SOUVENIRS
D’UN AMIRAL

seconde partie.
LES ÉPREUVES DU COMMANDEMENT.

III.
Une Expédition à Saint-Domingue.



I.

La suspension des hostilités maritimes[1] rendait à la France, rentrée en possession de la Martinique et de Sainte-Lucie, l’espoir de rétablir également sa domination dans l’île de Saint-Domingue. À la suite de longues convulsions, cette magnifique colonie, que les Anglais avaient vainement tenté de conquérir, s’était à peu près détachée de la métropole, bien qu’elle en eût conservé le drapeau. Le pouvoir y était tombé entre les mains d’un ancien esclave africain, le fameux Toussaint Louverture. Cruel et ignorant comme la plupart des nègres, Toussaint Louverture était doué cependant d’une grande dextérité et d’une certaine science de gouvernement. Il avait su ramener les noirs au travail et grouper autour de lui la plupart des colons auxquels il restait encore quelque espoir de sauver les débris de leur ancienne fortune. La puissance, quelle qu’en soit la couleur ou l’origine, ne manque jamais de courtisans. Aucun genre d’adulations ne fut épargné à Toussaint Louverture. On lui éleva des colonnes, des arcs de triomphe, on exalta son génie jusqu’aux nues, et on finit par lui persuader qu’il était prédestiné à inaugurer le règne de la race noire sur la terre. La présidence à vie venait de lui être conférée. Si la France ne voulait pas se contenter d’un hommage de vassalité dérisoire, il fallait qu’elle se préparât à faire valoir ses droits sur Saint-Domingue les armes à la main. Certes on ne pouvait attendre du premier consul que, dégagé de toute préoccupation du côté du continent, ayant à sa disposition une armée et une flotte impatientes, il renonçât comme à plaisir à l’un des plus beaux apanages de l’ancienne monarchie. L’opinion publique le pressait de restaurer notre commerce maritime, de prendre sous sa garde tant d’intérêts follement ou cruellement sacrifiés par la révolution. Il dut céder à cette pression morale, et contrairement à son opinion intime, assura-t-il depuis, il donna l’ordre de rassembler dans les ports de Brest, de Lorient, de Rochefort, de Toulon et de Cadix une immense expédition. Trente-trois vaisseaux de ligne français ou espagnols, un nombre presque égal de frégates, des corvettes, des bricks et une foule de bâtimens de charge durent transporter à Saint-Domingue une armée de vingt et un mille hommes, dont le commandement fut confié au général Leclerc, beau-frère du premier consul.

Le contre-amiral Latouche-Tréville fut nommé au commandement des forces navales réunies à Rochefort. Peu de jours après son arrivée, les troupes furent embarquées et réparties sur tous les bâtimens de l’escadre. La Mignonne, que je commandais, reçut pour sa part deux cent cinquante hommes. Nous n’attendions plus pour mettre sous voiles que l’avis du départ de l’escadre de Brest. Ce départ eut lieu le 14 décembre 1801, et presque aussitôt nous appareillâmes de la rade de l’île d’Aix. La Mignonne avait été choisie pour frégate-amirale. Son poste était sous le vent et à portée de voix du vaisseau le Foudroyant, à bord duquel flottait le pavillon de l’amiral Latouche. Le jour même de notre appareillage, je pus apprécier l’extrême bienveillance et le coup d’œil de notre nouveau chef. On venait de faire signal à la Mignonne de passer à poupe du Foudroyant. Par une maladresse de l’officier qui commandait sur le gaillard d’avant, l’ancre de la frégate, déjà hors de l’eau, retomba sur le fond. Cet accident survenait au moment même où j’allais doubler le vaisseau l’Union. Arrêtée brusquement par son câble, la frégate se mit à dériver sous le beaupré de ce vaisseau. Un abordage semblait inévitable. Les suites en eussent été très graves, car la brise était fraîche et la mer assez grosse. J’ordonnai de couper le câble et d’orienter les voiles en sens contraire. De cette façon, l’effort du vent ne tendait plus qu’à faire rétrograder la frégate, et je m’éloignai à reculons de l’obstacle contre lequel, sans cette manœuvre, j’aurais été infailliblement me briser. Mon beaupré même effleura légèrement les haubans du vaisseau. J’étais vivement contrarié d’un incident qui me privait au début de la campagne d’une de mes ancres et d’une partie de mes câbles. En passant à poupe de l’amiral, je lui rendis compte de l’événement qui m’avait retardé. L’amiral avait tout vu déjà. C’était un homme de mer consommé, rien ne lui échappait des moindres mouvemens de son escadre. Loin de me blâmer, il eut la bonté de me féliciter de la manœuvre par laquelle je m’étais tiré d’une position aussi difficile. Dès ce jour, mon cœur lui fut acquis. Je sentis que je venais de rencontrer un homme digne de commander à des officiers et à des marins français.

Quelques jours plus tard, nous étions à la hauteur des îles Canaries ; je reçus l’ordre de chasser en avant et de signaler la terre aussitôt que j’en aurais connaissance. Je la découvris en effet quelques heures après m’être séparé de l’escadre. Je revenais vers l’amiral, portant en tête de mât le signal indicateur de la mission dont j’étais chargé. L’escadre marchait alors formée sur deux colonnes. Le vaisseau qui conduisait la seconde colonne, par un caprice dont je ne puis comprendre le motif, voulut me disputer le passage. Heureusement, certain que je pouvais passer devant lui sans le gêner, je continuai ma route, et l’amiral, qui avait remarqué la manœuvre du vaisseau, l’improuva en m’adressant, le signal de satisfaction. De pareils signaux sont flatteurs pour un capitaine, mais ils rendent souvent ses relations assez délicates avec ses camarades. Il vaut mieux, assure-t-on, faire envie que pitié : je le crois volontiers ; seulement il me parut alors que, dans une escadre, le premier de ces sentimens était beaucoup plus facile à éveiller que l’autre. Je ne tardai pas à m’apercevoir que cette présomption était juste.

Aux approches de l’île de Saint-Domingue, des grains de pluie et de vent vinrent gonfler la mer, et ne permirent plus de naviguer qu’avec des ris pris aux huniers. J’eus encore cette fois la mission d’aller reconnaître la terre. Avant la nuit, j’avais aperçu l’extrémité orientale de Saint-Domingue, les terres basses de l’île Saona et le cap Engaño, remarquable par sa grande élévation. Je pris de bons relèvemens de ces deux points, et, certain désormais de notre position, je me hâtai de venir en rendre compte à l’amiral. Le chef de file de la seconde colonne ne se montra pas plus disposé cette fois que la première à me faciliter l’accomplissement des ordres de l’amiral. Il me héla d’une voix de stentor qu’il espérait bien que je n’entreprendrais pas de lui passer au vent. Je lui répondis que j’étais porteur d’ordre, position exceptionnelle devant laquelle toute autre en escadre doit s’effacer, et que je me croyais dans l’obligation, quoi qu’il pût advenir, de continuer ma bordée. Pendant ce pourparler, j’avais déjà dépassé le vaisseau qui prétendait me barrer la route, et je me dirigeais en toute hâte vers l’amiral, qui m’attendait avec impatience. Dès que j’eus fait connaître à ce dernier notre position. Il donna l’ordre à l’escadre de serrer le vent, ne voulant pas sans doute être vu de la côte avant que toute l’armée ne fût réunie au point de rendez-vous. Ce point, il faut en convenir, n’était pas heureusement choisi. Au vent de l’île de Saint-Domingue, le temps est rarement beau ; on y trouve une mer dure, des orages fréquens, et tout ce qui peut rendre la navigation difficile et pénible. Pendant le peu de jours que nous avons passés en croisière dans ces parages, nos bâtimens ont plus souffert que durant tout le cours de notre longue traversée.

Il m’avait été prescrit de me tenir au vent de l’escadre, à trois ou quatre lieues de distance, afin d’indiquer à la flotte franco-espagnole, partie de Brest sous le commandement des amiraux Villaret-Joyeuse et Gravina, le lieu précis où l’attendaient nos vaisseaux. Le premier bâtiment que j’aperçus était le vaisseau le Mont-Blanc, qui éclairait la marche de cette flotte. Je le conduisis, malgré l’obscurité de la nuit, jusqu’au vaisseau que montait l’amiral Latouche. Au jour, plusieurs vaisseaux espagnols étaient en vue ; le soir, toute la flotte nous avait rejoints. Nous fîmes route aussitôt pour la rade du Cap, située à l’extrémité opposée de l’île. Les vaisseaux naviguaient en route libre, seul moyen d’éviter les lenteurs qu’entraîne toujours la formation d’un ordre régulier. Le vent était frais, nous avions un grand sillage, lorsqu’au milieu de la nuit je m’aperçus, en consultant la carte, que nous nous dirigions vers un banc à fleur d’eau nommé la Caye-d’Argent. Nous ne devions pas être à plus d’un mille ou deux des récifs. Je fis immédiatement le signal que la route était dangereuse à tenir, et en même temps je changeai de route le premier. Ce signal fut aussitôt répété à coups de canon par le vaisseau de l’amiral Latouche, qui s’empressa d’imiter la manœuvre de la Mignonne ; mais tous les bâtimens de la flotte ne furent pas aussi prompts à prendre un parti. Il y eut un instant de confusion et de désordre impossible à décrire : les uns avaient viré de bord, les autres suivaient encore leur première direction. Ce ne fut que par le plus heureux des hasards qu’il n’y eut point d’abordage entre tous ces bâtimens. Je fus d’abord rencontré, sous les nouvelles amures auxquelles je m’étais rangé, par la frégate l’Uranie, qui passa si près de nous que son bout-dehors de foc déchira notre brigantine. J’avais à peine évité ce danger, qu’il s’en présenta un bien plus redoutable : le vaisseau l’Aigle, sous toutes voiles, gouvernait de manière à nous couper en deux. J’avais cependant fait hisser à l’arrière et à l’avant de la frégate des fanaux qui indiquaient clairement notre position ; mais ce vaisseau était le chef de file que j’avais doublé deux fois, et son capitaine avait pour principe qu’un vaisseau de ligne ne doit pas se déranger pour une frégate. Hélas ! il n’est que trop vrai, telle est la loi rigoureuse de la tactique. Ce n’est point une raison cependant pour couler une frégate, quand on peut l’éviter. Fort de son droit et brutal déjà comme il le fut plus tard dans un rang plus élevé, le capitaine de l’Aigle ne fit pas le moindre mouvement pour se détourner de sa route. L’agilité et l’admirable prestesse de la Mignonne la tirèrent cette fois encore du danger.

