Souvenirs d’un Naturaliste
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SOUVENIRS


D'UN NATURALISTE.




LES CÔTES DE SICILE

I.

LA GROTTE DE SAN CIRO, LA TORRE DELL'ISOLA.




Chargés de diverses missions scientifiques par le ministre de l’instruction publique, le Jardin des Plantes et l’Académie des sciences, M. Milne Edwards, M. Blanchard, aide-naturaliste de ce professeur, et moi, devions visiter la Sicile. Nous résolûmes de faire le voyage ensemble, et le 20 mars 1845 nous quittâmes Paris. Le 28, nous étions à Naples. En huit jours, nous avions traversé la France entière, donné un coup d’œil à Lyon et à Marseille, dormi à Gênes, visité ses palais, touché à Livourne, admiré le baptistère, la tour penchée et le Campo-Santo de Pise, bâillé d’ennui dans la triste enceinte de Civita-Vecchia, et maintenant en face de nous le soleil se levait derrière Castellamare, effleurait le profil du Vésuve, dorait le Pausilipe et le cap Misène, empourprait les eaux de la baie et faisait resplendir les blanches maisons de cette ville, dont on a dit qu’il faut la voir et puis mourir.

Malgré toutes ses séductions, Naples ne pouvait nous retenir long-temps. Tout nous appelait en Sicile, et dès que les soins empressés de notre ambassadeur, M. de Montébello, nous eurent mis en possession des papiers qui nous étaient indispensables, nous montâmes à bord du Palermo, le premier des bateaux à vapeur qui ait assuré des communications régulières entre l’île et le continent. Cette traversée, naguère encore si incertaine, parfois si pénible et si longue, se fait à présent à coup sûr en dix-huit ou vingt heures au plus. Partis de Naples à quatre heures, nous laissâmes sur notre gauche Caprée et ses roches escarpées, muets témoins des crimes de Tibère et de la bravoure de nos soldats. Nous vîmes le soleil pencher à l’occident, dorer de ses derniers rayons les cimes dentelées des côtes calabraises, puis s’éteindre dans les flots et faire place à une de ces nuits aux ombres transparentes que ne connurent jamais le ciel ni la terre du nord. A l’aube, quand nous remontâmes sur le pont, le dernier piton des Calabres s’évanouissait à l’horizon, tandis qu’à l’avant du navire la Sicile sortait d’une mer azurée et grandissait à vue d’œil. Avant midi, nous doublions le capo di Gallo et embrassions du regard toute cette vallée admirable si justement nommée la Conca d’Oro.

Certes, la baie de Naples offre au voyageur arrivant du large un coup d’œil des plus ravissans. Pourtant je préfère encore l’aspect du golfe de Palerme. A Naples, le paysage manque d’harmonie. La ville, penchée sur ses rampes rapides, arrête brusquement les regards, qui ne rencontrent entre le ciel et l’eau que les maisons superposées de Monte-Falcone et les bastions du château Saint-Elme ; la côte rase de Portici, couverte de ses blanches villas, semble n’être qu’un faubourg prolongé jusqu’à Castellamare. Entre l’œil et ce rivage si gracieusement arrondi, il n’y a point d’intermédiaire ; au-delà, point d’arrière-plan. L’homme domine trop dans ce paysage où la nature ne se montre réellement que dans la masse isolée et le cône fumant du Vésuve. Ce magnifique accident, jeté au milieu du tableau sans que rien le rattache à l’ensemble, est, par cela même peut-être, d’un effet plus saisissant ; mais en tout il jure avec le reste, et, comme une menace incessante, il mêle quelque chose de sinistre aux plus riantes impressions.

A Palerme, rien de semblable. Partout les contrastes les plus frappans s’harmonisent et concourent à l’effet général. L’homme et la nature, non plus antagonistes, mais simples rivaux, se montrent à la fois sur tous les plans d’un paysage qu’on dirait disposé par quelque grand artiste avec un art infini. Du pont de notre pyroscaphe, nous voyions la baie s’enfoncer dans les terres, s’incliner un peu vers l’orient, et présenter aux fraîches brises du nord-est ses rives abritées contre les tempêtes soulevées au large par les vents de l’ouest et du nord-ouest. Dans le fond de ce golfe, placée entre les hauts ombrages de l’Olivezza et ceux de la Flora, Palerme nous montrait ses navires pavoisés et ses coupoles arrondies, ses flèches élancées, qui lui donnaient quelque chose d’oriental. Au-delà, nous devinions, à sa verdure sombre, la forêt d’orangers, de citronniers et de caroubiers qui occupe le fond de la Conca d’Oro. Nos regards, glissant sur les premières pentes des montagnes que commençait à teinter une végétation printanière, montaient en s’éloignant toujours jusqu’à Monreale, s’arrêtaient sur la vieille cathédrale des rois normands, et, s’élevant plus haut encore, rencontraient la magnifique enceinte de montagnes qui encadre ce riche tableau et se prolonge à plusieurs lieues dans l’intérieur. Échelonnées sur six rangs distincts, ces chaînes portaient à quatre mille pieds dans les airs leurs flancs découpés, leurs cimes aux lignes hardies, aux pics fièrement accusés, que blanchissaient encore les neiges de l’hiver. Recourbées en demi-cercle comme pour embrasser et défendre la vallée ouverte à leurs pieds, elles jetaient au loin dans la mer, à plus de trois lieues l’un de l’autre, à gauche le cap Zafarano, protégeant de ses masses compactes les palais de la Bagaria, à droite le Capo di Gallo, qui élevait à dix-huit cents pieds au-dessus de nos têtes ses falaises à pic d’un calcaire doré, et se rattachait au mont Pellegrino, où serpentait parmi les précipices la route de Sainte-Rosalie. Abritée par ces gigantesques brise-lames, la baie nous présentait sa surface à peine ondulée, réfléchissait ce tableau magique, et nous renvoyait l’image de Palerme l’heureuse, Palermo la Felice, qui semblait dormir dans une atmosphère embaumée au murmure affaibli des flots expirans sur sa grève.

Qu’il est pénible, lorsque notre ame s’élève sous l’impression d’un site à la fois grandiose et gracieux, d’être brusquement ramené du ciel à la terre par quelque nécessité importune ! A peine notre bâtiment eut-il atteint le port, qu’il fut littéralement pris d’assaut par un millier de marins, cousins-germains des lazaroni, et les ennuis du débarquement commencèrent ; ennuis plus sérieux pour nous que pour le commun des voyageurs, car nos malles et nos caisses remplies d’instrumens, de vases et de bocaux, nous faisaient vivement redouter les longueurs et les tracasseries de la douane. Heureusement nous en fûmes quittes pour la peur. Prévenu de notre arrivée, le duc de Serra di Falco, directeur-général de ce service, avait donné des ordres. Un planton vint se mettre à notre disposition, et, au grand étonnement des matelots qui transportaient nos bagages, nous allâmes, sans subir la moindre visite, nous installer à l’hôtel de France.

