Souvenirs d’un Naturaliste
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 694-714).
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SOUVENIRS


D'UN NATURALISTE.




LES CÔTES DE SICILE

III.

LE GOLFE DE CASTELLAMMARE. - SANTO-VITO.[1]



En quittant la Torre dell’Isola, nous filmes d’abord droit à l’ouest, laissant sur la gauche Capaci et Carini, avec leurs riches vallées, que borde une côte basse et sablonneuse. Bientôt, poussés par la brise, nous doublions la pointe de l’Omo-Morto, tournions brusquement vers le sud, et entrions dans la baie de Castellammare, la plus grande de toutes celles qui découpent les rivages de la Sicile. Grace à cette admirable diaphanéité de l’air, dont notre atmosphère brumeuse ne saurait jamais donner une idée, nous embrassions d’un coup d’œil ce magnifique bassin qui s’enfonce à près de cinq lieues dans les terres, s’arrondit en demi-cercle, et présente sur ses deux rives le contraste le plus frappant. A l’est, les sommets éloignés du Belvedere, du Montelepre, du Monte-Mitro, du Firicino et du mont Bonifato dessinaient une vaste enceinte, aux gradins admirablement étagés, qui, s’abaissant lentement jusqu’aux plaines de Partinico, portait jusque sur la plage ses champs couverts de riches moissons ou de forêts d’oliviers. A l’ouest, au contraire, le mont Baïda s’élevait brusquement du rivage et jetait jusqu’au cap de Santo-Vito sa chaîne de rochers arides, tandis qu’au fond du golfe le mont Inici semblait sortir de la mer même et regretter l’étroit espace qu’il abandonnait à la ville tapie au pied de ses rampes grisâtres.

La brise nous avait quittés : les bras de nos matelots la remplacèrent, et, tandis que sous les coups cadencés de leurs rames la Sainte-Rosalie marchait plus lentement vers Castellammare, nous pûmes observer à loisir un spectacle assez curieux qui nous avait déjà frappés à notre arrivée en Sicile. Dans toute son étendue, l’horizon était d’une pureté parfaite ; nulle part la plus légère vapeur n’affaiblissait l’azur foncé du ciel, et cependant, en face de nous, vers le tiers supérieur du mont Inici, des nuages aux formes changeantes rampaient sur les flancs de la montagne, disparaissaient par instans pour se reformer sur un autre point au bout de quelques minutes, et parfois se détachaient des rochers, où ils semblaient prendre naissance, en formant une bande étroite qui ne tardait pas à s’évanouir.

Les lois générales de la physique expliquent facilement ce phénomène, qui peut surprendre au premier abord. L’eau, ce liquide presque aussi nécessaire que l’air lui-même à l’existence des êtres organisés, se mêle à notre atmosphère de deux manières différentes. Tantôt elle devient entièrement invisible par suite d’une véritable dissolution, et alors les instrumens connus sous le nom d’hygromètres sont nécessaires pour nous en révéler l’existence tantôt, au contraire, ses molécules réunies en petites sphères creuses flottent en l’air comme autant de ballons microscopiques, et, par leur réunion, forment ces vapeurs visibles que nous appelons brouillards ou nuages. Un simple refroidissement suffit pour faire passer subitement la vapeur invisible à ce dernier état ; car, comme tous les autres gaz, l’air froid ne peut dissoudre autant d’eau que l’air chaud. Or, quand les rayons du soleil frappent les flancs nus d’une montagne escarpée, la réverbération agit rapidement sur les couches d’air environnantes. Devenues à la fois plus humides plus légères, elles s’élèvent le long de ce plan incliné, en formant de véritables courans ascendans. Arrivée à une certaine hauteur, elles perdent leur excès de calorique, et alors la vapeur invisible revêtant la forme vésiculaire, se montre tout à coup aux yeux de l’observateur ; mais de nouvelles quantités d’air chaud affluent sans cesse, se mêlent aux couches froides de ces régions élevées, les réchauffent, et la vapeur, paraissant ou disparaissant tour à tour au gré de ces influences diverses, présente ces mouvemens ces transformations irrégulières qui traduisent fidèlement aux regards la lutte du froid et du chaud.

Nous entrâmes dans le petit havre de Castellammare vers trois heures de l’après-midi. Fidèles aux habitudes siciliennes, les chefs de la douane et de la santé étaient couchés, et leurs employés, se conformant à la consigne, firent d’abord mine de s’opposer à notre débarquement mais là où il règne, le despotisme est chose fort commode pour ceux qui l’ont de leur côté, et, dans un pays où les chefs sont la loi vivante, nos lettres de recommandation nous mettaient au-dessus des règles ordinaires. Nous sautâmes à terre en prononçant les mots magiques de Serra di Falco et de Cacamo, et, quelques instans après, nous vîmes arriver doganelli et sanitarii, qui venaient supplier nos excellences de vouloir bien les excuser de ne pas s’être trouvés prêts à les recevoir. Nous agîmes en bons princes, et pardonnâmes généreusement. Bientôt cependant se présenta une difficulté plus séreuse. Il s’agissait de trouver un logement quelconque. Or, Castellammare, malgré son port de commerce assez fréquenté et ses dix à douze mille habitans, ne possède pas la moindre auberge, le moindre cabaret où le voyageur puisse, pour son argent, passer une nuit. Heureusement Artese, en sa qualité de matelot caboteur, avait partout quelque ami prêt à rendre service per l’onore et aussi un peu pour le compliment ou étrenne que notre cuisinier ne manquait pas de promettre en notre nom. Après quelques pourparlers, nous fûmes installés dans une espèce de chambre basse, qu’on débarrassa tout exprès d’un monceau d’ognons à demi pourris, et dont l’atmosphère âcre et nauséabonde nous fit presque regretter le triste parfum de nos blattes. Il va sans dire, d’ailleurs, que l’ameublement resta tout entier à notre charge. Comme à la halte précédente, on nous fournit des planches et des chevalets ; mais, pour compléter la literie, il fallut transporter de la barque au logis nos couchettes et nos cabans.

Dans toute l’étendue du golfe qui porte son nom, Castellammare est le seul point où les navires puissent trouver un abri sûr contre la tempête. On comprend dès-lors toute l’importance de ce petit port. Aussi n’avait-on rien négligé dans les siècles passés pour en assurer la défense. La vieille ville était bâtie sur une langue de rocher calcaire qui se détache du rivage et s’avance dans la mer. Une tranchée large et profonde la séparait de la terre ferme, et de hautes murailles en partie taillés dans le roc l’environnaient de toutes parts, tandis qu’à son extrémité un donjon formidable enfonçait jusque sous les vagues les fondemens, de ses tours. Une chapelle basse et voûtée, que décore la croix des templiers, peut faire supposer que des moines guerriers présidèrent à l’établissement de ces fortifications, jadis imprenables peut-être, mais qui, faciles à dominer, ont perdu toute leur valeur depuis la découverte de l’artillerie. Aussi sont-elles aujourd’hui entièrement abandonnées. Le château tombe en ruines, et ses débris sont livrés à une population de mendians que nous avons vus étaler leurs guenilles sur des portes ornées encore de fières armoiries. Un pont de pierre à deux arches élevées a remplacé le pont-levis, et la ville, sortant de son enceinte crénelée, s’est répandue tout autour du port, a gravi les premières pentes de la montagne, et étend chaque année plus avant dans les champs ses rues droites et larges, bordées de maisons à deux étages.

