Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/XII


XII

LA DAME AUX YEUX DE VIOLETTE


Ce n’est pas sans une émotion violente que l’autre soir, à l’Opéra, j’ai vu, dans le ballet La Fête chez Thérèse, sortir des ombres du passé la figure de Carlotta Grisi évoquée par Catulle Mendès, qui lui-même est allé la rejoindre au paradis des poètes — et de leurs muses. Ceux qui sont avisés de mes liens de parenté avec la célèbre danseuse comprendront certainement l’effet que devait produire sur les miens, et moi-même, une réincarnation scénique de celle que Théophile Gautier appelait « la dame aux yeux de violette » et que nous nommions, nous : notre tante. Elle l’était de reste, puisqu’elle fut la propre sœur de la mère des deux jeunes filles du maître, Ernesta Grisi.

Je me hâte de dire que, dans le ballet de l’Opéra, rien ne contrevient, non seulement à des sentiments qui sont le bien de chaque famille, mais à la vérité même, et que Théophile Gautier y aurait reconnu sa Giselle.

Ce ne fut qu’un an après mon mariage, c’est-à-dire l’hiver de 1873, que des événements, d’ailleurs très simples, me mirent en rapports avec l’illustre ballerine. Malgré sa très vive affection pour sa nièce Estelle, elle n’avait pu assister aux noces, dont la seule note triste avait été donnée par cette absence. Hélas, le poète ne devait plus la revoir.

Carlotta Grisi s’était retirée du théâtre à trente ans, dans le plein d’une gloire chorégraphique qui l’égalait à la Taglioni, et fortune faite. « Je n’ai pas dansé pour l’Empire », me disait-elle de cette petite voix de fauvette à l’aurore dont elle eut jusqu’au bout le gazouillis. Elle avait acquis, avant le coup d’État, à Saint-Jean, faubourg de Genève, une habitation princière, assise sur une terrasse plantée de marronniers bicentenaires, d’où l’on découvrait toute la ville de Calvin, le lac et le profil argenté du Mont Blanc. De cette terrasse, située en face du Salève, on descendait par des allées en lacets, au torrent toujours écumeux de l’Arve, au point même où il conflue avec le Rhône, et s’y mêle en un bouillonnement de cascade.

Là se dressait, entre les pelouses, la maison de Giselle, délicieux hôtel Louis XVI, rempli de meubles rares et des souvenirs artistiques de l’étoile, et, là aussi, le chalet suisse, qui, plus petit et plus intime, était son habitacle d’usage. Elle y vivait uniquement occupée de sa fille, Ernestine, qu’elle élevait avec une prudence jalouse, loin du monde factice dont elle semblait elle-même à jamais revenue.

Je vous parlerai plus tard, à son ordre dans mes souvenirs, de cette villa Saint-Jean dont le nom est familier à tous ceux qui lisent et relisent Émaux et Camées, l’un des plus beaux livres de vers de notre langue. (« Le Merle. » — « La Fleur qui fait le Printemps. » — « Dernier Vœu. ») Elle n’existe plus que dans le recueil, ayant été démolie pour faire place à un nouveau quartier de Genève. Il faut espérer, si les âmes reviennent aux lieux aimés, que celle du bon Théo a oublié la route de la chère colline, disparue avec la fée qui la lui enchantait. La trahison des choses est plus rude encore que celle des êtres parce qu’on les imagine, sinon éternelles, du moins plus durables. La sagesse, si l’on était sage, serait de ne s’attacher ni aux unes ni aux autres, afin de se familiariser à cette destruction universelle qui paraît être la loi terrestre et le jeu dérisoire de l’œuvre des Sept-Jours.

Pendant le temps qui fut le dernier d’une course trop brève, puisque la mort la rompit dans la soixante et unième étape, j’ai pu être le témoin d’une douleur refoulée qui cadre mal avec la légende d’impassibilité dont on écrase encore, dans les manuels scolaires, l’homme le plus tendre qui jamais ait chanté. Que de fois, aux heures crépusculaires, ne l’ai-je pas surpris, assis, devant la baie assombrie, les yeux fixes et lointains, les bras tombés hors du fauteuil, et suivant son âme qui s’envolait sur les nuages de pourpre vers les marronniers du Salève. Il ne nous entendait ni entrer ni sortir. Il était sans caresses pour Éponine, sourd au caquetage des sœurs, et il regardait sa fille même sans la voir : tout lui était indifférent.

