Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/VII


VII

LA COLLECTION


Toute la joie du « home » chantait dans le salon qui n’était guère, d’ailleurs, qu’une chambre à peintures. C’était là qu’il était heureux. Comme je vous l’ai déjà dit, Théophile Gautier ne s’est jamais consolé de ne pas avoir été peintre. Comme il disait : « On ne naît pas toujours dans sa patrie », il professait encore « que personne n’exerce le métier ni l’art pour lequel la nature l’a formé ».

— Tiens, faisait-il plaisamment, Victor Hugo, eh bien ! c’était un architecte. Il était spécialement créé pour édifier des cathédrales. Du reste, c’est ce qu’il a fait, en somme.

Sur cette déviation des dons innés, à laquelle j’ai, le premier, appliqué la synecdoche de : « Violon d’Ingres », je n’étais pas d’accord avec mon maître, au moins pour ce qui le concernait. Il était né bel et bien poète, et il ne s’en désolait que pour rire.

— Alors, du seizième, objectait-il, dis au moins que c’est du seizième, mais pas sous M. Thiers, hein ? Là, il y a erreur. Ah ! non ! pas sous M. Thiers, tout de même !

J’allais plus outre, je lui accordais jusqu’au recul de la Renaissance.

— Oui, reprenais-je, vous aviez droit à la Renaissance. On vous voit très bien causant ex professo avec Léonard de Vinci, de tous les arts où il excellait, même de l’art des ponts et chaussées, mais le poète, en vous, l’eût encore emporté.

— Non, non, pas sur le peintre.

Et, poussant un tabouret, il s’asseyait devant l’une des toiles de sa petite collection et m’en expliquait les beautés toujours nouvelles.

Celle qui l’attirait le plus et le retenait davantage était une étude du père Ingres pour son Apothéose d’Homère. Elle représentait les trois grands tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide et en idéalisait les têtes d’expressions traditionnelles. Je ne sais pas ce qu’il pouvait y voir pour le dessin et la couleur, et, de ces trois profils accotés auxquels il ne manquait que l’exergue pour jouer les effigies numismatiques, je n’aurais pas donné, l’un dans l’autre, le nombre de drachmes qui fait les cinquante centimes de notre monnaie. Il ne m’en voulait pas trop de ma résistance.

— C’est de ton âge, souriait-il, on ne vient pas tout de suite à Ingres. Il y faut un long stage et des connaissances dont le talon est perdu. Moi, je les possède. Un jour, où tu seras en état de grâce, je t’initierai. Ces trois macrobes sont sublimes, pour ta gouverne, et ils mettent toute la Grèce antique dans ma maison.

Je crois bien que c’était lui qui l’y mettait, dans sa maison, cette Grèce antique, car il n’avait, pour cela faire, qu’à y laisser courir son âme, la plus antique qui fût jamais. Il n’a pas eu la déception de voir son cher Ingres, la perle de sa galerie, tomber à un prix dérisoire sous le marteau d’ivoire du commissaire priseur, soit à douze cent vingt francs par tête de pompiers académiques.

De même qu’il tenait ces « Tragiques » en présent du vieux maître de La Source, il avait aussi sa Lady Macbeth, de la main amicale d’Eugène Delacroix, comme lui grand shakespearien devant l’Éternel. Gautier, dans La Presse d’Émile de Girardin, avait intrépidement combattu sous l’étendard « cruciste » et contondu des crânes bourgeois à la gloire du maître de Sardanapale, et c’était en remerciement qu’il en avait reçu cette carte de visite. Elle figurait la scène où lady Macbeth, vêtue de blanc nocturne et la lampe au poing gauche, aperçoit sur sa dextre la tache de sang indélébile. À la vente posthume du poète, ce cadre, de 40 centimètres sur 30, fut acheté au prix de 7.000 francs, et il en vaut aujourd’hui de 30 à 40.000, au bas mot. Mais là n’est pas son intérêt et, quelque valeur qu’il atteigne, elle restera toujours au-dessous de l’honneur qui s’y attache, d’avoir pendant trente années décoré les aîtres de Théophile Gautier.

