Souvenirs d’un Naturaliste/02
En quittant, il y a deux ans, l’archipel de Chausey et le port de Saint-Malo[1], je m’étais bien promis de revenir tôt ou tard sur les côtes de Bretagne. Quatre mois de recherches et d’études avaient pu me faire connaître, il est vrai, la richesse zoologique de ces plages sablonneuses, de ces criques protégées par leurs promontoires de granite ; mais constater l’existence d’êtres nouveaux, décrire leurs formes plus ou moins bizarres, surprendre même chez eux les habitudes les plus inattendues, ne suffit pas à la zoologie moderne. Plus exigeante que par le passé, cette science demande que le naturaliste porte la pince et le scalpel dans les profondeurs de l’organisme ; elle veut qu’armé du microscope, il aille saisir jusque dans l’intimité des tissus les premières manifestations de cette force inconnue et pourtant réelle que nous appelons la vie, et l’étude approfondie du moindre animal entraîne de longues journées de travail. Aussi dans ma première excursion avais-je laissé beaucoup à faire. Mes cahiers m’offraient bien des notes incomplètes, mes cartons bien des croquis inachevés, espèces de points de rappel recueillis à la hâte, et dont plusieurs m’annonçaient quelque mystère à éclaircir, quelque vérité à reconnaître. Je résolus de combler ces lacunes : restait à déterminer le lieu de ma future station. Grace au magnifique atlas de l’hydrographie française, je pus explorer sur le papier toute cette ceinture de récifs qui semble jetée autour de la vieille Armorique comme pour la défendre à la fois de la fureur des flots et de l’attaque des vaisseaux ennemis. Au milieu de ces mille petits îlots si minutieusement représentés par les habiles ingénieurs dont M. Beautemps-Beaupré a dirigé les travaux pendant cinquante ans, le petit archipel de Bréhat, au nord-ouest de Saint-Brieuc, attira mon attention par les rapports qu’il offrait avec celui de Chausey. Cette ressemblance me parut de bon augure, et sans plus hésiter je partis pour le département des Côtes du Nord.
De Paris à Saint-Brieuc, mon voyage n’eut rien que de très ordinaire. Arrivé dans cette ville, il fallut quitter la diligence et me mettre en quête d’un véhicule qui put me transporter avec armes et bagages jusqu’à Paimpol, petit port de mer d’où je comptais gagner l’île de Bréhat. Ce ne fut pas sans quelque peine que je découvris une sorte de patache passablement délabrée que semblait pouvoir à peine traîner à vide un maigre cheval blanc de la plus petite taille. Craignant de rester à mi-chemin, j’hésitais à me confier à cet équipage. Cependant le propriétaire me jurait ses grands dieux que je serais mené train de poste : faute de mieux, je dus me résigner à le croire, et fus bien agréablement surpris en reconnaissant qu’il avait dit vrai. Mon petit cheval était de véritable race bretonne et en conséquence descendait en droite ligne de ces anciens chevaux gaulois que dès avant les conquêtes de César les Romains connaissaient et estimaient autant que les célèbres coursiers de l’île de Crète. Au premier coup de fouet, il partit au grand trot ; au second, il prit le galop. Mon cocher, alerte et bavard comme un majoral espagnol, entretint cette ardeur par une multitude d’encouragemens moitié français, moitié bas-bretons, assaisonnés de nombreux coups de fouet. Aussi ne quittâmes-nous notre allure rapide que pour monter ou descendre les côtes raides qu’on trouve à chaque pas, et nous franchîmes les douze lieues qui séparent Saint-Brieuc de Paimpol presqu’aussi promptement qu’eussent pu le faire les messageries royales.
Au sortir de Saint-Brieuc, la route s’enfonce dans une gorge étroite et profonde. La nature schisteuse des montagnes qui l’enserrent se révèle tout d’abord par leurs profils irréguliers, bien différens des lignes sévères du granite ou des formes arrondies que revêtent presque toujours les grès et les calcaires. Pourtant, tout abrupte et sauvage qu’était le terrain, il n’en avait pas moins pour moi le plus grand de tous les charmes : le charme des souvenirs. Je croyais revoir une de ces vallées des Cévennes où s’écoula mon enfance. C’étaient ces mêmes montagnes aux arêtes vives, aux angles aigus, aux lignes brusquement brisées ; ces mêmes arbres à la végétation pénible, mais robuste, disputant la surface du sol aux roches qui pointent de toutes parts en pyramides aiguës chargées de touffes de bruyères ou de ronces aux longs festons épineux. C’étaient, partout où une source venait à sourdre de terre, ces prés en pente jetés sur le flanc de la montagne comme des pièces de tapis vert, et où les bestiaux peuvent à peine paître, tant ils sont escarpés et glissans. Sur le bord du chemin, dans le creux des rochers, au pied des arbres, je retrouvais les plantes, les fleurs que j’avais tant de fois cueillies en jouant. Pour compléter la ressemblance, un ruisseau au cours tortueux courait au fond de la vallée. Ses eaux de cristal rebondissaient sur les cailloux, bouillonnaient autour des grosses pierres, et de loin en loin s’élançaient en cascade du haut d’une chaussée, après avoir donné le mouvement, on pourrait presque dire la vie, à quelque usine dont j’entendais bruire les rouages ou retentir les marteaux. Ah ! que l’habitant des pays plats vante la fertilité de ses plaines, la majesté de ses fleuves, la richesse de ses cités ; jamais il ne connaîtra le sentiment d’amour qui fait battre le cœur de l’enfant des montagnes à la vue du moindre site qui lui rappelle sa première patrie.
La route s’éleva d’abord peu à peu sur les rampes de cette vallée ; puis une montée rapide nous conduisit sur un plateau accidenté que nous ne quittâmes plus. L’aspect du pays changea subitement. Je venais de traverser une de ces fissures produites dans l’écorce du globe par la poussée intérieure des granites, et qui conservent encore des traces de cette origine violente. Maintenant j’arrivais à des terrains déposés par l’action des eaux, et tout autour de moi accusait ce mode de formation. La surface du sol était ondulée et arrondie : dans les tranchées de la route, sous une couche de terre végétale, j’apercevais, disposés en assises parallèles, des lits de cailloux dont la nature indiquait qu’ils avaient jadis fait partie des roches voisines. À la solitude d’une gorge sauvage succédait un paysage de physionomie plus douce, plus animée, et non moins pittoresque. Le chemin serpentait au milieu des collines couvertes de riches moissons, ou traversait de vastes jachères que divisaient des haies d’aubépine, de longues lignes de chênes, dont les troncs robustes s’élevaient sur d’étroites bandes de gazon semées de mille fleurs champêtres. Au bruit de notre voiture, le pinson effrayé gagnait une branche élevée, et là, rassuré par la distance, semblait nous saluer de son chant joyeux, tandis que la grosse alouette huppée nous laissait approcher d’aussi près qu’un moineau de Paris, puis s’élançait d’un coup d’aile sur quelque motte de terre, d’où elle nous suivait du regard en hérissant son petit panache de plumes grises. Le ciel lui-même prêtait à la variété du paysage. Les teintes changeaient à chaque instant, tantôt animées par un soleil brillant, tantôt assombries, lorsque cet astre se cachait derrière quelque gros nuage chassé par le vent d’ouest. Ce vent, d’abord très supportable, devint de plus en plus piquant ; il pénétra sous ma veste de toile, et à la sensation particulière qu’il m’apportait, je devinai l’approche de l’Océan. En effet, au détour d’une colline, à l’extrémité d’une courte vallée couverte de prairies et semée de bouquets d’arbres, j’aperçus sa belle nappe d’eau, semblable à un immense tapis verdâtre que les vagues blanchissaient çà et là en se brisant sur quelque roche submergée.
Une demi-heure après, j’étais à Paimpol, et le lendemain je voguais vers Bréhat sur un petit caboteur qui fait le service de l’île. À mon arrivée, je songeai à m’assurer d’abord la nourriture et le logement. Je trouvai bientôt l’un et l’autre ; seulement la chambre n’était pas meublée, et il me fallut louer un lit à l’un, une table à l’autre, des tréteaux et des planches à un troisième. Enfin mon installation fut complète, et je pus déballer livres, instrumens et bocaux. Ces préliminaires avaient employé la journée, et je dus remettre au lendemain mon premier voyage de découvertes. Dès l’aube, j’étais sur pieds et je cherchais quelque point culminant d’où je pusse embrasser de l’œil l’ensemble de mon île. Ce fut en vain. Bréhat est un véritable petit continent ; elle a ses plaines, ses plateaux élevés, ses chaînes de montagnes qui se masquent les unes les autres, le tout en miniature bien entendu et sur une échelle proportionnée à l’étendue de l’île, qui est d’environ trois quarts de lieue du nord au midi. Il fallut donc me résoudre à l’examiner en détail, et, après un coup d’œil jeté sur ma carte, je commençai mes excursions.
Prise dans son ensemble, l’île de Bréhat présente à peu près la forme d’un huit de chiffre profondément découpé par mille petites baies, hérissé de mille petits caps. Elle était autrefois partagée en deux îles distinctes que séparait pendant le flux un bras de mer d’une vingtaine de mètres de large. À l’époque où Vauban parcourut nos côtes pour organiser leurs moyens de défense, il fit jeter entre les deux îlots une large chaussée qui assure à toute heure les communications. Le golfe qui sépare ainsi les deux portions du sud et du nord est une anse boueuse assez bien abritée contre les vents du nord, appelée la Cordère. Toutefois, les marins préfèrent avec raison le Port-Clos, autre petite baie creusée dans la berge la plus méridionale en face des côtes de Bretagne. Ici, la terre qui s’était élevée peu à peu en pente douce en avançant vers la mer, semble s’entr’ouvrir tout à coup et s’allonger en formant deux promontoires escarpés qui se replient comme pour mieux protéger un vaste bassin circulaire. Aussi, lorsque par les plus fortes marées de l’équinoxe et sous l’impulsion puissante des vents, l’Océan tout entier semble se ruer sur l’île et l’entoure d’une blanche ceinture d’écume, dans le Port-Clos la surface de l’eau est à peine ridée par le contre-coup des vagues, que ses digues naturelles rejettent à droite et à gauche.
À l’exception des deux points que je viens de nommer, et d’un ou deux autres où peuvent atterrir de très petits navires, tout le pourtour de l’île ne présente qu’une côte abrupte et rocheuse, où les simples chaloupes ont quelque peine à aborder. Le granite se montre ici sous toute sorte de formes et de variétés, associé à quelques espèces de roches voisines. La pegmatite, dont la décomposition fournit le kaolin, se présente tantôt en minces filons croisés en tout sens, tantôt en masses d’un beau rouge et cristallisée à gros grains. D’autres filons de siénite d’une épaisseur assez considérable sillonnent la masse générale dans une direction assez constante du nord-est au sud-ouest. Çà et là, on rencontre le quartz sous la forme de rognons d’un blanc mat ou de veines aussi transparentes que le plus pur cristal. Quelques grains de fer à l’état d’oxide se mêlent à ces formations rocheuses. Au reste, rien ici ne rappelle la structure homogène et compacte qui a valu au granite de Chausey sa réputation méritée. La roche de Bréhat, fendillée en tout sens, variant de qualité d’un pouce à l’autre, ne saurait être l’objet d’une exploitation sérieuse.
Cette différence dans la structure des roches de Bréhat et de Chausey nous explique celle qu’on observe dans l’aspect général des côtes de ces deux îles. À Chausey, les puissantes assises du granite, lentement désagréges par les courans et les vagues, laissent debout des blocs énormes qui, dans leur désordre, ont quelque chose de sombre et d’imposant. À Bréhat, rien de semblable : les roches isolées méritent tout au plus le nom de grosses pierres. À Chausey, les points où la mer déferle avec violence font naître dans l’esprit de l’observateur l’idée d’un grand cataclysme ; on dirait les fragmens d’un monde brisé. À Bréhat, ce sont aussi des ruines, mais des ruines qui n’ont rien de surhumain. J’ai vu en Alsace ou en Allemagne telle tour féodale dont les débris le disputaient en grandeur aux rochers de ces falaises, aux galets de ces grèves à la fois tristes et mesquines.
Plusieurs îlots, un nombre infini de rochers groupés autour de Bréhat, forment un petit archipel qui se prolonge vers le sud-ouest jusqu’à l’embouchure de la rivière de Pontrieux, et que l’île principale partage dans toute sa largeur en deux moitiés inégales. À l’est se trouvent Logodec, Lavrec, Raguenez-Meur, séparés de Bréhat par un bras de mer tortueux qu’on nomme la Chambre ; à l’ouest, Béniguet, Raguenez-Bras, Grouezen, sont placées en ligne droite le long d’un second chenal, le Kerpont, célèbre dans le pays par la violence de ses courans. Aucune de ces îles n’égale à beaucoup près Bréhat en étendue et en importance. Béniguet seule porte quelques maisons de ferme, et compte une trentaine d’habitans. Les autres sont désertes. Toutefois, elles n’en sont pas moins exploitées, et le moindre rocher qui porte à son sommet quelques pieds carrés de gazon est une propriété où paissent tantôt des bêtes à corne ou à laine, tantôt seulement quelques chèvres, qui peuvent y satisfaire pleinement leur instinct d’animaux grimpeurs.
