Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/XI


XI

LE CHINOIS DE GAUTIER


« Tin-tun-ling au public français.

« J’ai composé cette histoire en prison.

« Quoique je ne sois qu’un pauvre lettré chinois de la province de Chang-Si, vous la lirez peut-être avec intérêt.

« Quatorze années sont tombées dans l’oubli depuis que j’ai quitté l’Empire du Milieu. J’ai marché sur la terre de vos ancêtres et j’ai trouvé les hommes de l’Occident bons et généreux.

« Un jour, dix mille fois heureux, j’ai rencontré Théophile Gautier. Son cœur était vaste et bienveillant ; il m’a ouvert sa maison où je suis entré. Il fut pour moi comme un hôte céleste et une bienfaisante lumière. Il a salué le siècle ; que son corps soit tranquille.

« En 1872 — je ne gouvernais pas ma raison alors — je me suis marié, et, pour cette cause, on m’a privé de ma liberté pendant plus de deux lunes. Mais j’étais sans colère et sans ressentiment, et, dans ma prison, j’ai écrit un livre qui vous fera connaître quelques usages de mon pays, lointain comme les étoiles.

« Le même soleil nous éclaire, le même ciel nous abrite ; soyez pour moi comme des frères qui vivent sous le même toit, à la même clarté.

« Khoung-Fou-Tseu a dit : Pou-toun-kiao-toun-li. — Les religions sont diverses, la raison est une.

« Le cœur aussi.

« Que votre oreille daigne écouter mes paroles avec bonté.

« 25 juin 1875.
« Tin-Tun-Ling,
« de la province de Chang-Si. »


Telle est, exactement reproduite, la courte préface inscrite en tête du roman chinois La Petite Pantoufle, édité par la librairie de l’Eau-Forte, que dirigeait Richard Lesclide, secrétaire de Victor Hugo. Peut-être jugera-t-on, comme moi, qu’elle vaut d’être conservée, d’abord parce que le livre est un merle blanc de librairie, et ensuite parce qu’elle fait entendre un cri émouvant de déraciné.

Pareillement aux albums-livres de Ho-Kou-Saï et des autres illustrateurs-poètes chinois, ou japonais, La Petite Pantoufle est imprimée sur papier de bambou, sous couverture de toile jaune, brochée sans dos à fils de soie visibles et de façon à être lue de droite à gauche, soit à contresens de nos livres occidentaux. Elle est du même format in-quarto que les albums dont je parle, et la traduction du texte de Tin-tun-ling est signée : Charles Aubert. Il y a en outre six eaux-fortes au trait de Frédéric Chevalier, dans le goût linéaire, perspectif et concis des dessins orientaux, ou plutôt des missels byzantins, et en voilà assez pour les bibliophiles.

Quant au roman en lui-même, son intérêt se réduit à la mise en œuvre de nombre d’usages ethniques, particulièrement de ceux de la politesse asiatique, dont les saluts sans fin et les litanies de compliments hyperboliques n’ont plus guère aujourd’hui de nouveauté pour nous. L’histoire est celle d’un méchant bonze de pagode, féru d’amour pour la femme d’un noble seigneur, qui viole ses vœux de célibat sacré, accuse la femme d’adultère, et finalement y laisse sa tête que le bourreau lui tranche. C’est une sorte de Geneviève de Brabant chinoise dans un manuel de civilité, et je donne tout le livre pour la préface.

Relisez-la, cette préface, elle est charmante. Dans l’hommage qu’il y rend à Théophile Gautier, « au cœur vaste et bienveillant », il y a comme un jappement de bon toutou à son maître et les phrases brèves, par lesquelles il exprime la grande tendresse de sa vie, donnent la sensation de ces petites plaintes gémissantes qu’ont les chiens devant le phénomène, pour eux incompréhensible, de l’absence.

Il n’y a pas, jusqu’à la locution imagée de : « il a salué le siècle », pour dire : « il est mort », qui ne pare de sa métaphore mandarinesque un morceau qu’Ernest Renan eût aimé. Comme les esthètes meurent en beauté, les Chinois meurent en courtoisie. Ils saluent le siècle et s’en vont, l’éventail au poing.