Paul Baudry y avait suspendu une délicieuse esquisse de sa Diane au repos, de l’hôtel Fould ; Léon Bonnat une Pasqua Maria, petite Transtévérine, de sa manière claire ; Gérôme une Panthère noire à l’affût, Fromentin des Arabes au tir, Hébert des Pifferari dans une grange, et Gustave Richard une Tête de femme digne de Reynolds et morceau d’artiste admirable, dont le pauvre Hoschedé, fort riche alors, se rendit maître pour 3.500 livres.

Je relève ici pour les chercheurs de documents dits humains, les prix obtenus par les pièces précédentes : Baudry, 6.000 ; Bonnat, 3.700 ; Gérôme, 8.100 ; Fromentin, 3.000, et Hébert, 2.600 francs.

L’école de Fontainebleau était représentée par une étude de clair de lune dans une clairière, de Théodore Rousseau (3.000) ; un petit Diaz, provenant de la collection Boitelle, Paysage oriental avec figures (4.000), et un Bas-Meudon, de Français (1.100), par où Corot entrait comme en fraude dans cette galerie familière.

Et puis c’était encore le vieux Robert-Fleury, avec un Moine, qui y symbolisait son art austère (900), et Jalabert avec une Toison d’or (1.100), d’un beau coloris vénitien, et ce Théodore Chassériau, mort à trente-sept ans, espoir perdu de la peinture, et qui fut à Gustave Moreau comme le Pérugin à Raphaël. Des deux panneaux qu’il avait à Neuilly, j’ai retrouvé plus tard l’un chez Georges Charpentier, l’autre chez Maurice Dreyfous, mes camarades. Ils les avaient eus au prix du souvenir.

Il y avait trois « curiosités » d’art, au milieu de ces pièces : l’une, un Combat du Giaour, d’après Lord Byron, ouvrage incertain, qui était à la fois et n’était pas d’Eugène Delacroix, ou plutôt devait en être. Théophile Gautier le tenait d’Alice Ozy, qui elle-même l’avait reçu de Victor Hugo, et pour un baiser, disait la légende. Il n’était pas signé, mais il était marqué de la griffe du lion. Comme en outre Victor Hugo l’avait offert à bon titre d’authenticité, on n’avait pas à douter d’une telle caution, et l’on n’en doutait pas.

À la vente de Gautier, en janvier 1873, Alice Ozy voulut le ravoir. Or, si riche qu’elle fût, elle ne laissait pas d’être économe, et, quitte à déprécier le baiser dont elle l’avait payé, elle imagina, pour l’acquérir à bas prix, d’en contester elle-même l’attribution chez l’expert. J’étais chez cet expert, où de concert avec mon beau-frère, Théophile Gautier fils, je rédigeais le catalogue de la vente, lorsqu’elle se présenta, fort agitée.

— C’est ma conscience qui m’amène, nous dit-elle. Le Combat du Giaour n’est pas de Delacroix, et j’en sais quelque chose, peut-être puisqu’il m’avait été donné par Victor Hugo, après avoir appartenu à son fils Charles. Tous mes amis l’ont vu chez moi et c’est parce que Théo en raffolait que, pour lui faire plaisir, je lui ai dit un jour : « Emporte-le. »

— Mais, s’il n’est pas de Delacroix, madame, avait fait Théophile, de qui est-il, car je l’ai toujours vu chez mon père, et traité avec les honneurs dus à son illustre auteur ?

— Du reste, confirmai-je, comment Victor Hugo, la probité même !… Il n’y a qu’à vous regarder pour jurer que c’est un Delacroix et même l’un de ses chefs-d’œuvre !…

— Eh bien ! non ! C’est un Poterlet.

— Un Poterlet ? avait relevé l’expert. Je connais tous les peintres passés, présents et futurs, mais je n’en connais pas du nom de Poterlet.

— Poterlet est mort, reprit-elle, mais c’était un ami de Charles. Il travaillait chez Delacroix et il excellait à contrefaire sa manière. C’était même à s’y tromper, comme vous le voyez vous-même.

— Eh bien ! madame ?

— Eh bien ! un jour qu’il avait besoin d’argent, et moi aussi, Charles vendit à son père, Victor Hugo, Le Combat de Giaour, qui était de Poterlet. C’est comme ça que je l’ai eu. Voilà !

