Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/XV


XV

LES CARCASSIERS


Ce serait une erreur de croire que Théophile Gautier méprisât le mélodrame et le vaudeville, ou même le roman-feuilleton. Non seulement sa critique libérale créditait chacun de ces genres de sa valeur propre, mais encore il ne trouvait indigne de personne de s’y essayer, pas plus qu’au journalisme d’ailleurs. On ignore assez généralement qu’il en donna le triple exemple.

Le Vaudeville qu’il écrivit avec Siraudin avait pour titre : Un Voyage en Espagne, et il fut représenté aux Variétés le 20 septembre 1843. C’était ce qu’on appelait alors une « arnalerie », du nom du comédien célèbre pour qui travaillaient à l’envi les hommes d’esprit du boulevard. Il est à présumer que la publication de Tra los montes, qui est de la même année, inspira au directeur l’idée de tirer parti à la scène de la réussite du livre en librairie. Toujours est-il que cette excursion dans le domaine de Scribe ne paraît avoir été ni heureuse ni fructueuse pour le poète.

Arnal y représentait le personnage de certain Reniflard, sorte de Perrichon avant la lettre, qui après fortune faite dans le commerce se payait un voyage instructif et pittoresque au pays de Gil Blas. Il n’y rencontrait, cela va sans dire, que des déboires, incarnés par force brigands de villes et de montagnes, et rentrait, tout à fait déçu du Cid et des manolas, dans sa bonne rue du Sentier.

Au dénouement, le gouvernement de Madrid, honteux des mésaventures de Reniflard, son hôte, lui faisait offrir, à titre de dédommagement, une liasse de papiers de rentes sur la Banque Nationale d’Espagne.

— Le roi est trop aimable, disait Arnal, remerciez-le bien de ma part, mais j’aime mieux une simple feuille de papier à cigarette, j’y gagne !

Un Voyage en Espagne n’a pas été publié dans le « Théâtre » de Théophile Gautier, et on ne le trouve, quand on le trouve, qu’en brochure dans l’édition in-8 à deux colonnes de Tresse. Ceci pour les gautiéristes, fervents des princeps du maître.

Il en va de même pour La Juive de Constantine, mélodrame en cinq actes, que la Porte-Saint-Martin offrit à sa clientèle le 16 novembre 1846. Théophile Gautier y avait pour collaborateur Noël Parfait, son compagnon de route en Algérie. Voici comment il en conte la genèse dans le feuilleton de La Presse où il en rendit compte lui-même à titre de critique :

« Il existait à Constantine, dans le cimetière juif, deux ou trois tombes vides, bien qu’elles portassent des épitaphes. Ces tombes étaient celles de jeunes filles israélites, parfaitement vivantes, mais qui avaient eu la faiblesse d’écouter les suggestions amoureuses des chrétiens. Pour cette faute, la tribu les avait rejetées de son sein et frappées de mort civile, en leur faisant subir de fausses funérailles.

« Ces pauvres filles jouissaient du singulier privilège de pouvoir lire la date de leur décès, inscrite sur la pierre et de jeter elles-mêmes des fleurs sur leur propre monument.

« Quand les autres juifs les rencontraient par les rues, ils affectaient de ne pas les voir et ne répondaient pas si elles leur adressaient la parole. Une convention tacite les supprimait de la face du monde ; le silence et l’oubli les enterraient déjà plus qu’à moitié.

« L’une d’elles, dont l’amant fut tué dans un combat, errait à travers Constantine comme un spectre diurne, épouvantée d’elle-même, l’égarement de la folie dans les yeux et la pâleur du sépulcre sur les joues. Semblable à Jane Shore, elle se traînait de seuil en seuil, hâve et maigrie, et frappait à toutes les portes qui s’ouvraient et se refermaient aussitôt, sans laisser passer la parole de commisération ou le morceau de pain qu’elle implorait. Cela ne dura pas longtemps : la tombe vide, frustrée un moment, rouvrit sa mâchoire et avala sa proie. »

Il n’est pas douteux que ce thème ne fût plus lyrique que dramatique, et que le poète n’en eût mieux tiré un beau lied dans le goût de Goethe et d’Henri Heine qu’un mélo pour le boulevard du Crime. Mais profès de cette doctrine que l’écrivain digne de ce nom doit n’en rien laisser au « métier de son art » et ressembler en cela au Reniflard de son propre vaudeville, lorsqu’il répond au chef de brigands qui l’interroge sur sa profession : « Je suis apte à tout, c’est-à-dire : inapte à rien », il s’était juré de résoudre le problème de l’ouvrage sans style et sans écriture. Il faut croire qu’il n’y réussit pas, même sous le joug du bon Noël Parfait, « carcassier éminent » cependant, car La Juive de Constantine ne décrocha que le pâle succès d’estime.