Il paraît qu’à une époque reculée, les habitans étaient répartis sur tout l’archipel d’une manière plus égale. Sur plusieurs de ces roches isolées, on aperçoit les restes d’anciennes masures, demeures de pêcheurs ou de contrebandiers. L’île Verte, placée sur la lisière orientale de l’archipel, possédait même autrefois un monastère qui relevait de la riche abbaye de Beauport. Sans pouvoir préciser l’époque où fut fondé cet asile religieux, il est aisé de reconnaître au seul aspect de ses ruines qu’élevé dans des temps de troubles, c’était presque autant une citadelle qu’un couvent. Les constructions occupent toute la surface de l’île, et surplombent de toutes parts au-dessus d’un précipice profond. Même à basse mer, le rocher qui les porte est presque entièrement entouré par les vagues et baigné par des courans impétueux. Le seul point abordable est protégé par deux grosses roches isolées qui font l’office de brise-lames. C’est là qu’était le débarcadère dont on voit encore les deux digues parallèles formées d’énormes blocs de pierre brute. Une rampe très raide conduisait du rivage à une porte étroite et voûtée à plein cintre percée dans un mur de trois mètres d’épaisseur. À droite et à gauche, cette unique entrée était commandée par deux tours dont les fondations se devinent sous les décombres et les herbes sauvages. Une allée en ligne droite, faisant suite à la porte, partageait en deux moitiés à peu près égales les bâtimens dont l’étendue était considérable. Rien pourtant n’est resté debout de cet antique édifice. Le passage dont je viens de parler est encombré de ronces et de fenouils ; des champs de blé et de pois aux fleurs papillonnacées ont pris la place des vastes salles dont quelques murs nous révèlent encore la distribution. À l’extrémité qui regarde la pleine mer, sur un rocher à pic de toutes parts, s’élèvent pourtant encore les murailles d’un étroit donjon. Était-ce un dernier refuge ? était-ce une tour de vigie, et le fanal qui brillait à son sommet annonçait-il aux marins battus par l’orage des frères bienfaisans prêts à les secourir, ou des pirates avides d’une sanglante épave, comme les moines de Chausey ? Je l’ignore. J’ai vainement interrogé les plus vieux pêcheurs sur les solitaires de l’île Verte. Cénobites pieux ou brigands hypocrites, la tradition se tait sur leur compte, et ne se rappelle même plus l’époque et la cause de la destruction du monastère.
Cachée pour ainsi dire derrière sa ceinture de granite, et ne montrant au dehors que le sommet de ses collines, toujours terminées par un dôme de rochers, Bréhat, vue à distance, présente l’aspect d’une terre inhospitalière incapable de nourrir le moindre habitant. Quelques pas faits dans l’intérieur de l’île ont bientôt détruit cette erreur. Sur cette base de pierre s’étend une couche de terre végétale dont l’industrie a su admirablement mettre à profit l’excellente qualité. J’ai vu bien peu de pays en France où le terrain fût aussi complètement et aussi utilement occupé. Sans doute sur bien des points le squelette de l’île se fait jour sous la forme de lourdes masses ou d’aiguilles aiguës, mais jusqu’à leur base s’étendent des prairies, des champs de blé ou de légumes, dont la riche végétation annonce un sol des plus fertiles. Pour communiquer d’un point à un autre, on a réservé des chemins qui se croisent en tout sens, et dont les dimensions sont strictement calculées sur les besoins d’une localité où l’on ne voit pas une seule charrette, pas même un cheval. Deux hommes peuvent à peine marcher de front dans la plupart de ces sentiers. Le plus large de tous, celui qu’on pourrait appeler la route de première classe, et qui s’étend d’une extrémité à l’autre de l’île, permet à peine à deux vaches de se croiser en passant. Tous sont d’ailleurs nettement dessinés au milieu des champs qu’ils traversent, entretenus comme les allées d’un jardin, et cette circonstance contribue beaucoup à donner à l’aspect général du pays un air d’aisance et de propreté bien différent de la misère, de la saleté généralement regardées comme les inséparables compagnes du paysan bas-breton.
Au milieu de cette riche et riante campagne sont dispersés çà et là de petits groupes d’habitations décorés du nom de villages, et ayant tous des noms où les consonnances en ke et en ec se réunissent d’une manière généralement fort peu harmonieuse pour des oreilles française. Le plus considérable s’appelle le Bourg. C’est là que se trouvent la mairie et l’église, ces deux édifices où, dans le plus humble hameau comme dans la plus fière cité, se passent les plus graves évènemens de la vie humaine. C’est là que sont deux écoles tenues par des sœurs et des frères des écoles chrétiennes. Trois ou quatre cabarets très régulièrement fréquentés le dimanche, un cabinet de lecture où l’on reçoit deux journaux, achèvent d’assurer la suprématie du Bourg et en font réellement la capitale de l’île. Au reste, ici comme dans les autres villages, le pays conserve sa physionomie caractéristique. Les rues, étroites et fort mal alignées, il est vrai, sont constamment très propres. Les maisons, presque toutes précédées d’une petite cour, entourées d’un jardin planté de fleurs et d’arbres fruitiers, rappellent sous bien des rapports les habitations rurales de l’Alsace, cette province la plus réellement riche de la France entière.
La description qui précède s’applique surtout à la moitié méridionale de l’île. Dès qu’on a dépassé la chaussée de Vauban et les premières maisons qui la suivent, le paysage change brusquement ; tout devient plus sévère, plus âpre. Les rochers sont plus nombreux, plus élevés, et, à mesure qu’ils occupent un plus grand espace, la terre perd à la fois en quantité et en qualité. La végétation est moins active, les moissons moins belles ; l’avoine remplace le froment, et finit par abandonner le sol aux ajoncs et aux fougères. Les habitations semblent obéir à la même influence ; elles deviennent de plus en plus étroites et basses : les cours, les jardins disparaissent, et à Kerwavera, dernier village qu’on rencontre en allant vers le nord, ce ne sont plus que de simples huttes en pierre sèche à peine cimentées avec la boue du rivage, et couvertes de gazon. Les habitans eux-mêmes ont dans toute leur personne quelque chose de rude, presque de farouche, qui contraste avec la politesse des gens du sud. Dans le midi, tout le monde parle, ou au moins comprend le français ; au nord, j’ai rarement réussi à me faire entendre lorsque je demandais le moindre renseignement. Bien plus, j’ai su plus tard qu’il y avait encore dans le nord des coutumes toutes locales, qu’on y employait des mots bretons inusités dans le reste de l’île, et qu’enfin on distinguait à l’accent seulement les habitans du nord et ceux du midi de Bréhat.
À quelque distance de Kerwareva se trouve la pointe du Paon, qui forme l’extrémité nord de l’île, et le seul endroit de la côte où se montrent quelques-unes de ces beautés sauvages si communes à Chausey, si rares à Bréhat. En revanche, elles n’en frappent peut-être que davantage et revêtent un caractère vraiment grandiose. Au-delà des dernières maisons du village, l’empire de l’homme semble cesser pour céder la place aux deux élémens, l’air et l’eau, qui se disputent cette terre désolée. On traverse d’abord une lande déserte où des fougères rabougries partagent une mince couche de terre végétale avec les plantes d’un marécage rendu constamment saumâtre par l’écume des vagues. Bientôt les fougères elles-mêmes disparaissent. Quelque humbles qu’elles se fassent, elles sont encore trop hautes pour supporter sans être balayées les ouragans qui frappent de plein fouet ce sol incliné. Un gazon fin et ras comme du velours les remplace sans pouvoir cependant arriver jusqu’à l’extrême pointe. Ici, la mer règne seule en souveraine, ou plutôt elle lutte sans cesse contre le géant qui la brave et protège seul cette partie de l’île contre ses empiètemens.
Le Paon se compose de deux énormes bancs de granite qui surgissent du fond de la mer et s’élèvent bien au-dessus des terres voisines en s’inclinant l’un vers l’autre comme pour se prêter un mutuel appui contre leur ennemi commun. Entre eux deux la mer s’est ouvert un passage étroit et à pic qui rappelle la brèche de Roland. Le voyageur avance d’abord entre ces deux murailles, de plain-pied avec la grève, sans trouver d’autres obstacles que quelques grosses pierres polies par le frottement des eaux ; puis, au bout de quelques pas, un clapotement souterrain l’avertit de ne pas aller plus avant. Devant lui s’ouvre un abîme sans fond, large à peine de deux pieds à son origine, mais qui s’élargit vers la haute mer et s’évase en un gigantesque entonnoir. Un bloc de granite de plusieurs centaines de milliers de kilogrammes, détaché par quelque tempête, est tombé du haut de la berge et repose comme un pont massif sur les deux rives du gouffre. Lorsqu’une lame arrive du large, les flots, resserrés de plus en plus entre ces murs de roc, accélèrent leur course, se renflent en passant sous le pont, et dans cet effort, dont rien ne saurait calculer la puissance, ils soulèvent l’énorme masse. Mais la lame se brise en lançant jusqu’au ciel une blanche colonne de fumée et d’écume ; le pont retombe sur ses inébranlables culées pour se soulever et retomber de nouveau. Cette lutte dure depuis des siècles peut-être ; elle doit se terminer par la rupture du bloc, à moins que les murailles qui surplombent, ébranlées elles aussi par la mer, ne viennent à crouler et à couvrir de leurs vastes ruines et la pierre et le trou du Paon.
Le site remarquable dont j’ai cherché à donner une idée jouit à Bréhat et sur les côtes voisines d’une immense réputation. On lui attribue le don de pouvoir dévoiler l’avenir. La jeune fille qui veut savoir combien elle doit encore attendre avant d’échanger sa bague de simple fiancée contre l’anneau de mariage, se rend seule à la pointe du Paon un jour de grande marée à l’heure de la basse mer. Elle ramasse un caillou sur un point particulier de la grève et le lance dans le gouffre, en se tenant à l’entrée du passage. Si le caillou tombe au fond de l’abîme sans rebondir contre le roc, elle s’en retourne bien joyeuse, car à coup sûr elle se mariera dans l’année. Au contraire, chaque battement de la pierre contre le granite annonce une année de retard, et d’ordinaire la pauvrette revient le cœur gros après avoir consulté l’oracle. En effet le trou du Paon, creusé par affouillement entre les deux bancs de rocher, n’est rien moins que perpendiculaire. Pour lancer une pierre de façon à atteindre le fond sans toucher aux parois, il faut une certaine adresse qu’on rencontre rarement chez les femmes, et que d’ailleurs, dans le cas dont nous parlons, il est expressément défendu d’employer.
L’île de Bréhat forme à elle seule une commune et compte environ quinze cents habitans. Cette population isolée dans son petit coin de terre réunit à l’esprit mesquin et cancanier des petites villes le caractère égoïste et exclusif des insulaires. Le Bréhatain ne se croit pas Français : il se regarde à peine comme Breton, et, pour le plus riche propriétaire comme pour le plus misérable journalier, tout étranger est une sorte de paria dont on évite la société. Les gens du peuple étendent cette espèce d’interdit jusqu’à leurs compatriotes de la côte voisine, malgré la communauté de mœurs et surtout de langage. Pendant mon séjour, une jeune fille du continent, engagée comme domestique, refusa de continuer son service dans Bréhat, parce que, disait-elle, pas une femme, pas une fille ne voulait lui adresser la parole quand elle les rencontrait à la fontaine ou au sortir de l’église. Peut-être un esprit de localité aussi prononcé s’expliquerait-il en remontant à l’origine même de la population qui le présente. Les Bréhatains forment une variété très distincte dans la race bretonne. Chez eux, on rencontre rarement ces têtes rondes, ces visages pleins, ces yeux bleus, ces cheveux blonds ou rougeâtres, qui semblent être les traits caractéristiques du type breton. En revanche, on y voit beaucoup de figures à l’ovale allongé et purement dessiné, qu’accompagnent de grands yeux noirs et expressifs, de belles chevelures noires ou châtaines. Ces traits semblent trahir une souche méridionale. Il ne serait pas surprenant que les Basques, ces hardis navigateurs du moyen-âge, eussent laissé des traces de leur passage sur les côtes de Bretagne, où les appelait tous les ans la pêche de la morue, du maquereau et de la baleine, et que la race bréhataine fût le résultat de la fusion des sangs vascon et armoricain.