Nous avions cru trouver à Castellammare d’amples sujets de recherches et de travaux ; dès le jour même de notre arrivée, nous reconnûmes que c’était là un faux espoir. D’un côté s’étendait un rivage où dominaient le sable et les galets, de l’autre des roches acores s’enfonçaient brusquement dans la mer, et ne portaient que quelques touffes rares de fucus ou quelques rameaux de gorgones et de caryophyllies. A peine installés, il fallait donc songer à repartir ; mais auparavant nous résolûmes de visiter le temple de Ségeste, qui s’élève à deux lieues environ de Castellammare, dans une contrée déserte, désignée aujourd’hui sous le nom de Barbara.

Le lendemain, accompagnés de Carmel, et guidés par le deputato sanitario lui-même, qui s’offrit pour nous servir de cicerone, nous sortîmes de Castellammare, et suivîmes pendant quelque temps une route où se montraient encore çà et là quelques traces du travail de l’homme ; puis, quittant ce chemin jadis frayé, nous entrâmes dans un véritable sentier sicilien. Ici nous eûmes grand besoin, pour ne pas renoncer à nos mulets, de compter sur la fermeté de leurs jambes ; mais, rassurés bientôt par la sûreté de leur allure et par l’instinct admirable avec lequel ils se dirigeaient au milieu des pierres roulantes, des trous et des rochers, nous reportâmes toute notre attention sur le paysage environnant. Le sentier s’élevait peu à peu en contournant la montagne qui domine Castellammare, et, à mesure que nous avancions, la contrée, d’abord couverte de riches vignobles, de fermes et de bosquets d’oliviers, d’orangers, de citronniers, devenait de plus en plus pittoresque et sauvage. A mi-chemin, toute trace de culture avait disparu, et nos regards ne rencontraient plus que de vastes landes arides se rattachant sur la droite aux flancs décharnés du mont Inici. Tout à coup, à un coude du chemin, nous nous arrêtâmes frappés d’admiration. À un quart de lieue de distance, au centre de ce désert, qui semble avoir toujours échappé à l’activité humaine, se montrait, posé sur une haute colline comme sur un piédestal, un des plus magnifiques monumens de l’art antique Le temple de Ségeste était sous nos yeux.

L’archéologie ne nous apprend rien de certain sur cet admirable, édifice Était-il consacré à Vénus, à Cérès ou à Diane ? L’histoire et la tradition sont muettes sur cette question. Était-il placé dans l’enceinte de la ville ou en dehors des murs ? On l’ignore également. On n’en sait guère plus sur l’époque de la fondation ; mais le caractère général de l’architecture, qui, tout en rappelant celle des temples de Paestum, présente quelque chose de plus rude et de plus grossier, semble accuser une plus antique origine, et quelques historiens ont fait honneur de sa fondation tantôt aux Troyens échappés à la ruine de leur patrie, tantôt aux Elymes, un des peuples qui les premiers habitèrent la Sicile. Si ces conjonctures sont vraies, la conservation entière de ce monument contemporain des premiers temps historiques n’en est que plus merveilleuse. Pas une seule de ses trente-six colonnes, de près de trente pieds de haut, de plus de six pieds de diamètre, n’a chancelé sur le dé qui lui sert de piédestal. Pas une pierre ne s’est détachée de cette corniche toute simple qui couronne l’édifice de sa large saillie. À peine quelques frêles graminées, quelques fenouils en arbrisseaux, quelques chamœrops aux feuilles étalées en éventail, ont-ils poussé sur ces frontons tout unis ou dans les fentes étroites qui séparent ces blocs solides aux arêtes encore vives, comme si l’ouvrier venait de les tailLer. Le seul signe de vétusté peut-être se trouverait dans cette teinte générale qu’ont avivée les étés de plus de trente siècles, et qu’on ne saurait reproduire qu’avec la terre de Sienne brûlée ou le rouge de mars.

De quelle indignation douloureuse ne doit pas être saisi l’artiste qui, arrivé en face de cet auguste monument des ages passés, le trouve défiguré comme à plaisir par la sotte vanité d’un contemporain ! Quelques atterrissemens avaient engravé le bas de l’édifice : le roi Ferdinand fit enlever les terres qui cachaient le soubassement et le pavé ; puis il voulut immortaliser le souvenir de cette royale munificence, et une longue plaque de marbre d’un blanc sale, posée comme une énorme tache au beau milieu du fronton, étale en lettres à demi dédorées cette inscription fastueuse : FERDINANDI I REGIS AUGUSTISSIMI PROVIDENTIA RESTITUIT ANNO 1781. Ajoutons que le très auguste monarque n’avait eu ni le mérite de l’idée, ni celui d’une entière exécution : l’honneur doit en revenir, pour la plus grande partie, au duc de Serra di Falco, qui, par ses belles recherches sur les antiquités siciliennes, a su mériter une place parmi les plus célèbres archéologues modernes et le titre de correspondant de l’Institut.

Du temple nous passâmes au théâtre, dont la scène parfaitement conservée et les gradins inférieurs en assez bon état doivent encore au duc de Serra di Falco et au roi Ferdinand de s’être vu débarrasser des débris qui les recouvraient. Le temple et le théâtre, voilà tout ce qui reste de cette fière et opulente Ségeste, autrefois rivale Agrigente et de Syracuse. De la ville et de ses palais, rien ; pas un pan de mur, pas un débris quelconque. La nature elle-même semble avoir subi l’influence de cette dévastation inexplicable. Autour de ce temple miraculeusement resté debout, en face de ce théâtre si singulièrement préservé, se déroule toujours la perspective grandiose que contemplèrent jadis les compagnons d’Enée ou les successeurs des Lestrigons. Du haut de la colline où siégeaient les spectateurs, l’œil, partant des pentes abruptes de l’Inici, aperçoit les eaux du golfe et la pointe de l’Omo-Morto bleuie par l’éloignement ; remonte jusqu’aux pics du Bonifato, et s’égare ensuite dans un labyrinthe de montagnes dont les sommets étagés, pressés les uns sur les autres comme autant de vagues solides, se perdent en tout sens à l’horizon, du mont Eryx à Corleone. Mais dans cet immense cirque dont on croit occuper le centre règnent le silence, l’immobilité de la tombe ; le mouvement, la vie, l’homme, ne se montrent nulle part. Cachée par son rocher, Calatafimi ne laisse voir que les ruines de sa forteresse sarrasine ; Alcamo disparaît derrière une ondulation du terrain. Seul sur les flancs d’une montagne absolument nue qui lui appartient tout entière, le château féodal des marquis de Cardillo semble régner sur ce désert, et ajoute au caractère général de cet étrange paysage en évoquant les souvenirs des sombres conceptions de quelques romanciers.

