêlés avec Francisque Sarcey à ce sujet :

— Vous aurez beau faire et beau dire, Caliban, me criait-il de sa loge du Temps, tout est dans Scribe, qui est l’envers d’un poète pourtant.

— Oui, lui rétorquais-je, tout Scribe, c’est-à-dire rien. Là où Scribe finit, l’art dramatique commence, ou, pour mieux dire, recommence, car c’est Scribe qui a tout interrompu.

— Et avec qui ça recommence-t-il ?

— Avec les poètes.

— Par exemple ?

— Avec Alfred de Musset, dans son fauteuil. Il n’a pas besoin, celui-là, de s’exercer comme Sardou à trouver, sans les connaître, les dénouements d’une situation scénique proposée. Il a allumé sa cigarette et il a fait : On ne badine pas…, Lorenzaccio, Le Chandelier et Les Caprices de Marianne… Mais où est Bertrand et Raton ? Là où sont les pelotes de ficelles… d’antan ?

— Musset est une exception. D’ailleurs, il avait du génie.

— C’est, je crois, ce qu’il faut avoir, le reste n’étant que du négoce.

— Ah ! vous ne nierez pas que le père Scribe n’ait su faire une pièce ?

— C’est précisément ce qui lui a manqué, cette science même, parce qu’elle est innée. Alfred de Musset savait le théâtre, et Scribe ne le savait pas. Scribe n’était pas poète.

Et mon vieux professeur s’en allait, les bras levés et clamant au paradoxe. Mais, au fond, il me donnait raison, car il était beaucoup plus fin lettré qu’il ne le laissait paraître et le mandarin cachait ses boules, pour vivre peut-être.

Oui, n’en doutez pas, le théâtre est aux poètes, il ne saurait être qu’à eux, et seuls ils en sont les maîtres. Ils l’ont créé. Rien de plus aisé pour un bon critique que de retrouver le vers dans la réplique, la strophe dans la scène et le chant dans l’acte. Ils y sont, visibles à l’œil nu et sans loupe. L’âme lyrique souffle dans tous les chefs-d’œuvre dramatiques, et de toutes les langues, et Victor Hugo, qui l’a dit en termes magnifiques, n’a fait que parer un lieu commun déjà vieux au temps d’Eschyle et ressassé sous Aristophane.

Du reste, c’est bien simple. Chez nous, quels sont les ouvrages qui constituent le trésor national de notre « suprématie » (c’est le mot « chauvin », dans l’art du dialogue) ? Je ne parle même pas des monuments classiques où s’attachent les noms rayonnants de Corneille, Racine, Molière et Regnard, ajoutez-y Voltaire, en somme tous des porte-lyres. Mais de nos jours, et depuis l’ère romantique, qui fut une Renaissance littéraire, quelles œuvres s’enchaînent à celles de ces maîtres toujours vivaces et perdurables, vainqueurs des Scribe de leur temps ? Je n’y vois que des noms de poètes : Victor Hugo, Alfred de Musset, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, Émile Augier, Leconte de Lisle, Louis Bouilhet, Théodore de Banville, Auguste Vacquerie, François Coppée, Jean Richepin, Villiers de l’Isle-Adam, Catulle Mendès, et, ce dernier venu, Edmond Rostand, qui tient la torche.

Il n’est pas jusqu’à Lamartine qui n’ait payé tribut à notre Melpomène. Paul Verlaine et Léon Dierx ont traversé la scène en chantant. Henri de Régnier s’en rapproche. Maurice Maeterlinck plane sur elle d’un vol shakespearien. Jean Moréas lui rapporta un Euripide. Vingt autres jeunes athlètes du stade, Miguel Zamacoïs, Louis Marsolleau, Hugues Delorme, déjà ceints de laurier, attendent leur tour de palestre, et la belle légion s’augmente à chaque aurore nouvelle. Le théâtre est à nous, vous dis-je, par héritage et conquête… et où est Bertrand et Raton… !

Mon maître ne s’est pas soustrait à cette tâche de sa destinée, pas plus qu’à aucune autre, du reste, et il a laissé son « Théâtre ». Il tient en un volume et comprend, outre six poèmes chorégraphiques d’ailleurs célèbres (Giselle, La Péri, Sacountala), et divers prologues, dont celui pour l’anniversaire de Pierre Corneille, qui est classique, trois comédies en vers, et un mystère.

Le mystère s’appelle Une Larme du Diable. Il est conçu sur le modèle des comédies dramatiques populaires et religieuses du moyen âge, à la façon de Pierre Gringoire, et il met en scène les personnages usuels de Satanas, du Bon Dieu, de la Vierge Marie, de Magdalena, puis, bien avant Chantecler, un chœur de lapins, un colimaçon, une rose, des papillons, et jusqu’à une armoire, un fauteuil et une carafe. Le silence même y parle :

« — Je n’ai pas de langue et suis muet de naissance, et pourtant tout le monde me comprend, et si l’auteur de cette triomphante comédie avait un peu plus recours à moi, il aurait conservé l’estime du Constitutionnel et de son portier. »

La Larme du Diable a été représentée sur un théâtre de marionnettes, chez Judith Gautier, la fille aînée du poète, il y a quelques années, par des comédiens de bois et de carton, et les privilégiés qui ont pu l’entendre en ont gardé un souvenir d’art ineffaçable.

Du Tricorne enchanté, outre que je vous en ai déjà entretenus, il n’y a plus rien à dire. Il est le modèle et la merveille du vers comique, et c’est de lui qu’est sorti le théâtre en fleurs de Théodore de Banville et de ses disciples, sans en excepter le plus triomphant. La pièce, dans le recueil, est qualifiée de : bastonnade, mêlée d’un couplet. Ce couplet, qui est précisément celui où le pauvre Rodolpho conquit sa gloire, constitue la part de collaboration à laquelle Siraudin devra la sienne. L’auteur du Courrier de Lyon y tenait énormément et Théophile Gautier s’est plu à la lui abandonner. Voici le morceau :

Quand sous la treille
Une bouteille
Blonde ou vermeille
M’a fait asseoir,
Ma foi, j’ignore
Si c’est l’aurore
Qui la colore,
Ou bien le soir.

Le fameux confiseur était très fier de cette poésie. C’était son Sic itur ad astra. On me permettra bien d’en acquitter l’impeccable des Émaux et Camées.

C’est aux Variétés que le Pierrot posthume fut créé par Bâche et Mme Doche, la future Dame aux Camélias. La verve lyrique y est encore plus éclatante s’il est possible que dans Le Tricorne, mais je n’ai là-dessus rien à apprendre aux poètes.

Quant à L’Amour souffle où il veut, grande comédie inachevée et qui devait avoir cinq actes, elle avait été commandée à Théophile Gautier par Édouard Thierry pour la Comédie-Française, sur un scénario de Mario Uchard, que j’ai encore entre les mains, et qui s’intitulait Le Nouvel Arnolphe. Le maître s’y intéressa longtemps. Il en exécuta deux actes, dans l’intervalle de la copie. Delaunay et Mlle Favart venaient, pour l’encourager à la besogne, lui en réciter, à Neuilly, les passages terminés. Et puis, il abandonna la partie, et nous ne retrouvâmes qu’à sa mort ce qui en a été publié. Il était peu fait pour ces tâches, et ne se sentait à l’aise que devant ses idées propres et ses conceptions individuelles.