Du reste, les observations précédentes n’ont guère porté que sur les femmes. À Bréhat, tout homme naît marin, et, dès qu’il peut s’embarquer comme mousse, il part. Plus tard, il revient dans son île natale pour épouser une compatriote, sans que le mariage l’attache davantage à la terre. Il ne se fixe que lorsque le poids des années le force à renoncer aux fatigues de la vie de matelot. Aussi la population indigène de l’île se compose-t-elle presque uniquement de femmes, d’enfans, de vieillards, et ces derniers sont tous des marins retraités. En 1832, on comptait à Bréhat un contre-amiral, six capitaines et plusieurs lieutenans de vaisseau. À cette époque, le choléra vint frapper presque toute cette génération de vieux soldats qu’avaient épargnés les longues guerres de la république et de l’empire. Aujourd’hui, il ne reste plus que quelques lieutenans et un seul capitaine de vaisseau, petit-fils du brave Cornic, de cet officier bleu également célèbre par son courage et par les persécutions que son mérite lui attira de la part des gentilshommes de l’escadre rouge.
L’émigration de la population mâle laisse à la charge des femmes, indépendamment des soins du ménage, tous les travaux de la campagne. Aussi à l’exploitation des terres joignent-elles le soin de se procurer les combustibles nécessaires pour braver les intempéries des saisons et préparer les alimens. Or, sur une terre ainsi occupée, on n’a ni l’espace ni le temps pour laisser croître des arbres dont le revenu se ferait attendre des années entières. À Bréhat, on ne voit que des arbres à fruits. Le bois de chauffage vient en entier du continent, et comme son prix est fort élevé, il est réservé pour le salon des gens riches. À la cuisine et dans la maison du paysan, on brûle les ajoncs, les fougères recueillis sur les points les moins fertiles de l’île. On y ajoute les fucus arrachés au rivage, des bandes de gazon enlevées et séchées avec leurs racines. Malheureusement, l’un et l’autre ont l’inconvénient de donner beaucoup de fumée et une odeur très désagréable : aussi leur préfère-t-on généralement le bois d’herbes. Ces derniers mots exigent quelques explications. J’avais été surpris, dès les premiers jours de mon arrivée, de voir partout un grand nombre de vaches et de ne rencontrer nulle part les traces peu agréables que ces animaux laissent d’ordinaire sur leur passage. Je reconnus bientôt que les résidus de la digestion de ces ruminans étaient soigneusement recueillis par les Bréhataines, qui les pétrissent avec de la paille hachée et se servent de ce mélange pour suppléer au bois qui leur manque. Pour le sécher, on en fait de grosses pelottes qu’on applique contre un mur ou un rocher de manière à ce qu’elles s’aplatissent et y restent adhérentes jusqu’au moment ou le soleil les détache en leur enlevant leur humidité. Souvent j’ai vu des maisons, d’ailleurs très bien tenues, revêtues de haut en bas de cette singulière tapisserie dont la présence aurait cadré beaucoup mieux avec les idées religieuses des Hindous qu’avec celles que nous avons en France relativement à la propreté. Au reste, on m’a assuré que le bois d’herbes donnait un feu clair et vif, exempt de fumée et de toute mauvaise odeur.
À côté des vrais enfans de l’île se trouve une population étrangère, véritable colonie isolée au milieu des insulaires. Centre important pour la surveillance des côtes, Bréhat sert de principal point de relâche aux cotres de la douane, et possède un nombreux détachement d’employés sans cesse en lutte de ruses et d’activité avec les contrebandiers. Appelé à jouer un rôle sérieux dans le cas d’une guerre maritime, elle renferme plusieurs fonctionnaires dépendans de l’administration de la guerre. Comme une véritable citadelle, Bréhat a son commandant de place, qui n’est qu’un simple sous-officier ; sa garnison, composée de dix-sept hommes en comptant le sergent et le caporal qui la commandent ; son sous-intendant, qui n’est rien moins que le maire lui-même ; son garde du génie, bon bourgeois qui veille au recrépissage des batteries de côte. Il ne règne pas grand accord entre ces petites autorités militaires, qui toutes ont des prétentions à la suprématie, et leurs querelles s’envenimeraient davantage sans l’esprit calme et pacificateur du garde d’artillerie, le seul dont les fonctions aient une importance réelle à cause du matériel assez considérable qui lui est confié.
Le climat de Bréhat est d’une douceur remarquable. Il y neige très rarement, et ce n’est que dans les années exceptionnelles que la terre conserve pendant quelques jours sa blanche parure d’hiver. Aussi trouve-t-on dans cette île plusieurs plantes généralement regardées comme l’apanage des climats méridionaux. Les myrtes, entre autres, viennent ici en pleine terre, acquièrent un développement considérable, et, déployés en espalier sur les façades des principales maisons, les tapissent de leur verdure luisante, que relèvent les riches festons des rosiers à mille fleurs. Cependant Bréhat est à peu près sous le même degré de latitude que l’Alsace. Strasbourg est même de quelques lieues plus avancé vers le sud, et, tous les ans, la rivière qui traverse cette ville gèle assez solidement pour supporter de nombreux patineurs, ce qui suppose un froid de sept à huit degrés au-dessous de zéro soutenu pendant quelques jours. Cette différence de température présentée par deux localités placées à la même distance du pôle, s’explique par un de ces grands phénomènes de physique générale dont nous avons entretenu nos lecteurs dans un article précédent[2]. C’est le gulf-stream qui donne à la Bretagne en général, à Bréhat en particulier, ce climat si extraordinaire au premier coup d’œil. On se rappelle peut-être que ce grand courant d’eau échauffée par les feux de l’équateur et du tropique, après s’être échappé du golfe du Mexique, revient vers l’Europe, et qu’une de ses branches, poussée vers le nord par la presqu’île espagnole, vient se briser sur les côtes de la Bretagne. Là, elle pénètre dans la Manche, et entoure Bréhat de ses ondes encore tièdes. Mais si elle protége cette petite île contre les rigueurs de l’hiver, elle lui amène, en revanche, une humidité extrême, et la science médicale trouvera dans ce fait l’explication des affections rhumatismales, surtout des ophtalmies rebelles qui désolent une grande partie de la population.
Assez semblable à la grande île de Chausey par la nature du sol, par le climat, par les productions, Bréhat s’en distingue surtout par une étendue huit ou dix fois plus considérable. En tenant compte de cette circonstance dans l’examen des animaux qui la peuplent, nous trouvons qu’on peut faire à ces deux îlots l’application d’une de ces belles lois de zoologie générale que le génie seul a pu révéler à notre grand Buffon, et qui, long-temps niées par les naturalistes, se confirment chaque jour davantage à mesure que la science fait de nouveaux progrès. Buffon a posé en principe que le nombre et la taille des espèces animales vivantes sur un continent, sur une île, sont en rapport avec l’étendue de terre qui leur est départie, de telle sorte qu’elles deviennent à la fois plus petites et moins nombreuses à mesure que l’espace habitable diminue. Eh bien ! cette proposition est vraie pour le cas dont nous parlons. On rencontre à Bréhat toutes les espèces de mammifères, d’oiseaux et de reptiles propres à Chausey. Chacune de ces classes acquiert en outre quelques représentans : la première, l’hermine et le putois ; la seconde, plusieurs espèces de fauvettes et le merle noir ; la troisième, la couleuvre commune et la salamandre. Les oiseaux de rivage semblent pourtant faire une exception. Ici, leurs espèces sont plus rares et de moindre taille qu’à Chausey ; mais cette contradiction apparente s’explique par ce fait que les chenals de Bréhat sont bien moins poissonneux que ceux de cette dernière île, et que par conséquent rien n’attire les oiseaux pêcheurs, que leurs habitudes errantes distinguent d’ailleurs des vrais représentans de la faune indigène.
Les mammifères de Bréhat présentent un autre fait remarquable. Le genre rat y compte deux espèces, la souris et le rat noir. Or ce dernier devient de plus en plus rare, et tend chaque jour à disparaître du continent européen par suite d’une révolution non moins sanglante, mais moins généralement connue que celles qu’amena jadis dans nos empires l’invasion des barbares du Nord. Pendant des siècles, la souris, seul rat connu des anciens, a vécu à nos dépens, sans redouter d’autres ennemis, dans sa vie quasi-domestique, que l’homme qu’elle pillait et le chat, que celui-ci avait appelé à son aide contre un adversaire rendu redoutable par sa petitesse et sa timidité même. Vers le milieu du moyen-âge, le rat noir, venu on ne sait d’où, se répandit en Europe, et attaqua la souris, qui, trop faible pour résister, dut partager avec lui ses antiques domaines, heureuse encore d’échapper à une destruction complète, grace aux étroites galeries où son adversaire ne pouvait la poursuivre. Au commencement du siècle dernier, un nouveau rat, le surmulot, apporté de l’Inde par les navires de commerce, vint à son tour déclarer la guerre au rat noir. Plus fort, plus féroce et surtout plus fécond, il gagna rapidement du terrain. Le surmulot parut en Angleterre en 1730. Il ne se montra en France que vingt ans plus tard, et à l’époque où Buffon écrivait son immortel ouvrage, on ne trouvait ce rat que dans les environs de Paris ; il n’avait pas encore pénétré dans la ville, De nos jours, au contraire, on ne trouve plus que lui non-seulement dans la capitale, mais encore dans presque toute la France. Ami de l’eau et nageant très bien, il a suivi le cours des fleuves, et remontant leurs moindres affluens, il s’est répandu partout. Traqué par lui dans toutes ses retraites, le rat noir a été anéanti dans plusieurs de nos provinces, et s’est réfugié dans les moulins, dans les fermes isolées. À Chausey, je n’en ai pas vu un seul, tandis que le surmulot y abonde. Ce dernier ne tardera pas sans doute à traverser l’étroit bras de mer qui sépare le continent de Bréhat, et certainement dans quelques années le dernier rat noir de cette île sera tombé sous la dent de son vorace congénère.
Quelque intérêt qui s’attachât d’ailleurs à ces populations terrestres ou aériennes, ce n’étaient pourtant pas elles qui m’attiraient à Bréhat, et dès le lendemain de mon arrivée j’arpentais le rivage laissé à sec par la marée, ma boîte de ferblanc en bandoulière, mes poches garnies de tubes et de flacons, ma large spatule de fer à la main. Les premières heures de cette exploration furent vraiment cruelles. Encore plein du souvenir des richesses zoologiques que le Sacaviron de Chausey semble étaler avec tant de complaisance, je ne sus voir d’abord autour de moi qu’une pauvreté désolante. Les chenals de Bréhat, sans cesse sillonnés par des courans d’une extrême violence, présentent un aspect particulier. Partout où la mer se déploie en liberté, les rochers qu’elle mine et désagrège se brisent en fragmens trop petits, trop mobiles, pour abriter de nombreux habitans ; les sables sont trop bien lavés pour pouvoir les nourrir. Sur les points abrités, au contraire, elle dépose les détritus arrachés ailleurs sous la forme d’une vase demi-fluide que recouvrent d’immenses prairies de zostères, tapis perfide prêt à céder sous les pieds qui le foulent avec une confiance imprudente. Je n’apercevais nulle part ni ces sables vaseux si chers aux annélides, ni ces grottes pittoresques où pendent comme des stalactites vivantes les ascidies simples ou composées, les éponges, les alcyons. Mon cœur se serra, je l’avoue. Pourtant je ne perdis pas courage ; je persévérai dans mes recherches ; j’interrogeai tout ce qui m’entourait. Peu à peu l’espoir me revint et ne tarda pas à faire place à une certitude d’autant plus douce, que mes craintes avaient été plus vives. Je découvris quelques points où le sable et la vase, mélangés dans de justes proportions, me promettaient d’amples récoltes. Je reconnus que des populations entières trouvaient un abri dans ces fentes de rocher que je venais de maudire de si bon cœur. Certes, pour les poursuivre dans leurs retraites, il fallait faire un vrai métier de carrier. Je prévoyais de rudes fatigues, mais je comptais sur la récompense : la peine ne m’effrayait pas. Sans tarder, je me mis à l’ouvrage, et dès ce premier jour je rentrai au logis avec de riches et nombreux matériaux de travail.
Au point où en est arrivée la science moderne, les animaux inférieurs présentent un immense intérêt. Dans mon article sur l’archipel de Chausey, j’ai cherché à montrer comment l’anatomiste, qui décrit les instrumens matériels de la vie, comment le physiologiste, qui cherche à pénétrer l’intimité de leur structure, à se rendre compte de leur mode d’action, trouveront chez ces êtres simplifiés des données qu’ils chercheraient vainement ailleurs pour résoudre les problèmes que leur a posés la nature. La connaissance approfondie de ces espèces trop long-temps négligées n’est pas moins nécessaire au zoologiste qui, vraiment digne de ce nom, fait marcher de front l’anatomie et la physiologie, qui ajoute à ces deux sciences l’étude des rapports qui relient entre eux les êtres vivans. Qu’on me permette ici de développer ma pensée.
