Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/XIII


XIII

RODOLPHO


Les Saumaises futurs de Théodore de Banville qui commenteront les vers du poète des Rimes dorées, seront probablement arrêtés en leur travail par deux strophes de la pièce intitulée : Une Fête chez Gautier. Voici ces deux strophes :

Pour finir, louer Rodolpho
N’est pas une chose commode,
Et j’aurais besoin que Sapho
Me prêtât son grand rythme d’ode.

Il est flûté comme un hautbois,
Brillant comme une faulx dans l’herbe,
Et son geste a l’air d’être en bois :
Il est terrible, il est superbe.

Je vous ai déjà parlé de cette fête chez Gautier, où le Maître, entouré des membres de sa famille, joua lui-même, à Neuilly, dans sa maison, sa comédie Le Tricorne enchanté, devant le Tout-Paris artiste de 1863. Le décor avait été brossé par Puvis de Chavannes, et les acteurs s’étaient taillé, cousu et brodé de leurs propres mains les costumes de leurs personnages. Voici quelle avait été la distribution de la pièce :

Géronte Théophile Gautier.
Valère (en travesti) Mme  Ernesta Grisi.
Frontin Théophile Gautier fils.
Marinette Mlle  Judith Gautier.
Inez Mlle  Estelle Gautier.
Champagne Rodolpho.

Je ne sais pas si mon confrère, M. Jules Claretie, maître aujourd’hui de la destinée des œuvres dramatiques des poètes, assista à la représentation. Il n’avait d’ailleurs que vingt-trois ans à cette époque et je crois bien qu’il débutait à peine. Toujours est-il que, lorsqu’il fut parvenu au pouvoir, je le décidai aisément à remettre à la scène ce délicieux Tricorne enchanté, l’un des monuments du vers comique français. Il n’y est plus, et nombre de gens s’en étonnent, même à l’Académie, entre poètes, quand on en cause.

À la vérité, mon pauvre Cadet, qui avait pris, à la Comédie, le rôle de Frontin, n’y répondit guère à nos espérances. Il ne se consola pas d’y être effacé par le souvenir de Porel, qui y avait été excellent, à l’Odéon, en 1872. Il lâcha la pièce, qui glissa ainsi du répertoire. Habent sua fata libelli.

Ces erreurs de distribution sont fatales aux ouvrages. Sait-on que dans sa nouveauté, en 1845, aux Variétés, Le Tricorne enchanté fut créé par cet hippopotame à face humaine qu’on appelait Lepeintre jeune ? Voici ce qu’en écrit un contemporain : « Mirabeau-Tonneau était une mauviette auprès de Lepeintre jeune : le menton lui descend à triple étage sur la poitrine, et cela ressemble au péristyle d’une cathédrale. Ses joues sont massives comme celles d’un triton qui souffle de la conque ; sa tête est un obus ; les épaules qui la portent ont la carrure de l’Atlas, et son abdomen absorbe dans le tambour de l’étoffe les deux tiers de ses jambes… C’est moins un homme qu’une baudruche d’homme… » (Biographie des acteurs de Paris.)

Si c’était Lepeintre jeune qui réalisait Géronte, le personnage du valet Frontin était tenu par un certain Lafont, doué d’un physique admirable qui paraît avoir été, au théâtre comme à la ville, le type de l’homme à femmes : « Lovelace, Lauzun et Casanova », dit la même biographie. Est-ce le Lafont que ceux de ma génération ont encore pu voir au Gymnase dans Le Père prodigue, de Dumas fils, et le Montjoie, d’Octave Feuillet ? C’est ce que j’ignore, mais ce qu’il y a de certain, c’est que, s’il avait contenté l’auteur et le public dans ce rôle, Cadet ne pouvait y être que déplacé.

L’histoire n’a gardé que le nom du Neuville qui fut chargé de vivifier Champagne, autre valet du répertoire et pur ivrogne classique où Georges Berr, à la Comédie, était incomparable. Or, ce fut dans ce personnage secondaire de Champagne que Rodolpho conquit sa gloire et mérita d’être immortalisé par Théodore de Banville. Son succès fut tel que, le lendemain, il avait des directeurs à sa porte, « avec des mulets chargés d’or ». Mais à cette époque il était coulissier en Bourse et il roulait carrosse ; il en resta sur son coup de maître, début et fin de sa carrière.

