Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/VIII


VIII

À TABLE


Il y avait dans la salle à manger de Neuilly, cinq toiles, dont trois de Jadin, le peintre de chiens, à qui le Larousse reproche si drôlement de ne pas avoir eu d’opinion politique ! C’était trois têtes de lévriers qui présidaient ainsi aux repas du poète.

Théophile Gautier aimait les chiens, mais il les craignait, à cause de la rage, dont Pasteur n’avait pas encore trouvé le remède. Il s’en confesse nettement du reste dans Ménagerie Intime, l’un de ses livres les plus délicieux et qui est le roman de ses bêtes. Ensuite leurs yeux l’inquiétaient. « Ils ont des regards si profonds, si intenses, ils se posent devant vous avec un air si interrogateur, qu’ils vous embarrassent. Gœthe n’aimait pas ce regard qui semble vouloir s’assimiler l’âme de l’homme et il chassait l’animal en lui disant : « Tu as beau faire, tu n’avaleras pas ma monade ! »

Il ne fallut rien moins que sa tendresse paternelle pour le décider à hospitaliser celui qu’avait adopté sa fille cadette, et qui fut baptisé Dash, probablement en souvenir de la comtesse Dash, qui, née Poilouë de Saint-Mars, avait pris elle-même ce pseudonyme d’un petit chien, afin de ne pas déshonorer sa famille en prenant la plume.

« Un jour, un marchand de verres cassés passa devant notre porte, demandant des morceaux de vitre et des tessons de bouteille. Il avait dans sa voiture un jeune chien de trois ou quatre mois qu’on l’avait chargé d’aller noyer, ce qui faisait de la peine à ce brave homme que l’animal regardait d’un air tendre et suppliant comme s’il eût compris de quoi il s’agissait. La cause de l’arrêt sévère porté contre la pauvre bête était qu’il avait une patte de devant brisée. Une pitié s’émut dans notre cœur et nous prîmes le condamné à mort. Un vétérinaire fut appelé. On entoura la patte de Dash d’attelles et de bandes, mais il fut impossible de l’empêcher de ronger l’appareil, et il ne guérit pas ; sa patte, dont les os ne s’étaient pas rejoints, resta flottante comme une manche d’amputé dont le bras est absent. Mais cette infirmité n’empêcha pas Dash d’être gai, alerte et vivace. Il courait encore assez vite sur ses trois bons membres. » (Ménagerie Intime.)

On le rapporta un soir les reins cassés par un terre-neuve du voisinage, à la colère terrible du poète, qui ne parlait rien moins que d’aller infliger la peine du talion aux propriétaires du terre-neuve assassin. Les sœurs eurent beaucoup de mal à le contenir et, longtemps encore après, il pensait souvent au petit roquet bancroche dont le regard profond avait tant essayé d’assimiler son âme et « d’avaler sa monade ».

Au sujet de cette sensibilité panthéiste du maître, qui n’est point du tout la chrétienne, et loin de là, je ne saurais que me répéter, car j’en ai tout dit, ici et ailleurs. Pour les animaux, « ces frères inférieurs », tout poète est un Orphée nouveau qui les mène aux sons de la lyre. L’amour des bêtes est le signe et la marque du génie dans notre art. Il n’y a là-dessus, et il ne peut y avoir, d’exception. Ne croyez ni aux vers ni à la prose de ceux dont le « home » n’est pas une arche de Noé. C’est par les bêtes que les dieux correspondent avec les devins du Verbe et leur révèlent ce surcroît de vérité dont la poésie est faite. Les méchants n’ont pas de chiens, ni les sots.

Mais revenons. Les deux autres tableaux de la salle à manger étaient de ce Simon Saint-Jean qui, dans la peinture de fleurs, a rivalisé avec l’illustre Hollandais Van Huysum et n’en laisse rien à ce maître. Il avait suspendu chez Gautier l’ex-voto d’un panier de roses de la Malmaison, dignes de la bonne impératrice Joséphine, elles embaumaient le logis. L’art de Simon Saint-Jean a ceci de propre, qu’il sentimentalise la fleur et la traite en être animé ; il en exprime le roman d’une heure. Comme Charles Chaplin le disait si plaisamment de ses études particulières : « Je suis le peintre de la vie des seins », Saint-Jean aurait pu dire qu’il était celui de la vie des fleurs. L’un de ses tableaux célèbres est cette rêverie mélancolique de la gerbée de fleurs emportées sur une écorce dans un ruisseau, comme les cheveux d’Ophélie.