Lorsque, après un premier inventaire des espèces animales, les naturalistes en vinrent à se faire quelques idées d’ensemble, un premier fait, celui de la supériorité et de l’infériorité relative des êtres qu’ils étudiaient, dut les frapper tout d’abord. Comme termes extrêmes de comparaison, ils avaient d’une part les mammifères, de l’autre les vers et les zoophytes. Les nombreux intermédiaires qu’ils apercevaient entre ces deux limites firent naître l’idée d’une série animale non interrompue, s’étendant par une succession de dégradations progressives depuis l’homme, dont l’intelligence et l’organisation perfectionnées comprennent et dominent la nature, jusqu’à l’éponge, jusqu’à ces êtres ambigus que semblent se disputer les trois règnes. Cette doctrine était claire, elle paraissait logique ; elle fut généralement adoptée. Mais la nature, toujours simple dans les lois qui la régissent, l’est bien rarement dans la manifestation de ces lois. Pas plus dans la production des êtres vivans que dans la création des corps organiques, elle ne s’est astreinte à suivre une ligne droite, en laissant le vide à droite et à gauche, au-dessus et au-dessous. Non, elle a créé en tous sens. La science, dans ses progrès incessans, ne tarda pas à reconnaître cette vérité, et de nos jours les mots, — série zoologique, échelle animale, — ne sont plus employés par l’immense majorité des naturalistes que dans un sens figuré et tout relatif.
Si l’unité de la série animale est une chimère, quelle idée générale devons-nous substituer à cette conception de nos prédécesseurs ? Quelques détails deviennent ici nécessaires. Au premier examen d’une espèce quelconque, on aperçut en elle deux sortes de caractères. Les uns l’isolent des espèces voisines et l’individualisent dans l’espace et le temps ; les autres rattachent entre elles un certain nombre de ces individualités et les réunissent en groupes plus ou moins bien circonscrits. Ce que nous venons de dire des espèces s’observe également dans ces groupes élémentaires, et, par l’appréciation des caractères de plus en plus généraux, le naturaliste arrive à des groupes de plus en plus élevés jusqu’au règne, qui embrasse toutes les divisions secondaires appelées sous-règnes, embranchemens, classes, odres, familles, tribus et genres. Trouver la subordination de ces groupes divers, reconnaître leurs rapports vrais par une exacte appréciation de leurs ressemblances et de leurs différences, mesurer en quelque sorte leur plus ou moins de proximité et d’éloignement, tel est le problème que s’est posé la science de nos jours, problème d’une difficulté immense, vers la solution duquel nous marchons sans doute, mais, il faut bien le dire, avec une lenteur qui tient au fond même des choses.
Il s’écoulera bien des siècles peut-être avant que les naturalistes aient une connaissance assez complète de tous les animaux pour pouvoir établir définitivement ces groupes primaires, secondaires, tertiaires. Il en est pourtant quelques-uns que dès aujourd’hui on peut regarder comme bien fixés. Or, lorsque nous étudions un de ces groupes vraiment naturels, lorsque nous en pesons et apprécions tous les caractères, notre esprit se crée, pour ainsi dire, involontairement l’image d’un type idéal ou virtuel qui réunirait ces caractères au plus haut degré possible. Entre ce type et sa manifestation dans les espèces existantes, il y a toujours une différence. C’est ainsi que l’homme et la femme n’ont jamais présenté la réalisation complète des beautés que les peintres et les sculpteurs ont rêvées, qu’un petit nombre d’entre eux ont imparfaitement réussi à retracer sur la toile ou à ciseler dans la pierre.
Dans tous les groupes naturels, on rencontre un certain nombre d’espèces qui présentent à un haut degré le cachet caractéristique de leur type. Il en est d’autres, au contraire, chez qui cette empreinte semble s’effacer. Or, les modifications subies par le premier type peuvent être le résultat de trois causes différentes, agissant ensemble ou séparément. Les caractères distinctifs peuvent s’affaiblir et disparaître ; ils peuvent s’exagérer ; ils peuvent se compliquer de caractères étrangers qui viennent à la fois détruire les rapports existans et en établir de nouveaux. Tant que ces altérations ne dépassent pas certaines limites, l’animal, tout en s’écartant de son type virtuel, s’y rattache de près ou de loin. Puis un moment arrive où, ces limites franchies, on voit naître un type nouveau. Lorsque les changemens dont il s’agit résultent de la suppression des caractères essentiels du premier groupe, de l’apparition de caractères très différens ou même opposés, les types ne conservent entre eux que peu ou point de rapports. Il n’en est pas de même lorsque les modifications proviennent seulement de l’exagération ou de l’amoindrissement d’un caractère déjà existant. Alors le nouveau type ne sera pour nous qu’un dérivé du premier, et, quelque grandes que soient les dissemblances apparentes qui le distinguent, il sera toujours possible de remonter à la source d’où il émane. Ainsi, pour citer quelques exemples, les mammifères, les oiseaux, les poissons, se rattachent, il est vrai, à un même type primitif, celui des animaux vertébrés ; cependant ils forment trois types nettement tranchés. Au contraire, les chauve-souris qui se meuvent dans l’air, les baleines qui fendent les flots, ne sont pour cela ni des oiseaux ni des poissons : ce sont seulement des mammifères modifiés pour voler ou pour nager ; ce sont de simples dérivés du grand type des mammifères. On comprend d’ailleurs que le nombre de ces dérivés n’a rien de fixe et que chaque type primitif peut en engendrer plusieurs, dont la divergence sera d’autant plus prononcée, que les modifications qui leur donnent naissance seront plus profondes et d’une nature plus diverse.
Dès-lors l’ensemble des êtres que nous étudions nous apparaît comme décomposé en un certain nombre assez restreint de types primitifs, autour desquels se disposent dans un ordre et à des distances variées leurs dérivés immédiats. Ceux-ci, à leur tour, s’environnent de dérivés secondaires, et ainsi de suite. Les espèces existantes viennent toutes se ranger dans ce règne animal théorique, en se distribuant chacune selon son degré de ressemblance avec son type virtuel. C’est ainsi que les soleils, groupés de mille manières, gravitent les uns sur les autres, et voient circuler autour d’eux leurs planètes, tantôt isolées, tantôt escortées de satellites. Sur la terre comme dans le ciel, nous trouvons la nature fidèle à ces admirables lois d’analogie qu’elle observe dans toutes ses grandes manifestations, et nous voyons à la surface de notre globe un ensemble aussi magnifique que celui dont l’aspect frappe d’admiration notre esprit et nos sens dans l’immensité de l’espace.
Le type virtuel absolu de l’animalité n’a jamais eu de réalisation. L’animal parfait, s’il pouvait être de ce monde, devrait réunir les qualités les plus rares disséminées chez un grand nombre d’espèces différentes. Il devrait se mouvoir sur la terre avec la sûreté et la vélocité du ziggetai, cette espèce sauvage du genre cheval, que les Mongols donnent pour monture au dieu du feu ; il devrait fendre les airs avec la rapidité du martinet, et pouvoir soutenir son vol comme les oiseaux de haute mer, comme ces frégates qu’on rencontre à deux cents lieues de toute terre, et qui parcourent ainsi plus de quatre cents lieues sans arrêter un seul instant le jeu de leurs ailes, dont la longueur les empêche de se reposer à la surface des flots. L’animal parfait devrait pouvoir plonger au fond des mers et fendre leurs vagues orageuses avec la rapidité du dauphin, avec la persistance du requin, qui suit un navire d’Europe en Amérique, faisant ainsi tout d’une haleine un voyage de huit ou neuf cents lieues, dont ses mille détours triplent ou quadruplent l’étendue. À ces facultés, qui toutes sont du ressort de la locomotion, il devrait joindre la force de l’éléphant ou de la baleine, l’odorat infaillible du chien de chasse, le toucher délicat des chauve-souris, l’ouie si fine de la taupe, la vue perçante du condor, qui, planant au-dessus des Cordillères, découvre la plus faible proie broutant dans la plaine à quatre mille mètres au-dessous de lui. Pour attaquer et se défendre, il réunirait aux griffes redoutables du tigre, à ses terribles mâchoires, la cuirasse impénétrable du crocodile, la dent envenimée du crotale et du fer-de-lance. Enfin, tous ces attributs divers se trouveraient ensemble dans un corps où la grace du jeune chat s’allierait à la majesté calme du lion au repos, que pareraient les couleurs éclatantes du colibri, de l’oiseau-mouche ou de l’oiseau-du-paradis.
Tous les animaux existans n’ont avec l’être fantastique dont nous venons d’esquisser les principaux traits que des analogies partielles. Les types virtuels, auxquels se rapportent les espèces réelles, sont eux-mêmes bien loin d’en approcher ; mais il en est qui s’en éloignent plus ou moins. De là des types supérieurs et des types inférieurs : de là aussi des types qui, bien que fort dissemblables, n’en sont pas moins égaux. La recherche de ces divers degrés de perfection de types, de la subordination qui en est la suite, est peut-être la partie la plus difficile des études zoologiques. Pour s’y livrer avec succès, le naturaliste ne doit jamais perdre de vue le principe de la division du travail, que la comparaison suivante rendra plus facile à comprendre. Tant que l’industrie humaine est à l’état de première enfance, le même homme ensemence son champ avec la bêche qu’il s’est forgée : il récolte et fait rouir le chanvre, le teille et le file. Puis il se construit un métier informe, se fabrique une navette grossière et tisse tant bien que mal la toile qui devra le vêtir. Plus tard, il trouve à se pourvoir d’instrumens plus parfaits chez un voisin qui passe sa vie à ne faire que des outils aratoires, des métiers ou des navettes. Plus tard encore, il vend son fil au tisserand qui n’a jamais manié ni le marteau du forgeron, ni la pioche du cultivateur, ni la scie du menuisier. À mesure que chaque phase du travail est confiée à des mains uniquement consacrées à elle seule, en d’autres termes, à mesure que le travail se divise, le produit final devient de plus en plus parfait.
Eh bien ! il en est de même chez les animaux. Pour assurer la nutrition et la reproduction, c’est-à-dire la conservation de l’individu et celle de l’espèce, bien des fonctions secondaires sont nécessairement mises en jeu. Pour que leur accomplissement soit à la fois facile et entier, il faut que chacune d’elles dispose d’un organe ou instrument physiologique spécial. En d’autres termes, il faut que le travail fonctionnel soit divisé autant que possible. Tel est le caractère général des types les plus élevés, par exemple de la plupart des mammifères. Au contraire, dans les types inférieurs, deux ou plusieurs fonctions sont attribuées au même organe, et enfin, dans les éponges, les amybes, ces derniers représentans du règne animal, toutes les fonctions sont confondues dans une masse organisée, vivante, mais où l’on ne distingue plus qu’une pulpe homogène résultant de la fusion complète de tous les élémens organiques.
Il suit de là qu’un animal, qu’un organisme se dégrade toutes les fois que la division du travail fonctionnel tend à diminuer. Ce second principe, qui n’est pour ainsi dire que la réciproque du premier, n’a pas moins d’importance dans les études zoologiques. En effet, il fait comprendre comment à un type quelconque peuvent se rattacher d’autres types de plus en plus dégradés ; il donne une signification précise à cette épithète d’inférieur, trop souvent appliquée d’une manière vague. Les mammifères, par exemple, sont sans contredit plus parfaits que les poissons. Ces deux types se dégradent en outre chacun de son côté : il existe des mammifères et des poissons supérieurs, des mammifères et des poissons inférieurs, et ce que nous disons de ces deux classes s’applique à toutes les grandes divisions du règne animal.
C’est pour avoir méconnu les principes que nous venons d’exposer en peu de mots que la plupart des plus illustres maîtres sont tombés dans de graves erreurs. On trouve, il est vrai, dans les écrits de plusieurs d’entre eux quelques expressions qui semblent annoncer qu’ils étaient arrivés à en avoir une notion confuse ; toutefois personne ne les avait nettement formulés et n’en avait fait l’application avant M. Milne Edwards, qui, dans ses cours, dans ses ouvrages, et notamment dans l’introduction de sa grande histoire des crustacés, s’est exprimé à ce sujet de la manière la plus explicite. Si de mon côté je suis arrivé à des résultats analogues, c’est bien certainement parce que j’ai suivi l’exemple donné il y a près de vingt ans par ce naturaliste, c’est parce que je suis allé, comme lui, sur le bord de la mer, étudier avec persévérance les animaux inférieurs.