Rodolpho s’appelait de son nom Adolphe Bazin. Il était fils d’un épicier de Passy, où le père de Théophile Gautier, Pierre Gautier, était receveur à l’octroi. Les deux familles voisinaient et Adolphe, enfant charmant et joyeux, servait de poupée vivante aux sœurs du poète. Il avait fini par être plus souvent chez elles que chez ses propres parents. En grandissant, la chère habitude s’invétéra, et lorsque Rodolpho perdit les siens, il n’eut pas à chercher par qui les remplacer, la bûche éteinte du foyer se ralluma pour lui dans un autre.

La suppression de la coulisse à la Bourse le laissa à la fois sans ressources et sans métier, et lorsque je le connus, en 1872, il ne subsistait que d’un médiocre poste d’employé au Comptoir d’Escompte que lui avait obtenu Adolphe Gaiffe. C’était d’ailleurs un bizarre personnage, noctambule, alcoolique, joueur comme les cartes, toujours jovial et plein de bonnes histoires boulevardières pour qui le monde habitable commençait au carrefour Drouot pour finir à la place de l’Opéra. Il est à jamais perdu, à grand dommage peut-être, ce type du cynique sentimental, propre au Second Empire, et dont Scholl, de son tonneau de Tortoni, aura été le dernier Diogène. Sa blague, chargée de mots légers et brillants, que le tour de fronde mettait à tout coup dans le mille de l’abus, du ridicule ou de la routine, était pourtant une bonne arme sociale, la meilleure peut-être de notre panoplie française. Il ne semble pas qu’elle ait été remplacée avec avantage par les catapultes du socialisme.

Adolphe Bazin était l’un de ces archers du rire, assis sur les remparts de la ville, qui ne manquent pas leur Philistin dans la plaine. Mais, comme la plupart des railleurs, il avait l’âme sensible et profondément humaine. Le revers du véritable esprit, c’est la bonté.

Je me rappelle qu’un soir, devant le Café Anglais, je rencontrai Adolphe Gaiffe, qui me demanda des nouvelles de Rodolpho.

— Je ne le vois plus, me dit-il ; qu’est-ce qu’il devient ?

— Ma foi, lui dis-je, j’allais vous le demander. Il doit être à Spa ou à Monte-Carlo en train de faire le coup de poing avec la Fortune. Quelle malheureuse passion il a là, ajoutai-je en levant les épaules.

— D’abord, sourit Gaiffe, en fait de passions, il les pratique toutes, et délibérément, n’en doutez pas, mais, d’être meilleur, il n’y en a pas sur la terre. Saviez-vous qu’il fût marié ?

— Qui, Rodolpho ? Vous vous payez ma tête ?

— Non pas… Êtes-vous allé le voir quelquefois dans son galetas de la rue de l’Arbre-Sec, au huitième ?

— Il n’a jamais voulu.

— Parbleu ! Il y a recueilli une malheureuse créature, sa voisine de palier, plus âgée que lui de dix ans, et mère de deux marmots sans origine connue, qui gagne exactement onze sous par jour à parfiler de l’or pour des vêtements d’église. Onze sous, vous dis-je. Alors… il l’a épousée, cet imbécile !

— À cause des gosses ?

— On le dit. Et la voilà propriétaire.

— Comment, propriétaire ?

— Ah ça ! vous ne savez donc rien ? Rodolpho est un « Vautour ». Il a, pour héritage, une maison dans les environs du Trocadéro. Elle est pleine de ménages d’ouvriers, à cause du bon marché excessif, vraiment excessif, des logements. Ce serait une rente de dix à douze mille francs, s’il le voulait. Mais jamais, depuis la mort de son père, il n’a consenti à en toucher les termes. Les jours d’échéance, il va voir ses locataires, les amène chez le mastroquet et se grise avec eux des pieds à la tête, pour oublier la misère de ce monde. Voilà ce que c’est que Rodolpho.

Un merle, mon cher Edmond Rostand, et qui reste embaumé par un autre poète dans les deux strophes d’un merle aussi, du boulevard.