L’armée longea la côte de Saint-Domingue jusqu’à la hauteur de la ville du Cap ; mais, au lieu d’entrer franchement dans la rade et d’agir avec résolution, on s’amusa à parlementer avec les noirs. Il était facile de venir s’embosser à un quart de portée de canon des quais de la ville, et d’y opérer le débarquement des troupes. Notre hésitation excita les défiances de Toussaint Louverture, qu’on avait jusqu’alors laissé dans l’incertitude sur le parti qu’on prendrait à son égard, et qui n’avait pas encore complètement méconnu la suprématie de la France. Il ne douta plus qu’on n’en voulût à la fois à son pouvoir et à sa personne. Sa résolution fut prise à l’instant : il ordonna de livrer aux flammes la ville du Cap, et ses ordres impitoyables ne furent que trop bien exécutés.

L’escadre du contre-amiral Latouche s’était dirigée sur le Port-au-Prince ; ma frégate seule, qui avait reçu à Rochefort, outre ses passagers, un chargement de munitions de guerre, fut retenue devant le Cap. D’autres divisions furent détachées pour prendre possession du port de Paix et du fort Dauphin. Après beaucoup d’hésitations, on arrêta le point où se ferait le débarquement des troupes destinées à agir contre le Cap. Ce fut la baie de l’Acul, située à quelques milles à l’ouest de cette île, qu’on choisit pour une opération qui demandait avant tout la plus grande célérité. Il eût été de beaucoup préférable de débarquer dans l’anse qui se trouve en arrière du fort Picolet. On n’eût été ainsi qu’à une demi-lieue environ de la ville, et on eût évité à nos soldats une marche longue et pénible à travers des montagnes escarpées, où il n’y a d’autre route que des sentiers étroits. Peut-être alors serait-on parvenu à sauver de l’incendie la plus riche cité de Saint-Domingue. Le peu de profondeur de l’eau dans la baie de l’Acul ne permet pas aux vaisseaux de s’approcher de terre. Il fallut transborder sur les frégates les troupes, qui eurent à faire ensuite un assez long trajet dans les chaloupes de l’escadre. Trente-six heures suffirent à peine pour terminer le débarquement. La résistance des nègres fut très faible ; ils abandonnèrent presque aussitôt le petit fort bâti sur une éminence qui domine la baie, et leur artillerie de campagne, consistant dans un mauvais canon de k monté sur une charrette, leur fut enlevée par les premières compagnies qu’on jeta sur la plage. Le général en chef, à la tête de son armée, s’avança vers la ville du Cap. Les difficultés du terrain rendirent sa marche très lente ; lorsqu’il arriva sur les hauteurs d’où il pouvait découvrir cette malheureuse cité, il n’avait plus sous les yeux que des ruines fumantes : plus de 100 millions de valeur avaient été dans un seul jour la proie des flammes. Ce fut alors qu’on dut regretter les irrésolutions qui avaient amené un tel résultat. Il n’est pas si aisé qu’on le suppose de fermer les yeux au péril et de se jeter tête baissée dans les aventures : il n’en est pas moins du devoir de l’histoire de noter les occasions où le parti le plus audacieux eût été le meilleur et le plus sûr. Dans cette circonstance, ce fut une faute de ne point faire entrer d’emblée les vaisseaux dans la rade : il est probable que les nègres ne s’y fussent point opposés ; mais l’eussent-ils tenté, il n’y avait là aucune fortification capable de résister au feu de notre armée navale. Le fort Picolet, qui était l’épouvantail de la passe, n’aurait pas supporté pendant deux heures les bordées d’un vaisseau de ligne ; il aurait été comblé par les débris de la montagne à laquelle il était adossé.

Les amiraux Villaret-Joyeuse et Gravina, dont la présence, une fois le débarquement effectué, n’était plus nécessaire, se disposèrent à opérer leur retour en Europe avec tous les vaisseaux qui ne devaient pas faire partie de la station laissée devant Saint-Domingue. Je reçus l’ordre de me rendre au Port-au-Prince et d’y reprendre, près du contre-amiral Latouche, destiné à commander en chef nos forces navales dans la mer des Antilles, la position dont sa confiance m’avait honoré dès notre départ de Rochefort. La vigueur avec laquelle avait été dirigée l’attaque du Port-au-Prince par l’amiral Latouche et le brave général Boudet n’avait pas laissé aux nègres le temps d’organiser sur ce point leurs moyens de défense, ou d’arrêter leur plan de destruction. En moins d’une heure, les troupes furent jetées à terre, tandis que les vaisseaux embossés sous les forts contraignaient les noirs à les abandonner. Il n’y eut un peu de résistance qu’à l’entrée de la ville, où l’on échangea avec les insurgés quelques coups de fusil. Les expéditions du fort Dauphin et du port de Paix avaient eu un résultat semblable. La partie méridionale de l’île était restée sous le commandement du général noir Laplume, qui avait établi sa résidence dans la ville des Cayes. Ce général n’hésita pas à se réunir à nous, et ses troupes firent cause commune avec les nôtres. Les succès de notre armée furent aussi aisés que rapides. Toussaint Louverture, Dessalines, Christophe et presque tous les chefs noirs fuyaient devant nos soldats victorieux. L’armée avait été partagée en divisions destinées à agir séparément sur divers points de l’intérieur. Ces divisions se réunirent pour enlever la Crète-à-Pierrot, position très forte où s’étaient rassemblés les débris de l’armée de Toussaint Louverture. On ne put s’emparer de ce camp retranché qu’après plusieurs combats opiniâtres dans lesquels des généraux, le général en chef lui-même et un assez grand nombre d’officiers supérieurs furent blessés. Ce dernier succès mit le sceau à notre conquête. La défection ne tarda point à se mettre dans l’armée de Toussaint. Des généraux, des colonels, venaient chaque jour à la tête de leurs soldats faire leur soumission. Dans cette position désespérée, Toussaint Louverture ne pouvait qu’accepter la paix qui lui était offerte. Quoique vaincu, il fit son entrée dans la ville du Cap en triomphateur, escorté d’une garde nombreuse, de ses officiers-généraux et de son satellite Dessalines, le plus astucieux et le plus féroce des nègres. Ainsi, en quelques mois, la France était rentrée en possession de la colonie à laquelle elle avait dû sa grandeur maritime. Toussaint Louverture, relégué aux Gonaïves, paraissait y être oublié. L’île était tranquille ; les propriétaires et les hommes de couleur revenaient de l’exil, les travaux reprenaient de l’activité. Tout présageait un avenir réparateur.

Tel était l’état des choses lorsqu’une mission de confiance m’éloigna momentanément de Saint-Domingue. Les Anglais avaient perdu près de trente mille hommes en voulant conquérir cette colonie à la faveur des troubles qui la désolaient. Ils ne prévoyaient pas que nous réussirions aussi aisément dans une entreprise dont ils connaissaient mieux que d’autres les difficultés. La promptitude avec laquelle nous avions surmonté tous les obstacles irrita encore leur jalousie. Sous prétexte des inquiétudes que leur causait le voisinage de forces aussi considérables, ils insistèrent pour que nous n’eussions dans les rades de Saint-Domingue qu’un très petit nombre de vaisseaux. Ce fut pour répondre à ces réclamations que je reçus l’ordre de porter à la Jamaïque un chef de bataillon, aide-de-camp du général en chef. Notre mission fut facile à remplir : nous fîmes connaître au gouverneur et à l’amiral que la plupart de nos vaisseaux étaient déjà en route pour l’Europe, et que nous n’avions conservé que ceux qui étaient absolument nécessaires au service de la station.

Il est impossible de rencontrer un accueil plus empressé que celui qui nous fut fait dans la colonie anglaise. Des voitures furent mises à notre disposition, afin que nous pussions visiter la ville de King’s Town ainsi que les environs. Le capitaine Brisbane, du Goliath, voulut nous avoir à dîner à son bord. Le nombre des invités donnait à ce dîner les proportions d’un banquet. La plupart des officiers supérieurs de l’escadre anglaise et de la garnison y figuraient. Je me rappelle encore avec quel étonnement je me trouvai assis à la table de gens que dix années de guerre m’avaient appris non-seulement à haïr, mais à considérer comme nos ennemis naturels et irréconciliables, dont j’ignorais la langue, qui ne savaient pas pour la plupart un mot de la mienne, et dont les usages me semblaient d’une grossièreté révoltante. Ce luxe de table si différent du nôtre, ces énormes pièces de viande faites pour figurer dans un festin homérique, ces ragoûts épicés à emporter le palais, cette profusion de vins frelatés et capiteux, ces toasts multipliés qui faisaient disparaître de moment en moment quelques-uns des convives sous la table, cet appétit brutal, cette ivresse sans gaieté, tout cela me semblait digne d’un peuple de barbares. Les Anglais d’aujourd’hui ne sont plus heureusement ceux de 1802, et je ne comprends pas qu’il y ait parmi eux des Saxons assez obstinés pour le regretter.

Le séjour de la Jamaïque devait nous laisser de bien tristes souvenirs. La fièvre jaune éclata tout à coup à bord de la frégate. Cette circonstance me décida à précipiter mon départ. Je mis sous voiles dans l’espoir que l’air pur de la mer arrêterait les progrès de cette terrible maladie : habituelle illusion de ceux qui éprouvent pour la première fois la malignité du climat des Antilles ! Dans l’espace de trois jours, j’eus à regretter la perte de dix-neuf hommes. Plus du double de ce nombre étaient alités. Jusqu’à notre arrivée devant Port-au-Prince, notre situation ne fit que s’aggraver. En mouillant sur cette rade, j’appris que l’île de Saint-Domingue était en proie à la même épidémie. Mon premier soin fut de faire déposer mes malades à terre. Il n’y avait encore d’autres hôpitaux que des maisons étroites, mal aérées et dépourvues des objets les plus essentiels. J’allais régulièrement matin et soir visiter nos pauvres marins, qui presque tous avaient déjà fait de longues campagnes avec moi. Ils se montraient sensibles aux témoignages de mon affection, et réclamaient toujours ma présence au moment d’expirer. La fièvre jaune s’attaquait plus particulièrement aux jeunes gens. Dix aspirans doués d’une brillante santé, gais, actifs, laborieux, étaient embarqués sur la frégate la Mignonne. Tous les dix furent atteints par l’épidémie ; huit d’entre eux succombèrent. Au nombre de ces derniers se trouvait un jeune parent que j’aimais beaucoup ; mes soins ne purent le sauver. Un de mes officiers, qui avait fait en qualité d’aspirant la campagne du Milan, Michon, un de mes plus chers camarades d’école, mourut aussi entre mes bras. Tout attendrissement était alors funeste, et j’avais remarqué plusieurs fois que les pleurs étaient l’indice d’une fin prochaine. Je ne sais si ce fut le profond chagrin dont j’étais dévoré, ou la contagion de cet air méphitique, qui me livra au fléau dont je bravais avec désespoir l’influence. Un soir pourtant je me sentis tout à coup saisi d’un violent mal de tête ; j’eus à peine la force de sortir de l’hôpital et de me rendre abord. Une fièvre ardente se déclara, et deux heures après je vomissais le sang. Les médecins trouvèrent mon état des plus alarmans : ils décidèrent que je devais être immédiatement transporté à terre, où l’on m’avait déjà fait préparer une chambre. Une copieuse saignée au pied que l’on rouvrit le lendemain et les soins attentifs d’une femme du pays me rendirent à la vie. Au bout de trois mois, on ne me considérait pas encore comme tout à fait hors de danger. L’épidémie prenait indifféremment ses victimes parmi les marins et parmi les soldats. Il devint indispensable de réorganiser les équipages en opérant de larges réductions dans l’effectif de chaque bâtiment. La Mignonne ne devait plus avoir que cent quarante hommes, officiers compris, au lieu de deux cent soixante-quinze. Tous les autres bâtimens de la station subirent des réductions analogues. Afin de réparer nos pertes, on fit, comme en Angleterre, la presse sur les navires de commerce. On prit à ces bâtimens un homme sur six ; cette ressource fut insuffisante ; elle ne compensait même pas les pertes journalières.

