Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/I


TROISIÈME PARTIE



I

LA PREMIÈRE RENCONTRE


C’est au mariage de Georges Charpentier avec Mlle Marguerite Lemonnier, au printemps de 1872, que je fis connaissance avec mon maître.

Il était, avec Pierre Lanfrey, le témoin du marié, fils de son éditeur. Francisque Sarcey et une autre personnalité que je ne retrouve plus dans ma mémoire représentaient le camp adverse. On devait se rencontrer dans une propriété du père de l’épousée, entre Orsay et Limours, à mi-chemin d’une côte fort montueuse que j’avais gravie bien des fois en allant voir ma grand’mère, à Limours même, en Hurepoix. Cette maison de campagne avait pour nom Saint-Cler. On y allait encore en patache, du moins d’Orsay, point terminus alors du chemin de fer de Sceaux. Cette patache a été l’une des joies de ma jeunesse et souvent encore je m’y revois en rêve, grimpé sur l’impériale, la pipe au bec et l’âme en fleur, courant à la bonne vieille aïeule qui m’aimait…

À cause de ma connaissance du pays, j’avais été chargé du soin de prendre Théophile Gautier, à Neuilly, et de le guider à travers les difficultés du voyage. À l’heure voulue, je me présentai donc à sa maison de la rue de Longchamp et, pendant qu’il achevait sa toilette, je fus reçu par sa fille cadette, Mlle Estelle Gautier, déjà prête à partir et à l’accompagner, car le poète ne s’en séparait plus et elle était comme son Antigone.

— Où allons-nous ? me dit-il en s’asseyant dans la calèche.

— En Hurepoix, fis-je d’une voix romantique, et j’ajoutai : Laissez-vous faire.

Je l’avais conquis tout de suite par ce début mil huit cent trente.

— En Hurepoix ? Va pour le Hurepoix ! J’ai couru le monde, je possède l’Europe, l’Afrique et l’Asie, et je n’ai pas vu le Hurepoix. Allons en Hurepoix !

Jusqu’à Orsay, le parcours de la ligne serpentueuse du railway le divertit extrêmement. Le train formé de wagonnets à jour, en tapissières, avait l’air de valser dans la campagne.

— Il est de la noce, riait le poète. Ce Hurepoix est charmant. L’ingénieur de cette voie ferrée devait être un chorégraphe, mon vieil ami Petipa peut-être ?

Et comme je lui faisais remarquer qu’elle menait à Robinson :

— Tout s’explique, fit-il, c’est un chemin de fer d’étudiants.

Fort malade déjà et attaqué aux sources vives par l’affamement du Siège et la ruine de ses espérances sénatoriales et académiques, Théophile Gautier ne se ranimait plus guère qu’au grand air des déplacements. La moindre excursion ravivait en lui le causeur sans pareil dont, seule, la préface de Mademoiselle de Maupin donne une idée approximative. N’allât-il qu’à Saint-Gratien voir la princesse Mathilde, ses vingt ans lui remontaient aux lèvres. Il reprenait le gilet rouge d’Hernani. Il l’eut pour moi pendant ce « voyage en Hurepoix » et aucune tristesse n’a effacé de mon âme le souvenir, doublement cher, de cette première rencontre.

À la gare d’Orsay, lorsqu’il apprit qu’il fallait achever la route en diligence, sa bonne joie d’enfant ne connut plus de bornes.

— En diligence ! Sang et tonnerre ! Il y a plus de trente ans que je rêve ça, aller en diligence. Je me ferais brigand de grand chemin pour en arrêter une et monter dedans ! Vite, où est-elle ? Une diligence, et en Hurepoix encore !

Car décidément ce nom de Hurepoix le ravissait. Nous eûmes toutes les peines du monde à l’empêcher de se hisser à la bâche, comme un jeune homme, et sa fille seule obtint qu’il se résignât au coupé, conformément à son âge et à ses infirmités.