Sans perdre de temps, nous commençâmes nos courses. Encore incertains sur la direction future de notre voyage, nous ne voulions pas quitter Palerme sans avoir fait connaissance avec tout ce qu’elle renferme de merveilles trop peu connues. Conduits par des ciceroni d’élite dont l’empressement hospitalier ne se démentit pas un instant, nous visitâmes ces anciennes mosquées, où des versets du Coran se lisent encore sur des piliers et des murs depuis tant d’années consacrés au culte du Christ ; nous parcourûmes avec étonnement ces palais, ces églises, ces cloîtres, travaillés, fouillés, incrustés comme des meubles de Boule, où les marbres les plus précieux, les émaux, la malachite, le lapis-lazuli, se mêlent, se groupent de mille manières, se dressent en colonnes taillées par les enfans de la Grèce ou de l’Arabie, tapissent les murailles et les voûtes, ressortent en sculptures délicates, retombent en draperies qu’on dirait nuancées par la navette d’un habile tisseur, s’entrelacent en lignes capricieuses, en brillantes arabesques, et, formant un ensemble d’une incroyable richesse, n’en méritent pas moins quelquefois les reproches que leur adressait le goût classique et sévère de nos guides. « C’est le délire de l’art, » s’écriait don Antonio Gallo, archéologue distingué qu’applaudissait d’un fin et dédaigneux sourire le chanoine Piccolo. Peut-être avaient-ils raison ; cependant nous protestâmes contre la rigueur de l’arrêt. Après avoir senti tout ce qu’ont d’imposant dans leur nudité les hautes et sombres voûtes de nos cathédrales du nord, on peut encore conserver de l’admiration pour ces chiese, où la splendide lumière d’un soleil méridional fait ressortir la profusion magnifique des ornemens, et semble venir en aide à la pensée de l’artiste en revêtant les dehors de l’édifice d’inimitables teintes d’un fauve rougeâtre et doré.

Tout, autour de Palerme, répondait pleinement à ce que l’aspect de ses monumens avait pour nous de nouveau et d’inattendu. Dans la Conca d’Oro, la végétation franchement méridionale, presque africaine, déploie une merveilleuse activité. Fécondée par la chaleur du climat et par l’eau de sources intarissables que la main de l’homme a distribuées dans mille aqueducs, la terre se repose à peine pendant un mois de l’année ; aussi ceux de nos arbres qui, dans les jardins de l’Olivezza ou de la Flora, mêlaient leur feuillage à ceux du dattier et du caroubier, acquièrent-ils ici des dimensions gigantesques. Sur ce sol privilégié, l’olivier est un arbre de haute futaie ; le cyprès y devient grand comme nos peupliers. Les promenades publiques sont plantées de citronniers et d’orangers ; ces mêmes arbres forment, de Palerme à Monreale, une forêt de plus d’une lieue de long, s’élèvent sur les premières pentes du mont Cucchio et du mont Griffone, et ne s’arrêtent, lorsque la terre végétale vient- à leur manquer, que pour faire place aux cactus, aux aloès, qui remplacent ici les buissons et les ronces.

Une de nos premières courses aux environs de la ville fut consacrée à visiter la grotte de San-Ciro, qui jouit dans le monde savant d’une certaine ’réputation pour avoir fourni aux paléontologistes quelques ossemens fossiles curieux. Sortis de Palerme par’ la porte de Termini, nous suivîmes d’abord une route tracée au milieu de riches jardins, laissâmes sur notre gauche le Pont du Connétable, dont la fondation remonte au règne des fils de Tancrède, et côtoyâmes bientôt les montagnes qui forment le revêtement oriental de la Conca d’Oro. Arrivés au pied du mont Griffone, le prince Gragnatelli, un des chefs les plus distingués de l’opposition sicilienne, qui nous servait de guide dans cette courte expédition, nous fit remarquer au milieu de la plaine un lourd et vaste bâtiment carré, aux fenêtres étroites comme des meurtrières, aux portes basses et cintrées. N’eût été l’épaisseur des murailles, on aurait pu le prendre pour une grosse ferme en ruines. Cet édifice, dont le moindre bourgeois de nos jours ne voudrait certainement pas pour maison de campagne, fut pourtant le séjour favori des rois normands, qui venaient s’y délasser des fatigues de la guerre il porte encore aujourd’hui le nom significatif de Delizie. A le voir, on reconnaît sans peine que, si les rudes guerriers qui l’habitèrent savaient appeler à eux tous les arts pour honorer une religion dont ils avaient souvent à réclamer l’indulgence, ils étaient loin de se donner tant de peine lorsqu’il s’agissait de leur bien-être personnel. En face de cette antique maison de plaisance, la montagne présente une ouverture basse et soutenue par un double arceau ; c’est l’entrée d’une grotte occupée par un large bassin d’où s’échappe un ruisseau d’eau vive qui fertilise la contrée voisine, et, par une hyperbole toute sicilienne, porte le nom de mare dolce. Cette grotte était jadis une dépendance du palais des Délices, et sans doute servait de salle de bains aux preux conquérans de la Sicile.

Peu après avoir dépassé cette mer d’eau douce, il fallut quitter notre voiture et gravir le talus d’éboulement déposé au pied du mont Griffone. Un sentier encaissé entre deux champs de cactus nous conduisit bientôt en face de la grotte de San-Ciro. Celle-ci consiste en une excavation irrégulière de quarante à cinquante pieds de profondeur, de vingt à trente de hauteur, dont les parois n’offrent à l’œil que des roches nues où se reconnaît encore le travail des ouvriers que les mirent à découvert. On voit que rien, dans cette caverne, ne mérite l’attention des simples touristes, mais elle avait pour nous un intérêt très réel, car elle nous présentait un bel exemple de caverne à ossemens ou mieux de brèche osseuse, et nous montrait d’un coup d’œil comment se sont formés quelques-uns de ces antiques ossuaires où la science moderne a su lire l’histoire d’un monde que l’œil de l’homme n’a peut-être jamais contemplé.

Depuis que le génie de Cuvier a ouvert aux géologues une route encore inconnue et fondé la paléontologie, on sait quelle importance ont acquise les ossemens fossiles. Ces débris des faunes éteintes sont ordinairement disséminés au sein de diverses couches ; mais, dans quelques localités, on les rencontre en masse, pressés les uns contre les autres, comme si une volonté inconnue avait cherché à les réunir. Depuis long-temps on savait que les cavernes du Hartz et de la Franconie recèlent des amas d’ossemens ; M. Buckland, un des plus célèbres géologues d’Angleterre, montra que ces contrées n’étaient nullement privilégiées à cet égard. En brisant la croûte calcaire qui forme le plancher inférieur de plusieurs cavernes, en remuant les cailloux et les sables cachés sous ces stalagmites, il mit à découvert des trésors paléontologiques dont on était loin de soupçonner l’existence. Dans un limon presque toujours noir et fétide, il a trouvé de nombreux squelettes d’ours et d’hyènes, parfois même de chiens, de loups et de jaguars, appartenant à des espèces d’une taille bien supérieure à celle de leurs congénères actuels. Des os de ruminans, de rongeurs, souvent même d’oiseaux et de grands pachydermes, sont mêlés à ceux de ces espèces carnassières, et l’on retrouve encore à leur surface les traces des terribles dents qui les brisèrent. De l’ensemble de ces circonstances, M. Buckland conclut que ces cavernes avaient été les repaires des animaux féroces dont elles ont conservé les dépouilles aussi bien que celles des victimes qui servirent jadis à apaiser leur faim. Cette explication très plausible fut généralement admise, et ne rencontra d’abord que peu de contradicteurs.