Au milieu de cette grande scène, et malgré l’impression profonde qu’elle produisait sur notre imagination, nous n’en restâmes pas moins naturalistes. Quelques insectes bourdonnaient dans les champs couverts de graminées sauvages et de fenouils de six pieds de haut. M. Blanchard put commencer sa collection et capturer entre autres un charmant lépidoptère, seul représentant européen d’un genre qui appartient essentiellement à l’Afrique : c’était la syntomis phégéenne, qui, au premier coup d’œil, ressemble bien plutôt à une grosse mouche qu’à un papillon à cause de son corps allongé, de ses ailes étroites et rejétées en arrière, de sa couleur d’un bleu d’acier tacheté de blanc jaunâtre. De notre côté, M. Edwards et moi nous cherchâmes à atteindre quelques reptiles destinés à augmenter la curieuse ménagerie fondée au Muséum par MM. Duméril et Bibron. Après avoir soulevé bien des pierres et pris un exercice violent, nous réussîmes à emprisonner dans nos boîtes quelques jolies variétés de lézard et un très beau scinque. Cet animal, assez semblable à un lézard dont la tête, le cou, le corps et la queue seraient d’une seule venue, est couvert d’écailles lisses luisantes et comme vernies. Il a joui long-temps d’une immense réputation en médecine : Pline a vanté sa chair comme un spécifique certain contre les blessures empoisonnées, et les anciens formulaires lui attribuent toute sorte de propriétés dépuratives, excitantes, enthelmintiques, analeptiques, aphrodisiaques, anticancéreuses, etc. Encore aujourd’hui, les Orientaux la regardent comme une sorte de panacée universelle. Il n’est pas étonnant que dans les contrées où l’on croit à ses vertus imaginaires le scinque soit chassé avec une sorte de fureur ; aussi les habitans des déserts de la Basse-Égypte lui ont-ils déclaré une guerre acharnée. Ils le font sécher au soleil, et l’envoient par sacs au Caire et à Alexandrie, où il fait, l’objet d’un commerce assez important.

Revenus le soir à Castellammare, nous quittâmes dès le lendemain ce petit hâvre si pauvre pour nous, et notre embarcation, filant rapidement le long du rivage occidental du golfe, se dirigea vers le cap de Santo-Vito. L’aspect de cette côte était peu fait pour nous arrêter. Partout un calcaire compacte s’avançait vers la mer en pointes menaçante ou élevait d’aplomb sur les flots ses plans escarpés. Çà et là s’ouvraient quelques grottes profondes où se montraient seulement de beaux groupes de caryophyllies d’un jaune orangé ; mais cette vue, loin de nous séduire, nous poussait toujours plus loin, car déjà l’expérience nous avait appris que la présence de ce joli polype annonçait une stérilité complète sous tous les autres rapports. Parfois aussi s’ouvrait dans le mur de rochers que longeait la Sainte-Rosalie une brèche irrégulière qui servait d’entrée à quelque petite cale à la grève sablonneuse ou couverte de galets. Toujours ces anses, quelque peu sûres qu’elles fussent d’ailleurs contre le mauvais temps, se montraient dominées par une ou plusieurs tours bâties sur quelque mamelon escarpé. Le nombre de ces constructions, que nous avions prises jusque-là pour des espèces de phares, piqua notre curiosité. Quelques questions adressées à nos hommes nous apprirent que c’étaient autant d’ouvrages de défense élevés contre les pirates barbaresques, qui, stimulés par le voisinage, peut-être aussi par les souvenirs de leur domination passée, ne cessaient de tenter de véritables razzias sur cette terre de Sicile, qu’arracha au joug de leurs ancêtres l’épée des fils de Tancrède. Le nombre de ces tours est de près de deux cents, et dix mille hommes de garnison veillaient sans cesse sur leurs créneaux, prêts à sonner la cloche d’alarme à la vue de la moindre felouque, du moindre brigantin suspect. Depuis la conquête d’Alger, toutes ces précautions sont devenues inutiles. Les soldats sont rentrés dans les villes, et les tours abandonnées sur ces rives désertes ne servent plus qu’à témoigner de la grandeur du service rendu par la France à la cause de l’humanité et de la civilisation.

Cependant nous approchions du cap de Santo-Vito. Là, au dire de nos hommes, nous devions trouver dans le santuario un logement des plus comfortables et une abondance de vivres que, depuis notre départ de Palerme, nous ne connaissions plus que de souvenir. Il nous tardait d’autant plus d’atteindre cette terre promise, qu’une pluie froide, poussée par un vent impétueux, commençait à glacer nos membres, mal garantis par notre légère tente. Nous arrivâmes enfin, et du premier coup d’œil nous reconnûmes que l’architecte qui éleva ce monument tout auprès du rivage avait songé bien plus à la sûreté de ses habitans qu’à l’élégance de l’architecture. L’église de Santo-Vito a tout l’aspect d’un château fort du moyen-âge. Une haute et grosse tour carrée, percée d’étroites meurtrières, lui sert de clocher et, pour s’emparer de cet inaccessible donjon dont les murs, d’une épaisseur énorme, semblent défier l’artillerie elle-même, il faudrait presque un siège en règle, quelque faible que fût la garnison. Au pied de la tour se groupent quelques maisons presque toutes de fraîche date, et dont le nombre s’accroît rapidement depuis qu’on n’a plus à craindre les pirates algériens. Les reliques de Santo-Vito ont une grande réputation sur toute la côte : chaque année, un grand nombre de pèlerins viennent demander à leurs vertus miraculeuses la guérison de ’l’ame et du corps, et leurs offrandes assurent au sanctuaire qui les possède un revenu considérable.