Et nous nous regardâmes, Théophile, l’expert et moi, extasiés de cette comédie de vieux répertoire. Mais comme Alice Ozy nous menaçait de « tout dire » en pleine salle de l’hôtel des Ventes, nous dûmes enregistrer le nom de Poterlet à la pièce, qui n’en monta pas moins au vent de l’encan à 3.400 francs, à la grande fureur de l’acquéreur, lequel n’était autre que la même Alice Ozy en personne.

La deuxième curiosité du cabinet d’art de Théophile Gautier était, non seulement une rareté, mais une pièce unique. C’était un bronze, à moule perdu, de 66 centimètres de haut sur 30 centimètres de large, où Auguste Préault avait symbolisé la Comédie Humaine, d’Honoré de Balzac, par une figure de femme assise, un coude sur les genoux. Ravagée par toutes les passions, la tête en exprimait tous les désespoirs, et de la main gauche elle laissait tomber d’un geste de lassitude infinie, le masque comique rappelant le titre de l’œuvre colossale du grand Tourangeau. En vérité, la pièce était superbe et l’amateur qui l’acquit à la vente pour huit cents francs peut se vanter d’avoir chez lui, s’il vit encore, un chef-d’œuvre de statuaire romantique. Si je n’ai pas vendu ma chemise pour le garder, c’est sans doute parce que je n’en avais qu’une.

Pour obéir à la volonté expresse de l’artiste, le bronze était posé à terre, comme sur une dalle funéraire, et, à l’heure d’entre chien et loup, on s’y heurtait, mais c’était son heure, et l’effet dans la pénombre en était saisissant. J’ai souvent pensé que cet effet se reproduirait, décuplé, si on le plaçait en allégorie décorative au pied de la statue de Balzac même, avenue Friedland. Mais où est-il, et qui l’a, depuis trente-huit ans ?

Auguste Préault était un fort beau génie de cette école moderne de sculpture de mouvement qui se cherche en Pierre Pujet d’abord, puis en Rude, en Barye, en Carpeaux, et s’exprime à présent en Auguste Rodin. Il est certain qu’on n’idéalise pas Balzac ou Victor Hugo comme Homère ou Virgile, et qu’il y a dans leurs œuvres un geste nouveau qu’il faut rendre sous peine de les trahir.

Ce qui a nui à la gloire de Préault, c’est son indépendance et surtout son esprit. Il en avait à revendre, et, du courant seul de ses mots, il se créait plus d’ennemis par jour qu’il n’en faudrait pour étouffer un Michel-Ange. En France, l’esprit est un métier propre et divis ; il ne peut venir en surcroît à aucun art. Peintres, musiciens et poètes, tous doivent être bêtes, ou le paraître, de peur de troubler la Critique. Mais un statuaire spirituel, c’est le monstre, et Auguste Préault fut ce monstre.

— Je t’en supplie, disait-il à Théophile Silvestre, attribue mes mots à Chamfort. Je ne trouve plus un buste à faire.

Il contait un jour à Bracquemond, de qui je tiens l’anecdote, que présenté à M. de Nieuwerkerque, ce « confrère » lui avait demandé s’il était parent de cette « mauvaise gale de Préault, qui en vomissait sur tout le monde » ?

— Parent, non, avait-il répondu, c’est un autre moi-même. Mais il ne vomit que les jours d’indigestion, aux séances de l’Institut par exemple, monsieur le comte.

Avec La Comédie Humaine de Préault et Le Combat du Giaour de Delacroix-Poterlet, il y avait encore dans le salon de Neuilly certaine toile singulière qui, celle-là, déshonorait franchement le petit musée. Ainsi du moins en jugeaient la plupart des visiteurs du poète. La composition mettait en œuvre la scène évangélique de la pitié du Christ pour Madeleine et elle semblait peinte par un Giotto, dépourvu de couleurs, avec une brosse faite du poil de ses chèvres.

— Tu devrais ôter ça de chez toi, lui disaient ses amis du jury annuel des Salons. Entre ton Delacroix et ton Ingres, cette vague ébauche a l’air de l’un de ces à peu près de formes que les nuées dessinent dans le ciel en septembre.

Mais Gautier secouait la tête, sans céder ni répondre, et il maintenait le Jesu et Magdalena à sa bonne place, dans le demi-jour favorable, entre la porte et la fenêtre. Car il savait bien ce qu’il faisait, là aussi, comme en toutes choses d’art, et, le premier, il avait deviné Puvis de Chavannes.