À la vérité, le roman de Tin-tun-ling lui-même, était beaucoup plus « romanesque » que son livre. Il faut prendre au pied de la lettre ce qu’il dit de son incarcération. « En 1872, je ne gouvernais pas ma raison, je me suis marié, et, pour cette cause, on m’a privé de ma liberté pendant plus de deux lunes ». Le fait est strictement exact, dans toute sa drôlerie. Le malheureux Chinois de Gautier s’était marié, en effet, et, pour cette cause et non une autre, il fut condamné à deux mois de prison. Seulement, il néglige de dire qu’il le fut pour cas avéré de bigamie.

Peut-être sa philosophie n’y voyait-elle que récidive, selon Khoung-Fou-Tseu, mais comme il était bel et bien catholique, ayant été notoirement baptisé dans sa province de Chang-Si, le tribunal civil de la Ville Lumière ne l’entendit pas de cette oreille. Ce que c’est pourtant que la différence des principes et comme ils varient avec les latitudes. En Chine, on a droit, outre à la « thsi », ou épouse légitime, à un nombre illimité de femmes secondaires, dites : « petites femmes », comme chez nous du reste, mais c’est tout ce que permette, en l’espèce, l’article 103 du Code Impérial. Quatre-vingt-dix coups de bambou, toujours doublés par le bourreau, punissent, au Chang-Si, ou ailleurs, les prévaricateurs dudit article qui élèvent au titre et à l’emploi de « thsi » une femme secondaire. De telle sorte que ce déraciné de Tin-tun-ling ne savait plus où aller. Entre les cent quatre-vingts coups de bâton d’une civilisation et les deux lunes de paille humide de l’autre, il opta pour celle qui loge, nourrit et relâche, et c’est à ce choix que nous devons La Petite Pantoufle et sa délicieuse préface. Rien ne vaut, dans Labiche et nos auteurs gais, le cri de douleur qu’il en pousse : « Je ne gouvernais plus ma raison, je me suis marié !… »

Je ne me rappelle plus très exactement comment Tin-tun-ling était venu à Paris, mais l’éminent orientaliste Clermont Ganneau pourrait, de l’Institut où il siège, fixer ce point de l’histoire, car ce fut lui qui, l’ayant un jour trouvé dans la rue, sans logis, sans argent, à l’état d’épave, l’amena à Neuilly déjeuner chez Théophile Gautier. Le pauvre Chinois crut voir Khoung-Fou-Tseu lui-même et se prosterna devant lui pour toujours. Il fut ainsi, comme il le dit lui-même, de la maison du poète, ou plutôt de sa « ménagerie intime », entre les chats, les chiens, les oiseaux et les souris blanches de cette arche de Noé, et je ne sais pourquoi le Maître l’a oublié dans la description qu’il nous a laissée de ses bêtes, compagnons du voyage de sa vie.

Ce qui donnait tout son lustre à la ferveur de Tin-tun-ling pour son hôte illustre au « cœur vaste et bienveillant », et, dans la reconnaissance, caractérisait sa manière, c’était que ce qui était à l’un était à l’autre, entre poètes.

Du plus loin que, de la fenêtre, l’une des sœurs le voyait arriver, au haut de la rue de Longchamp, l’autre sœur se précipitait aux armoires et, d’un tour de clef, y mettait à l’abri le contenu dans le contenant. La venue du Chinois était toujours saluée par un bruit de tiroirs fermés. Je n’ai pas connu d’homme ayant l’emprunt plus silencieux que ce Céleste.

Je dois dire qu’il y mettait une candeur ethnique. Lorsque, après un petit tour frétillant à la cuisine, son port d’attache, il montait donner sa leçon de sinologie à ses deux élèves, Mlles  Judith et Estelle, si, par hasard, l’une d’elles voyait, de la poche du professeur, le manche d’un couvert d’argent émerger et reluire, il le leur rendait au premier éclat de rire.

— Tin, lui disaient-elles, pourquoi voles-tu, puisque, lorsque tu as besoin d’argent, tu n’as qu’à nous en demander ?

— Moi, jamais demandir, moi fier, moi Chinois, grande civilisation !

— Mais ce que tu fais, essayait de lui expliquer Judith, c’est voler, en cinq lettres.

— Non, non, moi pas volir… Orient, pas volir… Orient, commerce !…

Et il se refusait obstinément à admettre que Koung-Fou-Tseu défendît à l’honnête homme de « ramassir » ce qu’il voyait « traînir » sur une table de cuisine, à l’Orient, si la cuisinière avait la tête tournée à l’Occident.