Théophile Gautier, dans sa salle à manger, au milieu des siens, redevenait le romantique « lyrique et bas bouffon » — c’était son mot — qu’il avait été dans sa jeunesse, au temps des Jeunes-France. Il n’y fallait que le moindre prétexte pour rallumer le foyer de sa verve rabelaisienne dont le vocabulaire prodigieux en laissait à tous les lexiques passés, présents et futurs. Sa joie était d’égrener les litanies pantagruéliques d’invectives imagées où il était invincible. Il avait un jour gagé de tenir tête, sur la berge de la Seine, à tout un bateau de lavandières, et, gagnant le pari, il leur avait coupé le sifflet. C’était l’un des exploits dont il était le plus fier. Il m’avait promis de le renouveler pour moi au premier beau jour.

— Nous irons tous les deux, me disait-il, aux Halles ; je me camperai au milieu du pavillon de la marée, et tu verras ce que c’est qu’un beau combat de gueule, quand on sait sa langue !

— Faut-il donc, objectais-je, savoir aussi celle de Vadé ?

— Il faut les savoir toutes, même le poissard, le porcheron, celle de Margot la mal peignée, de la descente de la Courtille, et les autres. Tu me verras aux Halles !

Ce spectacle, hélas ! ne me fut point donné, mais j’en eus quelquefois l’esquisse entre les lévriers de Jadin et les roses de Saint-Jean, pendant les repas. C’était Zoé Langue de cô qui y jouait les lavandières et elle en valait un bateau entier, assurément. Mais peu à peu Théo s’animait au jeu, le lion secouait la crinière, les yeux brillaient, et, sans quitter la chaise, il déversait sur elle, à pleine joie, tous les dictionnaires du seizième, du quinzième et du quatorzième aussi. Il ne lui épargnait que le latin et le grec, et elle se sauvait, un chat sous chaque bras, réduite à l’amer silence.

Il était aussi causeur aimable, et tel que, pour ma part, je n’en ai jamais entendu de comparable, même Théodore de Banville, si merveilleux cependant quand il se sentait écouté et compris. Mais dès qu’ils avaient pris le dé de la conversation, il ne fallait les interrompre ni l’un ni l’autre, car ils s’arrêtaient net et s’en allaient à un autre groupe. C’est d’ailleurs le propre des causeurs, ils sont monologuistes.

Banville, qui procédait par paradoxes, avait besoin d’un auditoire au concept rapide et à l’oreille tendue, car souvent il s’en tenait à l’ellipse du sous-entendu, et parfois même laissait la phrase inachevée et flottante. Gautier, lui, ne laissait rien à deviner, ni à parfaire. Il s’emparait de tout l’entendement, se chargeait de le conduire par tours et par détours, gardait en main le fil du labyrinthe et ne vous lâchait qu’au temple de l’Amour. Sa causerie était composée comme un poème, et elle procurait, autant que ses écrits, la sensation de plénitude d’art absolue. Ainsi faut-il s’imaginer les banquets platoniciens où Socrate et ses disciples déroulaient la sagesse dans l’ombre traînante du Parthénon.

Les repas, rue de Longchamp, étaient toujours abondamment servis, car le poète était forte fourchette, mais de goût peu raffiné. Zoé, qui en dirigeait les menus, ne sortait guère des mets à phosphore. Le phosphore était la base de son génie hygiénique et culinaire, et je me rappelle m’être assis pendant des semaines entières, à jours consécutifs, devant le même plat de cervelles en beignets.

— Théo a besoin de phosphore, disait-elle, le phosphore donne des idées. C’est dans l’École de Salerne.

Et, sans jamais se plaindre, le malade avalait les éternelles cervelles aux beignets.

— Elle a raison, faisait-il, c’est dans l’École de Salerne.