Tout ce qui se passait alors dans la colonie présageait un avenir effrayant. Le général Leclerc, qui était d’une constitution peu robuste, n’avait pu résister à l’excès de ses travaux : il venait de mourir presque subitement. Sa perte fut cruellement sentie par tous les honnêtes gens, quoi qu’en aient pu dire ses détracteurs. Le général Leclerc était un homme de bien et de mérite. Sa bravoure, sa probité, son aptitude aux affaires eussent sauvé la colonie, s’il eût été mieux secondé, si ses ordres eussent été plus loyalement exécutés. L’armée, privée de son chef, s’épuisait par des pertes continuelles. Les nouvelles troupes qui arrivaient de France résistaient à peine quelques jours à la maligne influence du climat. Le désordre était dans les esprits et dans l’administration. La cupidité des uns, l’orgueil ou la faiblesse des autres devaient fatalement amener un soulèvement général. On le sentit et on crut prévenir la révolte en organisant la terreur. Les troupes noires furent désarmées ; on fusilla leurs chefs ; on fit enlever Toussaint Louverture, que l’on accusa de conspirer, et l’on n’excepta pas même de la proscription les mulâtres qui, contraints d’émigrer, étaient revenus dans l’île avec nous. Sur tous les marchés se dressèrent des potences, sur tous les points de la colonie se multiplièrent les supplices. Pendant que des actes d’oppression inqualifiables détachaient de notre cause le peu de partisans qui lui étaient restés fidèles, les nègres s’organisaient partout. Les Anglais et les Américains, malgré la surveillance de nos bâtimens légers, leur fournissaient des armes et des munitions. Les insulaires de la classe inférieure, connus dans les colonies sous le nom de petits blancs, trahissaient par cupidité la cause à laquelle la couleur aurait dû les rattacher. Les communications avec l’intérieur ne tardèrent pas à être interceptées. Il fallut se réfugier dans les villes, d’où on ne pouvait plus sortir sans être exposé à l’impitoyable férocité des nègres.

L’amiral Latouche, dont les courageux avis n’avaient pas été écoutés, et qui voulait que l’on ne conservât à Saint-Domingue que des « chefs de bataillon ayant leur fortune militaire à faire, » avait renvoyé le Foudroyant en France et arboré son pavillon sur la Mignonne, Très mécontent de la tournure que prenaient les affaires, il s’était retiré au môle Saint-Nicolas, le port le plus salubre de l’île, situé en face de l’extrémité orientale de Cuba, dont une quinzaine de lieues le sépare. De là nous assistions en spectateurs impuissans, mais non indifférens, à la décadence de notre colonie. Le patriotisme de l’amiral Latouche ne put se résigner longtemps à ce rôle passif. Il jugea que la gravité des circonstances réclamait sa présence auprès du capitaine-général. Nous mîmes sous voiles, et bien que les vents fussent contraires, le cinquième jour nous laissions tomber l’ancre devant la ville du Cap. L’aspect de cette rade, que j’avais laissée si animée il y avait peu de mois, présentait alors quelque chose de lugubre. Les bâtimens de guerre comme les bâtimens de commerce avaient disparu. Déjà on parlait d’abandonner cette île funeste, d’embarquer l’armée et de la ramener en France. L’arrivée de nouveaux renforts, et, je crois aussi, l’influence de l’amiral Latouche firent abandonner ce honteux projet.

L’insurrection cependant prenait des proportions immenses. Le nombre des ennemis qui cernaient la ville du Cap augmentait chaque jour. Le général mulâtre Pétion commandait une de nos divisions. Les offres les plus séduisantes n’avaient pu le détacher de ses devoirs envers la France. Après des succès inespérés, il avait enfin été contraint de battre en retraite devant des forces très supérieures. À sa rentrée au Cap, un sabre d’honneur lui avait été décerné en récompense de sa belle conduite. L’envie trouva cependant le moyen de le rendre suspect. On forma le projet de l’arrêter ; mais cette résolution ne fut pas tenue tellement secrète, que Pétion n’en pût être averti. Il sortit à la dérobée de la ville, passa à l’ennemi et courut se joindre au mulâtre Clairvaux, envers lequel on avait eu des torts à peu près semblables. La nuit même de l’évasion de Pétion, plus de quinze mille nègres attaquèrent les avant-postes du Cap, forcèrent les premières lignes, et ne furent repoussés qu’après les plus grands efforts. En présence de cette formidable insurrection, le général Rochambeau, qui avait succédé au général Leclerc, commit la faute de transporter le siège du gouvernement de la ville du Cap dans celle de Port-au-Prince : c’était abandonner le nord de l’île aux entreprises de l’ennemi. Bientôt la population noire tout entière, les mulâtres eux-mêmes, malgré l’antipathie profonde qui les séparait des nègres, se trouvèrent en armes comme le premier jour : Saint-Domingue était à reconquérir.


II

L’amiral Latouche n’avait pas approuvé le départ du général Rochambeau pour le Port-au-Prince. Il voulut rester au Cap, ne fut-ce que pour protester par sa présence contre une mesure qu’il jugeait désastreuse ; mais en même temps il me prescrivit de me rendre avec la Mignonne sur la rade qui allait devenir, par le déplacement du quartier-général, le centre des opérations maritimes. J’occupais cette nouvelle station depuis plus d’un mois, lorsque je reçus l’ordre de me rendre immédiatement devant Léogane. Les révoltés pressaient vivement cette ville, regardée à bon droit comme la clef de Port-au-Prince, dont elle n’est éloignée que d’une vingtaine de milles. Assise sur un terrain tout à fait plat, n’étant dominée par aucune éminence, ne pouvant être que difficilement insultée par des vaisseaux, puisqu’elle est à plus de deux mille mètres du bord de la mer, Léogane eût pu faire une excellente place de guerre. Avant la création du Cap et du Port-au-Prince, elle avait été la capitale de la colonie : mais elle était descendue depuis lors au rang des villes secondaires. Son importance actuelle était toute stratégique : par sa position, elle commandait la chaussée qui mettait le Port-au-Prince en communication avec les divers mouillages de la partie occidentale et méridionale de Saint-Domingue.

Parti dans l’après-midi de la baie de Port-au-Prince, je laissais, avant le coucher du soleil, tomber l’ancre sur la rade de Léogane. Ce ne fut que le lendemain que je pus entrer en relations avec la ville, située, je l’ai dit, à près de trois quarts de lieue de la plage. Une escorte de vingt-cinq cavaliers noirs me fut aussitôt envoyée, avec un bon cheval, par l’officier commandant la place. Nous n’eûmes à nous défendre d’aucune attaque pendant ce court trajet. La garnison se composait de cent cinquante hommes de couleur, retranchés au centre de la ville, sur la place principale, sans vivres et sans munitions. Les insurgés avaient souvent franchi l’enceinte extérieure de la place, qu’ils avaient pillée, mais ils étaient toujours venus échouer contre le sang-froid du petit nombre de braves au secours desquels il était bien temps qu’on accourût. Je pris note de tous les besoins de cette intrépide poignée d’hommes, et je repartis pour la plage, accompagné du détachement qui m’avait déjà escorté. Si nous n’avions pas éprouvé d’opposition pour arriver jusqu’à Léogane, il n’en fut pas de même au retour. Les insurgés s’étaient embusqués dans les fourrés qui bordent la route, ils nous saluèrent d’une vive fusillade jusqu’au moment où nous fûmes à portée de la caronade dont j’avais fait armer ma chaloupe. Je m’empressai de faire parvenir à Léogane les divers objets qui m’avaient été demandés ; mais le nombre des ennemis grossissait chaque jour. Ils investirent complètement la place, et ils finirent par s’emparer d’une batterie de vingt pièces de gros calibre, construite sur le bord de la mer pour assurer la défense de la rade. Les communications furent dès lors interceptées, et il nous fut impossible de continuer à ravitailler la garnison de Léogane. Dans cette situation désespérée, j’envoyai une petite goélette, qui avait été placée sous mes ordres, demander des renforts au Port-au-Prince. En attendant, je cherchai à déloger les insurgés de l’ouvrage dans lequel ils s’étaient retranchés. Les revêtemens en terre demeurèrent impénétrables à mes boulets ; j’y aurais épuisé, je crois, toutes les munitions de la frégate. J’avais recueilli à bord de la Mignonne plusieurs noirs échappés aux fureurs de Dessalines ; l’un d’eux m’avait déjà rendu d’importans services. Je le fis venir et lui proposai de porter pendant la nuit une lettre au commandant de Léogane. Cet homme courageux accepta sans hésiter une mission dans laquelle il y allait presque à coup sûr de sa tête. La lettre que je lui confiai renfermait une série de signaux. Dès que l’obscurité fut complète, je le fis mettre à terre. Il s’était à peine écoulé cinq minutes depuis qu’une de nos pirogues l’avait déposé sur la plage, que nous entendîmes des cris, suivis presque aussitôt de plusieurs coups de fusil. Je ne doutai pas que ce malheureux messager n’eût été découvert et fusillé sur-le-champ. Ma surprise et ma joie furent bien grandes, lorsque, vers dix heures du soir, je vis s’élancer dans la direction de la ville deux fusées qui m’annonçaient que ma lettre était parvenue à sa destination. Avant le point du jour, ma longue-vue était braquée du côté de Léogane. J’aperçus nos signaux qui flottaient au vent. La place m’annonçait qu’elle pouvait encore tenir pendant deux ou trois jours.