Au bruit de la dispute, Théophile Gautier sortait de sa chambre et, la chatte Éponine sur l’épaule, il intervenait, philosophique et grave.

— Il a raison, décrétait-il, il vit, agit et pense selon ses lois, qui sont les plus belles du monde. Vous ne me ferez pas la honte, je suppose, de comparer devant moi la sublime morale bouddhique au petit manuel d’intérêts bas et prosaïques qui régit vos cervelles de dindes. Qu’est-ce que le code auprès du Ta-hio, ou King, ou livre d’excellence, où, cent ans avant Socrate, étaient déjà inscrits les principes de la doctrine mutuelliste, fouriériste et saint-simonienne. Pour un couvert d’argent, en ruolz d’ailleurs et qui par conséquent est déjà une falsification, pensez-vous en remontrer à un mandarin de première classe, de la province de Chang-Si, qui possède les quatre-vingt mille mots de sa langue quand vous en savez à peine, vous, trois cents de la vôtre !

Et comme l’évêque des Misérables offrant les chandeliers dérobés au voleur, il tendait les « ruolz » au professeur de sinologie comparée, commerçant né et inné et hôte de ses lares, en exil chez les barbares.

Il est constant que Tin en emporta quelques-uns et plusieurs pour monter son double ménage et faire honneur à cette bigamie dont le cas n’est pendable, lui aussi, que dans les pays froids où le soleil se couche. Comme je n’ai pas lu le Ta-hio, je ne sais pas comment ce livre d’excellence trempe les forts, et je n’ai pas, comme ma géniale belle-sœur, Judith Gautier, pénétré l’âme chinoise, mais je remarquai que, pour l’auteur de La Petite Pantoufle, les ruolz volés perdaient tout leur prix dès qu’ils lui étaient laissés à titre de présent. Il ne prisait que les autres. Ainsi les chats, êtres simples et proches de Dieu, trouvent-ils la joie naturelle à chiper, et non à recevoir, les rogatons de la table du maître. Proudhon a dit : « La propriété, c’est le vol », et la Chine ajoute : « Le vol, c’est le plaisir », cent ans avant Socrate. Philosophie profonde !

Tin-tun-ling ne mettait pas qu’au partage des biens mobiliers cette naïveté fraternelle des premiers jours du monde et de la grande civilisation. S’il possédait les quatre-vingt mille mots de sa langue, il n’avait pu en apprendre que très peu de la nôtre, et pas même autant que Racine et Boileau dont le lexique est pourtant si sommaire. Son « petit nègre » se composait d’une trentaine de vocables précis et sans images, concordant aux principaux besoins de la vie animale, mais d’une âpreté d’expression que le bon ton récuse. Quand il avait faim, par exemple, il le donnait aisément à entendre par le verbe à peine déformé de : mangir, et tout allait bien, même devant les dames. Mais s’il s’agissait du contraire, il seyait de se boucher les oreilles à la crudité du terme que le dictionnaire mettait à son service.

Ce n’était pas tolérable. Il y fallait au moins un peu de métaphore. Les filles du maître se concertèrent donc pour lui en fournir une décente et orientale, qu’il pourrait employer dans le monde, lorsqu’il y serait invité,

— En Occident, vois-tu, lui dirent-elles, le mieux est de ne pas dire où l’on va, et d’y aller sans saluer, à l’anglaise. Mais quand on est forcé d’expliquer sa sortie, on ouvre son éventail, on sourit et l’on jette négligemment : « Je vais m’égarer dans les bosquets. »

Pour en finir avec Tin-tun-ling, je cessai de le voir et même de le recevoir après mon mariage. Je n’avais pas sur le vol-commerce les idées clémentes de mon maître, et ce mandarin ne fit rien pour m’y rallier, au contraire. Tout ce que je pus concéder à la grande philosophie du King, ou Ta-hio, fut de ne pas consulter la somnambule sur la disparition d’une bague enrichie de perles mise dans la corbeille de la fiancée par Arsène Houssaye, et que j’eusse plus que probablement retrouvée aux doigts de l’une ou de l’autre des deux guenons de ce singe binube.

D’ailleurs, il a écrit la préface de La Petite Pantoufle, et pour ce chef-d’œuvre, on doit tout lui pardonner. Enfin, « il a salué le siècle à son tour » et qui sait si, dans les planètes où l’on recommence, il ne s’est pas fait pendre — ailleurs — par sa natte tressée. Amen !