Rien de plus mélancoliquement drôle ou de plus drôlement mélancolique, comme on voudra, que la façon dont le lundiste constate la défaite de l’auteur, dans son auto-critique de La Presse. C’est le renouveau professionnel du : « Qu’allais-je faire dans cette galère ? »

« Nous avouons humblement que, depuis de longues années, notre ambition était de faire un mélodrame. Mais comment le faire, ce mélodrame ? Quelle poétique consulter, quelles règles suivre, à quelle autorité s’en rapporter ? Aucun Aristote n’a tracé de préceptes pour ce genre de composition. Longus garde là-dessus le plus profond silence… ! »

Et le maître, doctement, ajoute :

« À le prendre, dans son acception propre, mélodrame veut dire : action accompagnée de mélodie, ou plus rigoureusement, accompagnée d’action, ce qui nous paraît une définition tout aussi applicable à l’opéra.

« Ô Guilbert de Pixérécourt, ô Caignez, ô Victor Ducange, Shakespeares méconnus, Gœthes du boulevard du Temple, avec quel soin pieux, quel respect filial, à la lueur déjà pâlissante de la lampe, amie nocturne, nous avons étudié vos conceptions gigantesques, oubliées de la génération présente ! Que de fois l’aurore nous a surpris courbé sur quelque œuvre prodigieuse, comme Les Ruines de Babylone, Hariadan Barberousse, Robert chef de brigands, L’Aqueduc de Cozenza, Tékéli et autres pièces admirables ! »

Et il termine en déplorant que, comme Frédérick dans L’Auberge des Adrets, l’acteur Raucourt, chargé du rôle de Nathan, père de la jeune juive morte-vivante, n’ait pas tiré d’un effet de tabatière et obtenu le succès idéal du sublime Robert Macaire. « Nous l’aurions volontiers laissé faire », soupire-t-il.

Théophile Gautier revint encore au théâtre l’année suivante, le 20 octobre 1847, à l’Odéon, assisté cette fois de Bernard Lopez, autre « carcassier éminent », avec une comédie de cape et d’épée intitulée : Regardez, mais ne touchez pas.

La pièce, entièrement exécutée d’abord par le seul Bernard Lopez, avait été reçue à la Comédie-Française par François Buloz, son administrateur. Toutefois, comme cette exécution ne répondait pas au concept, d’ailleurs tout romantique de la situation, Buloz avait imaginé de la rehausser en en confiant le soin à un poète. Gautier lui devait une Orestie qu’il ne lui livrait pas et l’échange se noua sur cette collaboration improvisée.

Mais le comédien Samson, dévot à Scribe, abominait l’école de Victor Hugo, et l’auteur d’Albertus ne trouvait pas grâce à ses yeux. Comme il menait le comité, un conflit s’éleva entre le directeur et les sociétaires, et pour l’apaiser les auteurs retirèrent bénévolement la pièce, qu’Augustin Vizentini, maître alors de l’Odéon, leur demanda pour ce théâtre. Il y fit une certaine fortune.

Quant à l’Orestie, où le poète devait fondre en une seule et condenser les trois tragédies de la trilogie eschylienne, Théophile Gautier s’en désintéressa, « pour ne pas contrarier M. Samson, me disait-il, Eschyle étant le premier des romantiques ». Et puis Alexandre Dumas était venu qui, en 1856, avait fait la besogne, et enfin Leconte de Lisle, avec ses Érynnies. Mais il ne se consola jamais d’avoir raté ce coche, et quand je le remettais sur ce chapitre :

— Oui, tu as raison, me disait-il, il faudra que je m’y reprenne. Ah ! Eschyle, en voilà un carcassier, et le bon !