Le nègre qui s’était chargé de porter ma missive n’avait pu prendre pied sur le rivage, sans attirer l’attention des révoltés ; mais il avait eu la prévoyance de se mettre entièrement nu et de se frotter d’huile. Plusieurs fois ses adversaires mirent la main sur lui, sans pouvoir le saisir. Ce fut alors que partirent les cris que nous avions entendus. Le nègre était agile. Au milieu de ce péril pressant, il conserva toute sa présence d’esprit. Après avoir brusquement écarté les gens qui l’entouraient, il se mit à fuir, et, comme il le disait avec le sang-froid d’un héros et la sagacité d’un sauvage, « la couleur noire ne se distingue pas aisément la nuit. » Il fut bientôt hors de vue. Au lieu de continuer à suivre le sentier, il se jeta de côté, se coucha à plat ventre dans les broussailles et ne bougea plus. Les insurgés passèrent près de lui, le croyant toujours devant eux : ils firent feu dans la direction que, selon toute probabilité, il avait dû suivre. Lorsqu’ils eurent perdu l’espoir de l’atteindre, ils se concertèrent pour lui couper le chemin de la ville. Leur ennemi les avait prévenus ; il arriva aux avant-postes français avant eux. Son salut était à ce prix ; mais l’approche de ces avant-postes allait l’exposer à un double danger. S’il avait à redouter la rencontre des insurgés, il ne devait pas moins craindre les balles des sentinelles françaises. Son intelligence trouva réponse encore à ce dilemme : il se glissa avec précaution et en rampant le long du sentier jusqu’à ce qu’il fût à portée de voix de la première sentinelle. C’était là le moment critique. Au lieu de se redresser brusquement, il s’étendit à plat sur le sol, et, sans bouger de cette position, cria au factionnaire qu’il était porteur d’une lettre du commandant de la rade. On s’avança vers lui, et on s’empressa de le conduire dans l’intérieur de la place.

Les renforts que j’avais demandés ne se firent pas attendre. Le lendemain matin, la goélette la Flamme, accompagnée de l’aviso que j’avais expédié au Port-au-Prince, m’apporta cent hommes de troupes de ligne. Je pris toutes mes dispositions pour une attaque de vive force. La Mignonne s’embossa devant la plage : son artillerie, qui commandait la route de Léogane à Port-au-Prince, battait également tout l’espace compris entre la batterie tombée au pouvoir des insurgés et un grand village dans lequel de nombreux tirailleurs se tenaient embusqués. Le brick l’Arcole, arrivé depuis cinq ou six jours sur rade, fut mouillé le plus près possible du rivage, et spécialement chargé de protéger le débarquement. La goélette la Flamme, l’aviso et la chaloupe de la Mignonne, postés de l’autre côté de la batterie, la prenaient à revers, et coupaient la retraite aux insurgés. Je joignis à la nouvelle troupe placée sous mes ordres soixante marins dont je confiai le commandement à un enseigne de vaisseau qui m’avait en mainte occasion appris à compter sur son sang-froid et sur sa bravoure. Toutes ces mesures prises, je signalai à la ville de Léogane que j’allais attaquer les révoltés, afin que la garnison pût agir de son côté.

En abordant la côte, nos embarcations furent assaillies par une fusillade très vive partant d’un retranchement que les insurgés avaient creusé dans le sable pendant la nuit. Quelques hommes furent blessés ; dans le nombre se trouva l’officier qui commandait les soldats d’infanterie. Je m’aperçus qu’il y avait de l’hésitation parmi nos hommes, que personne ne débarquait, et que le moindre retard pouvait avoir les suites les plus graves. Je me jetai aussitôt dans mon canot, et j’arrivai au milieu des nôtres ; l’enseigne de vaisseau qui commandait nos marins et le commis aux revues de la frégate, qui m’accompagnait en amateur, furent les deux premiers qui sautèrent à terre. Leur exemple donna l’élan aux autres. Pendant qu’on se battait sur ce point, les nègres qui se tenaient en réserve dans l’intérieur de la batterie débouchèrent tout à coup pour venir au secours de ceux qui se débandaient. La Mignonne et l’Arcole leur envoyèrent une bordée à mitraille et leur tuèrent beaucoup de monde. Bientôt leur déroute fut complète. Nous les poursuivions avec ardeur. Je suis convaincu que si en ce moment la garnison de Léogane eût fait une sortie, nous eussions obtenu un succès décisif. Malheureusement l’officier qui, depuis plusieurs mois, défendait si héroïquement cette ville venait d’être remplacé par un autre commandant, brave sans doute, mais arrivé récemment de France, et ne connaissant ni les localités, ni ce genre de guerre. L’ennemi cependant ne s’arrêtait pas ; il fuyait dans toutes les directions, à travers les cotonniers et par des sentiers qui nous étaient inconnus. Je craignis qu’une plus longue poursuite ne nous entraînât dans quelque embuscade, et j’ordonnai de battre la retraite pour rallier nos gens. Dans cette chaude affaire, nous eûmes une vingtaine d’hommes tués ; notre plus grande perte fut celle du brave enseigne de la Mignonne. Emporté par son courage, il se jeta dans un gros d’insurgés. Un cavalier lui fendit la tête d’un coup de sabre. Les blessés ne furent pas en proportion des morts. Nous n’en eûmes pas plus de cinq ou six. Avant d’effectuer mon retour à bord de la Mignonne, je fis établir les troupes dans la batterie d’où nous venions de débusquer les révoltés.

Il était à peu près cinq heures du soir lorsqu’un bateau du pays arriva à bord de la frégate, portant le général de brigade Lavallette. Cet officier-général était envoyé du Port-au-Prince pour diriger l’expédition que nous venions de terminer. Je lui en donnai tous les détails, et pour qu’il pût de ses propres yeux apprécier la situation, nous descendîmes dans la matinée du lendemain sur le point même où s’était opéré le débarquement. Il put juger, au nombre des cadavres ennemis restés sur le terrain, que la résistance avait été opiniâtre. Nous entrâmes dans la batterie, nous y prîmes une escorte et nous nous rendîmes en ville. Pendant la route, le général Lavallette, qui était bon juge en pareille matière, me répéta à diverses reprises : « C’est une brillante affaire, monsieur le commandant ; vous venez de rendre un immense service à la colonie. En sauvant Léogane, vous avez sauvé Port-au-Prince. » Sa surprise fut extrême quand il vit le réduit où la garnison avait résisté aux assauts de masses énormes d’insurgés. Il donna à ces braves soldats les éloges que méritait si bien leur admirable conduite.

Accompagnés de notre escorte, nous reprîmes, toujours à pied, le chemin par lequel nous étions venus. Ce second trajet ne fut pas aussi paisible que le premier. Les nègres étaient déjà postés dans les broussailles, ils firent feu sur nous ; mais le général savait mieux que moi comment on éclaire une route. Il donna l’ordre aux soldats de l’escorte d’appuyer à droite et à gauche, et pendant que ses tirailleurs échangeaient à distance des coups de fusil avec les nègres, nous pûmes continuer notre entretien aussi tranquillement que si nous eussions cheminé en pays ami. Nous rentrâmes à bord de la frégate, et après le dîner le général Lavallette repartit pour Port-au-Prince. Il fallait ne pas perdre le fruit de ce premier avantage. Je me décidai donc à prolonger mon séjour sur la rade de Léogane. Déjà les insurgés étaient moins entreprenans ; ils se bornaient à incendier les habitations de la plaine et ne gênaient plus les communications avec la ville. Leur nombre cependant ne cessait de s’accroître ; on les voyait de loin s’exercer au maniement des armes, aux manœuvres d’infanterie, et défiler en corps considérables : tout faisait présager qu’ils ne tarderaient pas à reprendre l’offensive.

Près d’un mois s’était écoulé depuis le combat de Léogane, lorsque je reçus de l’amiral Latouche une lettre remplie des éloges les plus affectueux, à laquelle se trouvait jointe ma nomination au grade de capitaine de vaisseau. Le capitaine-général me conférait cette récompense à titre provisoire, en vertu des prérogatives extraordinaires dont il était investi. Ma nomination fut ratifiée le 4 mars 1803 par le premier consul, qui la fit insérer au Moniteur sans consulter et même sans prévenir le ministre de la marine : nouveau grief contre un homme qui ne possédait point déjà les sympathies de ce ministre !

En ce moment, l’amiral Latouche venait de quitter le Cap et d’arriver au Port-au-Prince sur le vaisseau le Duguay-Trouin. Il voulut me rappeler près de lui. La révolte grandissait partout et menaçait tous les points de l’île à la fois. La ville de Saint-Marc, située en regard de Léogane, sur le bord opposé de l’immense golfe de Port-au-Prince, était assiégée et près de succomber ; elle ne pouvait être sauvée que par un prompt secours. Le général Boudet s’embarqua sur ma frégate avec un tel nombre de soldats, qu’il était impossible de passer de l’arrière à l’avant. Néanmoins au point du jour nous étions sous voiles, et le soir même nous jetions l’ancre à portée de pistolet de la plage qui borde la ville de Saint-Marc. Le débarquement fut effectué en un instant. Les révoltés prirent immédiatement la fuite. Nous n’eûmes donc qu’à renforcer la garnison d’une portion des troupes que nous avions amenées. Trois jours à peine après notre départ, nous étions de retour au Port-au-Prince. Ces expéditions rapides intimidaient les nègres, qui n’essayaient jamais de lutter contre nous que lorsqu’ils se trouvaient en forces très supérieures. Pour moi, cette courte mission est demeurée un des meilleurs souvenirs de ma carrière ; elle me procura dans le général Boudet, pour lequel je professais déjà la plus profonde estime, un ami sincère et dévoué.

Les renforts que la France envoyait au secours de Saint-Domingue n’arrivaient jamais que par détachemens trop faibles pour combler les vides de notre armée. Dès leur débarquement, il fallait les mettre en campagne. L’ennemi n’ignorait pas que le climat combattait en sa faveur, que, pour vaincre ces vaillans soldats qui lui inspiraient tant de crainte, il suffisait de les obliger à s’exposer aux ardeurs du soleil ou à subir quelques heures de pluie. Quinze ou vingt jours suffisaient pour anéantir ces héroïques régimens, composés de jeunes gens sains, robustes, dont le courage éprouvé venait de porter la France au plus haut degré de gloire que nation militaire eût jamais connu. Quel était donc le mauvais génie qui présidait à ces envois : de troupes arrivant constamment à Saint-Domingue dans la saison la plus insalubre ? Pourquoi fractionner ces renforts au lieu de les expédier en masses imposantes ? L’armée du général Leclerc n’était que de vingt-trois mille hommes ; elle avait fait la conquête de la colonie dans l’espace de quelques mois, alors que Toussaint Louverture était entouré des régimens qu’il avait organisés et disciplinés. Ces corps réguliers n’existaient plus, on les avait désarmés et en partie détruits. Ainsi moins de difficultés à surmonter. Les déplorables combinaisons auxquelles on s’arrêta ont coûté à la France soixante-six mille soldats ou marins, l’élite de notre armée et de notre flotte ! Une telle succession de fautes devait fatalement entraîner la perte de la colonie.