Cependant la science enregistra bientôt d’autres faits qui ne s’accordaient guère avec la théorie du géologue anglais. On découvrit dans des roches calcaires compactes, et dont la masse ne présentait aucune trace de fossiles, des espèces de filons entièrement remplis d’ossemens empâtés dans une gangue différente de la roche elle-même. Ces filons ne présentaient souvent aucune trace d’ouverture latérale, et les débris dont ils étaient remplis les comblaient parfois entièrement. Il devenait dès-lors impossible qu’ils eussent servi de retraite aux animaux dont ils renfermaient les restes, portant presque toujours des traces de fractures et souvent polis comme par des frottemens réitérés. Pour expliquer ces diverses circonstances, on fut conduit à regarder ces filons comme d’anciennes fissures où des courans d’eau avaient entraîné et entassé les squelettes laissés à nu sur le sol.

Cette théorie, que soutinrent surtout quelques géologues français, a reçu, il y a trois ans, une confirmation éclatante. MM. Constant Prévost et Desnoyers ont découvert aux environs de Paris, mais surtout à Montmorency et à Fontainebleau, un grand nombre de brèches anciennes semblables à celles qu’on rencontre en si grand nombre sur les côtes de la Méditerranée et des brèches récentes en voie de formation. Dans les premières, ils ont reconnu les ossemens caractéristiques des faunes paléontologiques : dans les secondes, ils n’ont trouvé que des débris d’animaux actuellement vivans ; ils ont pu se convaincre que ces dernières s’enrichissent journellement à mesure que les eaux pluviales y amènent de nouveaux dépôts. Ces observations complètent, sans les détruire, celles qu’on devait à M. Buckland, et l’on doit donc aujourd’hui distinguer des cavernes à ossemens les brèches osseuses dont nous venons de parler.

C’est à ces dernières qu’appartient la grotte de San-Ciro. Avant d’avoir été dépouillée, elle présentait sur les parois à pic de la montagne une tranche d’environ vingt pieds de haut, composée presque uniquement d’ossemens agglutinés par des infiltrations calcaires ou cimentés par une petite quantité de sable quarzeux et d’argile durcie. C’était comme une roche de composition particulière qui murait l’entrée de la caverne et remplissait presque tout l’intérieur ; on y trouvait des débris d’éléphans, d’hippopotames, de daims, de cerfs, de plusieurs espèces de chiens, mêlés à des coquilles marines. Cette dernière circonstance, jointe aux traces de perforation que présentent les parois de la caverne, et qu’on peut attribuer à certains mollusques marins, a fait penser au docteur Cristie que cette brèche a dû se former sous les eaux de la mer, et être plus tard soulevée par quelqu’un de ces bouleversemens dont la Sicile porte partout l’empreinte irrécusable. Quoi qu’il en soit de cette opinion, la masse de débris accumulés en ce lieu était tellement considérable, qu’elle éveilla le génie spéculateur de quelques Anglais. La caverne de San-Ciro fut mise en exploitation régulière, et ses fossiles, transportés à Londres, furent convertis en noir animal. Quand nous la visitâmes, la dévastation était complète, et nous pûmes à peine détacher de la voûte quelques fragmens informes qui nous parurent avoir appartenu à un éléphant.

Cependant nous ne perdions pas de vue le sujet principal de notre voyage. Déjà M. Blanchard, chargé de recueillir des insectes pour compléter les collections du Muséum, avait battu les environs de Palerme et la Conca d’Oro. De notre côté, M. Edwards et moi avions parcouru les grèves voisines, cassé des roches à fleur d’eau et soulevé des pierres. Ce que nous avions vu de ces populations marines avait redoublé notre désir de commencer sérieusement nos travaux, aussi pressions-nous autant que possible les apprêts du départ ; mais notre équipement n’était pas petite affaire : nous voulions parcourir les côtes de Sicile pas à pas pour ainsi dire, tout en jouissant d’une entière liberté de mouvement. Nous voulions pouvoir à volonté passer rapidement devant un rivage sablonneux où rien n’aurait compensé nos fatigues, et nous arrêter partout où des rochers couverts de fucus nous promettraient d’heureuses chances, sans être jamais arrêtés par les nécessités de la vie. Voyager ainsi par terre était impossible ; la mer seule pouvait nous permettre d’atteindre complètement notre but, et depuis long-temps nous avions résolu d’exécuter en bateau notre voyage de petite circumnavigation.

Ici pourtant se présentaient quelques difficultés. Parmi nos instrumens se trouvait une grosse pompe foulante à deux corps, destinée aux explorations sous-marines que devait tenter M. Edwards. La manœuvre de cet appareil exigeait une installation solide et la place nécessaire pour mettre en mouvement un balancier semblable à celui des pompes à incendie. Une barque de pêcheur ordinaire devenait dès-lors trop petite, trop peu solide ; un speronare était trop grand : il n’aurait pu pénétrer dans les petites anses et fouiller les moindres anfractuosités des côtes rocheuses ; puis il nous fallait des matelots parlant italien, car l’idiome sicilien, mélange assez incohérent de toutes les langues qu’ont importées en Sicile les nombreux dominateurs de ce pays, était pour nous absolument inintelligible.

Après bien des visites infructueuses au port, nous découvrîmes enfin une barque telle que nous pouvions la souhaiter. Longue de trente pieds, large de six, elle portait à l’avant et à l’arrière une sorte de faux pont d’environ un mètre carré. D’un bout à l’autre et de chaque côté régnait un plat-bord d’un pied de large auquel se rattachaient les bancs de rameurs. D’ailleurs, elle avait fait ses preuves de vitesse et de solidité en franchissant plusieurs fois la mer entre Naples et Palerme. Enfin son nom même avait une couleur locale bien faite pour nous séduire ; elle s’appelait la Santa-Rosalia. Destinée à la grande pêche, elle portait sept hommes, dont cinq au moins paraissaient alertes et vigoureux, dont deux comprenaient l’italien, et le parlaient tant bien que mal. Sur-le-champ M. Edwards, chef naturel de l’expédition, entra en pourparler avec le patron, et, grace à l’entremise de notre chancelier, M. Pierrugues, dont le zèle obligeant et empressé ne se démentit pas un instant, le marché fut bientôt conclu. Moyennant 36 tari, environ 16 francs par jour, nous eûmes à nos ordres la Sainte-Rosalie et tout son équipage.