En effet, les types sont d’autant plus fixes qu’ils sont plus parfaits. Chez les animaux qui s’y rattachent, la machine organique est très compliquée, et, pour obtenir un grand nombre de dérivés, la nature semble ne pas avoir besoin de porter atteinte aux caractères essentiels. Dans les vertébrés, par exemple, dont le type primordial donne naissance aux quatre classes des mammifères, des oiseaux, des reptiles et des poissons, le plan général ne subit que des modifications assez secondaires. Les formes extérieures changent pour faciliter tel ou tel mode de locomotion ; le poumon se métamorphose en branchie pour permettre la respiration dans l’eau, et pourtant depuis le singe, le plus voisin de l’homme par son organisation, jusqu’au dernier des poissons, on retrouve presque les mêmes fonctions remplies par un nombre à peu près égal d’organes disposés d’une manière analogue, sinon identique. Celui dont les études s’adressent d’ordinaire aux animaux supérieurs ne saura jamais jusqu’où peut s’étendre la dégradation organique, et lorsqu’il se permettra quelques excursions dans les régions inférieures, il sera naturellement conduit à rejeter, comme ne lui appartenant pas, la plupart des derniers dérivés d’un type primitif. Ce fait nous explique comment Cuvier, malgré tout son génie, a si complètement méconnu certains rapports, comment il a relégué des mollusques et des articulés parmi les zoophytes, sans se douter de ce qu’il y avait d’erroné dans ce rapprochement.
Il n’en est plus de même dans les groupes appartenant au type primordial des invertébrés. Mollusques, articulés, rayonnés, ces trois embranchemens présentent dans chacune de leurs classes des différences fondamentales, des caractères parfois opposés. Au sommet de chacune de ces séries, nous trouvons des animaux chez qui la division du travail est portée aussi loin peut-être que chez les vertébrés eux-mêmes. Puis, à mesure que nous nous éloignons de ces points culminans, les fonctions se restreignent ou se confondent, les appareils se simplifient, l’organisme tout entier se dégrade, et, sur les limites extrêmes, nous voyons apparaître une multitude d’êtres ambigus dont rien n’est plus embarrassant que de déterminer les véritables rapports. On dirait que la nature se pose ici à elle-même les problèmes les plus insolubles en apparence, pour se donner le plaisir de jouer avec les difficultés, tantôt les surmontant de front, tantôt les éludant par les détours les plus inattendus, par les combinaisons les plus merveilleuses. Chaque type, restant le même au fond, s’incarne pour ainsi dire dans mille formes diverses, et le naturaliste qui lutte avec ce véritable Protée se trouve à chaque instant en défaut. Qu’il ne perde pourtant pas courage, qu’il poursuive le dieu sous toutes ses métamorphoses ; il le forcera tôt ou tard à livrer ses secrets, et lorsque, fort de ses révélations, il rentrera dans l’étude des animaux plus élevés, il verra bien des ténèbres se dissiper, il franchira bien des barrières jusque-là regardées comme insurmontables.
Prenons pour exemple de ce qui précède un des groupes de premier ordre appelé par Cuvier embranchemens, prenons l’embranchement des articulés. Le caractère essentiel de ce groupe consiste dans une tendance de l’organisme à se partager en anneaux disposés en chapelet à la suite les uns des autres, et à répéter dans chaque anneau exactement les mêmes formes, les mêmes organes. De plus, dans l’articulé, tous les organes sont pairs, de telle sorte que, si nous partageons en deux cet animal dans le sens longitudinal, les deux moitiés latérales du corps sont exactement symétriques. Voyons maintenant dans quelles limites ces conditions du type virtuel sont remplies ou modifiées.
Un premier coup d’œil nous fait reconnaître dans l’embranchement des articulés deux grandes divisions. Dans la première, celle des articulés à membres articulés, les anneaux, au lieu de former exactement le chapelet, se réunissent, se soudent les uns aux autres en constituant des groupes d’organes. Le corps de l’animal se trouve ainsi partagé en trois parties qui représentent les trois grandes régions du corps des mammifères, c’est-à-dire la tête, la poitrine, le ventre, et qui ont reçu les noms correspondans de tête, de thorax et d’abdomen. Les trois portions du corps, toujours bien distinctes dans les insectes, peuvent se fondre en quelque sorte l’une dans l’autre. Ainsi, dans les myriapodes ou mille-pieds, on ne distingue plus le thorax de l’abdomen : chez les arachnides, qui comprennent toutes les araignées et les scorpions, c’est au contraire la tête qui se soude avec le thorax. Ces trois classes respirent l’air en nature, tandis que les crustacés, homards, écrevisses, etc., sont essentiellement aquatiques. Nous ne tenons compte ici que d’un bien petit nombre de caractères. Que serait-ce si, pénétrant dans l’intérieur, nous embrassions l’ensemble de ces organismes ! Nous verrions l’air, ce fluide sans qui rien de vivant ne peut exister, tantôt se répandre dans le corps tout entier par un admirable réseau de trachées, canaux dont la structure ressemble exactement à celles de nos élastiques de bretelles, tantôt n’agir sur la masse du sang qu’il doit vivifier par l’intermédiaire d’un seul organe appelé branchie ou poumon, selon qu’il est intérieur ou extérieur. Le sang se montrerait à nous, tantôt renfermé dans les vaisseaux, tantôt répandu dans le corps entier et baignant de toutes parts les organes qu’il doit nourrir. Nous verrions des besoins de toute sorte faire naître une multitude d’instincts et nécessiter des appareils organiques variés de cent manières différentes, et chacune des classes que nous avons nommées plus haut s’entourerait, sous nos yeux, d’un système de groupes dépendans de types divers, dont les derniers représentans se confondent pour ainsi dire sur les limites de ces petits mondes.
Les insectes, les myriapodes, les arachnides, les crustacés, comprennent les articulés les plus parfaits. Les annélides et les vers, qui forment la seconde grande division de cet embranchement, celle des articulés annelés, appartiennent à des types très inférieurs. Aussi varient-ils bien davantage et dans leurs formes extérieures et dans leur organisation. Dans mes souvenirs de Chausey, j’ai cherché à donner une idée du groupe des annélides errantes, ces amazones guerrières, à l’humeur vagabonde, à la vie indépendante. Je ne vous ai rien dit de leurs sœurs, les annélides tubicoles, modestes recluses qui au sortir de l’œuf commencent à se construire une demeure d’où elles ne sortiront jamais. Cette habitation, que la propriétaire allonge et élargit d’après les besoins de sa taille, est un tube tantôt calcaire, tantôt composé d’une matière assez semblable à du cuir ou à du parchemin mouillés. Il enveloppe exactement l’annélide, qui monte et descend dans son intérieur sans avoir besoin de se replier sur elle-même, car ses pieds sont construits de telle sorte qu’ils se meuvent avec la même aisance et la même rapidité dans les deux sens. Ces animaux passent donc leur vie dans une position assez semblable à celle d’un enfant au maillot. Exactement fermé en arrière, leur tube présente antérieurement une ouverture circulaire, seule fenêtre par où nos solitaires peuvent jeter un regard sur le monde qui les entoure, saisir au passage la proie qui doit leur servir de nourriture, et exposer leur sang à l’action vivifiante de l’eau qui remplace pour elles l’air que nous respirons. Aussi ne les traitez ni de curieuses, ni de coquettes en les voyant montrer presque constamment leur tête si richement parée. Profitez au contraire de cette habitude qu’entraîne la nécessité pour observer de plus près ces formes merveilleuses. La loupe, le microscope, sont ici inutiles. Placez seulement dans un vase d’eau de mer ce morceau de roche, cette vieille coquille dont la surface s’est couverte de serpules, de vermilies, de cymospires. Voyez s’élever avec une prudente lenteur, au-dessus de chaque tube, cette petite plaque ronde qui le ferme hermétiquement et empêche vos yeux de pénétrer dans l’intérieur. C’est le volet de la maison qui s’ébranle : l’animal va bientôt se montrer. Regardez : au-dessous de ces opercules, vous apercevez comme des boutons ici d’un violet sombre ou d’un riche carmin, là d’une teinte bleue ou orangée, plus loin panachés de toutes ces nuances. Voyez-les grandir, s’épanouir peu à peu et déployer leurs branches de mille couleurs semblables, pour la forme, aux plumes de l’autruche ou du marabout. Vous venez d’assister à l’éclosion de véritables fleurs ; mais, bien plus parfaites que celles de nos parterres, ces fleurs sont animées. Au moindre choc, au moindre ébranlement du liquide, ces pétales brillans se reploient, disparaissent avec la rapidité de l’éclair, et, rentrant dans leurs tubes de pierre, bravent les ennemis du dehors sous l’abri de leurs opercules.
Aux annélides errantes se rattachent les chétoptères, que l’on dirait avoir été écrasés au milieu du corps et qui dans trois anneaux portent sur le dos leur intestin tout-à-fait à découvert ; les échiures, dont les affinités zoologiques ne se trahissent au dehors que par la présence de quelques crochets exsertiles et retractiles ; les siponcles, dont le corps cylindrique ne présente plus ni membres ni la moindre trace de division en anneaux ; les dujardinies, qui n’ont aucun organe respiratoire apparent, dont les pieds hérissés de longues soies ne servent nullement à la locomotion, et qui se meuvent dans le liquide à l’aide de petites couronnes de cils vibratiles disposées de chaque côté du corps comme les roues d’un bateau à vapeur. Aux annélides tubicoles appartiennent les chlorœma dont le sang est vert, dont le corps est entouré de poils feutrés dans une sorte de gelée transparente, et qui peuvent cacher leurs têtes, leurs branchies, dans une espèce de boîte formée de soies entrecroisées ; les amphicora, qui ont des yeux à l’extrémité de la queue aussi bien qu’à la tête ; les térébelles, qui réalisent la fable de Briarée, qui se construisent des demeures temporaires avec des grains de sable ou des débris de coquilles que leurs cent bras vont chercher quelquefois à plus de deux pieds de distance. À côté de ces deux groupes et formant deux types distincts, se placent les vers-de-terre, que tout le monde connaît, et les sangsues, dont la science médicale a poussé l’usage jusqu’à l’abus, et qu’il faut aujourd’hui envoyer prendre en chaise de poste jusque sur les frontières de l’Asie après en avoir entièrement dépouillé presque toutes les mares d’Europe.
Nous n’avons guère examiné jusqu’à présent que l’extérieur de nos annélides. Voulez-vous maintenant vous faire une idée de leur organisation ? jetez les yeux sur cette eunice sanguine, magnifique espèce très commune à Bréhat, et dont la taille est quelquefois de deux pieds et demi. Vous croyez peut-être, d’après cette circonstance, qu’une anatomie détaillée de cet animal est chose assez peu difficile. Essayez, et vous ne tarderez pas à reconnaître votre erreur. Ce corps est divisé en anneaux qui n’ont guère qu’une ligne et demie de long sur huit à dix lignes de large. Chercher dans cet étroit espace les muscles qui meuvent l’animal, l’intestin qui l’alimente, les vaisseaux qui le nourrissent, les nerfs qui l’animent, est une entreprise d’autant moins aisée que tous ces tissus se ressemblent presque entièrement. Ne vous découragez pourtant pas ; fixez votre annélide sur de la cire noire sous une mince couche d’eau : armez votre œil d’une simple loupe, vos mains de pinces très fines et d’aiguilles à cataracte en guise de scalpels : enlevez cette peau si richement irisée, et dont le microscope vous révélera la structure treillissée qui lui donne ses riches couleurs ; puis découvrez couche par couche les organes qui se présenteront, et les découvertes que vous ferez paieront amplement vos peines.
Commencez par le système nerveux, cet appareil dominateur dont on a dit qu’il était l’animal tout entier. Voici d’abord le cerveau placé dans la tête, à la face dorsale du corps. Il envoie des nerfs aux yeux et aux antennes, organes de la vue et du toucher. En arrière, il donne naissance à un système nerveux secondaire qui se distribue en entier à la trompe et à l’œsophage ; en avant, un autre système spécial se porte aux lèvres et leur communique sans doute la propriété de distinguer les saveurs. Sur les côtés naissent deux bandelettes qui forment un anneau autour de la cavité buccale, et viennent se rejoindre à la face ventrale sous l’appareil digestif. À partir de ce point commence une espèce d’échelle composée de deux cordons étendus d’une extrémité à l’autre du corps, et que rattache l’un à l’autre dans chaque anneau une masse oblongue appelée ganglion. Ces ganglions sont les centres nerveux qui animent les anneaux, et, pour tuer un de ceux-ci, il suffit d’enlever ou de détruire d’une manière quelconque le ganglion qui lui appartient. De chacun de ces centres partent de chaque côté cinq troncs nerveux qui distribuent leurs rameaux à l’intestin, aux muscles du corps et des pieds. Comme le nombre des anneaux est d’environ trois cents, il s’ensuit que notre annélide possède un cerveau ou centre nerveux principal, trois cents centres secondaires, et trois mille troncs nerveux, sans compter ceux des lèvres et de la trompe.