La ville de Saint-Marc était à peine délivrée que les insurgés investissaient la ville du Petit-Goave. Cette ville, ainsi que celle du Grand-Goave, qui en est voisine, est située dans le canal de la Goave, et distante d’une vingtaine de milles de Léogane. Dans les premiers temps de la colonisation, c’était là que résidait le gouvernement. Cette préférence était fondée sur la beauté et la sûreté du port, qui offre un bassin vaste, abrité de tous les vents, où la mer est toujours calme, le fond d’une qualité parfaite et assez considérable pour les plus grands vaisseaux. Des escadres pourraient sans inconvénient entreprendre dans ce port les plus sérieuses réparations. Les montagnes élevées qui s’avancent presque jusqu’au rivage étaient alors couvertes d’habitations d’un immense produit. La végétation, magnifique partout dans l’île Me Saint-Domingue, étalait sur ce point une pompe inusitée et couvrait les sommets des mornes d’une verdure éternelle. La ville, bâtie sur un plateau, renfermée entre la montagne qui la serrait de près et le bord de la mer, n’avait pour toute défense qu’une citadelle dominée par les hauteurs voisines. Un de ces pitons, véritable pain de sucre, n’était qu’à demi-portée de canon de la ville. On n’en pouvait gagner le sommet que par un sentier très étroit, tracé sur une pente excessivement rapide, qui ne pouvait livrer passage qu’à deux personnes de front. On y avait construit un fortin, auquel on avait donné le nom de Fort-Liberté et qu’on avait armé de quelques pièces d’artillerie. Les insurgés s’étaient emparés, je ne sais trop comment, de cette position redoutable, d’où ils lançaient des balles jusqu’au cœur de la ville. Heureusement, faute de munitions, ils devaient renoncer encore à l’usage des canons, mais ils pouvaient combler ce vide d’un instant à l’autre. Ma première pensée fut de les déloger d’un ouvrage dont la possession devait tôt ou tard les rendre maîtres de la place. Je me concertai à ce sujet avec le chef de bataillon mulâtre qui commandait la citadelle. La garnison devait marcher sur le Fort-Liberté, pendant qu’un simulacre de descente attirerait sur un autre point l’attention de l’ennemi et diviserait ses forces. Nos embarcations en effet n’eurent pas plus tôt débordé de la frégate, que les révoltés accoururent vers le point que cette fausse attaque semblait menacer. Nous les occupâmes assez longtemps pour que le commandant de la citadelle pût exécuter son entreprise sur le fort. S’il avait eu sous ses ordres des soldats français, il eût certainement réussi, mais il n’avait que des Polonais, des mulâtres et des nègres. Aux premiers coups de fusil, le désordre se mit dans sa troupe, et il n’eut rien de mieux à faire que de battre précipitamment en retraite. Ce coup de main manqué, il ne fallait pas songer à le renouveler. Je dus me borner à guerroyer sur la côte. La Mignonne était embossée à portée de voix du rivage. Les nègres venaient souvent nous défier et nous tirer des coups de fusil. Nous répondions par des coups de canon chargés à mitraille, qui avaient bientôt nettoyé la plage, et procuraient à la cavalerie de la garnison l’occasion de sortir pour faire du fourrage. Nous nous maintenions dans cette position depuis environ trois mois, lorsque deux vaisseaux français se présentèrent devant le Petit-Goave. Ils venaient de débarquer dans le sud de l’île de nouvelles troupes qu’ils avaient apportées de France, et, contrariés par les vents, ils s’étaient décidés à relâcher dans cet excellent port, pour se refaire des fatigues d’une longue traversée, avant d’essayer de gagner Port-au-Prince. L’arrivée de ces deux bâtimens intimida singulièrement les révoltés. Quelques expéditions heureuses accomplies par nos embarcations sur divers points de la côte leur causèrent une si grande terreur, que des détachemens entiers se sauvèrent dans les mornes en abandonnant leurs armes, et que la population de la ville, qui manquait de tout, put se répandre au dehors et se procurer, en fouillant les habitations environnantes, des provisions pour soutenir un nouveau siège.

Le séjour de ces deux vaisseaux dans le port du Petit-Goave fut trop court. Leur départ rendit la confiance aux insurgés, que nous vîmes revenir plus entreprenans que jamais. Ce qui ajouta encore à l’audace de l’ennemi, ce fut l’ordre funeste que je reçus de prendre à bord de ma frégate une compagnie de la garnison du Petit-Goave pour la transporter à Miragoane. Cette ville, éloignée de quelques lieues du Petit-Goave, est bien loin d’en avoir l’importance, et ne méritait pas qu’on diminuât pour elle les moyens de défense d’un des points les plus sérieusement menacés de la colonie. Je débarquai mes passagers sous voiles, car devant Miragoane de nombreux hauts-fonds bordent la côte, et la violence du vent n’eût point permis d’y tenir au mouillage. Quarante-huit heures après, j’avais repris mon poste dans le port du Petit-Goave. À l’instant même où j’arrivais, un côtre de l’état partait pour le Port-au-Prince, ayant un nègre pendu à chaque bout de vergue. L’équipage, presqu’entièrement composé de noirs, avait voulu se révolter, et le capitaine s’en était vengé par cette justice sommaire.

Ainsi la trahison nous environnait de toutes parts. Les hommes de couleur nous restèrent plus longtemps fidèles que les noirs. Le moment arriva enfin où il fallut se résoudre à ne plus compter sur eux. C’étaient là cependant les soldats qui formaient la majeure partie de nos garnisons, car c’étaient les seuls que la fièvre jaune épargnât. Dans la citadelle du Petit-Goave notamment, ils étaient de beaucoup les plus nombreux. Le commandant, mulâtre aussi, mais fidèle, eut la bizarre idée de passer une inspection de sa troupe sur l’esplanade, c’est-à-dire en dehors de la citadelle. On lui avait persuadé, m’assura-t-il depuis, que ce déploiement de ses forces répandrait la terreur parmi les insurgés. Les soldats blancs, suivant l’ordre habituel de bataille, prirent la tête de la troupe ; mais à peine étaient-ils sortis des murs, que les soldats noirs et mulâtres fermèrent les portes derrière eux, coururent aux batteries dont les canons étaient chargés à mitraille et y mirent le feu. La confusion inséparable d’un pareil événement ne permit pas à nos soldats de faire la moindre résistance : ils se précipitèrent pêle-mêle avec les habitans vers la mer, pendant que les insurgés descendus des hauteurs se jetaient dans la ville.

Il était à peu près quatre heures du soir, lorsque j’entendis des cris tumultueux suivis de coups de canon partant de la citadelle. J’envoyai aussitôt toutes mes embarcations recueillir les malheureux qui s’étaient avancés dans l’eau jusqu’à la ceinture et sur lesquels les noirs dirigeaient une vive fusillade. Les lamentations des femmes, les pleurs des enfans, les gémissemens de tous ceux qui étaient encore incertains du sort de leur famille, nous navraient de douleur. Il fallait cependant faire trêve à nos sentimens de pitié pour songer à la sûreté de la Mignonne. Nous n’avions pu prévoir une semblable catastrophe. Selon l’habitude des colonies, nous avions dévergué nos voiles pour ne pas les exposer inutilement aux intempéries, et nous les avions soigneusement renfermées dans les soutes. Les insurgés, qui voyaient notre position et qui nous savaient pour le moment incapables de nous mouvoir, s’étaient hâtés de traîner derrière la frégate deux obusiers qui nous auraient fort incommodés, si je n’eusse réussi, en virant sur notre embossure, à leur présenter le travers. Quelques coups de canon chargés à mitraille suffirent pour mettre les révoltés en fuite. Pendant ce temps, nous nous occupions de monter nos voiles sur le pont et de les enverguer ; mais notre équipage était peu nombreux, et les canots qui parcouraient encore la côte pour y chercher quelques habitans ou des soldats attardés avaient emmené nos meilleurs hommes. La nuit survint avant que nous eussions pu remettre nos voiles en vergue, lever nos ancres, embarquer nos canots. La citadelle avait ouvert son feu sur nous, et, bien que les canonniers pointassent fort mal, ce feu n’était pas tout à fait à dédaigner. Cinq de nos hommes furent tués pendant qu’ils viraient au cabestan. Nous ripostions de notre mieux tout en nous hâtant d’achever nos dispositions d’appareillage. Du reste, il faisait calme plat, et la houle était trop forte en dehors de la rade pour que nous pussions nous faire remorquer par nos embarcations. Une partie de cette cruelle nuit se passa donc à échanger des coups de canon avec la citadelle. Les insurgés nous menaçaient de nous couler aussitôt que l’obscurité serait dissipée, et leurs vociférations ajoutaient à l’étrangeté de cette scène. Ce ne fut qu’à trois heures et demie du matin qu’il nous fut possible d’appareiller et de sortir du port à l’aide d’une très faible brise de terre.

Dès que nous fûmes hors de la portée des pièces de la citadelle, nous nous trouvâmes arrêtés par le calme, et ce ne fut que le troisième jour après notre départ que nous pûmes atteindre le mouillage du Port-au-Prince. Je rendis compte à l’amiral Latouche des événemens dont je venais d’être témoin, et je crus devoir insister sur la faute énorme qu’on avait commise en enlevant du Petit-Goave une compagnie qui faisait toute la force de la garnison. L’amiral avait trop l’expérience de la guerre que nous faisions depuis près de deux ans pour ne pas comprendre quelles défections et les maladies nous affaiblissant tous les jours, nous devions concentrer nos forces, et non les disséminer ; Nulle part nous n’étions en état de tenir la campagne. Le Port-au-Prince même, chef-lieu du gouvernement, se trouvait cerné, et il n’y avait plus de sûreté en dehors des portes de la ville.

On paraissait regretter vivement la perte du Petit-Goave, quoique ce ne fût pas une position stratégique de premier ordre. L’amiral Latouche m’entretint d’une expédition que l’on désirait faire pour en reprendre possession. Il supposait qu’avec cent soldats il serait possible de s’en emparer. Il ne connaissait pas les localités et les difficultés de cette entreprise. Aussi fut-il fort étonné lorsque je lui annonçai que mille hommes suffiraient à peine. Je lui remis, à ce sujet, un rapport très détaillé dans lequel j’exprimais des doutes sur la convenance d’une pareille expédition tentée avec des moyens aussi bornés que les nôtres ; mais la résolution des autorités militaires était déjà prise. Le commandement des troupes fut confié au colonel Nétervood, premier aide de camp du général en chef, et neuf cents hommes d’élite furent embarqués sur un vaisseau de soixante-quatorze et sur la frégate la Mignonne. À ces troupes, qui formaient la garde même du général et la principale force de la garnison de Port-au-Prince, on adjoignit une foule de volontaires créoles qui s’offrirent pour prendre part à l’expédition. On embarqua aussi, — je rougis de le dire, — sur deux goélettes qui nous furent adjointes, deux divisions de chiens achetées à grands frais à la Havane. Ces chiens étaient, assurait-on, de la race employée jadis par les conquérans espagnols pour suivre les Indiens à la piste. Chaque division se composait de soixante-quinze chiens, que l’on nourrissait avec de la chair de nègres, et qu’on rendait plus voraces encore en les affamant. C’est avec ces horribles auxiliaires que nous partîmes du Port-au-Prince. Le surlendemain, à la pointe du jour, nous donnions dans le havre du Petit-Goave. Nous y avions à peine laissé tomber l’ancre, que les insurgés mirent le feu à la ville ; ils avaient déjà évacué la citadelle, après en avoir transporté l’artillerie et toutes les munitions au Fort-Liberté. Un conseil fut assemblé à bord du vaisseau.