Sans plus tarder, nous commençâmes l’arrimage de notre navire. Nos malles, installées sous le dernier banc de rameurs, établirent une séparation plutôt morale que réelle entre le corps du bateau, livré à nos hommes, et l’arrière, qui nous était destiné. Des montans mobiles permirent d’étendre sur cet espace réservé une tente légère qui devait nous abriter contre le soleil ou la pluie. Des tablettes fixées sous les plats-bords reçurent nos boîtes, nos vases de verre, nos tubes et nos instrumens. Sous le petit pont de l’arrière, nous logeâmes trois couchettes pompeusement décorées Au nom de matelas, ainsi que les grosses capes de matelot qui devaient remplacer draps et couvertures. Enfin notre pompe, solidement vissée sur le pont de l’avant, acheva de donner à notre barque une physionomie toute particulière, et souleva les plus étranges commentaires parmi les groupes nombreux de lazaroni qui suivaient d’un œil curieux ces incompréhensibles préparatifs. Nos dispositions achevées, nous dîmes un dernier adieu aux amis de passage qui avaient su nous rendre si court le séjour de Palerme, nous sautâmes dans notre barque, et, au commandement de yoga ! nous glissâmes rapidement sur les flots que faisaient bouillonner les rames de nos six matelots. Accroupi à l’arrière, sur notre petit tillac qu’il occupait tout entier, le patron tenait la barre du gouvernail et dirigeait notre course. Bientôt nous eûmes franchi l’entrée du port, protégée par le Castello di Molo, et, tournant notre proue à gauche, nous gouvernâmes vers l’ouest.

Notre voyage s’ouvrait sous de favorables auspices : le ciel était pur, la mer était calme, et notre barque côtoyait un des sites les plus coquettement pittoresques de cette belle côte. Au-dessus de nos têtes, le, mont Pellegrino élevait ses flancs à l’aspect sauvage, et descendait brusquement jusqu’au rivage formé de rochers à pic. Sur ce talus incliné, la villa Belmonte semblait étaler avec orgueil les graces un peu affectées de son châtelet, de ses pavillons, de ses kiosques chargés de tous les ornemens du style sicilien, entourés de bouquets d’arbustes élégans et qui venaient se pencher jusque sur le bord de la berge. Au-dessus, comme pour faire contraste, la nature avait placé une de ces belles choses que les peintres, que tous les artistes devraient étudier. Le calcaire poreux et d’inégale densité qui forme la falaise est sans cesse battu par les flots. Attaqué, miné en tous sens par l’ennemi qui se replie autour de ses moindres aspérités, il montre d’innombrables blessures, et surplombe presque partout. Sous ces demi-voûtes couronnées de cactus et d’arbousiers s’ouvre un vrai dédale de grottes. Ici toute description est impossible. Seul, le pinceau d’un habile artiste pourrait peut-être donner une idée de ce mélange incroyable de formes, de couleurs, d’accidens de tout genre ; de ces vastes salles où des barques bien plus grandes que la nôtre auraient pu trouver un asile ; de ces portiques irréguliers aux colonnes bizarrement tourmentées, creusés dans de gigantesques agates, où se mêlent, se heurtent et se marient tour à tour les couleurs les plus disparates, depuis le blanc de lait jusqu’au rouge de sang et au noir de jayet. Mais ce qu’il ne saurait rendre, ce sont ces grottes sous-marines, ces couloirs étroits et profonds, où la moindre vague, effleurant les voûtes à fleur d’eau, s’engouffre en produisant des sons étranges. Le flot léger soulevé par notre modeste embarcation suffisait pour éveiller ces voix de la falaise : on eût dit les grondemens sourds de quelque monstre gigantesque troublé dans son repos. Qu’on juge des rugissemens qui doivent sortir de ces mille bouches, quand viennent les heurter de front de hautes lames poussées par le souffle des tempêtes !

Cependant nous avions doublé le Capo di Gallo : une brise fraîche qui nous prenait en face vint imprimer à notre barque des mouvemens plus saccadés, et prévenir M. Edwards et moi que nous avions à faire notre apprentissage de marin. Le mal de mer se montrait à nous avec toutes ses horreurs. Pour le conjurer, nous déployâmes nos couchettes, et, allongés au fond de la barque, nous dûmes nous contenter de jeter, de temps à autre, un coup d’œil sur la rive qui fuyait à nos côtés. Quant à M. Blanchard, il avait fait ses preuves ; par un privilège qui nous fit pousser plus d’un soupir de jalousie, la mer n’avait aucune prise sur son estomac, et les plus violens coups de roulis ou de tangage n’aboutissaient qu’à redoubler son appétit. Cependant il fut heureux pour tout le monde que notre compagnon ne partageât pas notre infirmité. Couchés côte à côte, M. Edwards et moi nous remplissions tout l’espace réservé à l’état-major. Nos épaules touchaient aux parois de la barque, nécessairement rapprochées vers l’extrémité ; nos pieds arrivaient jusqu’au banc où deux de nos rameurs appuyaient leurs jambes et leurs pieds nus, et si, comme nous, M. Blanchard eût été forcé de s’allonger, il n’aurait pu trouver place que sous ces arceaux vivans d’un voisinage fort peu agréable.

Nous avions quitté Palerme assez tard, et la nuit vint bientôt nous surprendre en face d’une petite anse sablonneuse que dominait la tour déserte de Sferacavallo. Il fallut, pour notre début, dormir dans la barque. Nos marins la poussèrent tout près du rivage, et l’amarrèrent avec un grappin. Plaçant ensuite à chaque extrémité deux barres attachées en croix, ils posèrent sur ces chevalets improvisés la longue vergue de notre voile latine, et jetèrent par-dessus une toile goudronnée. A la lueur d’une lampe fumeuse, nous ouvrîmes la boîte aux provisions, et fîmes notre premier repas de bivouac avec du saucisson rance et du cacio cavallo dont le goût rappelle un peu celui du vieux fromage de Gruyère ; puis nous déroulâmes nos couchettes et endossâmes nos capes ; M. Edwards et moi nous nous étendîmes en long, M. Blanchard se plaça à nos pieds en travers, nos hommes se logèrent comme ils purent, entre les bancs, sur les voiles ou les cordages, et bientôt naturalistes et matelots, tout dormait mollement balancé par les oscillations à peine sensibles du flot.