Le desservant de cette riche cure a le titre de chanoine et habite un presbytère bâti au sommet du clocher. Des logemens assez spacieux, destinés à donner l’hospitalité aux pèlerins, occupent le reste de la plate-forme, et c’était là que nous comptions nous installer ; mais le maître du lieu ne parut nullement disposé à partager avec nous son gîte aérien. Il nous reçut d’un air dur, soupçonneux, et c’est à peine s’il crut nécessaire d’employer quelques formules de politesse en nous conseillant de chercher un logement préférable à la petite chambre qu’il disait pouvoir seule nous offrir. Tel ne semblait pas être l’avis de la jeune gouvernante du padre, belle Sicilienne au teint brun, à la taille cambrée, aux yeux noirs étincelans, qui nous examinait avec une curiosité mal déguisée. Malheureusement elle ne fut pas consultée, et il fallut chercher fortune ailleurs. Après bien des courses inutiles, Artese finit par découvrir, à un premier étage où l’on arrivait à l’aide d’une trappe et d’une échelle, deux petites chambres éclairées par de prétendues fenêtres sans carreaux, et un cabinet parfaitement obscur. En mettant en réquisition tous les meubles disponibles du village, il parvint à réunir trois chaises et deux tables, mais pas un chevalet, pas une planche, et cette fois nos matelas furent tout simplement étendus sur le sol. Cette première difficulté vaincue, notre factotum reprit son rôle de cuisinier et s’occupa des vivres. Ici il ne fut guère plus heureux que pour le logement, car pendant notre séjour à Santo-Vito, à l’exception d’une vieille poule qu’une cuisson des plus prolongées eut grand’peine à ramollir, notre nourriture se composa exclusivement d’œufs et de cacio-cavallo.

On voit que tout n’était pas jouissance dans notre expédition. Certes, il n’y avait pas grand mérite pour M. Blanchard et pour moi à supporter gaiement ce que notre genre de vie présentait de pénible : nous étions jeunes et avions à gagner nos épaulettes ; mais lorsqu’un homme de l’âge de M. Milne Edwards, que vingt ans de travaux d’une importance incontestée ont élevé aux premières positions scientifiques, renonce au comfort de son cabinet sans autre but que de tenter des recherches nouvelles ; lorsque, ne pouvant espérer pour récompense de son travail que les résultats de ce travail même, il s’expose volontairement aux fatigues, aux privations que nous avons endurées, il faut bien le reconnaître, cet homme donne à la science la preuve irrécusable d’un dévouement peu commun, et, si sa parole en acquiert plus d’autorité, qui donc aura le droit de se plaindre d’une influence si honorablement conquise ?

Au reste, il faut le dire, toutes ces petites misères étaient bien vite oubliées lorsqu’elles nous valaient d’amples matériaux d’étude ; mais à Santo-Vito cette juste compensation nous manqua trop souvent. Le vent, qui chassait une pluie glacée jusque sur nos tables de travail, poussait des vagues furieuses contre ces côtes ouvertes de toute part, et nos petites bêtes, entraînées ou contraintes de trouver un refuge dans les profondeurs de la mer, échappaient à tous nos moyens de chasse. Souvent nous revînmes à vide de nos excursions. M. Blanchard trouva cependant plus d’une curieuse observation à faire. Les rochers étaient couverts de vermets qui, retirés dans leurs enveloppes solides et entrelacées, bravaient impunément les chocs de la tempête, et notre compagnon pouvait s’en procurer à loisir ; les grands tritons lui arrivaient en abondance, et son travail sur les nerfs de ces animaux commençait à présenter un véritable intérêt. Sur terre, il recueillait plusieurs belles espèces d’insectes appartenant à la famille des mélasomes, hôtes habituels des sables du rivage. Il reconnaissait que les zoologistes, trompés par de petites différences extérieures, avaient multiplié outre mesure les espèces en distinguant comme telles de simples variétés ; il rectifiait aussi une erreur plus grave en s’assurant que les différences sexuelles avaient conduit au même résultat, et que, dans les genres Erodias, Tentyrie, et plusieurs autres, on avait souvent séparé, comme étant spécifiquement différens, le mâle et la femelle d’une même espèce.

Parmi les insectes qui attirèrent l’attention de notre compagnon de voyage, nous devons une mention spéciale aux fourmis, dont un grand nombre d’espèces propres aux pays chauds habitent les côtes de Sicile. Mêlée aux riantes fictions de la mythologie, l’histoire des abeilles est devenue populaire ; mais, pour n’avoir pas été racontée par les poètes, celle des fourmis n’est pas moins merveilleuse. Chez elles, plus encore que chez leurs sœurs, l’observateur peut admirer un étrange mélange d’instinct et de raisonnement se manifestant dans des actes d’une complication extrême. Leurs familles diverses, toutes soumises à un gouvernement franchement républicain, présentent d’ailleurs dans leurs habitudes des différences complètes. A côté d’espèces dont les colonies habitent constamment les arbres, où elles trouvent et la nourriture et l’abri, il en est d’autres dont la vie s’écoule dans de profonds et obscurs souterrains où ne pénétra jamais la lumière du jour. Il en est qui, méritant en partie la réputation que leur ont faite les fabulistes, recueillent péniblement et la nourriture du jour et celle du lendemain. Il en est d’autres qui savent se procurer le nécessaire, peut-être le superflu, sans se donner tant de peine, et qui, semblables aux peuples pasteurs, élèvent de véritables troupeaux de pucerons, les soignent dès leur enfance, leur construisent des abris ou les parquent dans l’intérieur même de leur fourmilière, et, pour récompense de ces soins, trouvent une nourriture abondante dans la liqueur sucrée que sécrètent ces petits animaux. Il en est, enfin, qui dédaignent tous les soins domestiques, mènent la vie fière et oisive des anciens peuples guerriers, et comme eux savent se faire servir par des esclaves. Une des espèces que nous trouvions au cap de Santo-Vito devait appartenir à ces tribus d’amazones, et, si le hasard nous eût favorisés, nous aurions sans doute été témoins de quelqu’une de ces razzias que Hubert a comparées à la traite des nègres ; nous aurions vu, comme ce naturaliste, les fourmis guerrières marcher en colonnes serrées sur quelque peuplade voisine, faire le siège de la fourmilière, l’emporter d’assaut après une résistance désespérée, et revenir triomphantes, chargées d’œufs ou de jeunes larves qui, se développant sous leurs yeux et acceptant cet esclavage, leur rendront par la suite tous les services que les Lacédémoniens exigeaient des Ilotes. Si, faute de temps et d’occasions, nous ne pûmes assister à quelqu’une des scènes curieuses que les fourmis présentent aux yeux des observateurs, nous voulûmes du moins emporter un témoignage de leur industrie. Une de leurs cités souterraines fut enlevée avec soin par M. Blanchard et destinée à venir prendre place dans les collections du Muséum.

De son côté, M. Edwards, servi par un hasard heureux, put terminer à Santo-Vito deux beaux travaux relatifs à l’organisation des béroés et des stéphanomies, dont l’étude l’avait surtout préoccupé pendant notre séjour à la Torre dell’ Isola. Il put en outre vérifier et étendre à de nouvelles espèces ses observations précédentes sur la distinction des sexes dans les méduses, sur l’organisation des équorides, et cet ensemble de recherches, dont les résultats n’ont pas encore été publiés, jettera, nous en sommes certain, un jour tout nouveau sur un des groupes les plus curieux de l’embranchement des rayonnés, la classe des acalèphes.