Passons à l’appareil destiné à l’alimentation. Au fond de cette bouche en forme d’entonnoir, voici une grosse trompe munie de muscles puissans et armée de huit mâchoires cornées. Prenez garde à vos doigts : ces dents recourbées et aiguës pourraient très bien percer votre épiderme et vous pincer jusqu’au sang. Au-delà de la trompe, vous apercevez un œsophage, puis une série de grandes poches dont chacune correspond à un anneau et se trouve séparée de ses deux voisines par un fort étranglement. Vous voyez que l’animal dont nous faisons l’autopsie n’a pas moins de deux cent quatre-vingts estomacs.
Entre les muscles et l’intestin, à la face dorsale du corps, admirez ces deux vaisseaux sinueux remplis d’un sang vermeil. Ce sont deux grandes veines qui reçoivent de chaque côté le sang qui a servi à la nutrition, et a par conséquent besoin d’être à l’action de l’air. Un tronc veineux va le porter aux branchies que vous voyez former, de chaque côté du corps à partir du vingt-cinquième anneau, cette double série de houppes colorées alternativement d’une teinte écarlate ou ambrée, selon que le sang y afflue ou qu’il en est chassé. Un second vaisseau part de la branchie et vient s’ouvrir dans une grosse artère placée sur la ligne médiane au-dessous de l’intestin. De cette artère part de chaque côté et dans chaque anneau un gros tronc dont la base s’élargit, se renfle en ampoule, et par ses contractions chasse le sang dans les rameaux, qui le distribuent à tous les organes. Négligeons bien des détails : il reste encore à notre eunice, indépendamment des grands canaux qui vont d’un bout du corps à l’autre, cinq cent cinquante branchies, six cents cœurs, et autant d’artères et de veines principales.
Redoublons maintenant de patience ; cherchons à débrouiller ces faisceaux musculaires entrecroisés qui forment la chair des anneaux, qui mettent en mouvement les pieds, leurs deux paquets de soies aiguës et tranchantes, leurs quatre acicules coniques et robustes comme des épieux de chasseur. La partie charnue de chaque anneau ne compte pas moins de trente muscles distincts. Nous en trouvons dix à chaque cloison interannulaire. De chaque côté, deux grands muscles, s’attachant au centre de l’anneau et à la base des pieds, portent ceux-ci en avant ou en arrière. Une poche musculaire, composée d’une dizaine de faisceaux, entoure chaque paquet de soies, ainsi que les acicules, et sert à les pousser au dehors ; de chaque côté, huit muscles les ramènent en dedans et impriment des mouvemens aux diverses parties du pied. Ainsi chaque anneau est muni de cent vingt muscles, et si nous tenons compte de ceux de la trompe et de la tête, nous trouverons que l’animal entier est mis en mouvement par plus de trente mille muscles.
Certes voilà une anatomie compliquée ; aussi avons-nous examiné des espèces qui se rapprochent le plus du type virtuel des annélides. C’est un terme de comparaison fort élevé dans le groupe, et la division du travail y est portée très loin. Prenons maintenant cette doyérine, qui me rappelle les roches de Chausey. Bien qu’elle n’ait que quelques lignes de long, notre microscope va lui donner plusieurs pieds, et nous distinguerons très facilement ses organes grossis dans la même proportion. Eh bien ! voici déjà une simplification manifeste : la peau s’est convertie en une pellicule diaphane, les muscles du tronc se fondent en deux ou trois plans à peine distincts ; ceux des cloisons interannulaires n’existent plus et sont remplacés par une simple membrane ; ceux des pieds ne sont plus que des cordons homogènes de substance contractile. L’appareil digestif, le système nerveux, sont à peu près les mêmes ; en revanche, les organes circulatoires se réduisent à un seul tronc dorsal, et les organes de la respiration ont disparu. Observons maintenant cette aphlébine, prise dans les corallines de Bréhat. Ici la dégradation est bien plus manifeste encore : le corps ne forme plus qu’un sac où flotte un intestin presque droit ; il n’y a plus de cloisons intérieures, plus d’organes circulatoires, et le liquide interne qui représente le sang n’est mis en mouvement que par des bandes de cils vibratiles placés en écharpe à la base de chaque pied.
Pour voir la dégradation du type des annelés atteindre sa dernière limite, il faut pénétrer dans la classe des vers proprement dits. Ici la plus grande taille s’unit souvent à une extrême simplicité d’organisation, circonstance qui ne se présente nulle part ailleurs à un aussi haut degré, pas même peut-être chez les rayonnés. La grande némerte nous en offre un exemple remarquable. Qu’on se figure un animal de trente à quarante pieds de long, large de cinq à six lignes, plat comme un ruban de fil, d’une couleur brune ou violâtre, lisse et luisant comme un cuir verni ; telle est la némerte dont personne n’avait encore étudié l’anatomie, bien qu’elle fût connue déjà depuis plusieurs années. C’est sous les pierres, dans le creux des rochers, qu’on rencontre ce ver gigantesque roulé, pelotonné sur lui-même, et formant mille nœuds inextricables en apparence, qu’il noue et dénoue sans cesse par la contraction de ses muscles. Cet animal se nourrit en suçant les anomies, espèce de petites huîtres plates, adhérentes aux corps sous-marins. Quand il a épuisé celles qui se trouvent autour de lui, quand il veut changer de place, il allonge au dehors son long ruban de couleur sombre, terminé par une tête assez semblable à celle d’un serpent sans en avoir ni la large gueule, ni les dents redoutables. L’œil n’aperçoit aucune contraction, aucune cause apparente de ce mouvement, et le microscope seul peut nous apprendre que la némerte glisse dans le liquide au moyen de cils vibratiles excessivement fins qui hérissent toute la surface de son corps. Elle hésite, elle tâtonne, et finit par découvrir, quelquefois à quinze ou vingt pieds de sa première demeure, une pierre qui lui convient. Alors elle se déroule peu à peu pour se transporter dans son nouveau domicile, et, à mesure que le peloton se dévide sur un point, il se roule et se noue à l’autre extrémité. Ajoutons tout de suite que la contractilité des tissus de cet animal est tellement considérable, qu’une némerte de trente pieds conserve à peine un dixième de cette longueur après son immersion dans l’alcool, et n’a plus que deux pieds et demi ou trois pieds.
Tous les grands appareils de la vie sont représentés dans l’organisation des némertes, mais tous y sont réduits à leur plus simple expression. Le système nerveux ne forme plus cet anneau œsophagien regardé pendant long-temps comme caractéristique. Il se compose de deux ganglions latéraux d’où partent deux cordons s’étendant jusqu’à l’extrémité du corps et ne fournissant que de très petits filets. Deux grands vaisseaux placés sur les côtés accompagnent ces troncs nerveux, un troisième serpente sur la ligne médiane : tous trois sont simples et ne présentent aucune ramification. La bouche consiste en un orifice circulaire à peine visible ; elle s’ouvre dans une longue trompe en boyau séparée par un étranglement de l’intestin terminé en cul de sac. Ainsi la même ouverture sert à introduire les alimens et à rejeter au dehors les résidus de la digestion. Comme pour compenser le peu de développement de ces organes, les ovaires placés des deux côtés du corps présentent au contraire des dimensions très considérables. Au reste, cette circonstance à elle seule est un indice d’infériorité pour l’animal qui la présente. En effet, ces espèces dégradées sont exposées à mille chances de destruction dans la première période de leur vie : plus tard, elles sont généralement destinées à servir de pâture à des espèces plus élevées. Aussi la nature pourvoit-elle largement à leur multiplication. Plusieurs d’entre elles, à l’époque de la gestation se transforment littéralement en sacs ovigères. Pour le cas particulier dont nous parlons, je ne saurais estimer le nombre d’œufs que produit une némerte de huit à dix pieds, à moins de quatre ou cinq cent mille.
On comprend sans peine avec quelle ardeur je me livrais à ces études attrayantes, où chaque heure, pour ainsi dire, amenait un résultat. À Bréhat, d’ailleurs, je travaillais avec plus de suite et de courage qu’à Chausey. Logé chez le garde d’artillerie de l’île, je trouvais à échanger quelques pensées, et j’échappais ainsi au sentiment de l’isolement, un des plus énervans qui puissent frapper le cœur de l’homme. J’aimais à étudier dans la personne de mon hôte cette classe des sous-officiers, braves militaires qui rendent chaque jour à l’état des services aussi obscurs que pénibles, sans autre perspective qu’une modeste retraite, et pour quelques-uns la croix d’honneur. Detz était de ce petit nombre, et dans ses trente ans de service il avait bien gagné le bout de ruban rouge qui décorait sa boutonnière. Aujourd’hui, un vrai soldat laboureur, il partageait son temps entre ses modestes fonctions de garde et son jardin. C’était pour moi un vrai plaisir que de le faire causer, et il s’y prêtait volontiers comme tous les vieux soldats. Bien des fois je me suis délassé de mes travaux en parcourant avec lui son petit domaine, tandis qu’il me parlait de ses guerres d’Allemagne, de ses souffrances sur les pontons anglais, de sa prise d’Alger, en s’interrompant de temps à autre pour me montrer avec orgueil quelque beau fruit de son industrie horticulturale.
Parfois aussi, lorsque mon corps et ma tête, par trop fatigués d’une longue course ou d’une dissection trop prolongée, me faisaient éprouver le besoin d’un repos complet, je me rendais sur le rivage, et, couché sur le gazon de quelque berge escarpée, je laissais mes pensées flotter à l’abandon. Oh ! vous qui avez conservé quelque peu de ces illusions qu’emportent chaque jour une à une les tourbillons de ce monde, vous qui regrettez ce que vous en avez perdu, allez sur le bord de la mer, et sur ses grèves sonores vous retrouverez à coup sûr quelqu’un de ces rêves dorés qui bercèrent votre jeunesse. Vous surtout qu’a frappés au cœur quelqu’une de ces douleurs poignantes qui décolorent une vie entière, allez, allez sur le bord de la mer. Cherchez quelque plage solitaire, un archipel de Chausey, une île de Bréhat, où ne puissent vous atteindre les exigences de la société, et quand votre ame brisée débordera d’angoisse, gagnez quelque roche élevée d’où l’œil embrasse à la fois le ciel et l’océan : prêtez l’oreille à ces grandes harmonies que les vents et les flots semblent tantôt murmurer à voix basse, tantôt entonner en rugissant ; laissez vos yeux suivre jusqu’à l’horizon les ondulations capricieuses des vagues, et quand elles se confondront avec les figures fantastiques des nuages, que vos yeux les suivent encore jusqu’au ciel ou elles semblent monter. Abandonnez-vous au sentiment de l’infini qui s’emparera de tout votre être, et bientôt vos larmes couleront moins amères ; vous comprendrez que, pour adoucir nos peines dans ce monde, rien ne vaut la contemplation de la nature et le spectacle sublime de la création qui nous ramène au créateur.
Souvent le crépuscule vint me surprendre au milieu de mes rêveries ; souvent la nuit m’enveloppa de ses ombres et étendit sur ma tête son dais de sombre azur semé de constellations. Alors je voyais dans le lointain scintiller aussi une étoile allumée par la main de l’homme : je reconnaissais le fanal des Héhaux, ce phare dont tous les marins me parlaient avec enthousiasme, et dont pendant la journée je voyais la tour se dessiner comme une ligne noire sur la teinte blanchâtre du ciel. Je ne voulais pas quitter Bréhat sans le visiter. Quelques consultations m’avaient assuré la bonne volonté du lieutenant des douanes : je le priai de m’y conduire, et, par un beau jour d’octobre, nous partîmes du port de la Corderie sur une péniche que manœuvraient six robustes matelots. Le temps était admirable ; le ciel sans nuages se reflétait dans l’Océan uni comme une glace et semblait en doubler la profondeur. Sous la double impulsion d’un vent léger qui gonflait nos deux petites voiles carrées, et du rapide courant que le reflux imprimait aux flots du Kerpont, notre péniche glissait sur les lames comme un traîneau sur la neige glacée. Parfois seulement nous traversions un remou tumultueux qui secouait en tout sens notre frêle embarcation et nous révélait le voisinage de quelque rocher sous-marin ; puis nous retrouvions une mer calme, et, sans avoir conscience de la vitesse de notre marche, nous voyions Bréhat s’enfoncer à l’arrière, tandis qu’à l’avant de notre chaloupe quelque roche, quelque île nouvelle semblait à chaque instant poindre des flots.