Malheureusement une circonstance imprévue vint dépoétiser étrangement ce que cette situation avait de romantique. Sept matelots siciliens, nourris d’ail et d’ognons, couchés sur des hardes dont les services datent de longues années, sont très peu propres à parfumer l’atmosphère d’une tente étroite, basse, et que l’air piquant de la nuit nous forçait à tenir parfaitement close. À ces exhalaisons se mêlait une odeur pire encore, et dont quelques bouffées nous avaient déjà fort désagréablement surpris durant le jour. Nous ne tardâmes guère à en découvrir la cause. Pendant le souper, nous avions vu courir dans le clair-obscur qui nous entourait quelques insectes assez semblables à des punaises d’un pouce de long ; nous avions reconnu la blatte orientale. Cet insecte, jadis étranger à l’Europe, a été importé par le commerce jusque dans nos capitales, et les boulangers le connaissent bien à Paris sous le nom de noirot ou de canquerlin. Son corps ovale, allongé, brun en dessus, brun jaunâtre en dessous, aplati comme celui de la punaise, exhale une odeur plus forte et plus nauséabonde encore que celle du parasite que je viens de nommer. Comme lui, les blattes sont nocturnes. Tapies toute la journée dans quelque cachette obscure, elles sortent la nuit de leurs retraites et errent çà et là cherchant à manger. Débris de pain, de sucre, de viande, tout leur est bon. Faute de mieux, elles attaquent jusqu’aux vieux cuirs. Aussi fécondes que voraces, elles pullulent quelquefois dans les vaisseaux marchands au point de détruire des cargaisons entières, et de nécessiter la condamnation du navire. Tels étaient les hôtes que la Sainte-Rosalie recélait dans ses moindres fentes, et qui, le soir venu, couraient par milliers autour de nous et sur nous en répandant une odeur empestée. C’est en vain que pour les détruire nous eûmes recours aux moyens les plus énergiques. Pendant le cours de la campagne, nous fîmes, à diverses reprises, laver notre barque au sable et à l’eau de mer ; nous essayâmes de boucher toutes les fentes. Ce fut peine inutile. Toujours les blattes reparurent aussi nombreuses, aussi infectes. Il fallut en prendre notre parti, et compter sur l’habitude pour diminuer le dégoût.

Malgré la découverte désagréable qu’elle amena pour nous, la première nuit du bivouac se passa à merveille. Le lendemain, au point du jour, nous éveillâmes nos hommes, et reprîmes notre route, bien impatiens de rencontrer au plus tôt une station favorable à nos recherches. Nous fûmes servis à souhait. En doublant un petit promontoire, nous aperçûmes un îlot dont le pourtour hérissé de rochers à fleur d’eau et profondément découpé semblait devoir offrir aux mollusques, aux annélides, à toute cette population marine que nous venions étudier, de nombreuses et tranquilles retraites. La carte, consultée, nous apprit que c’était l’île des Femmes, l’isola dei Femine, placée en face d’une langue de terre et de rochers où est bâti le village de la Torre dell’Isola di Terra, habité par une population de pêcheurs. Nous abordâmes, et, tandis qu’un matelot faisait cuire sous un feu de broussailles quelques œufs destinés à notre déjeuner, nous explorâmes le rivage, et fûmes vite convaincus que nous ne pouvions mieux choisir pour une première halte.

Pendant que, tout fiers de cette découverte, nous mangions nos œufs durs en délibérant sur la possibilité d’une installation, un douanier, cassé par l’âge, approcha, et, avec de grandes démonstrations de respect, engagea nos excellences à se rendre au village, les assurant qu’elles trouveraient sans peine à se loger. D’abord surpris de cet empressement, nous ne tardâmes pas à en connaître la cause. Non conteras de nous avoir remis des lettres qui devaient conjurer les ennuis de la douane et de la sanita, le duc de Serra di Falco et le duc de Cacamo, directeur-général du service sanitaire, avaient expédié à leurs subordonnés une circulaire où, en les prévenant de notre arrivée, ils leur enjoignaient de nous être utiles autant que possible. Aussi étions-nous attendus sur toute la côte, et l’on voit que, dès les premiers pas, nous ressentions l’influence de ces puissantes recommandations. Suivant donc notre vieux guide, nous revînmes en terre ferme, et, prévenu sur-le-champ de notre arrivée, le desservant de cette petite cure se hâta de courir à notre rencontre, et de nous offrir sa maison que nous acceptâmes avec empressement.

Le village de la Torre dell’Isola est une sorte de fief appartenant au comte de Capaci. Les maisons, au nombre de cent environ, sont basses, petites, mais assez propres extérieurement. Presque toutes sont construites aux frais du propriétaire qui les loue à ses tenanciers moyennant une faible redevance. Le nombre des habitans est d’environ douze cents. Jetée sur cette langue de terre que se disputent les sables et les rochers et où les cactus sont la seule culture possible, cette population est entièrement adonnée à la pêche. Au moment de notre arrivée, presque tous les hommes étaient absens, et ne devaient rentrer qu’après la saison des sardines ; car la mer a, comme la terre, ses moissons qui viennent presque à jour fixe, mais avec cette différence tout à l’avantage des récoltes marines, qu’elles n’ont pas exigé de semailles.

La maison seigneuriale domine le petit havre de cette bourgade maritime. Construite dans un double but, elle servait jadis à loger le maître du lieu et à préparer les thons qui venaient se faire prendre non loin de l’île des Femmes ; mais, depuis bien des années, les poissons ont déserté ces parages, et les propriétaires sont absens. Aussi a-t-on livré ce logis au desservant du village. Celui qui remplissait ces fonctions lors de notre visite était un pauvre dominicain qui, pour 45 tari, moins de 20 francs par mois, célébrait la messe tous les dimanches, confessait les mourans, bénissait les mariages et baptisait les nouveau-nés. Malgré sa misère, le brave homme aimait les bêtes, et trouvait les moyens de faire vivre autour de lui cinq ou six oiseaux en cage, quelques poules, trois chats et deux chiens. Leur donnait-il à manger ? je l’ignore. A voir leurs physionomies affamées, il était permis d’en douter. Les chiens surtout étaient d’une maigreur fabuleuse : c’était la machine animale réduite à sa plus simple expression. Évidemment les malheureux avaient grandi en mourant de faim.

Seul avec ces compagnons dans l’ancienne habitation des comtes de Capaci, le padre Antonino put sans se gêner nous céder trois grandes pièces où tout respirait l’abandon. Sur les murs nus, sur les plafonds crevassés, on distinguait à peine quelques linéamens d’antiques fresques tombées en poussière sous le souffle corrosif des vents de mer. Les hautes fenêtres, pourries aux trois quarts, semblaient près de se briser sous la main qui voulait les ouvrir. Sur les carreaux qui restaient encore, le temps avait collé une couche de poussière qui leur ôtait toute transparence et les changeait pour ainsi dire en verres dépolis. De meubles, on comprend qu’il ne pouvait en être question. Nous étions pourtant trop heureux de rencontrer un pareil gîte, où nous trouvions un abri et de l’espace à deux pas de la mer. Aussi hâtâmes-nous notre installation. On lava les vitres, on remplaça par des feuilles de papier celles qui, manquant dans le bas, laissaient le vent atteindre trop facilement nos tables de travail. Des planches posées sur des chevalets nous improvisèrent de longues et larges tables destinées à porter nos vases d’eau de mer et nos animaux. Nous fîmes nos lits par le même procédé en y joignant nos matelas. Les microscopes furent installés en face des croisées. Avant la fin du jour, tout était prêt, et, après un repas assez semblable à celui de la veille, nous allâmes chercher le repos sur des planches dont nous séparait environ un pouce et demi de laine et de toile.