Le long séjour que j’avais fait au Petit-Goave devait donner quelque poids à mon opinion. Je me crus donc obligé de l’exprimer sans réserve. Suivant moi, l’ennemi, dans la position qu’il occupait, était inexpugnable. L’y attaquer était une témérité insigne, et une témérité sans but, puisque la ville venait d’être réduite en cendres. Il valait cent fois mieux repartir immédiatement pour le Port-au-Prince, qu’on avait imprudemment dégarni de ses meilleures troupes. Mes objections furent écoutées avec une grande défaveur : on ne voulait pas se retirer sans avoir combattu. Les créoles surtout taxaient mes conseils de timidité excessive ; ils prétendaient mieux connaître que moi les abords du Fort-Liberté, et indiquaient des sentiers qu’il serait aisé de gravir. Aucune de mes objections à ce fatal projet ne fut écoutée. On ne me demanda plus que de fixer le point du débarquement : je promis d’en choisir un à portée de pistolet de la frégate, et où les troupes seraient complètement à l’abri du feu de l’artillerie ennemie. En effet, la descente s’opéra sans qu’un seul de nos soldats fût blessé. On partagea les troupes en différentes colonnes qui devaient être guidées par des volontaires. Le vaisseau et la frégate firent un feu roulant pour déblayer les passages, et ne cessèrent de tirer que lorsque les divisions se mirent en mouvement. Un funeste pressentiment assiégeait mon esprit. J’avais par précaution fait armer en guerre toutes mes embarcations et prescrit aux officiers qui les commandaient de ne les quitter sous aucun prétexte. Je prévoyais que ces canots nous seraient nécessaires, si nous étions repoussés. Jusque-là, l’ennemi s’était borné à tirer sur le vaisseau et sur la frégate ; ses boulets nous dépassaient de beaucoup sans jamais nous atteindre. Nos soldats marchèrent à l’assaut avec leur intrépidité ordinaire : ils gravirent la moitié du pic sans éprouver d’autre résistance que celle de quelques tirailleurs embusqués dans les buissons ; mais bientôt il fallut s’engager dans des sentiers étroits qui ne livraient passage qu’à un seul homme. Couverts par les parapets du fort, les révoltés tiraient avec une justesse effrayante. Dès qu’un de nos soldats se présentait pour franchir le défilé, il tombait atteint par une balle. Néanmoins, à force de persévérance et de courage, on arriva jusqu’au bord du fossé qui entourait le fort. Les insurgés avaient rempli ce fossé des cannes qu’on fait sécher au sortir du pressoir, et qui, sous le nom de bagasse, sont le seul combustible employé dans les sucreries ; ils y mirent le feu. En un instant, le fossé fut en flammes, et un brasier formidable sépara nos soldats de l’ennemi. La mitraille et les balles fauchèrent tout ce qui ne se mit point à couvert. On dut se décider à faire une prompte retraite. Le nombre des blessés était fort considérable, et ces chiens qui ne devaient dévorer que les nègres se jetaient indistinctement sur tout homme à terre, que cet homme fût noir ou blanc. Tous les officiers sans exception avaient été atteints. Le colonel Nétervood avait reçu un biscaïen dans l’aine. Les insurgés sortirent de leur nid d’aigle, et se mirent à la poursuite de nos troupes. Ce ne fut plus qu’une déroute générale. Tous ceux qui purent échapper aux coups des révoltés se précipitèrent vers nos embarcations. Les deux officiers auxquels j’avais recommandé si positivement de ne pas s’éloigner des canots n’avaient pu contenir leur ardeur ; ils étaient allés se mêler aux combattans et avaient reçu tous les deux une blessure mortelle. Les braves marins qui les avaient suivis ne voulurent pas les laisser tomber entre les mains des noirs : ils les emportèrent sous une grêle de balles jusqu’à la chaloupe. Grâce à la position de la frégate, mouillée près de terre, l’embarquement de nos nombreux blessés fut singulièrement facilité. Les premiers canots qui revinrent à bord m’apportèrent mes deux officiers et deux aspirans également atteints par le feu de l’ennemi. Je n’eus pas le courage de leur reprocher leur désobéissance : ils en étaient, hélas ! assez sévèrement punis. Les deux officiers moururent dans des souffrances atroces, l’un cette nuit même, l’autre trois jours après. La perte de la frégate fut de vingt et un hommes ; celle du vaisseau atteignit à peu près le même chiffre.

J’avais fait dresser des cadres dans toutes les parties du bâtiment où l’on en pouvait placer, sans en excepter ma chambre, dans laquelle je voulus installer le brave et malheureux colonel Nétervood. Toute la batterie et l’entre-pont étaient encombrés des victimes de ce désastreux combat. Lorsque le colonel fut transporté à bord, il me tendit affectueusement la main et serra la mienne avec force sans proférer une seule parole. Il ne laissa échapper aucune plainte et ne cessa pas un instant d’être calme et résigné ; il n’ignorait pas cependant que sa blessure était mortelle, et qu’il allait être séparé à jamais d’une jeune personne qu’il idolâtrait, à laquelle il devait s’unir à son retour au Port-au-Prince. Triste et dernière faveur du ciel ! il vécut assez de temps pour lui donner son nom, et eut la consolation de l’épouser avant de mourir.

Il ne fallut pas moins de toute la nuit pour nous reconnaître au milieu de ce désordre et faire nos préparatifs de départ. Le vaisseau, plus éloigné de terre, avait reçu tous les hommes valides ; tous les blessés étaient à bord de ma frégate. Outre les marins, nous avions perdu trois cent cinquante soldats. Dès le point du jour cependant, le Fort-Liberté tirait sur nous ; le vaisseau riposta et bientôt éteignit son feu. Les boulets ennemis ne nous firent d’ailleurs d’autre mal que de nous couper quelques manœuvres. À peine la brise se fut-elle élevée, que je mis sous voiles pour le Port-au-Prince, où j’arrivai le lendemain dans la matinée. J’allai aussitôt rendre compte à l’amiral du triste résultat de notre expédition. L’amiral pensa qu’il fallait cacher au public ce douloureux événement pour ne pas ajouter au découragement qui commençait à gagner les plus fermes esprits. Il me prescrivit de ne débarquer les blessés que pendant la nuit. Cette précaution ne retarda la connaissance de notre irréparable échec que de quelques heures. La consternation fut profonde ; ce fut à qui se hâterait de fuir un pays que ce dernier revers allait peut-être livrer aux vengeances d’un ennemi implacable. Les plus présomptueux sentirent que désormais on ne pouvait plus se maintenir à Saint-Domingue qu’en réclamant de nouveaux secours de la métropole. Afin d’obtenir ces secours le plus promptement possible, on résolut d’envoyer en France sur ma frégate une commission composée d’un général de brigade, d’un intendant militaire, et de deux officiers supérieurs appartenant au génie et à l’artillerie. Dans cette commission, je dus représenter la marine. L’amiral Latouche m’avait souvent entretenu de la nécessité d’une semblable mission ; il joignit à des instructions très détaillées une lettre pour le premier consul, qu’il me remit sous cachet volant. Cette lettre, qui devait me servir d’introduction auprès du chef de l’état, était conçue dans des termes très flatteurs pour moi. L’amiral disait au premier consul : « Ce jeune officier, qui a fait toute la guerre de Saint-Domingue avec autant de zèle que de dévouement, n’a rien à demander. Il vient tout récemment d’obtenir le grade de capitaine de vaisseau. Veuillez le questionner, et ayez une entière confiance dans ses réponses. Personne mieux que lui ne peut vous donner des renseignemens exacts sur tout ce qui s’est passé dans la colonie. »

La tâche délicate qui m’était confiée allait m’obliger à des révélations fâcheuses. J’aurais à retracer les déplorables conséquences du système sauvage qu’on avait adopté à Saint-Domingue ; je ne pourrais dissimuler ni les cruautés inutiles qui avaient exaspéré la population ni la fatale tolérance qui avait encouragé les plus odieux excès. Le passé appelait sans doute de justes reproches, mais le présent était plus triste et plus déplorable encore. Le désordre était à son comble. On s’étourdissait sur l’avenir en se livrant à des plaisirs qui étaient une insulte à la misère publique, et pendant ce temps les révoltés venaient égorger les habitans aux portes de la ville. La confiance de l’amiral Latouche me préparait ainsi de nombreuses et puissantes inimitiés ; mais la pénible mission dont il m’avait investi, et que j’aurais remplie sans passion comme sans faiblesse, devait m’être épargnée. Le sort me réservait une épreuve bien autrement pénible, la plus poignante qu’un homme de cœur puisse subir.


III

Nous étions à la veille de notre départ, lorsque deux corvettes chargées de troupes arrivèrent au Port-au-Prince. Ces bâtimens avaient fait une courte traversée, et les nouvelles qu’ils apportaient d’Europe étaient satisfaisantes. Tout donnait à penser que la paix serait maintenue. Sur ces indices, l’amiral m’ordonna de déposer à terre l’artillerie des gaillards de ma frégate, six canons de la batterie et presque toutes nos munitions de guerre. Je ne conservai à bord que huit cents livres de poudre pour faire des signaux en cas de besoin. Les hommes valides de mon équipage furent débarqués et remplacés par un nombre égal de convalescens. Malgré ma vénération profonde pour l’amiral, je réclamai vivement contre une mesure qui mettait ma frégate hors d’état de réprimer une insulte. L’amiral me répondit que nous étions en paix avec toutes les puissances maritimes, qu’il y avait d’ailleurs nécessité de mettre la ville de Port-au-Prince à l’abri d’un coup de main, et que cette considération devait primer toutes les autres. Je n’avais plus qu’à me résigner. Le 24 avril 1803, après avoir touché au Cap pour y recueillir de nouveaux documens sur l’effectif réel des troupes et sur le chiffre de nos pertes, nous débarquâmes, à l’est de la Caye-d’Argent, circonstance des plus favorables pour nous assurer une courte traversée, puis nous cinglâmes vers Brest sans avoir le moindre pressentiment du sort qui nous attendait.