Dirigeant d’abord notre course vers le nord, nous laissâmes sur la gauche l’île de Saint-Modé, avec ses batteries où dorment, couchées sur le gazon, de lourdes pièces de gros calibre, prêtes à se réveiller au premier signal de guerre et à protéger de leurs boulets rouges l’entrée de la rivière de Pontrieux ; avec sa chapelle, dont les saintes reliques ont, au dire des crédules habitans du voisinage, la vertu de chasser de l’île toute espèce d’insectes parasites. Nous filâmes ensuite rapidement entre Pen-ar-rest et le plateau des Sirlots, dont les roches cachées semblent autant de piéges tendus aux navires qui se rendent de Brest à Pontrieux. Portant alors au nord-est, nous vînmes côtoyer Roch-Louet et ses écueils, que rattache à la côte, distante de trois quarts de lieue, une digue naturelle de galets roulés, appelée le Sillon, et qu’ont élevée les deux courans opposés, qui vont et viennent deux fois par jour dans les anses de Pontrieux et de Tréguier. Ici la marée nous abandonna : le vent tomba tout-à-fait, nos voiles vinrent battre le long de leurs mâteraux. Aussitôt nos marins se mirent à l’œuvre, et sous les coups cadencés de leurs longs avirons la péniche reprit sa course rapide, en laissant derrière elle un sillage blanchi d’écume. À mesure que nous approchions des Héhaux, le phare semblait s’allonger. Il élevait plus haut dans le ciel sa colonne de granite, sa lanterne de verre, protégées par cette baguette magique qui va jusqu’au sein des nuages chercher et éteindre la foudre. Bientôt nous abordâmes et pûmes contempler à notre aise le rocher géant que la main de l’homme a construit de toutes pièces sur ces Épées de Tréguier, naguère si redoutées des navigateurs, aujourd’hui guides certains du matelot pendant les sombres nuits de tempêtes.
Dans nos plus opulentes cités, le phare des Héhaux serait un monument remarquable. Seul au milieu de l’Océan, il acquiert, par cet isolement même, un caractère de grandeur sévère qui impressionne profondément. Qu’on se figure un plateau de granite où les courans et les orages ne permettent pas même aux goëmons de se fixer, et qu’accidentent çà et là quelques rochers aux formes tourmentées, aux flancs profondément sillonnés par les vagues. C’est là qu’est posée la tour. La base, en forme de cône, est surmontée d’une galerie circulaire. La partie inférieure s’évase en dessinant une courbe gracieuse, s’épate sur le sol comme la racine d’une gigantesque plante marine, et enfonce jusqu’au sein de la roche vive ses fondemens taillés au ciseau. Sur ce piédestal de dix-huit mètres de base se dresse un fût de colonne de huit mètres de diamètre, portant, en guise de chapiteau, une seconde galerie dont les appuis et la balustrade de pierre rappellent les machicoulis et les créneaux d’un donjon féodal. Du haut en bas, toute cette partie de l’édifice est en granite blanchâtre, dont les larges pierres, disposées en assises régulières, sont encastrées à queue d’aronde les unes dans les autres. Jusqu’au tiers de l’édifice, les assises sont en outre reliées entre elles par des dés de granite comme tout le reste, qui pénètrent à la fois dans deux pierres superposées. Toutes ces tailles ont été exécutées avec une précision telle que le ciment a été presque inutile pour fermer quelques vides imperceptibles, et que, de la base au sommet, le pharte tout entier ne forme qu’un bloc unique, plus homogène, plus compacte peut-être que les roches même qui le supportent. Sur la plate-forme qui couronne cette magnifique colonne, à quarante-cinq mètres au-dessus du niveau des plus hautes marées, s’élève une petite coupole de pierre à la fois solide et gracieuse, soutenue par des piliers que réunissent de larges vitraux. C’est dans cette cage de verre qu’est placé le fanal, qui porte jusqu’à neuf lieues en tout sens sa large ceinture de lumière.
Pendant le reflux, la mer se retire et laisse à découvert au pied du phare quelques centaines de mètres carrés ; à l’heure du flux, elle le baigne de toutes parts. Alors la tour des Héhaux se dresse seule et isolée au milieu des flots, comme un défi jeté au démon des tempêtes par le génie de l’homme. Parfois on dirait que, sensibles à l’outrage, le ciel et la mer se liguent contre l’ennemi qui les brave par son impassibilité. Les vents impétueux du nord-ouest rugissent autour du fanal et lancent contre ses solides vitraux des torrens de pluie, des tourbillons de grêle ou de neige. Sous l’impulsion de leur souffle irrésistible arrivent du large des lames gigantesques, dont le sommet atteint quelquefois jusqu’à la première galerie ; mais ces masses fluides glissent sur les surfaces rondes et polies du granite, qui ne leur laissent aucune prise : elles passent en lançant jusque par-dessus la coupole de longues fusées d’écume, et vont déferler en mugissant sur les roches de Stallio-Bras ou sur les galets du Sillon. Le phare supporte ces terribles assauts sans en être ébranlé. Cependant il s’incline comme pour rendre hommage à la puissance de ses adversaires. Les gardiens m’ont assuré que, lors d’une violente tempête, les vases à huile placés dans une des chambres les plus élevées présentent une variation de niveau de plus d’un pouce, ce qui suppose que le sommet de la tour décrit un arc de près d’un mètre d’étendue. Au reste, cette flexibilité même semble être un gage de durée. Du moins on la retrouve dans plusieurs monumens qui bravent depuis des siècles les intempéries des saisons. La flèche de Strasbourg, en particulier, courbe sous le souffle des vents ses longues ogives, ses sveltes colonnettes, et balance sa croix à quatre pointes, élevée à quatre cent quarante pieds au-dessus du sol.
Construire un monument sur ces roches où semblent se donner rendez-vous toutes les tempêtes de l’horizon, c’était fonder en pleine mer. On comprend ce que pouvait paraître avoir d’impraticable un pareil projet. Trois campagnes ont suffi cependant pour jeter les fondemens de la tour, pour poser la clé de la coupole. En vain les difficultés de tout genre sont venues en aide aux vents et aux flots : l’industrie humaine est sortie victorieuse de la lutte, et malgré mille peines, malgré mille dangers, pas un accident grave, portant sur les hommes ou sur les choses, n’est venu troubler la joie du triomphe. Une seule fois, les prévisions de la science se trouvèrent en défaut. Pour faciliter l’arrivage des pierres qu’il fallait aller chercher à plusieurs lieues, et façonner à Bréhat, l’habile ingénieur qui avait fourni tous les plans, qui en surveillait l’exécution, voulut construire un débarcadère en bois sur le lieu même du travail. Quelques vieux marins firent vainement des objections à ce projet. M. Reynaud ne connaissait pas encore la mer, et fier d’avoir dompté le courant de fleuves rapides, il comptait sur ses poutres massives reliées par des crampons de fer et de bronze. Il fut bientôt forcé de reconnaître son erreur. Un jour, l’Océan se leva, et deux marées suffirent pour disperser comme des brins de paille ces lourds et solides matériaux. Le savant élève de nos écoles dut alors accepter les conseils d’un obscur charpentier de Bréhat. Une chèvre fut placée sur un rocher à pic, au pied duquel pouvaient arriver les gabarres, et l’on transporta les matériaux à l’aide d’un chemin de fer jeté sur le précipice qui séparait ce débarcadère naturel de l’emplacement de la tour.
Nous venons d’admirer l’extérieur du phare ; suivez-moi maintenant dans l’intérieur, à l’aide de cette échelle formée de barreaux de cuivre enchâssés dans la pierre. Donnons en passant un coup d’œil à ces lourdes portes de bronze qui ferment hermétiquement l’entrée, et pénétrons sous ces voûtes qu’on dirait taillées à vif dans le roc. Nous sommes au premier étage. Autour de nous sont les magasins de bois, de cordages, et la menuiserie. Au-dessus nous trouvons les caisses de zinc renfermant la provision d’huile qui doit alimenter le fanal, et l’eau destinée à la boisson des gardiens. Au troisième étage sont placés la cuisine, le garde-manger de plain-pied avec la première galerie. Passons rapidement devant les trois chambres destinées aux gardiens ; elles sont simples et propres sans rien offrir de remarquable. Mais nous voici au septième étage, et nous allons nous reposer un instant dans ce petit salon octogone lambrissé, parqueté, ciré. C’est la chambre destinée aux ingénieurs qui viennent inspecter le phare. Ici, au milieu de l’Océan, à cent pieds au-dessus des vagues, vous trouvez réunis le comfortable et presque l’élégance d’un appartement parisien. Voici des cadres à l’anglaise pour passer la nuit ; voici des meubles d’acajou, une cheminée de bronze et de marbre. Vous reconnaissez dans les moindres dispositions l’intelligente économie qui préside à l’emménagement des navires, et sait doubler l’espace disponible en mettant à profit le moindre recoin.
Reprenons maintenant la spirale de pierre qui nous a conduits jusqu’ici ; nous allons entrer dans la partie de l’édifice plus particulièrement destinée au service spécial de la tour. Le huitième étage renferme des vases à huile, des verres, des lampes de rechange, puis quelques beaux instrumens destinés aux observations météorologiques, un thermomètre, un baromètre, un chronomètre. Ici se termine l’escalier que nous venons de gravir, et sa cage est fermée par une voûte plate que supporte un mince pilier. Pour nous élever plus haut, il faut monter cette échelle de fonte, et nous arrivons dans la chambre de quart où chaque nuit veille un des gardiens. Vous jetez autour de vous des regards de surprise, vous ne comprenez rien à ces revêtemens, à ces incrustations de marbres de diverses couleurs qui couvrent la voûte, les murs, le parquet lui-même. Ce luxe, qui vous semble si fort hors de sa place, n’est pourtant que de la nécessité. L’appareil d’éclairage pénètre dans la chambre où nous sommes par une ouverture circulaire du plafond. Dès-lors une propreté minutieuse devenait nécessaire et ne pouvait s’obtenir qu’à l’aide de ces surfaces parfaitement polies. Franchissons enfin cette dixième et dernière série de marches. Nous voici sous la coupole, et vous avez sous les yeux un de ces magnifiques présens que la science fait de temps en temps aux hommes comme pour répondre à cette question décourageante qu’on lui adresse si souvent dans le monde : — À quoi bon ? — Vous voyez l’appareil d’éclairage d’un phare de premier ordre à feu fixe. Ici je crois que quelques explications deviennent nécessaires pour vous faire comprendre la destination et l’effet des diverses parties d’un instrument, où vous n’apercevez d’abord qu’une sorte de grand tonneau de verre dont les cercles seraient figurés par des prismes de la même substance, et qui porterait en dessus comme en dessous des espèces de jalousies formées de plusieurs rangs de petites glaces inclinées.
Bien plus adonnés à la navigation qu’on ne le croit d’ordinaire, les anciens avaient reconnu dès la plus haute antiquité la nécessité de signaux qui pussent indiquer aux marins les dangers à éviter, les passages où pouvaient s’engager sans crainte leurs petits navires toujours à portée des côtes. De la mer Noire à l’Océan, presque tous les promontoires étaient surmontés d’autels, de colonnes, de tours d’où s’échappaient pendant le jour des tourbillons de fumée, dont les feux guidaient les matelots pendant la nuit. Presque toujours ces phares antiques étaient en même temps des temples consacrés à quelque divinité dont ils prenaient le nom. Les prêtres qui les desservaient étaient les astronomes de ces temps reculés, et donnaient aux navigateurs des renseignemens pour parcourir les côtes voisines. Quelques savans de nos jours ont cru voir dans cette circonstance l’explication de bien des fables mythologiques. Pour eux, le dieu Protée, consulté par Ménélas à son retour de la guerre de Troie, n’est plus qu’un de ces phares antiques que le prince grec, égaré dans sa route, vint reconnaître, et où il reçut les instructions nécessaires pour regagner sa patrie. Pour eux, l’œil unique des cyclopes rappelle les feux allumés sur les caps de la Sicile, et la tradition qui veut que ces géans aient expiré sous les flèches d’Apollon signifie qu’au lever du soleil on éteignait ces signaux pour la plupart inutiles en plein jour. Ces édifices étaient souvent très considérables ; et la hauteur du phare élevé par Sostrate de Gnide, trois cents ans environ avant l’ère chrétienne, sur la côte basse d’Alexandrie, dépassait de beaucoup celle de toutes nos tours modernes.