On quitte sans peine un lit pareil. A l’aube, nous étions sur pied, et tandis que M. Blanchard, son filet à insectes en main, gagnait du côté de la terre, tandis que M. Edwards, monté sur la Sainte-Rosalie, allait poursuivre à quelque distance les habitans de la pleine mer, je me chargeai d’explorer les côtes de la presqu’île. Ma tâche n’était peut-être pas la plus facile. Tout le rivage était entouré d’une zone assez large de calcaire étrangement disloqué. Sur quelques points, cette roche représentait assez bien une énorme éponge déchirée, toute percée de crevasses, de cavités irrégulières, et hérissée de pointes aiguës. Ailleurs, c’étaient de minces feuillets presque régulièrement séparés par de longues et profondes fissures. Il fallait ou se résoudre à faire le manège d’un homme qui monterait et descendrait sans cesse une marche de deux à trois pieds de haut, ou bien enjamber par-dessus les vides en conservant son équilibre et posant le pied tantôt sur une aiguille, tantôt sur une lame de couteau. Quoique habitué dès l’enfance à courir dans les rochers, je fus surpris d’abord de ces difficultés nouvelles, et j’eus besoin d’employer toute mon attention pour ne pas faire quelque chute nécessairement dangereuse.

Au reste, cette structure même de la roche était pour nous une garantie. En pénétrant dans la mer, ces cavités devenaient autant de petits bassins, ces lames de pierre autant de parois protectrices qui ménageaient aux mollusques, aux annélides, aux crustacés, amis du rivage, des retraites commodes et impénétrables pour tout autre ennemi qu’un naturaliste. Aussi ne tardai-je pas à remercier avec gratitude ces accidens de terrain que j’avais maudits quelques instans auparavant. Bientôt ma boîte de fer-blanc, mes tubes, mes flacons, se trouvèrent amplement garnis, et je me hâtai de regagner le quartier-général, où M. Edwards arrivait de son côté chargé de véritables richesses. M. Blanchard seul revint presque à vide et d’assez mauvaise humeur. Sur la foi des cartes de géographie et du dire des voyageurs, il croyait que sous ces heureuses latitudes il n’existe réellement pas d’hiver, il avait espéré trouver déjà d’amples récoltes à faire ; mais, en Sicile comme en France, la nature a son temps de repos, et les insectes qui devaient peupler la campagne quelques semaines plus tard dormaient encore dans leurs galeries souterraines ou dans leurs fourreaux de soie à l’état de larves et de chrysalides.

Notre compagnon se consola bientôt à l’aspect de nos vases. Qu’importait l’insuccès de l’un de nous, quand les deux autres étaient chargés de butin ? Venus en Sicile avec des plans de travaux bien distincts, chacun devait, en profitant des trouvailles de tous, doubler son temps et ses forces par cette assistance mutuelle. Sur nos tables se trouvaient réunis de grands buccins, connus vulgairement sous le nom d’escargots de mer, très propres aux recherches que M. Blanchard comptait faire sur le système nerveux des mollusques ; des béroïdes, des acalèphes, espèces d’animaux rayonnés, gélatineux, transparens comme du verre, qui déjà avaient fourni à M. Edwards le sujet d’importantes publications, mais dont l’organisation singulière offrait encore mille problèmes à résoudre ; des annélides, des gastéropodes phlébentérés, dont l’étude était le but spécial de mon voyage. On voit que nous avions tous notre part grande et belle ; aussi, sans perdre un instant, pinces, scalpels, compresseurs, microscopes, furent en mouvement. Nous commencions notre campagne scientifique.

Toutefois, avant de nous mettre définitivement à l’ouvrage, nous songeâmes à répartir le service entre nos hommes, à monter notre maison. Le patron Perone, que sa dignité attachait nécessairement a la barque, devint notre capitaine des pêches : par sa dextérité, la justesse de son coup d’œil, et la force athlétique dont il donnait des preuves au besoin, il justifia pleinement notre confiance à cet égard. Les deux matelots qui parlaient italien furent plus particulièrement attachés à nos personnes. Carmel, l’un d’eux, beau garçon de vingt-cinq ans, plein d’intelligence et de bonne volonté, fut nommé valet de chambre ; l’autre, nommé Juseppe Artese, cumula les fonctions d’intendant et de cuisinier. Dieu sait qu’il ne méritait guère ce dernier titre. Le malheureux n’a jamais pu apprendre à saler un plat de macaroni, ou à faire d’une poule au riz autre chose qu’un mélange d’eau chaude et de viande lavée : à peine au bout de la campagne faisait-il cuire passablement nos neufs sur le plat ; mais, quelque misérables que fussent ses talens culinaires, nous dûmes nous en contenter. Au reste, il se montra assez honnête homme, et, autant que nous pûmes en juger, il se contenta, sur les acquisitions qu’il était chargé de faire, d’un bénéfice de cent pour cent.

Les fonctions confiées à Carmel et à Artese les élevèrent singulièrement à leurs propres yeux, et leur supériorité fut sans trop de peine acceptée par leurs compagnons. Entre eux deux même il s’établit une certaine distinction, et bien des fois nous pûmes constater l’existence de cette espèce de hiérarchie. Si nous demandions à Carmel un vase d’eau de mer, il prenait sans mot dire le seau de service, et bientôt nous l’entendions crier à son camarade : Oh Pepe ! il signor grande (c’était M. Edwards qu’il désignait par ce titre d’honneur) bol’ aqua di mar ! -Bene, répondait Artese, qui prenait le vase, descendait jusqu’à la porte, hélait le patron, et dans les mêmes termes lui transmettait l’ordre reçu. Perone le signifiait à ses hommes qui à leur tour se renvoyaient la balle, et presque toujours le seau nous revenait porté par Raphaële. Celui-ci était le dernier, l’esclave de l’équipage. Paresseux à l’excès, quoique fort et robuste, il cherchait toujours à faire le moins de besogne possible ; mais il était Napolitain : à ce titre, il avait à supporter bien des sarcasmes, bien de petites avanies de la part des autres matelots tout fiers d’être Siciliens et enfans de Palerme, et, s’il se présentait quelque corvée, le pauvre diable avait beau recourir à mille ruses, il finissait toujours par en être chargé.

