Souvenirs d’un Amiral/II/02
I.
En temps de guerre, il n’y a pas de repos pour un jeune officier. Les bâtimens de la république se fatiguaient plus vite que leurs capitaines. Ma laborieuse campagne sur les côtes du Brésil et de la Guyane me valut à peine quelques jours de trêve. Le 1er septembre 1797, un ordre du ministre m’appela au commandement de la corvette la Brillante. Ce bâtiment était déjà en rade et prêt à prendre la mer. Les décrets du 24 et du 25 octobre 1795 (2 et 3 brumaire an IV), qui avaient réorganisé le corps de la marine, commençaient à porter leurs fruits. L’état-major de la Brillante, loin de ressembler à celui du Milan ou de la Biche, était composé d’officiers très capables qui m’accordèrent bientôt leur estime et leur confiance. Cette nouvelle campagne s’annonçait donc sous les plus heureux auspices. Elle devait, hélas ! se terminer bien brusquement, après m’avoir fait connaître dans toute leur amertume les plus dures épreuves de la servitude militaire.
Les instructions ministérielles m’avaient été remises, et je n’attendais plus que des vents favorables pour partir, lorsque survint le coup d’état du 18 fructidor. La Brillante fut un des bâtimens désignés pour transporter à Cayenne les députés que venait d’atteindre l’ostracisme révolutionnaire. Je reçus l’ordre de faire préparer dans l’entre-pont de la corvette un local séparé du logement de l’équipage pour y installer seize de ces proscrits. Un capitaine d’artillerie de marine, embarqué sur la corvette avec vingt-cinq grenadiers, était exclusivement chargé de la garde et de la police des prisonniers. Le choix de cet officier n’était pas heureux. Le 4 novembre 1790, étant alors simple soldat, il avait porté le premier coup de sabre au capitaine de vaisseau Macnimara, égorgé par son équipage à l’île de France. Mon état-major ne fut pas moins désolé que moi de l’embarquement d’un pareil homme, mais il eût été dangereux de témoigner la profonde antipathie qu’il nous inspirait en présence d’événemens qui menaçaient de faire revivre le régime de la terreur.
Les déportés avaient fait le voyage de Paris à Rochefort sous l’escorte de forts détachemens de troupes. Dans les différentes villes qu’ils avaient traversées, ils avaient paru inspirer un vif intérêt aux populations. On jugea prudent de ne point les faire entrer dans la ville de Rochefort, et on les conduisit directement sur le bord de la Charente, à Martrou. Deux lougres les y attendaient et les transportèrent à bord de la Brillante, mouillée sur la rade de l’île d’Aix. Il était nuit close quand les proscrits, accompagnés du major de la marine, arrivèrent abord de la corvette. Procès-verbal fut dressé de leur embarquement, et quand cette formalité, qui employa une partie de la nuit, fut remplie, le major de la marine repartit pour Rochefort. Le jour commençait à peine à paraître, que le vaisseau la Révolutian, sous la volée duquel j’étais mouillé, m’enjoignit de mettre sous voile. La brise était extrêmement faible, le courant de jusant très fort, et je doutais qu’il me fût possible de doubler dans ces circonstances la pointe méridionale de l’île d’Aix. Le capitaine de la Révolution, soit excès de zèle, soit ignorance, ne partageait pas, à ce qu’il paraît, mes craintes ; il me réitéra l’ordre d’appareiller, en me menaçant de m’envoyer toute sa volée et de me couler, si j’hésitais à obéir. Toute observation eût été inutile : je mis donc sous voiles. Le courant emporta la corvette avec une foudroyante rapidité vers cette pointe, que je savais bordée d’écueils. Je doublai cependant les dangers, mais de si près que le succès dans cette circonstance fut un pur effet du hasard. Un échouage m’eût fait accuser de connivence avec les proscrits. Quel eût été le coupable cependant, de celui qui avait donné l’ordre d’appareillage ou de celui qui l’avait exécuté ?