Les naturalistes ont donné le nom de méduses à des animaux exclusivement marins dont le corps ressemble à une cloche renversée, ou mieux peut-être à un champignon dont le pied serait remplacé d’ordinaire par des appendices plus ou moins multipliés. Tantôt ce corps singulier est incolore et d’une transparence égale à celle du cristal tantôt, décoré des plus vives couleurs et présentant un aspect opalin, il semble emprunter sa brillante parure à de riches émaux. Long-temps ces êtres bizarres furent dédaignés par les naturalistes, qui ne voyaient en eux, comme l’avait fait Réaumur, qu’une espèce de gelée vivante ; mais la science moderne, de plus en plus exigeante, a su pénétrer les mystères de ces organismes. M. Duméril un des premiers, injectant leurs cavités internes avec du lait, vit ce liquide se distribuer dans des canaux disposés avec une régularité presque mathématique. Les recherches de ce savant furent reprises successivement par divers observateurs, et cette organisation, qu’on avait crue d’une si grande simplicité, sembla se compliquer davantage à mesure qu’on apprenait à la mieux connaître. Dans les aurélies, les chrysaores, les rhizostomes et autres genres voisins, on découvrit des cavités digestives, des systèmes de circulation, des organes de reproduction parfaitement caractérisés, et M. Ehrenberg, l’illustre micrographe de Berlin, pénétrant plus avant encore, isola les élémens premiers de l’organisme, et signala l’existence d’appareils sensoriaux qu’il regarda, très probablement avec raison, comme de véritables yeux.

Cependant, chez les méduses aussi bien que dans presque toutes les grandes familles animales, la machine organique présente des degrés très divers de complication et de perfectionnement. A côté des genres que nous venons de citer, il en est d’autres qui, dépourvus d’appendices inférieurs et d’une structure beaucoup plus simple, semblaient atteints d’une dégradation très avancée, et auxquels certains observateurs croyaient encore pouvoir appliquer, avec de légères restrictions, les expressions de Réaumur. Chez les eudores, chez les équorées on n’avait pas découvert les organes de reproduction : un naturaliste allemand, M. Eschscholtz, avait cru en conséquence pouvoir partager les méduses en deux groupes, distingués l’un de l’autre par la présence ou l’absence de ces organes. M. Edwards a démontré que cette distinction était fondée sur des observations incomplètes : il a retrouvé chez les équorées presque tous les appareils découverts dans les aurélies ; il a montré que chez elles aussi les sexes étaient distincts et reconnaissables à des signes caractéristiques. On comprend sans peine ce qu’ont d’important ces résultats qui, sous le rapport des fonctions les plus fondamentales de l’être animé, rétablissent l’uniformité dans toute la famille des méduses.

Le naturaliste qui avait trouvé dans l’étude des méduses des faits aussi curieux ne devait pas négliger les béroés, leurs voisines et leurs proches parentes. Ici les caractères extérieurs présentent une variabilité qui pouvait faire supposer de grandes modifications organiques. Émail ou cristal, le corps de ces animaux revêt les formes les plus disparates. A côté des béroés proprement dites, qui ressemblent assez à de grands cornets, on trouve les callianires, au corps allongé, festonné, portant de chaque côté une espèce d’aile large et chargée d’un triple rang d’épais bourrelets ; les cydippes, parfaitement sphériques, semblables à de petits ballons qui traîneraient après eux deux longs cordages contractiles ; les cestes, en forme d’épais ruban tout uni, de plusieurs pieds de long, de plus de trois pouces de large, et qui portent le nom poétique de ceinture de Vénus. A ne tenir compte que des formes extérieures, les membres de cette grande famille des béroïdes n’ont pour ainsi dire d’autre caractère commun que la forme et le mode d’action des organes du mouvement. Ceux-ci consistent en de très petites palettes frangées, couchées les unes sur les autres, et disposées en séries sur divers points du corps. Ces palettes, presque microscopiques, sont continuellement en vibration, battent sans cesse le liquidé où flotte l’animal, et, malgré leur petitesse, meuvent très bien, grace à la multiplicité des impulsions, ces corps d’une dimension souvent assez considérable.

Malgré cette diversité si grande dans les formes extérieures, les béroïdes présentent dans leur organisation une uniformité remarquable. Les cavités internes sont plus ou moins allongées, les canaux circulatoires plus ou moins ramifiés, mais partout se retrouvent les mêmes dispositions organiques. Cestes ou cydippes, tous ces genres, en apparence si éloignés, semblent sortis du même moule, lorsque l’on ne tient compte que des caractères anatomiques, et ces derniers sont très remarquables : ils rapprochent les béroïdes des méduses, et les éloignent entièrement des mollusques acéphales, parmi lesquels certains auteurs modernes avaient voulu les placer, à côté de l’huître et des autres coquillages voisins. Un seul fait justifiera ce que nous avançons ici. Dans les mollusques acéphales, le tube alimentaire présente deux ouvertures, dont l’une sert à l’entrée des alimens, l’autre à la sortie des résidus de la digestion, tandis que chez les béroïdes comme chez les mollusques il n’existe qu’une seule ouverture, alternativement employée à ces deux usages.

Un des résultats les plus importans des recherches de M. Edwards sur les béroïdes a été de faire connaître leur système nerveux. L’existence ou l’absence de cet appareil chez les animaux inférieurs a été de tout temps vivement débattue. Quelques-uns des plus illustres naturalistes le leur refusent entièrement. Cuvier, qui, sans être aussi absolu, partageait leur manière de voir, se laissa guider surtout par cette considération, en établissant son quatrième embranchement du règne animal, celui des rayonnés. De nos jours, au contraire, les admirables découvertes de M. Ehrenberg ont fait revenir sur ces arrêts évidemment prématurés ; et peut-être, par une réaction trop vive, a-t-on quelquefois admis un peu par théorie ce qui n’existait pas en réalité. La gravité de la question, l’autorité des hommes illustres qui professent, sur ce point, des opinions contraires, se réunissent donc ici pour donner à des faits précis une haute valeur. Eh bien ! M. Edwards a trouvé chez les béroïdes un système nerveux central, une sorte de cerveau d’où partent des filets bien visibles qui se distribuent à tout le corps. Ces faits confirment les résultats moins complets, sous quelques rapports, que l’étude des méduses avait fournis à M. Ehrenberg, Ainsi les béroïdes, et très probablement les méduses, possèdent bien réellement ce système organique important dont Cuvier a cru pouvoir dire de lui qu’il était l’animal tout entier.