Aux atterrages des côtes de France, nous trouvâmes de gros vents de sud-ouest accompagnés d’une brume excessivement épaisse. Dans une éclaircie qui ne dura que quelques heures, deux navires suédois passèrent assez près de nous pour que le général Arthur, notre passager, qui parlait avec facilité l’allemand, pût les interroger sur la situation politique de l’Europe. Les réponses de ces bâtimens ne pouvaient nous inspirer qu’une sécurité complète. Le lendemain, 28 mai 1803, à quatre heures du matin, notre sillage était de dix ou onze nœuds à l’heure ; la sonde nous plaçait à neuf lieues environ des côtes de Bretagne, lorsqu’on me prévint qu’on apercevait un vaisseau courant de manière à croiser notre route. Vu à travers la brume, ce bâtiment, déjà très rapproché, avait l’apparence d’une montagne. Ma première pensée fut que nous avions devant nous un vaisseau français sortant de Brest, mais quelques instans après nous distinguâmes quinze vaisseaux rangés en ligne de bataille. Cette armée navale ne pouvait appartenir qu’aux Anglais. Je jugeai prudent de serrer le vent et de m’écarter de ces voiles suspectes. J’avais à peine exécuté ce mouvement, que deux vaisseaux, celui de tête et celui de queue, se mirent à ma poursuite en larguant des ris et en augmentant leur voilure. Depuis deux heures, ces navires nous chassaient sans nous approcher, et je me croyais déjà certain de leur échapper, lorsqu’un seizième vaisseau parut devant nous, courant à contre-bord, sous ses quatre voiles majeures, deux ris dans les huniers. Il ne me semblait pas impossible d’en passer au vent à bonne distance, et notre salut dépendant du succès de cette manœuvre, je portai toute la voilure que permettait la mâture de la frégate. La mer était fort grosse. Dans un coup de tangage, j’entendis craquer le grand mât, qui, pendant toute la traversée, n’avait cessé de m’inspirer des inquiétudes. Il fallut me résoudre à carguer la grande voile. En ce moment, le vent passa au nord-ouest, la brume se dissipa comme par enchantement : le vaisseau qui était devant nous répondait aux signaux des deux autres, et quelques minutes après ouvrait à grande portée son feu sur la frégate. Nous ripostions de notre mieux, mais sans beaucoup d’effet. Je pouvais alors, grâce à l’éclaircie, bien juger de notre position. Derrière moi se trouvait à une assez grande distance le gros de l’armée anglaise ; puis, me serrant de plus près, mais sous le vent encore, les deux vaisseaux qui m’avaient poursuivi les premiers, et que j’ai su plus tard être le Minotaur et le Thunderer ; au vent, plusieurs navires ayant toute l’apparence de frégates, et enfin, de l’avant, coupant obliquement la route que je suivais, le vaisseau l’Albion. Nous étions cernés de toutes parts. Il ne nous restait plus d’autre chance de salut que de forcer le passage en arrière de l’Albion. Je voulais arriver brusquement vent arrière, passer à poupe de ce vaisseau, lui lâcher toute ma volée, faire hisser les bonnettes, et, s’il le fallait, rester seul à la barre pour gouverner la frégate. Cette résolution, avec un équipage plus valide et mieux trempé, eût sans doute réussi. Nous n’avions que neuf lieues à parcourir pour nous trouver sous la protection des forts ou des rochers de la côte de Bretagne. Quels brisans ne m’eussent en ce moment paru préférables à la perspective de la captivité ! Malheureusement on sait avec quels hommes on m’avait renvoyé en France : des conscrits, des malades, des convalescens !

Lorsque je fis ralinguer mes voiles de l’arrière pour rendre mon arrivée plus prompte, le feu de l’Albion, qui n’était plus qu’à quelques encablures, augmenta de vivacité ; plusieurs boulets percèrent la muraille de la frégate, ou ricochèrent sur le pont. Les marins employés à la manœuvre des vergues éprouvèrent l’émotion de gens peu habitués à un salut semblable ; ils abandonnèrent les voiles, qui, par le seul effet de la brise, s’orientèrent de façon à contrarier l’effet du gouvernail. La frégate, tout en augmentant son sillage, ne put faire qu’une abatée insuffisante ; elle portait son beaupré dans les grands haubans du vaisseau, et il ne lui restait plus assez d’espace pour continuer son évolution. Force nous fut de revenir au vent pour éviter un abordage dont les suites n’étaient à redouter que pour la Mignonne. Nos poudres étaient épuisées. L’Albion avait pris les mêmes amures que nous et continuait son feu ; le Minotaur parvenu dans notre hanche du vent, le Thunderer se tenant dans nos eaux, tiraient également sur la frégate. Je cédai au destin et donnai l’ordre d’amener le pavillon. Quand on a traversé une seule fois cette cruelle épreuve, je ne sais comment on peut avoir le courage de s’y soumettre encore. Pour moi, je le déclare, la mort ne me paraîtrait rien auprès de l’angoisse d’un pareil moment. Il semble que tout s’écroule autour de vous, et que c’est à peine si l’honneur vous reste. Boabdil n’a jamais pleuré son royaume avec les larmes de sang que m’a coûtées la perte de ma frégate.

La Mignonne fut amarinée par les trois vaisseaux. Les officiers qui vinrent en prendre possession affirmaient que nous n’étions pas en guerre, que l’armée anglaise avait seulement reçu l’ordre d’arrêter les bâtimens français jusqu’à ce que les deux nations se fussent entendues. Le fait est que la guerre était déclarée depuis dix jours ; mais les escadres britanniques étaient prévenues du moment où elles devaient ouvrir les hostilités avant même que lord Whitworth eût demandé et obtenu ses passeports. C’est ainsi que la plupart des bâtimens expédiés de Saint-Domingue avec des effectifs réduits tombèrent entre les mains d’un ennemi trop prévoyant pour ne pas s’exposer à être quelquefois déloyal. Un vaisseau, sept frégates, deux corvettes et un lougre furent capturés du 28 mai au 30 novembre 1803.

J’avais souvent entendu citer la discipline de la marine anglaise : si j’avais dû en juger par ce qui se passa dans cette circonstance à bord de la Mignonne, il m’en serait resté une bien triste idée. Nous fûmes indignement dépouillés. Les officiers se livrèrent les premiers au plus honteux pillage. Les meubles de ma chambre furent brisés, les armoires enfoncées, et je vis ma cave mise à contribution séance tenante. On ne se donnait même pas la peine de déboucher les bouteilles ; on en faisait tout simplement sauter les goulots. Pendant ce temps, les canotiers s’enivraient de leur côté à la cambuse. Faut-il l’avouer ? cette indigne conduite fut une consolation pour moi. Je me sentis heureux d’avoir le droit de mépriser mes vainqueurs, et de pouvoir garder contre eux au fond du cœur de nouveaux motifs de haine. Voilà où nous en étions en 1803. French dogs et chiens d’Anglais n’étaient pas de vains mots. Nous avions les uns pour les autres une horreur profonde, et nous nous serions dévorés, si sept lieues de mer n’eussent coulé entre nous. Quand de pareilles passions ont pu se calmer, sinon s’éteindre complètement, qui oserait encourir la responsabilité de les rallumer ?

Je fus transporté à bord du vaisseau le Minotaur. Le capitaine Mansfield, qui le commandait, vint me recevoir au haut de l’escalier. Il m’adressa cette phrase banale : fortune de guerre, à laquelle je répondis par cette autre, non moins vraie : malheur aux vaincus ! J’en faisais en effet la triste expérience. En passant de ma frégate à bord du vaisseau, j’avais été inondé par une lame qui avait failli engloutir le canot qui me portait. De tout ce que je possédais, je n’avais sauvé qu’une très petite malle que mon domestique avait eu l’adresse de soustraire à la rapacité des spoliateurs. Cette malle ne contenait que quelque argent et des papiers. Le capitaine Mansfield s’étonna de la modicité de mon bagage. Il envoya un officier, accompagné de mon domestique, à bord de la frégate pour y prendre mes effets ; mais on ne retrouva plus que quelques-uns de mes vêtemens à demi lacérés. Mon linge, mon argenterie, ma vaisselle, tout avait disparu. Une visite fut faite dans les sacs des matelots du Minotaur. On retrouva ainsi deux chandeliers qui m’avaient appartenu. Je ne fus pas moins révolté de la justice anglaise que du délit qu’on se crut obligé de punir. Le pauvre diable dans le sac duquel on avait trouvé cette preuve incontestable de pillage reçut cent coups de corde sur le dos. On voulut me persuader que, si je n’avais été amariné que par un seul vaisseau, je n’aurais rien perdu ; ces excuses me touchèrent peu : j’étais plus affligé de ma captivité que de mes pertes, et ma seule préoccupation était de pouvoir prendre bientôt ma revanche.

Le soir, la brume s’était dissipée ; l’armée anglaise naviguait formée en ligne de bataille. La Mignonne longea cette ligne, et fut saluée des hourras de tous les vaisseaux, comme si cette capture d’une frégate par une escadre eût été un grand fait d’armes ! Après une croisière de huit jours devant Brest, le Minotaur et la Mignonne se dirigèrent vers les côtes d’Angleterre. Le lendemain du jour où nous nous étions séparés de l’armée, je passai avec tous les hommes de mon équipage du vaisseau sur la frégate. Le Minotaur fit route pour rejoindre l’escadre du blocus, et la Mignonne mit le cap sur Plymouth. Je trouvai à bord de ce bâtiment, qu’il ne m’était plus permis d’appeler le mien, le brave général Arthur et les autres membres de la commission qu’on avait jugé inutile de déplacer. Notre nombre était à peu près égal à celui des matelots dont on avait composé l’équipage de la prise. Bien que ces Anglais fussent tous armés de pied en cap, qu’ils portassent à la ceinture sabre et pistolets, leur état d’ivresse eût favorisé notre révolte. La route que nous avions suivie nous avait rapprochés des côtes de France, nous n’en étions plus qu’à quatre lieues : deux heures pouvaient nous y conduire. Quant à moi, le succès ne me paraissait pas douteux ; mais pour réussir il fallait de l’accord entre nous, il fallait surtout prendre une prompte décision. Malheureusement on ne raisonne pas avec la peur. Plusieurs des nôtres ne voyaient que le danger de l’entreprise, sans réfléchir aux avantages qui en résulteraient pour nous. La tiédeur des uns, le manque d’énergie des autres firent avorter un projet qui eût fait de notre liberté l’honorable récompense de notre courage. Dans cette occasion, j’ai vivement regretté les marins dévoués que la fièvre jaune et le feu de l’ennemi m’avaient enlevés dans le cours de cette funeste campagne. Ceux-là m’auraient sans doute permis d’accomplir mon dessein.