Ces arrangemens terminés, nos études marchèrent sans interruption. Tous les matins, quand le temps était favorable, l’un de nous partait avec Perone et allait pour ainsi dire aux provisions. D’ordinaire on gouvernait sur l’île des Femmes pour trouver dans son voisinage un lieu propre à la pêche. La mer se montrait ici sous un aspect tout nouveau pour moi. On ne connaît pas sur l’Océan ces calmes absolus pendant lesquels la surface des flots, unie comme une glace, permet à l’œil de pénétrer à d’incroyables profondeurs et de distinguer les plus petits détails. Trompé les premiers jours par cette transparence vraiment merveilleuse, il m’est arrivé souvent de vouloir saisir une annélide, une méduse qui semblait nager à quelques pouces de distance. Notre patron souriait alors, et, prenant un filet fixé une longue perche, il l’enfonçait, à mon grand étonnement, de plusieurs pieds avant d’arriver à l’objet que j’avais cru pouvoir atteindre avec la main. Cette admirable limpidité produisait une autre illusion pleine de charme. Penchés à l’avant de la barque, nous regardions passer sous nos yeux des plaines, des vallons, des collines, dont les pentes tantôt nues, tantôt tapissées de vertes prairies ou comme hérissées de buissons aux teintes brunâtres, rappelaient les points de vue de la terre ferme. Notre regard scrutait les moindres aspérités des roches entassées, plongeait à plus de cent pieds dans des précipices à pic, et partout les ondulations du sable, la vive arête de la pierre, les touffes d’algues et de fucus, ressortaient avec une si étonnante netteté, que nous perdions pour ainsi dire le sentiment de la réalité. Entre nous et cette contrée pittoresque ou riante, nous n’apercevions plus l’intermédiaire du liquide qui lui servait d’atmosphère et nous portait à sa surface. Il nous semblait être suspendus dans le vide, ou plutôt, réalisant un de ces rêves que tout homme a faits bien des fois, nous croyions planer comme l’oiseau, et contempler du haut des airs ces mille accidens du terrain, obstacles insurmontables pour les animaux attachés par leur nature à la surface même du sol.

Des êtres aux formes bizarres peuplaient ce paysage sous-marin, et lui prêtaient une physionomie étrange. Des poissons tantôt isolés comme les passereaux de nos bois, tantôt réunis en troupe comme nos pigeons ou nos hirondelles, erraient parmi les grosses pierres, fouillaient les buissons de plantes marines, et s’enfuyaient effrayés en voyant notre esquif passer au-dessus de leur tête. Des caryophyllies, des gorgones et cent autres polypiers s’épanouissaient en touffes de fleurs vivantes, se ramifiaient en arbrisseaux dont chaque bourgeon était un animal, et se distinguaient à peine des véritables végétaux qui entrelaçaient leurs tiges, leurs branches diaprées, à leurs branchages animés. D’énormes holothuries, d’un brun foncé, rampaient sur le sable ou gravissaient péniblement le rocher en agitant leur couronne de tentacules, tandis qu’à côté d’elles des astéries d’un rouge grenat restaient immobiles en étendant leurs cinq bras rayonnés. Des mollusques, assez voisins, pour la forme, et des limaces, des escargots, mais bien différens pour la taille et la couleur, se traînaient lentement comme leurs frères terrestres, tandis que des crabes, semblables à d’énormes araignées, les heurtaient dans leur course oblique et rapide, et parfois les saisissaient de leurs redoutables pinces. D’autres crustacés, voisin de nos chevrettes, de nos homards de l’Océan, se jouaient dans les touffes d’algues, venaient s’exposer un instant à la pure lumière du ciel, et à la moindre alarme regagnaient brusquement, d’un vigoureux coup de queue, l’abri de leurs sombres retraites. À ces animaux, dont la plupart nous rappelaient des formes bien connues, se mêlaient d’autres espèces appartenant à des types qui n’atteignent jamais nos froides latitudes. C’étaient des comatules, proches parentes des astéries et qui représentent en quelque sorte, dans la création actuelle, les crinoïdes presque éteints de nos jours et si communs à l’état de fossiles ; c’étaient ces salpas, mollusques bizarres, transparens comme du verre, qui, se réunissant en longue chaîne, forment des colonies flottantes ; c’étaient ces grands béroïdes semblables à des émaux vivans, et dont M. Edwards avait déjà fait connaître la curieuse organisation ; ces méduses, dont les étranges métamorphoses sont en contradiction avec les lois générales que jusqu’à ce jour on avait cru régir d’une manière absolue la propagation des espèces animales ; ces firoles, ces diphyes, dont la diaphanéité est si complète, qu’on ne les distingue qu’à grand’peine de l’eau où elles se meuvent ; ces stéphanomies enfin, guirlandes animées faites de cristal et de fleurs, qui, plus délicates encore que ces dernières, disparaissent en se fanant, et du soir au matin ne laissent pas même un nuage dans le vase qu’elles remplissaient quelques heures auparavant.

Curieux surtout d’étudier ces espèces dérivées de types rares ou peu connus, nous leur faisions une guerre acharnée. Une traîne d’un tissu serré, toujours fixée à l’arrière de notre barque, recueillait les plus petites d’entre elles. Nos filets, en forme de poches, attachés à de longues perches que maître Perone allongeait encore avec un bout de filin, les atteignaient au milieu des eaux, fussent-elles à vingt pieds de profondeur. Des vases en fer-blanc, assez semblables à de profondes écumoires, les arrêtaient au passage quand elles flottaient à la surface. Une drague, armée d’un lourd couteau tranchant, rasait le sable ou les fonds vaseux et herbacés, enlevait des touffes entières de grands fucus, et nous apportait avec ces plantes les populations animales réfugiées dans leurs rameaux entrelacés. Si le fond trop inégal, trop pierreux, s’opposait à l’emploi de ce moyen, un de nos matelots quittait ses vêtemens, plongeait la tête la première, et reparaissait bientôt avec son trophée qu’il déposait à nos pieds, tout fier du bene approbatif qu’il recevait pour récompense. Puis, si, mécontens de la pleine mer, nous voulions augmenter le nombre de nos prises, nous abordions, et à son tour la côte nous livrait ses espèces littorales. Ici les engins de pêche étaient bien différens. Il fallait rouler des pierres ou casser du rocher, et les marteaux d’acier, les lourds leviers, manœuvres par nos hommes, remplaçaient le filet de chanvre ou le tamis de soie.