A côté des méduses et des béroïdes, les naturalistes systématiques ont placé les stéphanomies, qui, avec les autres acalèphes hydrostatiques, sont peut-être les créatures les plus extraordinaires que le monde marin offre à l’observation des naturalistes. Qu’on se figure un axe de cristal flexible, long quelquefois de plus d’un mètre, tout autour duquel est attachée, par de longs pédoncules également transparens, une multitude de petits corps allongés ou aplatis en forme de boutons de fleur ; qu’on mêle à cette guirlande des perles d’un rouge vif et une infinité de filamens de diverses grosseurs ; qu’on donne le mouvement et la vie à toutes ces parties, puis qu’on se rappelle que chacune d’elles est un organe ayant ses fonctions propres, l’un chargé de saisir la nourriture, l’autre de la digérer, un troisième d’assurer la propagation de l’espèce, un quatrième de respirer, un cinquième peut-être de voir, et l’on n’aura encore qu’une faible idée du merveilleux de cette organisation entièrement méconnue jusqu’à ce jour. C’est une sorte de colonie formée, non plus par des individus distincts comme chez les polypes, mais par des organes libres et flottans ; c’est un peu comme si, chez l’homme, la main, la bouche, l’estomac, l’intestin, le poumon, indéfiniment multipliés, étaient attachés à autant de fils partant d’une colonne vertébrale isolée. Tous ces appareils se mêlent, s’entrelacent sans cesse les uns aux autres autour de l’axe mince qui les réunit. Seuls, les organes de la locomotion sont groupés à part à l’extrémité antérieure. Ils consistent en un nombre considérable de petites cloches soudées à la tige centrale, et dont l’ouverture est dirigée en arrière. Ces clochettes se dilatent et se contractent sans cesse tour à tour. Par ces mouvemens alternatifs, elles chassent avec force l’eau contenue dans leur intérieur, sont poussées en avant par la résistance du liquide, et entraînent après elles l’étrange corps qui les suit. Cette structure, sans analogue dans le règne animal, fait des stéphanomies des êtres tout-à-fait à part, et l’embryogénie seule, en nous révélant leurs affinités réelles, pourra nous permettre de leur assigner une place dans nos cadres zoologiques.

Des trois naturalistes de l’expédition, je me trouvai le plus mal partagé. Pendant tout le temps de notre séjour à Santo-Vito, je ne vis pas un seul mollusque phlébentéré ; les annélides même étaient rares. Cependant je pus commencer sur un genre appartenant à ce groupe un travail terminé plus tard, et mettre sous les yeux de mes compagnons les faits curieux que j’avais découverts sur les côtes de la Manche, pendant mon séjour à Bréhat, relativement au mode de propagation des syllis. D’après les observations de Muller, ancien zoologiste danois, on croyait que ces petites annélides errantes, de deux à trois pouces de long, étaient fissipares, c’est-à-dire que chez elles un individu, d’abord unique, pouvait se partager en deux moitiés qui, acquérant bientôt, l’une sa tête, l’autre sa queue, formaient ainsi deux individus parfaits destinés à vivre d’une manière toute semblable. Ce mode de génération, assez commun chez les animaux les plus simples, était déjà très remarquable pour les syllis, dont l’organisation est assez compliquée ; mais chez elles les choses se passent bien différemment.

Lorsqu’une syllis veut se reproduire, il se forme à sa partie postérieure une suite d’anneaux dont le plus avancé s’organise bientôt en une tête ayant ses yeux et ses antennes. Les deux annélides, mère et fille, restent cependant réunies par la peau et par l’intestin, en sorte que la dernière ne profite que des résidus de la nourriture avalée par la première. Pendant cette période de son existence, la syllis de nouvelle formation manifeste, par ses mouvemens, qu’elle jouit d’une vie et d’une volonté propre, car souvent j’ai pu reconnaître qu’il y avait lutte entre les deux, chacune voulant aller de son côté. En pareil cas, celle qui avait poussé comme une sorte de bourgeon était presque toujours vaincue, et finissait par être entraînée. C’est pourtant à cette dernière, et à elle seule, qu’est réservé le soin d’assurer la conservation de l’espèce. Au bout d’un certain temps, on la voit se remplir d’œufs en nombre tellement considérable, que son diamètre en est presque doublé, tandis qu’il ne s’en montre pas un seul dans l’intérieur du corps de l'individu souche.

Lorsque ces veufs ont acquis un certain développement, la division devient complète, et la nouvelle syllis jouit enfin de sa liberté ; mais bientôt les roufs, grossissant toujours davantage, se trouvent trop à l’étroit ; le corps se rompt, et l’animal meurt en laissant échapper les germes qui lui étaient confiés. Tous ces phénomènes s’accomplissent exactement de la même manière chez les mâles. Eux aussi produisent des bourgeons qui s’organisent en animaux parfaits ; mais ici les individus de formation nouvelle renferment, au lieu d’œufs, cette liqueur mystérieuse dont le contact, comme celui du flambeau de Prométhée, suffit pour éveiller la vie. Comme leurs sœurs ou leurs frères femelles, ils ne vivent que peu de jours, et périssent en remplissant la tâche que leur assigna la nature. C’est là, je le crois, le premier exemple connu d’animaux à vie indépendante créés uniquement pour servir de machines à reproduction.

Ces faits, d’abord accueillis avec incrédulité par les naturalistes qui ne voient la nature vivante qu’au travers de leurs collections, purent être vérifiés bien des fois par mes deux compagnons, et plus tard M. Edwards a montré qu’ils n’étaient pas isolés. Dans le courant du voyage, il trouva une autre espèce d’annélide marine, proche parente des myrianes, qui se divisait non plus en deux, mais en sept segmens, tous ayant leur tête distincte, tous réunis en chapelet par la peau et le canal alimentaire. Or, ici comme chez les syllis, l’individu primitif, qui certes méritait bien le titre d'individu souche, ne contenait pas un seul neuf, tandis que les six autres auxquels il avait donné naissance en étaient comme gorgés.

Une particularité bien digne de remarque, c’est que les jeunes syllis formées ainsi de toute pièce ne ressemblent pas aux anciennes. Avant même d’être séparées de l’individu souche, elles diffèrent assez de ce dernier par leurs caractères extérieurs pour que les zoologistes, qui veulent juger de tout par les dehors seulement, se voient obligés, en vertu de leurs principes, de former deux espèces distinctes, peut-être même deux genres, avec ces animaux dont l’un n’est qu’une portion de l’autre. Que dire de principes qui entraînent de pareilles conséquences, sinon qu’ils doivent inévitablement conduire à des erreurs qui, pour ne pas être toujours aussi évidentes, n’en sont pas moins bien réelles ? Mais que dire surtout des hommes qui, en présence de ces faits, en présence de mille autres tout aussi significatifs enregistrés par la science moderne, soutiennent encore que la vraie, la bonne zoologie repose uniquement sur ces principes ?