Le second témoin de Zizi était Pierre Lanfrey, rédacteur politique de la Revue Nationale, et Savoyard, je crois, d’origine. C’était un petit homme roux, froid comme un glaçon, et qui tenait à la fois du directeur protestant et de l’intendant de grande maison. Il me reste encore comme le type du républicain doctrinaire, revêtu d’austérité, et dépourvu de la faculté de sourire. Si le miel de l’Hymette est déposé sur les bouches des philosophes de ce genre, les abeilles n’y laissent que la cire, car pendant toute une journée la bouche de celui-ci ne se descella pas une minute et mon gai camarade de bohème put croire qu’à Chambéry on a le mariage aussi morne que la Marianne.

Non seulement le contraste était violent entre ce témoin réfrigérant et le poète rayonnant des Jeunes-France, mais encore leur rapprochement ne laissait pas de nous inquiéter un peu. Pierre Lanfrey publiait depuis plusieurs années, chez Charpentier, même, une histoire de Napoléon, où il contestait à l’homme de bronze, je ne dis pas jusqu’à son génie, mais jusqu’à l’intelligence et lui attribuait en sus tous les crimes dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle : un monstre. Or, Théophile Gautier, sans être bonapartiste militant, demeurait fidèle au régime qui l’avait honoré et fait vivre. En outre, il était familier de la « bonne princesse », nièce de César, et protectrice déclarée des poètes. À Saint-Gratien, où son pamphlet avait été lu et débattu comme partout ailleurs, car il fit grand bruit, Pierre Lanfrey n’était pas précisément en odeur de sainteté. En outre, il relevait d’une école de stylistes qui justifiait jusqu’à certain point l’annexion de l’Alsace à la Confédération germanique. Ajoutez à cela que le romantique ne sacrifiait pas aux Châtiments l’« Ode à la Colonne » de la légende, ni l’oncle au neveu, et rien du tout aux démolisseurs de gloires.

Il n’y eut pas cependant de conflit entre ces deux antagonistes et le déjeuner dînatoire qui, grâce aux dieux favorables, eut lieu dans le jardin, ne donna lieu qu’à de joyeuses libations, suivies de rondes nuptiales, où tous les « Place aux Jeunes » des Ternes se signalèrent bons corybantes. Théophile Gautier, enchanté de tant d’allégresse, voulut à son tour payer tribut à l’hyménée. Il dansa le « pas du créancier », dont il était l’auteur, et qui était bien la gigue la plus drolatique qu’on pût imaginer. Il en avait d’ailleurs transmis la tradition à Gustave Flaubert, qui en a emporté le rite dans la tombe, avec bien d’autres, hélas ! que l’on sait.

Avant le départ, Pierre Lanfrey, qui n’avait pas desserré les dents, même pour boire, demanda néanmoins à être présenté au maître d’Émaux et Camées.

— Je veux bien, fit celui-ci au jeune éditeur qui désirait rompre la glace, mais qu’est-ce qu’il faut que je lui dise ?

— Eh bien ! félicitez-le, par exemple.

— De quoi ?

— Il va être nommé ambassadeur en Suisse.

Georges amena donc l’historien au poète, qui lui tendit la main, et de sa voix lente et veloutée :

— J’apprends, monsieur, que vous allez incarner la République athénienne chez les mômiers de Genève. Mes compliments les plus sincères, vous serez là comme chez vous.

Je n’eus pas le plaisir de ramener Théophile Gautier à Neuilly. Nos hôtes avaient pourvu à son retour. Mais, ayant retrouvé Francisque Sarcey à la sortie, je montai à ses côtés sur la vieille diligence et nous fîmes route, en causant, jusqu’à la gare.

— Ce pauvre grand Théo, me disait-il, malgré l’effort, qui n’est qu’une feinte, il est au bout de son rouleau. Je connais l’un des médecins que l’on a consultés dans sa famille. S’il va jusqu’à l’automne, ce sera miracle. À soixante et un ans, c’est trop tôt tout de même. Et puis il ne laisse que son œuvre. Il est vrai que l’une de ses filles est mariée, mais l’autre, que deviendra-t-elle ?

Je ne répondis rien, je le savais déjà.