— Ne réveillons pas le père, nous disions-nous à voix basse, il voyage, il est en Suisse.

Et il y était en effet, comme on est au paradis.

Il y a chez les poètes deux façons d’aimer, quand ils aiment : celle des braves et celle des lâches de l’amour, disons, si vous voulez, des mâles et celle des femelles de ce mal. Ces derniers se distinguent en ceci qu’ils se plaisent à étaler en public et même en place publique, une souffrance qui n’a de secrets pour personne et où ils n’inventent rien, même dans le gémissement. Le premier homme qui, aimant une femme, s’est vu repoussé ou trahi par cette femme et a rythmé son désespoir sur la lyre, a tout dit et il n’en a plus rien laissé à dire aux autres. Le lieu commun en a été épuisé, sinon dans sa forme, du moins dans son fond. Les siècles brodent le thème.

Il est à remarquer que ces poètes, qui crient bobo, comme les enfants, à une nature d’ailleurs impitoyable et à une société sans remède, sont ceux qui semblent le plus amoureux et qui précisément le sont le moins. Je dirais même, si j’osais, qu’ils sont le plus consolables ; c’est chez le fat qu’une maîtresse chasse l’autre. George Sand, qui était experte et professe, ne paraît pas s’être beaucoup émue des imprécations formidables du bébé du siècle. Une douleur n’est pas mortelle qui porte sa cure dans son bruit. Musset, ainsi qu’on sait, n’est pas mort de la sienne.

Les âmes robustes et trempées par la nature même pour cette lutte comme pour toutes les autres, signent leur génie en ceci que la passion, lorsqu’elle leur sonne, ne leur apprend rien d’inconnu sur la fatalité toute régulière qui les accable. Ils lui font front de leur mieux, comme à la mort, quand elle survient. Leur drame propre ne leur en masque pas la banalité éternelle et ils ne se jugent pas des Prométhées parce que le vieux vautour du Caucase leur dévore le cœur à leur tour, le cœur étant fait pour être dévoré.

Ces poètes-là, comme Gœthe, leur type et modèle, ne jettent dans la grande lamentation des êtres que la plainte discrète, au cri voilé, qui délivre le brevet d’humanité, ce qu’il en faut enfin pour être et se prouver solidaire. Et c’est par là qu’ils sont les vrais amants, les fiers, et les seuls fidèles. Voilà pourquoi on les traite d’impassibles, car telle est la sottise profonde de ceux qui ne savent pas lire, c’est des critiques que je vous parle.

De son très grand amour pour la dame aux yeux de violette, amour qui a duré toute sa vie et qu’il savait sans espérance, Théophile Gautier ne s’est jamais ouvert à personne, même à ses plus intimes, et moins encore au public. Il n’y en a pas trace d’aveu dans son œuvre, et nul Dante ne garda mieux le secret de sa Béatrix. Il n’était cependant ignoré de personne autour de lui, mais il y avait accord tacite à respecter ce rêve suprême du moribond.

Les médecins lui avaient interdit le travail de la copie et implicitement de toute écriture, de telle sorte qu’il ne pouvait même plus entretenir avec Saint-Jean cette correspondance qui était sa joie familière. Pour tout le reste je lui servais de secrétaire, et il me dicta même pour Massenet ce ballet du Preneur de Rats, demeuré d’ailleurs sans musicien. Mais pour les lettres à la châtelaine de Saint-Jean, il n’y avait pas à s’entremettre et tout était fini, puisqu’elles ne pouvaient plus être de sa main même.

Un jour que, désœuvré et traînant les babouches, il était venu s’asseoir à ma table de travail, il ramassa un porte-plume, tira une feuille de papier et me dit :

— Je veux me remettre à écrire.

Et comme je lui objectais la défense de la Faculté :

— Ils sont bons, les docteurs, fit-il, toute la question est de savoir si Sisyphe est plus malade de pousser son rocher que de ne plus le pousser.

Et il traça quelques mots sur la feuille : « Ma chère Carlotta… »

— Tu vois, fit-il en me les montrant, c’est encore très lisible et sans fautes d’orthographe.

Mais il avait écrit : Carolotta, au lieu de Carlotta. Il s’en aperçut et se leva, livide et chancelant. Ce fut son dernier autographe.