Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/II


II

THÉOPHILE GAUTIER


La maison que Théophile Gautier habitait 32, rue de Longchamp, à Neuilly, avec les siens, n’était pas sa propriété, d’abord parce que les poètes se distinguent en ceci des gens de lettres proprement dits qu’ils n’ont pas de propriétés et, ensuite, pour cette raison propre que, plus encore que tout autre, il était fondamentalement clos au jeu tout judaïque des placements. Je n’ai jamais connu d’homme plus rebelle aux calculs de l’argent, fût-ce les plus usuels, et il n’y avait que la casuistique des lois qui lui causât une terreur plus béante.

Je n’en citerai pour exemple que la scène touchante et comique qui se renouvelait chaque mois, le jour dit de la Sainte-Touche, lorsqu’il retournait de régler les dépenses du ménage. C’était toujours après le déjeuner, autour de la table de famille. L’une des sœurs du maître était allée, dans la matinée, changer le billet de mille qui constituait le rendement mensuel de ses ouvrages chez son éditeur. La nappe ôtée, on versait devant lui la monnaie du papier soleil divisé en pièces « sonnantes et trébuchantes », c’était son mot, les unes d’or, les autres d’argent divisionnaire, et l’appoint en « bronze ». Alors, il les empilait en colonnes bien distinctes.

— D’abord et avant tout, commençait-il avec un grand geste de patriarche, je prélève la dot de ma fille.

Et il poussait devant elle le petit obélisque de dix louis.

— À présent, vous autres, mesdemoiselles Gautier, à quel taux estimez-vous les nourritures barbares et locustiennes par lesquelles vous hâtez ma décomposition quotidienne ?

Et, la somme dite, il équilibrait pièce à pièce une autre pile. Puis on passait aux gages de la cuisinière, aux achats nécessaires à chaque fourniture du courant, et c’était autant de petits fûts demi-or, demi-argent, à socles de bronze qui, plus trébuchants que sonnants, transformaient la table en ruines de temple écroulé. Il va sans dire que les comptes n’étaient jamais exacts, qu’il fallait invariablement les rectifier à la grande fureur du déplorable comptable qui finissait par touiller les propylées en vouant aux puissances infernales les imbéciles qui savent l’arithmétique !

Cette ignorance des choses du chiffre est l’un des ridicules, je le sais, dont les jeunes maîtres contemporains font grief aux pauvres romantiques. Ils ont raison, sans doute, puisque aujourd’hui c’est la fortune, comme autrefois la noblesse, qui ouvre l’Académie.

Théophile Gautier ne manquait pas d’amis dévoués pour le lui dire, et s’il les eût, je ne dis pas écoutés, mais compris, il aurait pu s’offrir la ferme en Beauce, car il avait, avant la guerre, gagné force argent avec sa plume. Mais il n’aimait pas la Beauce, voilà tout. L’homme n’est pas parfait, disait Lambert Thiboust.

L’un de ceux qui le poussaient le plus à « réaliser un bas de laine » était Julien Turgan, esprit positif, qui, après avoir été de L’Événement de Victor Hugo, s’était hissé, au coup d’État, à la direction du Moniteur Officiel. Julien Turgan s’était mis en tête de moderniser Albertus. Il rêvait Absalon sans chevelure, poète officiel de l’Empire, comme les Tennyson le sont en Angleterre.

— Si tu veux te laisser faire, lui disait-il, tu auras hôtel, chevaux, voiture, et seras des élus du Grand Livre. J’en fais mon affaire. L’Académie viendra ensuite toute seule, et le Sénat suivra, ainsi que pour l’oncle Beuve.

Et Albertus s’était laissé faire. Il logeait alors rue Rougemont, au centre de Paris, et comme du matin au soir, plus souvent du soir au matin, son appartement ne désemplissait pas de visiteurs, Turgan le convainquit de s’éloigner des boulevards et lui loua, avec promesse de vente, une maison d’apparence au fin fond de Neuilly, sur les bords de la Seine.