Cette élévation exagérée n’était nullement nécessaire pour obtenir le but proposé. Pour qu’un fanal se voie du plus loin possible, la difficulté ne consiste pas à le placer très haut, mais bien à donner à la lumière une intensité telle qu’elle puisse traverser sans s’affaiblir outre mesure des espaces considérables. Or, sous ce rapport, les phares antiques, éclairés par des feux ordinaires, étaient des plus défectueux, bien que suffisans peut-être pour le timide cabotage, seul mode de navigation usité à cette époque. Lorsque la connaissance plus approfondie des étoiles, lorsque l’invention de la boussole eurent ouvert aux marins toute la surface des mers, le nombre des signaux put être diminué sans inconvéniens, en même temps qu’il était nécessaire d’en augmenter la portée. Dès-lors, le problème devenait complexe ; il fallait augmenter l’intensité de la lumière, il fallait réunir les rayons qui, s’échappant en tout sens, se perdent dans l’espace, plongent au pied du phare ou éclairent en pure perte les terres voisines, et les ramener horizontalement vers la mer.
Bien des tentatives furent faites dans ce double but. La substitution des lampes à double courant d’air, inventées par Argand, fut un premier progrès. Un Anglais nommé Hutchinson imagina le premier, vers le commencement du XVIIe siècle, de placer derrière ces lampes un miroir métallique qui ramenait en avant une partie des rayons égarés. Un Français, le chevalier de Borda, porta au plus haut degré de perfection ce mode d’éclairage, en employant comme réflecteur un miroir parabolique, qui doit à la courbure particulière de ses parois la propriété d’envoyer dans la même direction tous les rayons émanés d’un centre lumineux placé à son foyer, et de projeter ainsi en avant une sorte de cylindre composé de tous les rayons partis de ce centre. Mais cet avantage même entraînait un inconvénient des plus graves. Ce cylindre de lumière présentait à peu de chose près le même diamètre que le miroir lui-même. Comparé à l’espace des mers, ce n’était plus qu’un simple rayon dans la direction duquel il fallait se trouver placé pour apercevoir le phare. L’invention de Borda aurait dont été inutile sans une idée fort ingénieuse due à un ancien maire de Calais nommé Lemoine. Celui-ci imagina de placer l’appareil de Borda sur un axe mobile dont le mouvement de rotation présente successivement le miroir vers tous les points de l’horizon. L’observateur placé à une grande distance n’aperçoit le phare que pendant le temps employé par le cylindre de lumière réfléchie pour passer devant ses yeux, puis il tombe dans l’obscurité. Cette dernière circonstance, bien loin de nuire à l’effet qu’on se propose, présente au contraire de grands avantages. En disposant autour d’un même axe un certain nombre de réflecteurs munis chacun de sa lampe particulière, on obtient à chaque révolution de la machine autant d’éclats lumineux qu’il y a de miroirs, et entre chacun d’eux il reste un espace de temps où l’on est plongé dans les ténèbres. En variant le nombre et la durée de ces intervalles, on peut individualiser pour ainsi dire un certain nombre de phares, condition bien essentielle à remplir, puisque seule elle permet aux navires qui arrivent du large de reconnaître le point précis de la côte qui se trouve en vue, et par suite de se diriger en conséquence. Ces phares, dont le fanal paraît et disparaît ainsi alternativement, sont appelés phares à feu tournant ou phares à éclipses.
Malheureusement, l’éclairage de Borda ne s’applique qu’aux phares de cette espèce. On ne peut pas l’employer dans les phares à feu fixe, c’est-à-dire dans ceux qui doivent être visibles à la fois de tous les points de l’horizon. Ces derniers sont pourtant nécessaires, car on ne peut varier assez les éclipses et les éclats pour donner à chaque fanal un caractère particulier propre à le distinguer de tous les autres. Il restait donc beaucoup à faire. Depuis bien des années, il existait en France une commission des phares, dont les membres, occupés de mille autres fonctions, n’avaient presque rien fait pour la solution du problème, lorsque M. Arago proposa de se charger des expériences à condition qu’on lui adjoindrait M. Mathieu, et Fresnel, que ses admirables découvertes sur les propriétés de la lumière semblaient désigner d’avance pour s’occuper de cette question. Grace au zèle désintéressé de ces trois hommes de science, on obtint de rapides et nombreux progrès. MM. Arago et Fresnel, en suivant les idées de Rumfort, perfectionnèrent d’une manière tout inattendue la lampe à double courant d’air. Ils construisirent des appareils à quatre mèches concentriques abreuvées d’huile par un mouvement d’horlogerie dont le pouvoir éclairant est tellement considérable, qu’un seul d’entre eux équivaut à vingt-deux des meilleures lampes Cartel. Fresnel substitua aux miroirs de Borda, où la lumière est concentrée par réflexion, des lentilles que les rayons traversent et qui les amènent par réfraction dans la direction voulue. C’était toute une révolution.
La surface la mieux polie, frappée par une certaine quantité de lumière, en absorbe à peu près la moitié. L’autre moitié seule est réfléchie, et par conséquent peut être utilisée. En traversant une glace d’épaisseur médiocre, la même quantité de lumière ne diminue que d’un vingtième environ. Ces faits bien connus avaient déjà fait essayer en Angleterre l’emploi des lentilles de verre semblables à celles qui arment une loupe ordinaire Or, en leur conservant cette forme, on était obligé de leur donner beaucoup d’épaisseur et dès-lors la lumière, en les traversant, s’éteignait encore plus que dans les réflecteurs métalliques. Aussi cette tentative, dont l’auteur même est inconnu, n’avait-elle eu aucune suite. Afin de surmonter cette difficulté, Fresnel eut l’idée de décomposer ses lentilles en plusieurs élémens. Celui du centre fut une lentille ordinaire d’un assez faible diamètre, et par conséquent peu épaisse. Il forma les autres avec des prismes disposés tout autour en cercles concentriques, et dont les courbures étaient façonnées de manière que leur foyer coïncidait avec celui de la lentille elle-même. Tailler et polir ces grands cercles de verre eût été chose impossible : Fresnel les construisit de pièces séparées qu’il réunit avec de la colle de poisson. Ainsi se trouva réalisée une des conceptions de notre illustre Buffon, dont le génie semble avoir embrassé toutes les sciences. Lui aussi avait eu la pensée de faire des lentilles à échelons ; mais, croyant nécessaire qu’elles fussent d’un seul morceau, il en avait regardé l’exécution comme impossible. La gloire de l’invention revient donc tout entière à Fresnel, et cela à d’autant plus juste titre, qu’il ignora les idées de Buffon jusqu’au moment où il eut réalisé ses propres conceptions théoriques.
Pour comprendre toute la supériorité du nouveau mode d’éclairage sur celui que donnent les miroirs de Borda, il suffit de jeter les yeux sur les chiffres suivans : une lentille à échelons, de 75 centimètres de diamètre, éclairée par une seule lampe à quatre mèches, porte les rayons à 12 lieues de distance ; elle projette vers l’horizon 8 fois plus de lumière que le meilleur réflecteur, et l’effet qu’elle produit dans la direction de son axe est égal à celui que donneraient 4,000 becs de gaz réunis.
Les lentilles que nous venons de décrire ne sont applicables qu’à des feux tournans, et sous ce rapport elles ressemblent aux miroirs paraboliques ; mais un des grands avantages du système nouveau est de pouvoir être également employé pour les feux fixes. Il suffit, pour cela, de métamorphoser la lentille en un anneau renflé dans son milieu puis de placer au-dessus et au-dessous un nombre suffisant de prismes analogues à ceux dont nous avons parlé plus haut. De cette manière, la lumière est lancée à la fois vers tous les points de l’horizon ; seulement, au lieu d’être réunie en cylindre, elle forme une espèce de nappe horizontale. On comprend dès-lors que les phares à feu fixe ne sauraient avoir autant de portée que les phares à feu tournant. En effet, dans les deux appareils, la lampe est entourée par un anneau de verre de même hauteur, qui reçoit dans les deux cas à peu près la même quantité de lumière. Or, tandis que dans les phares à éclipses cette lumière est concentrée par les lentilles dans huit ou dans seize directions seulement, dans les phares à feu fixe elle se répand en liberté sur tous les points du cercle, et, éclairant une surface bien plus grande, elle s’affaiblit d’autant.
La lampe placée au centre d’un appareil fixe ou mobile envoie des rayons en tout sens ; par conséquent, une grande partie passe au-dessus et au-dessous des lentilles. Pour éviter cette perte, Fresnel avait proposé de les recueillir sur des prismes réflecteurs qui ont la propriété de ne détruire qu’une faible quantité de la lumière qui les traverse. Cette idée a été appliquée, en effet, aux phares de petite dimension ; mais on avait jusqu’à présent regardé comme impossible de travailler des prismes courbes d’une dimension suffisante pour pouvoir servir aux phares de premier rang. On remplaçait ces prismes par un système de glaces étamées concaves, disposées par zones horizontales au-dessus et au-dessous de l’appareil. Or, nous avons vu plus haut que la moitié de la lumière se trouve détruite par ce mode de réflexion ; il était donc vivement à désirer que les anneaux prismatiques fussent exécutés sur une grande échelle. Un artiste de Paris vient de résoudre ce problème, regardé jusqu’à lui comme insoluble. Dans une des dernières séances de l’Académie des Sciences, M. François jeune a présenté un des huit fuseaux qui, par leur réunion, formeront la coupole réfléchissante du phare de Sherivore en Écosse, et qui sera construite entièrement d’après les idées de Fresnel. On comprendra toute l’importance de ce perfectionnement, quand on saura que la lumière réfléchie par les glaces étamées était égale à celle que produisent 133 becs de gaz, et que celle que renvoie la coupole de M. François est représentée par 214 becs, ce qui donne une augmentation de 81 becs de gaz pour l’effet utile.
Les premières recherches de MM. Arago et Fresnel datent de 1819 ; quatre ans après la lampe à mèches concentriques était inventée, les lentilles à échelons éprouvées, et l’on faisait l’essai du nouveau mode d’éclairage sur la tour de Cordouan, élevée à l’embouchure de la Gironde, sur ce même phare qui un siècle environ auparavant avait porté le premier feu à éclipses et à miroirs paraboliques. Le résultat répondit à toutes les espérances, et en 1825, à la suite d’un rapport remarquable du contre-amiral de Rossel, un plan général fut adopté pour l’éclairage des côtes de France. Vingt-sept phares de premier ordre ont été distribués sur cet espace d’environ quatre cents lieues. Ce sont ces phares qui, comme autant de sentinelles avancées, apprennent aux marins arrivant de la haute mer le nom de la côte voisine. Pour cela, ils ont été disposés de telle sorte, que toujours un feu fixe se trouve entre deux feux tournans, bien distincts l’un de l’autre. Cinq phares de second ordre, dix-sept du troisième et trente-cinq feux de port croisent leurs lumières dans les intervalles laissés entre les phares du premier rang, révèlent les dangers toujours plus multipliés à mesure qu’on approche de la terre, et indiquent les passes abordables. Partout les miroirs à réflexion font place aux appareils lenticulaires. Les autres peuples suivent l’exemple donné par la France : ils avaient copié jadis les appareils tournans de Lemoine, les réflecteurs de Borda ; ils nous empruntent aujourd’hui les lentilles de Fresnel, la lampe de Fresnel et d’Arago, et c’est de Paris même que partent presque tous les appareils destinés à éclairer leurs rivages. Ainsi nous pouvons dire avec un juste orgueil que c’est de notre patrie que sont venus tous les progrès essentiels faits dans la question la plus importante peut-être pour la sécurité de la navigation, et par suite pour les intérêts du commerce et de l’humanité.
Après avoir examiné et admiré dans ses moindres détails le magnifique phare des Héhaux, je regagnai Bréhat et repris mes occupations journalières. Cependant la mauvaise saison arrivait à grands pas ; je revenais souvent de mes courses trempé de pluie et transi de froid ; il fallut songer au départ. Mon brave lieutenant de douanes mit encore une fois sa péniche à mon service, et je quittai Bréhat riche en dessins, en notes, en collections d’animaux soigneusement logés dans des tubes remplis d’alcool. Le trajet fut aussi heureux que rapide, et sans presque m’arrêter je me dirigeai vers Saint-Brieuc par la même route que j’avais parcourue trois mois auparavant. La campagne était belle encore ; pourtant le déclin de l’année se faisait sentir et donnait au paysage cette physionomie douce et mélancolique si chère aux ames rêveuses. Les mille nuances de l’automne remplaçaient la livrée brillante, mais uniforme du printemps ; les chênes commençaient à livrer au vent quelques feuilles jaunies ; les oiseaux étaient partis avec les fleurs : de ces dernières, il ne restait que les corolles d’or des genêts mêlées aux grappes purpurines des bruyères, et, distincts sur le premier plan, ces arbustes, en mariant de loin leurs couleurs, revêtaient les collines d’une riche teinte d’ocre qu’animaient encore pour moi les rayons du soleil couchant.