Rien n’est amusant pour ceux qui, ayant un peu duré, survivent aux évolutions du goût et de la mode, comme les palinodies où se jouent les gloires artistiques. Ce sont les plus contestées qui deviennent les plus incontestables, et vice versa, toujours. Mais si la critique se distingue au jeu des méprises, les experts et marchands y atteignent au sublime de la cécité professionnelle, et, l’on peut dire, qu’au marché des toiles, c’est l’aberration même qui tient le manche du marteau des commissaires priseurs. À l’hôtel des ventes, il y a un moyen infaillible de ne jamais se tromper sur la valeur réelle d’un tableau moderne, c’est d’acquérir celui dont personne ne veut, qu’on a pour le prix du cadre, s’il est consacré par les gorges chaudes des connaisseurs patentés.

Le problème est celui-ci, dans tous les arts :

« Donne-moi une première du Tannhäuser et je te donnerai un Richard Wagner. »

Et voici l’axiome du problème : Il n’y a pas dix hommes par génération, assez, je ne dis pas intelligents, mais assez honnêtes, pour saluer un génie nouveau à son aurore.

Demandez aujourd’hui aux maîtres de la place ce qu’ils offriraient aux héritiers du prince Stirbey pour cette Magdalena de Puvis de Chavannes que cet aventureux seigneur mit, en 1873, sous son bras pour douze cents francs, et erudimini, gentes !

Il y a deux ou trois ans, je reçus d’un des plus célèbres négociants d’art de Paris une lettre où il me priait de lui faire savoir, si j’en avais la souvenance, ce qu’était devenue une décoration de théâtre exécutée par Puvis de Chavannes chez Théophile Gautier, et dont il était question dans une ode de Théodore de Banville. Renseignements pris à bonne source, il me fut confirmé, en effet, qu’en 1863, pour célébrer l’anniversaire du père de famille, ses enfants avaient organisé une représentation du Tricorne Enchanté sur la terrasse de la maison, qu’ils en avaient joué les rôles et que c’était Puvis de Chavannes qui en avait brossé la toile de fond, une place publique de répertoire avec l’habitation de Géronte.

Cette toile de fond avait été, après la fête, roulée sur son bâton de traverse et jetée dans un coin, à la cave, où les rats l’avaient probablement déchiquetée et mangée, car il n’en restait pas trace. Et le chagrin du marchand de tableaux fut immense, mais bien plus comique encore, car cet expert était de ceux qui, en cette même année 1866, dirigeaient à l’hôtel Drouot le chœur des gorges chaudes contre l’auteur de La Guerre et la Paix.

— Pourquoi, lui disais-je, à la vente de Gautier, n’avez-vous pas disputé la Magdalena au prince Stirbey ?

— Ah ! si j’avais su !

— Quoi ? fis-je.

Et, en effet, que pouvait-il savoir ? Est-ce qu’on sait, dans ce négoce, où l’écriteau devrait être : « À la mort ! »

Puvis de Chavannes fut, jusqu’à la dernière heure, le plus fidèle des fervents du maître. Il ne se passait pas un jour qu’il ne vînt prendre de ses nouvelles, car il l’avait en adoration perpétuelle. Il arrivait de bon matin, de la place Pigalle, où il avait son petit atelier, se glissait par la porte de la salle à manger, s’y asseyait et attendait que l’on fût réveillé pour savoir, de l’un ou de l’autre, comment Théo avait passé la nuit ? Je l’ai trouvé là bien souvent, la chatte Éponine sur les genoux, et en train de peler la rave dont il faisait son déjeuner ascétique du matin, le seul repas qu’il prît jusqu’au dîner du soir, car il travaillait à jeun, et non autrement, comme fra Angelico et les moines peintres de la Renaissance.

Dans l’une de ses fresques, la plus belle peut-être, que l’on voit à Poitiers, où il a représenté sainte Radegonde, en son abbaye de Sainte-Croix, au milieu de sa cour de lettrés et de clercs du gai sçavoir, le poète debout qui débite une ode est l’image à la fois vivante et idéale de Théophile Gautier. Il n’en sera jamais fait de portrait plus ressemblant, par une main plus dévote et par un art plus magnifique.