En réfléchissant au singulier mode de propagation présenté par les syllis et les myrianes, on est conduit à se poser une question qui, au premier abord, peut paraître assez étrange. Les individus primitifs ont-ils un sexe ? Évidemment non ; ils ne sont ni mâles ni femelles, car aucun d’eux ne joue en réalité le rôle de père ou celui de mère ; ils ne sont jamais ni fécondans ni fécondés. Agissant tous de la même manière, et comme des tiges qui pousseraient des bourgeons, ils donnent également naissance aux individus secondaires. Chez ces derniers seulement se prononcent les caractères des sexes, se développent les œufs et le liquide qui doit féconder ces germes d’une nouvelle génération ; mais les petits qui sortent de ces œufs ne reproduisent pas les traits de leurs parens immédiats : c’est aux individus primitifs qu’ils ressemblent. Ainsi, chez les animaux dont nous parlons, jamais les fils ne présentent les caractères du père et de la mère.

Voici des faits plus étranges encore. Depuis long-temps les zoologistes, toujours guidés par les caractères extérieurs, ont admis dans l’embranchement des animaux rayonnés deux classes distinctes dont l’une renferme les acalèphes, l’autre les polypes. Dans la première se trouve la grande famille des méduses, dont nous avons parlé plus haut. Parmi les polypes, la famille des hydraires renferme des animaux presque toujours fixés, groupés en colonies, réunis par une partie commune, tantôt semblable à la tige traçante de certaines plantes, tantôt ramifiée en arbrisseaux, tantôt enfin étendue comme une sorte ; de plaque et recouverte par des polypes serrés comme les brins d’une touffe de gazon. Eh bien ! il résulte des découvertes de MM. Sars, Löwen, Van-Bénéden, Siebold, que certains polypes hydraires ne sont qu’une des formes transitoires que doivent revêtir quelques méduses pour arriver à leur état définitif.

Qu’on ne croie pas qu’il s’agisse ici de métamorphoses comparables à celles des insectes. Chez ces derniers, de chaque germe ou rouf sort une larve qui, tour à tour ver, chenille, chrysalide ou papillon, conserve toujours son individualité propre. Chez nos rayonnés, les phénomènes sont bien autrement complexes. L’œuf d’une méduse donne d’abord naissance à une larve ovoïde, ciliée, très semblable à certains infusoires. Après avoir joui quelque temps de sa liberté, cette larve se fixe, se déforme, s’allonge, et devient une tige de polypier hydraire, sur laquelle poussent, comme autant de feuilles, un nombre indéterminé de polypes bien caractérisés. Puis, un beau jour, sur cette même tige, naissent de nouveaux bourgeons, qui, au lieu de présenter la forme des polypes, prennent peu à peu les caractères des méduses. D’abord adhérens, ces bourgeons se détachent enfin, et, devenus de véritables acalèphes, ils abandonnent leurs frères fixés et commencent leur vie vagabonde, tandis que le polypier qui leur donna naissance continue à végéter sur place et à pousser de nouveaux polypes. Ainsi, chez les rayonnés qui nous occupent, un seul et même germe, après s’être modifié une première fois, devient l’origine de deux sortes d’animaux entièrement dissemblables, et dont les uns, toujours enchaînés au rocher qui les vit naître, mettent pour ainsi dire en commun une portion de leur individualité, tandis que les autres, libres et isolés, jouissent d’une vie complètement indépendante. Qui de nous ne crierait au prodige, s’il voyait d’un œuf pondu dans sa basse-cour sortir un reptile, qui enfanterait ensuite de toutes pièces un nombre indéterminé de poissons et d’oiseaux ? Eh bien ! la génération des méduses est pour le moins aussi merveilleuse que le fait en apparence incroyable que nous venons de supposer.

Pour se passer chez des animaux inférieurs et trop peu observés jusqu’à ce jour, ces phénomènes ont-ils moins d’importance ? Non, certes. Et pour le zoologiste vraiment digne de ce nom, qui, sans s’arrêter aux modifications plus ou moins curieuses de la forme, cherche à pénétrer les secrets cachés sous cette enveloppe ; pour celui qui, voulant se faire une juste idée de la création, s’efforce de saisir tous les rapports établis entre les mille élémens de ce magnifique ensemble, ces faits ont autant de valeur que si on les voyait s’accomplir chez le mammifère le plus voisin de l’homme. Or, une de leurs premières conséquences, comme l’a dit M. Dujardin, c’est de nous montrer ce qu’ont d’inexact les notions généralement admises en zoologie sur la nature de l'espèce. Toutes les définitions données jusqu’à ce jour par les plus illustres maîtres de la science reposent principalement sur la ressemblance des individus, et nous, venons de voir que chez les syllis, chez les méduses, cette ressemblance n’existe ni entre les fils et les pareras, ni même entre les frères. L’idée toute biologique de succession des êtres devra donc être substituée dorénavant à l’idée toute morphologique d’identité dans leurs caractères.

À ces résultats, qui touchent aux questions fondamentales de la zoologie, viennent s’en ajouter d’autres plus généraux encore. Pendant bien des siècles, aux yeux du savant comme aux yeux de l’homme du monde, le règne animal et le règne végétal ont été séparés par des limites absolues. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi. A mesure qu’on a davantage cherché à préciser les différences prétendues qui devaient exister entre ces grandes divisions de la création animée, on les a vues s’effacer une à une. Sans doute, au sommet des deux règnes, le naturaliste ne saurait se méprendre sur la nature animale ou végétale de l’être qu’il examine ; mais, à mesure qu’il descend en s’éloignant de ce point de départ, des analogies apparaissent, des ressemblances se prononcent, et un moment arrive où l’examen le plus scrupuleux ne suffit plus pour donner une certitude complète. A l’extrémité des deux séries existent des familles entières que les botanistes et les zoologistes se disputent depuis des siècles, et dont leurs efforts combinés n’ont pu déterminer encore la nature ambiguë. Mais c’est principalement dans les divers modes de reproduction, et pendant les premiers temps de l’existence, que se montrent les rapports les plus multipliés, les plus intimes. On dirait que, dans l’accomplissement de l’acte où se manifeste le plus immédiatement sa puissance, la vie ne veut employer partout que des moyens identiques, et qu’au moment d’animer la matière brute elle hésite et ne sait trop encore si elle fera du nouvel être un animal ou un végétal.