— Là, ils te ficheront la paix, d’abord, les voleurs de temps, car venir à Neuilly, c’est un voyage, puis tu te pontifieras dans l’éloignement et le gilet rouge se décolorera peu à peu dans les brumes de la rivière jusqu’à devenir gilet blanc, plastron des hommes considérables.

Et, ce disant, il lui remit son bail, enrichi de la promesse de vente que tout sur la terre et dans les cieux marquait du sceau des hypothèses dérisoires.

Le lendemain de l’installation bourgeoise aux confins du monde, ubi defuit orbis, vingt-quatre boulevardiers déjeunaient déjà chez Théo, organisaient un bal champêtre sur la terrasse, accrochaient ses tableaux dans les escaliers, rangeaient ses livres, et, la nuit étant venue, aménageaient le salon en dortoir pour y dormir.

— Il n’y a, disaient-ils, aucune téléga pour traverser les steppes hyrcaniennes de l’avenue de Neuilly et nous ne voulons pas être dévorés par les loups de ton étrange municipe.

Et il en fut ainsi presque tous les jours, car Théophile Gautier était fidèlement aimé, autant pour sa mansuétude olympienne que pour son génie, et Julien Turgan n’avait pas pensé à ceci que s’il n’allait pas à Paris, Paris viendrait à lui. Tout Athènes ainsi peuplait la maison de Socrate.

L’avantage le plus clair que le Maître retira de cet éloignement de la Ville fut une augmentation intempestive de ses frais de voiture, nécessitée par son sacerdoce de critique dramatique. Il dut même en venir, pour l’aller et le retour dans les steppes, à louer au mois une vieille calèche préhistorique, dont les habitués de premières se souviennent encore, et qui était représentée, aux fins de mois, sur la table, par sa pile trébuchante.

Quant au gilet rouge d’Hernani, il continua à rougeoyer dans les brouillards de la Seine, selon le mot mélancolique du doux fataliste :

— Je ne l’ai mis qu’une seule fois et je l’ai porté toute ma vie. Et encore il n’était pas rouge !

Julien Turgan, le positif, se trompait ; les lois de l’art ne sont pas celles de la science pratique de la vie, elles vont même à l’inverse. Le recul ne fait pas le pontife et la mort ne prévaut pas sur les légendes. Jamais il n’aurait fait de son ami l’académicien ni le sénateur qu’il rêvait de donner à l’Empire. Albertus n’était pas bourgeoisifiable.

Trente-huit ans après le jour où dix mille personnes le conduisirent au champ du repos, loyalement gagné, Théophile Gautier le porte encore, le gilet rouge, et de cela je peux donner la preuve.

Lorsqu’il y a un ou deux hivers je me résolus, assez témérairement, je l’avoue, mais non sans une idée de derrière la tête, à courir l’aventure du jeu de l’oie académique, je crus devoir choisir le plateau où j’allais jeter les dés du cornet. Ce plateau s’offrait de lui-même et je dois dire qu’il m’avait été indiqué par François Coppée, admirateur déclaré du poète d’Émaux et Camées.

— N’hésitez pas, m’avait-il conseillé ; Théophile Gautier a manqué à l’Académie, au moins autant, sinon plus que Molière, puisque nous sommes institués pour maintenir la langue française. L’éloge à faire du plus parfait ouvrier de cette langue doit être votre cheval de bataille.

Je chevauchai donc sur ce palefroi, et à toutes les visites, une quinzaine environ, que je fis aux Immortels encore vivants, je posai ma candidature sous l’angle de cet éloge filial, thème de mon discours de réception. Tous les grands électeurs, à quelque ordre qu’ils appartinssent, m’accueillaient d’abord par une risette, mais aussitôt que je leur expliquais le sens de ma candidature, je les voyais devenir pensifs et tempérer leur bienveillance. Je n’en devinais pas les motifs. À l’élection, je décrochai trois voix, ce qui était trois de trop déjà, si on ne les décernait qu’à mon humble personnalité, assurément, mais ne signifiait en somme rien du tout.

À quelque temps de là, je rencontrai Paul Bourget, qui est de mes amis, et comme je lui exprimais ma surprise :

— Eh bien ! voici, fit-il. Tu nous as tous épouvantés avec le gilet rouge !…