Nos recherches sur le rivage étaient rendues à la fois plus faciles et plus fructueuses par une circonstance assez remarquable, et que pourtant je crois n’avoir pas encore été signalée. Partout où les roches calcaires, analogues à celles de la Torre dell’ Isola, viennent se plonger dans la mer, nous les avons vues entourées d’une sorte de trottoir presque exactement de niveau avec la surface de l’eau, qui, sans varier beaucoup de largeur, suit toutes les sinuosités de la rive, comblant les cavités peu profondes, jetant sur les autres une voûte solide, et offrant un chemin uni et facile à quiconque ne craint pas de recevoir sur les jambes des vagues bien peu redoutables par un temps calme. A voir ce ciment blanchâtre et compacte, on croirait à une bâtisse faite de main d’homme, et pourtant ce n’est que l’œuvre d’une ou deux espèces de petits mollusques appartenant au genre vermet, qui lui-même fait partie de la classe des gastéropodes, comprenant nos colimaçons. On pourrait d’abord être surpris d’une réunion que justifie l’étude anatomique de ces animaux ; car, au premier coup d’œil, ils ne présentent guère d’analogies. Tandis que le colimaçon se promène librement dans nos vignes et dans nos jardins, chargé de sa coquille bien connue, le vermet est constamment fixé, et ressemble sous ce rapport aux annélides tubicoles. Sa coquille elle-même rappelle, sous tant de rapports, le tube calcaire de ces dernières, qu’on les a bien des fois pris l’un pour l’autre. Enfin, comme certaines annélides, les vermets vivent réunis en nombre souvent incalculable, et leurs tubes entrelacés forment presque seuls l’espèce de chaussée qui entoure une grande portion des côtes rocheuses de la Sicile.

Des milliers d’animaux cherchaient un abri dans les cavités irrégulières résultant de cette agglomération. Là vivaient de petits crustacés assez semblables à nos cloportes, et qui comme eux se mettent en boule pour échapper à leurs ennemis ; des ophiures, animaux rayonnés voisins des astéries, dont les bras grêles et allongés ont la singulière propriété de jeter de vives étincelles à chaque mouvement un peu brusque de l’animal ; des syllis, des polynoès, petites annélides qui sont parfois plus phosphorescentes encore que les ophyures ; des némertes, vers dont les lecteurs de la Revue se rappellent peut-être encore l’organisation si étrangement simplifiée ; des planaires, leurs proches parentes, mais dont l’anatomie présente avec celle des animaux précédens une : sorte de balancement des plus remarquables. Toutes ces espèces étaient pour nous de bonne prise. Le marteau à la main, nous les poursuivions jusqu’au fond de leurs étroites cavernes, et bientôt nos tubes, nos flacons, se trouvaient amplement garnis. Alors on regagnait le village, on se hâtait de placer les prisonniers dans de grands vases de verre remplis d’une eau limpide qui permettait de suivre leurs moindres mouvemens ; on choisissait les individus qui les premiers devaient être sacrifiés à la science, puis commençait la véritable fête, le moment de l’étude arrivait.

Comme elles passaient rapidement ces heures pendant lesquelles, suivant chacun le filon que nous ouvraient des travaux antérieurs ou l’inspiration du moment, nous exploitions à l’envi la riche mine livrée à nos recherches, et triplions, pour ainsi dire, nos conquêtes personnelles par le labeur et les découvertes de deux compagnons ! Combien elles étaient douces, pour moi surtout, qui, dans mes excursions précédentes, à Chausey, à Saint-Malo, à Bréhat, à Saint-Vast-la-Hougue, avais toujours été seul ! -Seul ! — Ah ! pour comprendre tout ce que ce mot si court exprime de pénible, il faut s’être vu entouré des prodiges de la création vivante sans un ami, sans un être quelconque capable de comprendre et de partager notre ravissement ; il faut avoir poussé dans la solitude des cris d’enthousiasme qui restaient sans écho ; il faut avoir éprouvé le besoin impérieux de communications intelligentes qui s’empare, au bout d’un certain temps, du naturaliste, de l’observateur isolé. Aujourd’hui, quelle différence ! Le travail se faisait à trois : à chaque instant l’un de nous appelait les deux autres pour leur montrer quelque détail curieux, quelque merveille inattendue, et par cet échange continuel de faits, de réflexions et d’idées, sans cesse alimenté par des objets nouveaux, nous multipliions à la fois nos plaisirs et nos acquisitions. Restait-il le plus léger doute sur l’exactitude d’une observation, on vérifiait, avec bienveillance sans doute, mais toujours avec sévérité, et ce contrôle continuel ajoutait encore à nos jouissances en donnant à chaque résultat obtenu le cachet de la certitude.

On comprendra sans peine combien la journée était remplie par ces attrayantes occupations. Le soir, lorsque nos yeux et nos doigts, fatigués par l’usage du microscope, des pinces et des scalpels, exigeaient impérieusement quelque repos, nous sortions du village, et, traversant un bosquet de cactus dont les cimes s’élevaient à quinze ou dix-huit pieds, nous allions assister au coucher du soleil. Du haut d’un mamelon isolé, couronné par une tour en ruines et placé au centre de notre presqu’île, nous voyions l’astre brillant descendre peu à peu vers la mer, qui semblait s’embraser à son contact, disparaître derrière le cap de Santo-Vito, et jeter sur les hautes falaises de la côte, sur le beau vallon de Capaci, ouvert à une demi-lieue de notre observatoire, ces admirables teintes violacées qui donnent quelque chose de vaporeux et de transparent aux plus lourds massifs de montagnes. Nous regagnions alors notre gîte, où nous attendait le maigre dîner préparé par Artese, et souvent, lorsque, trompés par le court crépuscule des régions méridionales, nous avions laissé la nuit nous surprendre, nous rencontrions nos marins qui, réunis en patrouille et armés jusqu’aux dents, veillaient à notre sûreté. Pour ces enfans de la mer, les hommes de la terre étaient tous, ou peu s’en faut, des brigands sans cesse à l’affût des voyageurs. Les montagnards de notre voisinage jouissaient d’ailleurs auprès d’eux d’une détestable réputation, et, pendant les premiers jours de notre arrivée, nous eûmes quelque peine à obtenir qu’ils s’abstinssent de nous suivre dans les momens où nous désirions le plus être seuls. Au reste, leurs craintes n’étaient peut-être pas entièrement dénuées de fondement ; le padre Antonino, en nous avouant que les montagnes voisines étaient fort mal habitées, nous montra la carabine toujours chargée et les autres armes qu’il avait incessamment sous la main, pour être prêt à tenir tête aux maraudeurs.

Pendant vingt jours, un calme constant favorisa nos recherches, et nous mîmes ce temps à profit. Nos cartons de dessins, nos cahiers de notes, commencèrent à se garnir. Cependant les travaux entrepris étaient loin encore d’être terminés, quand un beau matin nous vîmes, en nous éveillant, la mer moutonnée et le rivage battu par les vagues. Nos vases étaient épuisés de la veille ; c’était une journée inévitablement perdue, et le vent pouvait durer encore. Continuer notre voyage était le seul moyen d’utiliser ce temps de repos forcé. Nous donnâmes donc le signal du départ ; en moins d’une heure, nos instrumens furent réinstallés sur leurs tablettes, nos matelas roulés sous le pont. Avant de nous séparer du padre Antonino, nous lui signâmes, sur sa demande, un certificat attestant combien nous avions à nous louer de son hospitalité, que nous eûmes soin d’ailleurs de ne pas laisser entièrement gratuite, et, après lui avoir serré une dernière fois la main, nous remontâmes sur la Sainte-Rosalie, déployâmes notre large voile latine, et filâmes rapidement vers Castellamare.