Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/XVI


XVII

L’HÉRITAGE


Le trépas du père Charpentier investissait son fils unique, Georges, d’une fortune estimée considérable et dont la maison d’édition célèbre du quai de l’École formait, avec l’immeuble lui-même, la majeure partie.

Je me rappelle que, certains jours, où, dépourvus d’effigies impériales, nous nous retrouvions devant l’étalage ironique de Potel et Chabot pour disserter de leur prééminence — il était pour Chabot, moi, j’étais pour Potel — Zizi résolvait le débat par une visite à un sien parent, demi-directeur de théâtre des environs, et revenait avec un napoléon pour deux, dont profitait quelque établissement populaire du socialiste Duval. Au temps voulu, le parent présenta sa petite note au jeune éditeur qui, avant de la régler, me la montra.

— Autant, lui dis-je, que ma puissance dans les quatre règles me permet d’en juger, c’est du deux mille pour cent ? Ton bienfaiteur doit être du culte d’Iscariote ?

Le début de Georges Charpentier dans l’édition et le commerce du livre aurait pu fournir à Balzac un chapitre de son Birotteau. Rien de plus psychologique que la transformation de ce grand enfant en notable. C’est à y assister que j’ai compris le jeu de carambolage de la vie et le peu de gravité des choses dites si drôlement : sérieuses. Assurément, l’auteur de La Folie persécutrice était propre à l’industrie dont son père avait voulu l’écarter. Il l’a prouvé en ralliant à sa maison tous, ou à peu près tous, les bons écrivains de sa période, et le bon chien chasse de race. Mais pour l’y préparer, la nature ne s’était pas, comme on dit, foulé la rate, et ce fut bien, selon Taine et Darwin, le milieu ici qui détermina le type.

Un jour, huit ans plus tard, en 1879, et déjà décoré, si mes souvenirs sont exacts, l’éditeur de Zola, des Goncourt et d’Alphonse Daudet, rêva d’être conseiller municipal. Il m’en fit la confidence et je le regardai, béant. Zizi édile ! Mais, comme il insistait avec un mouvement d’impatience, mon rire s’arrêta sous une larme où miroitait toute notre jeunesse.

Léon Gambetta venait de prendre la présidence de la Chambre et d’installer ses lares au Palais-Bourbon. Il était alors omnipotent et menait de la houlette le troupeau bêlant des parcs politiques. Il aimait beaucoup Georges, chez qui il dînait quelquefois pour le plaisir de se mêler aux artistes de lettres, dont plusieurs avaient été ses camarades du quartier Latin.

Or, nous devions au tribun une visite de retour. Il était venu voir, à La Vie Moderne, une exposition de pastels d’Édouard Manet, que nous avions organisée dans notre salle des dépêches, la première, entre parenthèses, qu’on ait ouverte à Paris sous un journal. Nous nous rendîmes donc un matin au Palais-Bourbon, escortés du dessinateur Daniel Vierge, admirable artiste, qui désirait offrir à Gambetta l’une de ses compositions.

Le grand orateur nous reçut avec cette affabilité familière qui lui était propre. Il avait son bureau de travail au bout d’un couloir dans l’appartement de Morny, et il était venu à notre rencontre. Il nous guida lui-même et, montrant à Daniel Vierge les croûtes affreuses encore pendues dans la galerie depuis la mort de ce personnage :

— Oh ! le goût de ce duc ! disait-il, le goût de ce duc ! Regardez ça !

Au bout de quelques minutes d’entretien, nous nous levâmes pour prendre congé et je crus l’instant propice pour soumettre au dictateur le vœu politique de mon camarade.

— Il désire être édile de la Ville Lumière.

— Est-ce vrai, ça, vous si heureux et si libre ?

Georges Charpentier inclina la tête et fit observer que le décès d’un conseiller de son arrondissement laissait une place disponible à l’Hôtel de Ville.

— C’est sérieux ? Vous le voulez ?

— Oui.

Gambetta leva les bras au ciel comme pour attester les dieux d’une telle folie, puis, s’appuyant paternellement sur l’épaule de l’éditeur :

— Je vous aime trop, n’y comptez pas.