Rappelons quelques exemples pour mieux faire saisir ces rapports. On sait que chez les animaux, dans le plus grand nombre des cas, le concours de deux agens est nécessaire pour assurer la perpétuité des espèces. Il en est de même chez les végétaux. Ici les fleurs, réalisant d’ordinaire une des plus gracieuses fictions de la mythologie païenne, sont à la fois mâles et femelles. Autour du pistil qui recèle l’ovule se groupent les étamines dont le pollen doit féconder ce germe et en déterminer le développement sous forme de graine ou de fruit. Dans les plantes qui réunissent ainsi les deux sexes, chaque corolle est un lit nuptial où s’accomplissent les plus secrets mystères de l’amour. Souvent aussi les sexes sont séparés. Portées tantôt sur le même arbre, tantôt sur des arbres différens, les fleurs mâles et les fleurs femelles sont obligées de compter sur un intermédiaire, et, pour que l’épouse devienne mère, il faut que le souffle des vents lui apporte les émanations vivifiantes de l’époux. Tous ces degrés divers se retrouvent dans le règne animal. Là aussi, pour beaucoup d’espèces, la fable du fils de Vénus et d’Hermès devient une réalité, et se complique même des circonstances les plus inattendues. Là aussi, bien souvent, les mouvemens de la vague ou le courant des fleuves doivent remplacer l’haleine des zéphyrs et suppléer à un rapprochement impossible entre des individus fixés comme des plantes sur le sol qui les vit naître.

On pourrait toutefois signaler entre les animaux et les plantes, sous le rapport dont nous parlons, une différence assez remarquable. Chez les premiers, les sexes se reconnaissent en général pendant toute la vie à des caractères extérieurs ou intérieurs. Il n’en est pas de même pour les végétaux. Le dattier mâle et le dattier femelle germent et grandissent l’un à côté de l’autre, en tout semblables entre eux jusqu’au moment où l’apparition des fleurs révèle leurs destinations diverses. Les syllis nous présentent un fait tout pareil. En temps ordinaire, on ne trouve chez elles que des individus que rien ne distingue l’un de l’autre. Vienne l’instant de la reproduction, et, comme le palmier pousse sa fleur, de même l’annélide produira des parties nouvelles qui s’ajouteront à ses anciens organes et revêtiront seules les caractères essentiels des deux sexes. Ainsi l’arbre et l’animal sont également neutres jusqu’à une certaine époque. Plus tard, chez le premier, le sexe se montre dans la fleur ; chez le second, dans l’individu secondaire : celui-ci peut donc être considéré comme une véritable fleur animale venue sur l’individu primitif.

Poursuivons ce curieux parallèle, et voyons à quel mode de reproduction, observé dans le règne végétal, pourra se comparer celui que nous avons vu exister chez quelques méduses.

Tous nos lecteurs connaissent l’agaric de couche, ce champignon que l’industrie est parvenue à multiplier en si grande abondance pour satisfaire aux besoins de la cuisine parisienne. Ce qui sert à nos repas n’est pas le végétal tout entier ; ce n’est en quelque sorte que la fleur d’une production assez singulière que l’on désigne en botanique sous le nom de mycelium. Cette production se compose d’un grand nombre de filamens très fins, formant une espèce de feutrage sur lequel se développe à certaines époques la partie charnue vulgairement connue sous le nom de champignon. Or, un mycelium d’agaric isolé ressemble beaucoup à d’autres productions végétales, à ces moisissures qui naissent sur le bois pourri, dans des lieux humides et obscurs. Néanmoins les botanistes, voyant celles-ci se propager sans changer de forme, les ont depuis long-temps partagées en groupes particuliers dont un porte le nom de mucédinées. Eh bien ! M. Dutrochet, un des savans qui ont su le mieux arriver à de grands résultats par l’observation des petits phénomènes, reconnut, il y a peu d’années, que sous l’influence de certaines circonstances une mucédinée bien caractérisée pouvait donner naissance à un agaric, fait aussi singulier au premier abord que si l’on voyait un chêne pousser sur une ronce.

Ici la ressemblance avec ce que nous avons vu se passer chez les méduses est vraiment merveilleuse. Des lames disposées sous le chapeau de l’agaric tombe une spore ou corps reproducteur, de même que chez les méduses l’ovaire placé sous l’ombrelle laisse s’échapper un œuf qui se change en larve ciliée. Cette larve se fixe et produit un polypier, comme la spore, en se développant, donne naissance à un mycelium. Soumis à certaines conditions, celui-ci conservera cette forme première et poussera seulement des rameaux plus ou moins nombreux, de même que le polypier enfantera des polypes. Tous deux pourront d’ailleurs se reproduire sous cette forme par bourgeons adhérens ou libres. Trompés par ces apparences, les naturalistes perdront la trace de leur origine et les isoleront des champignons et des acalèphes ; mais que les conditions changent, et le mycelium, renonçant à son rôle de mucédinée, produira un agaric, le polypier engendrera une méduse. Or, si le champignon n’est en réalité que l’organe floral du mycelium, nous serons pleinement autorisé à adopter l’opinion émise par M. Dujardin, à voir dans la méduse la fleur animale du polypier.

Rien ne serait plus facile que de multiplier ces exemples et de prouver de plus en plus que, dans les divers procédés mis en œuvre dans les deux règnes pour assurer la durée des espèces, la nature se copie en quelque sorte elle-même. Avec tous les zoologistes qui ont étudié les polypes, nous citerions ces animaux qui se reproduisent, à la manière des plantes, par bourgeons, par bulbilles, par boutures. Avec MM. Adolphe Brongniart, Decaisne, Thuret et quelques autres botanistes, nous montrerions en revanche les granulations de certains pollens empruntant un des caractères les plus essentiels de l’animalité et se mouvant à la manière des infusoires ; nous mettrions sous les yeux de nos lecteurs ces spores des algues d’eau douce, véritables larves végétales, qui, avant de se fixer, parcourent librement en tout sens, à l’aide de cils vibratiles, le vase où on les observe, et qui semblent réaliser la métamorphose d’un animal en végétal. Nous verrions ainsi disparaître un à un tous ces caractères différentiels si tranchés, que le savoir imparfait de nos pères assignait aux deux règnes ; tous, disons-nous, jusqu’aux caractères empruntés à la chimie, comme l’ont prouvé les curieuses analyses de jeunes tissus exécutées par M. Payen, et les phénomènes si remarquables qui accompagnent la fécondation des arum[2]. À cette uniformité d’action, il est impossible de ne pas reconnaître l’influence d’une cause unique et constante. Dès-lors, la vie, ce je ne sais quoi qui anime l’algue et le chêne, l’infusoire et l’éléphant, se montre à nous comme une force universelle dont la nature intime nous échappe, il est vrai, tout aussi bien que celle des autres agens, mais qui, reconnaissable comme eux à ses effets, reste toujours et partout la même dans son essence, malgré l’infinie variété de ses manifestations.


A. DE QUATREFAGES.

  1. Voyez la livraison du 15 décembre 1845.
  2. Voyez l’article sur les Tendances modernes de la Chimie, livraison du 1er août 1842 de la Revue des Deux Mondes.