Quelques heures après que la frégate eut jeté l’ancre sur la rade de Plymouth, on nous transporta à bord du vaisseau le Bienfaisant, disposé en ponton. Ce bâtiment était échoué sur un plateau de vase presque liquide, qui l’environnait de toutes parts jusqu’à deux milles au moins de distance, et sur lequel il ne trouvait d’eau pour flotter qu’à marée haute. En arrivant à ce triste dépôt des prisonniers, nous y trouvâmes beaucoup de nos compatriotes provenant des navires français nouvellement capturés. On ne saurait s’imaginer l’horreur d’une semblable prison. Il n’appartenait qu’aux passions haineuses de cette époque de transformer en cachots des vaisseaux en ruine dont tout concourait à faire des foyers affreux d’infection. C’est là que tant de braves que la fortune avait trahis, et qui eussent mérité les égards d’un ennemi généreux, sont venus expirer dans de lentes tortures. Mon arrivée à bord de ce ponton, si improprement nommé le Bienfaisant, fit une grande sensation parmi les quatre ou cinq cents Français qui nous y avaient précédés. Tous me témoignèrent un vif intérêt, et, je l’avoue, je fus très sensible aux égards que ces malheureux compagnons d’infortune eurent pour moi. Je n’avais d’autre lit que le pont, d’autre couverture que mon manteau, dont fort heureusement on ne m’avait pas dépouillé. Mes pauvres compatriotes oubliaient leurs misères pour compatir aux miennes. Manquant déjà d’espace, ils se serraient encore pour que je ne fusse pas confondu avec les matelots. Ces attentions me pénétraient de reconnaissance. Depuis quatre jours, j’étais à bord du Bienfaisant, lorsqu’un capitaine de vaisseau anglais vint me faire des excuses sur l’indigne traitement qu’on me faisait subir. Il me dit qu’on n’attendait que des ordres de Londres pour apporter un changement convenable dans ma position. J’avais trop de fierté pour me plaindre ; je me bornai à répéter la phrase du capitaine du Minotaur : Fortune de guerre ! À l’issue de cette visite, la dunette du ponton fut mise à ma disposition pour moi et mon état-major, et on me laissa la faculté d’envoyer chaque matin mon domestique à terre chercher des provisions. Enfin, au bout de quinze jours, un canot vint me prendre et me conduisit à Plymouth, où je fus réuni au général Arthur, déjà installé à l’auberge du Globe. On nous fit signer l’engagement de ne point sortir, et, je dois le dire, nous tînmes scrupuleusement notre promesse, d’autant mieux qu’on avait pris soin de placer deux factionnaires à notre porte.

Bientôt après le général Arthur partit pour les eaux de Bath. Je restai seul exposé aux avanies que le trop fameux capitaine Cotgrave, chargé de la police des prisonniers de guerre, prodiguait à nos compatriotes. Mon énergie ne me fut pas dans cette circonstance inutile. N’osant employer la violence, on recula devant ma fermeté, et, au lieu de me conduire dans une nouvelle prison, on me dirigea sur la ville de Tavistock, où je fus autorisé à résider comme prisonnier sur parole. Tous les commissaires des prisonniers ne se ressemblaient pas. Les Anglais avaient placé leurs cerbères à la porte de leurs pontons. Le commissaire de Tavistock, M. Bennet, vint me recevoir à ma descente de voiture. Il me fit les offres les plus aimables de service, me proposant à la fois sa table et son logement. Je le remerciai, mais je fus touché d’une politesse qui contrastait si étrangement avec les procédés du capitaine Cotgrave. Je crois bien que cet accueil et ces égards avaient été un peu provoqués par une recommandation du chef du Transport-Office, M. George Ruppert, à qui M. Otto avait bien voulu écrire en ma faveur à la sollicitation de mon frère. Quoi qu’il en soit, je trouvai chez M. Bennet les meilleures dispositions. Il se souvenait qu’à une autre époque mon frère, tombé, lui aussi, entre les mains des Anglais, avait été pendant vingt-sept mois commis à sa surveillance. Il m’entretenait des souvenirs que son prisonnier lui avait laissés, et je lui savais gré de la complaisance avec laquelle il s’étendait sur ce sujet. Il est si doux d’entendre faire l’éloge de ceux qu’on aime ! Néanmoins je ne me consolais pas de ma captivité, et je me demandais souvent quand j’en verrais le terme.

Cette incertitude avait quelque chose de si pénible, que je me décidai à écrire à M. Ruppert pour le remercier de l’appui qu’il avait bien voulu m’accorder et lui exprimer mon vif désir de rentrer en France. Je comptais peu sur le succès de cette démarche. À mon grand étonnement, peu de jours après l’envoi de ma lettre, je reçus une réponse très polie et bien plus favorable que je n’aurais osé l’espérer. On me proposait de m’expédier pour Paris avec un projet de cartel d’échange. La seule condition qu’on m’imposât était de ne pas prendre de service avant qu’un officier anglais de mon grade eût été libéré par la France. Dans le cas où cette condition n’aurait pas l’agrément de mon gouvernement, je promettais de revenir me constituer prisonnier en Angleterre. J’acceptai cette mission avec les engagemens qu’on réclamait de moi, et je partis immédiatement pour Londres. M. Ruppert m’y reçut avec toutes les démonstrations d’une extrême bienveillance, et quelques heures après je foulais le sol chéri loin duquel la vie eût été pour moi un supplice.

Je n’étais point par malheur au bout de mes épreuves. Je me retrouvais en France, il est vrai, mais j’avais à obtenir mon échange, et je ne pouvais compter, pour la prompte conclusion de cette affaire, sur beaucoup d’empressement de la part du ministre Decrès. Un rapport fut cependant soumis au premier consul, qui mit au bas l’annotation suivante : envoyer un colonel hanovrien. Le gouvernement anglais se refusant à reconnaître les prisonniers hanovriens comme sujets britanniques, il fallut proposer au chef de l’état un nouvel échange. Le colonel Vigoureux sollicitait l’autorisation de se rendre en Angleterre pour y subir l’amputation d’une jambe : le premier consul, en accédant à sa demande, le désigna pour me remplacer ; mais les Anglais s’empressèrent de faire connaître que cet officier supérieur ne figurait plus sur les cadres de l’armée. Le colonel Crawfort, qui résidait dans le midi de la France, le colonel Macnimara, qui résidait à Paris, ne furent pas davantage agréés. À chaque nouvelle décision, le ministre me faisait annoncer par écrit que, malgré les dénégations du gouvernement britannique, mon échange était définitivement consommé, et que j’étais libre de servir activement. Peut-être aurais-je pu, avec moins de scrupules, me considérer en effet comme dégagé de ma parole, et c’était l’opinion de quelques-uns de mes amis ; mais ma conscience ne pouvait me tromper : elle me disait que j’avais contracté une obligation d’honneur, et qu’il n’y avait point de milieu entre une félonie et le respect absolu de mon serment.

J’étais bien malheureux cependant, bien avide de prendre part à cette nouvelle guerre, qui pouvait recevoir d’un gouvernement énergique une impulsion décisive. L’arrivée de l’amiral Latouche à Paris ranima mes espérances. Je savais que je pouvais compter sur son appui. Il venait d’être nommé vice-amiral et d’obtenir le commandement de l’armée navale qui se rassemblait à Toulon. Il me proposa d’être à la fois son chef d’état-major et son capitaine de pavillon. Je lui expliquai ma position et mis sous ses yeux les lettres ministérielles qui m’avaient été adressées : il prit le parti de me présenter lui-même au ministre. Cette démarche déchira le voile que jusque-là j’avais eu sur les yeux. Je vis d’où partaient toutes ces propositions d’échanges inacceptables, et à qui je devais attribuer les délais qui m’avaient enchaîné. L’amiral Decrès détestait dans l’amiral Latouche son successeur probable. J’avais donc un double titre à ses ressentimens : l’audace avec laquelle j’avais affronté son orgueil et l’affection que me portait un rival odieux. À la demande que lui fit l’amiral Latouche de me désigner pour le double poste auquel m’appelait sa confiance, il répondit sèchement que mon échange n’était pas encore ratifié, et qu’il laissait à ma conscience le soin de décider si je pouvais, dans cette position, accepter un commandement. Je lui rappelai les lettres qui m’avaient été adressées, et qui toutes portaient sa signature. « Ce sont, me dit-il, des lettres de bureau insuffisantes pour vous dégager de la parole que vous avez donnée. — Puisqu’il en est ainsi, lui répondis-je, puisque mon honneur ne me permet pas d’accéder au désir de l’amiral Latouche, puisqu’aucun prisonnier n’a pu être jusqu’ici agréé par le gouvernement britannique, j’ose vous demander l’autorisation d’accomplir mon serment jusqu’au bout et de retourner en Angleterre. — Cela ne se pourrait qu’avec la permission du premier consul, et je suis certain qu’il ne le voudra pas. — Alors, monsieur le ministre, envoyez-moi à Brest. Là, il me sera possible de me constituer prisonnier sur un des vaisseaux anglais qui croisent devant le port. Une captivité complète me sera moins dure et sera en même temps plus honorable que cette longue inaction qu’on finirait par croire volontaire. — Je ne vous conseille pas, répliqua froidement le ministre, de commettre une pareille imprudence. Si vous preniez ce parti, vous ne pourriez de votre vie revenir en France ; vous seriez considéré comme ayant passé à l’ennemi. »

C’est ainsi que s’écoulèrent cinq des plus belles années de ma vie, celles où j’avais le plus de sève et d’ardeur, où j’aurais pu rendre le plus de services à mon pays, où j’aurais eu le plus de chances de me faire un nom. Je n’y puis songer encore sans un amer regret. Le 12 août 1804, l’amiral Latouche m’écrivait de Toulon une nouvelle lettre pour me rappeler nos projets. Il venait de s’adresser directement au premier consul, afin de l’intéresser personnellement à mon échange. Cette preuve si touchante d’affection me dédommageait de toutes mes peines ; mais ma joie devait être de courte durée. La lettre de l’amiral Laouche n’avait précédé sa mort que de huit jours. Cette perte fut pour moi le plus grand des malheurs ; la France aurait pu y voir l’arrêt du destin. La fatalité condamnait encore une fois notre marine. Bruix n’avait plus qu’une étincelle de vie, Linois était absent, Martin consumait dans le service ingrat des ports les restes de son activité, Villaret-Joyeuse gouvernait la Martinique, Truguet végétait dans la disgrâce, et l’on venait à peine de distinguer Missiessy. Seul en 1803, Latouche-Tréville était en position de seconder les desseins du premier consul ; il avait sa confiance, et, je puis l’affirmer, il eût prouvé qu’il la méritait. Ainsi donc, au moment où la guerre se rallumait plus acharnée qu’en 93, nous avions à la tête de nos armées de terre un grand capitaine, d’habiles généraux ; mais le seul amiral qui pût mener notre flotte à la victoire, la mort venait de nous le ravir. Latouche-Tréville avait succombé aux suites de ces fièvres malignes qui pendant près de deux ans minèrent sa robuste santé sur la rade du Cap et sur celle de Port-au-Prince. Saint-Domingue avait préparé Trafalgar.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez les livraisons du 15 septembre et du 1er octobre.