Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/VI


VI

BIBLIOPHILIE


Il y a beaucoup de gautiéristes ou, si l’on veut, de gautiérophiles, ils sont d’ailleurs tous de l’élite intellectuelle du pays. C’est quasi à ce signe qu’ils se reconnaissent, et même se classent peut-être.

— Je suis le poète des mandarins, disait-il quelquefois avec une moue d’enfant où s’exprimaient ensemble la conscience de son génie et son fatalisme amène.

Son œuvre n’a guère pénétré dans ce que la critique sarceyenne appelle : le gros public, et il est probable de plus en plus qu’elle n’y entrera jamais. Pour beaucoup de raisons dont la première est celle qui tient les artistes de tous les arts en méfiance de la démocratie, la masse préférera toujours, par instinct autant que par éducation cérébrale, Les Trois Mousquetaires au Capitaine Fracasse ; le tout est de ne pas s’illusionner à ce sujet et de bien se convaincre que le poète, pas plus que le juste de l’Évangile, n’a droit au royaume de ce monde.

Théophile Gautier ne s’illusionnait pas et nul moins que lui ne crut au prix marchand de sa « copie ». Je vous en ai donné des preuves aux traits concluants. Quant à la consécration de l’Académie, si elle fut, et certainement, l’un de ses rêves, c’était surtout un rêve familial et propre à parer à l’assaut quotidien des êtres chers qui vous reprochent de ne pas en être, et par votre faute !

La valeur d’art, en littérature, a pour pierre de touche la rareté, comme en bibliophilie d’ailleurs, et les deux consécrations marchent d’accord et parallèles. C’est à la salle Sylvestre que dame Postérité promulgue ses premiers arrêts par le coup de marteau du commissaire priseur. Ceux qui suivent les ventes de livres et la publication des catalogues savent que, sur le marché du Livre, Théophile Gautier tient la corde et ne paraît pas devoir la lâcher de sitôt, non seulement par ses princeps, qui atteignent à des prix fabuleux, mais par les éditions de luxe que les sociétés d’amateurs font à l’envi de ses chefs-d’œuvre. La clientèle du maître est là et sans doute il n’en désire, ni de plus riche ni de plus belle. Léonard de Vinci n’a laissé que onze toiles, et c’est assez de gloire pour le temps qui lui reste à courir jusqu’à la consommation des siècles.

Théophile Gautier nourrissait à ce sujet les idées de la Grèce et de la Renaissance. Quoiqu’il ait travaillé comme un tâcheron et fourni en quarante-deux ans, de 1830 à 1872, au Minotaure de la presse, la valeur de trois cents volumes en « jus de cervelle », il eût été, s’il avait pu, l’homo unius libri de la sagesse. Il le fut même une fois, à son gré.

Chaque fois qu’il allait passer quelques jours à Saint-Gratien, chez la princesse Mathilde, il lui laissait, pour prix de son hospitalité, un sonnet, monnaie de poète, précieuse surtout pour les numismates lyriques. La pensée, toute « renaissance », lui vint un jour de réunir ces hommages rimés en un livre, tiré à exemplaire unique, et qui ne serait qu’à son impériale hôtesse. Ce fut l’éditeur Claye, l’Elzévir de la rue du Cloître-Saint-Benoît, qui se chargea de ciseler ce superbe ex-voto. Les manuscrits composés et tirés, il en brisa scrupuleusement les formes et tout fut ordonné pour qu’il n’y eût au monde que cet exemplaire des Sonnets de Théophile Gautier à la Princesse Mathilde. Ce fut pour le maître une des joies de sa vie de le porter lui-même à Saint-Gratien dans son étui de maroquin doré et chiffré, orné d’un émail de Claudius Popelin et de le remettre, le jour de sa fête, à la bonne princesse.

Il n’était pas lui-même fort bibliophile. À sa vente posthume les seuls livres de sa maigre « librairie » qui atteignirent à quelque prix un peu élevé furent ceux qu’il tenait d’un legs de l’abbé duc de Montesquiou, l’un des rédacteurs de la Charte et ministre de la Restauration, qui fut protecteur de la famille Gautier pour des raisons toutes intimes dont j’ai soulevé le voile dans Entretiens et Correspondance. Il est plus que probable que, par sa mère, Théophile Gautier avait dans les veines quelques globules de sang bourbonien, et quand Zoé Langue de cô l’affirmait, il ne la faisait pas toujours taire. La consigne à Neuilly était de ne pas dire trop de mal du comte d’Artois, vulgo : Charles X.

L’abbé duc de Montesquiou, qui n’est mort qu’en 1832, avait donc pu assister, en 1830, aux débuts du jeune romantique et il faut croire qu’il ne leur fut pas rebelle, puisqu’il voulut laisser à Albertus une partie de sa bibliothèque, en souvenir d’Henri IV peut-être un peu, mais plutôt par amour des belles-lettres que de tout temps, et aujourd’hui encore, on cultiva dans sa lignée.

C’est entre ces bouquins poussiéreux que l’auteur des Grotesques découvrit ce Scalion de Virbluneau, sieur d’Ofayel et ses Loyales et Pudiques Amours, pièce introuvable, même à la Bibliothèque Nationale, dont il fit revivre si drôlement la figure macaronique abolie.

À cette vente, dont je parle ailleurs, la déception des amateurs fut vive de ne trouver aucun « romantique », même les siens, au catalogue. Il n’avait jamais conservé ses princeps, dont la valeur était déjà considérable et je vois encore son étonnement, d’ailleurs ravi, lorsque José-Maria de Heredia vint le prier de mettre sa signature sur un exemplaire d’Émaux et Camées de la première édition de Poulet-Malassis.

— Mais la deuxième est bien plus complète, lui disait-il, Charpentier y a ajouté des pièces qui n’avaient pas paru dans la Revue des Deux Mondes ! Est-ce que vous avez des livres pour ne pas les lire ?

Il lisait, lui, les siens, nuit et jour, et jusqu’à ce qu’ils lui tombassent des mains. Il lisait honnêtement, respectueux de tout effort et ne battant froid à aucune signature, lui apportât-elle la provocation d’une école opposée à la sienne, mais, la dernière page avalée, il posait le volume n’importe où et ne s’en occupait plus. Le visiteur était parti. Il ne faisait pas relier ceux-là mêmes qu’il aimait le plus : Stendhal, Musset, et Victor Hugo pas davantage.

Il n’en avait pas moins fait installer dans sa chambre à coucher une superbe bibliothèque en chêne sculpté qui en occupait les quatre murs et y croisait le miroitement de ses vitrages. Je fus utilisé à plusieurs reprises au soin d’y classer les livres sur les rayons dans un ordre normal et littéraire. Mais je ne tardai pas à me rendre compte de la stérilité de mon zèle. Dans une case dûment organisée le soir, je trouvais, le lendemain matin, une portée de chats nouvelle, et devant les menaces hérissées de la mère et nourrice, je n’avais plus qu’à battre prudemment en retraite.

Si Théophile Gautier n’aimait les livres que pour les lire, ou les avoir lus, c’est qu’il boudait toujours la Littérature de l’avoir « dévoyé » et pris à la peinture, mais il n’en allait pas de même pour ses chers tableaux.