Dès que la pointe de l’île d’Aix fut derrière la corvette, je fis route pour sortir par le Pertuis-d’Antioche, accompagné du lougre le Chasseur, qui ne devait me quitter que hors de vue de terre. Nous n’avions pas encore vidé le pertuis que la marée changea, et avec le flot le calme survint. Nous étions alors par le travers de Sainte-Marie de l’île de Ré. Je laissai tomber une ancre pour attendre que le courant fût moins fort et que le vent me permît de faire route. Je profitai de ce premier moment de loisir pour descendre dans le logement des déportés. Le balancement du navire, que berçait la longue houle de l’Atlantique, produisait déjà son effet ordinaire sur ces malheureux passagers. Ils aspiraient ardemment après le grand air. Mes instructions me prescrivaient de n’admettre sur le pont qu’un seul prisonnier à la fois. Je n’hésitai point à enfreindre ces ordres barbares. Un des proscrits, le plus âgé et à tous égards le plus respectable, s’avança vers moi avec une dignité calme et résignée qui m’émut jusqu’aux larmes. Il me remercia de la faveur que je venais de lui accorder ainsi qu’à ses compagnons, et me pria de lui faire connaître les règlemens que les passagers devraient observer pendant la traversée. Je lui répondis qu’il m’était défendu de les laisser communiquer sous aucun prétexte avec l’équipage, mais que le capitaine de la corvette et les officiers de son état-major se félicitaient que cette défense ne s’étendit pas jusqu’à eux-mêmes.
Sur ces entrefaites, je m’aperçus que le vaisseau la Révolution, qui était encore en vue, se couvrait de signaux et tirait des coups de canon pour attirer notre attention. Bientôt je distinguai deux canots se dirigeant à force de rames vers la corvette. Ces embarcations portaient un nouveau capitaine pour la Brillante, et deux officiers chargés de l’installer à son poste. Conformément aux ordres qui me furent remis, j’appareillai sur-le-champ et vins reprendre le mouillage de l’Ile d’Aix. Ce terrible commandant de la Révolution, qui m’avait déjà menacé une première fois de me couler, m’ordonna de sa même voix de stentor de jeter l’ancre sous la volée de ses canons. Ce fut alors qu’au nom de la république mon successeur fut reconnu, devant l’état-major et l’équipage assemblés, comme capitaine de la Brillante. Il dut être peu flatté de l’accueil que lui firent ses subordonnés. Tous n’étaient occupés que du capitaine qu’ils allaient perdre et ne dissimulaient pas la peine qu’ils éprouvaient de son éloignement. Quant à moi, j’avoue que je ne fus pas insensible à mon changement de position. Au vif regret que j’éprouvais de me séparer d’un état-major si digne de toute mon estime, se joignait la crainte de voir ma famille enveloppée dans ma disgrâce. En arrivant à Rochefort, je trouvai mon père fort ému. Bien qu’heureux de me voir déchargé d’une odieuse mission, il ne me dissimula pas que, dans sa pensée, la mesure qui me frappait n’était que le prélude de persécutions plus graves. Mes camarades probablement partagèrent cette manière de voir, car presque tous s’éloignèrent de moi. Ils répandirent le bruit que j’étais destitué, et que mon nom allait être, définitivement rayé des listes de la marine. Triste et misérable penchant du cœur humain ! J’avais été pour eux un objet d’envie : ils trouvaient une sorte de compensation dans mon désastre. On ne peut perdre une position honorablement acquise par plusieurs années de bon service sans en être douloureusement affecté. Je souffrais horriblement de l’incertitude qui planait sur mon avenir, et j’aurais peut-être perdu courage, si je l’avais trouvé dans l’affection de ma famille les seules consolations sur lesquelles il faille en tout temps compter.
Mes perplexités heureusement eurent bientôt leur terme. Le 6 octobre 1797, le commandant de la marine me fit appeler, et en présence de tous les officiers qui deux fois par semaine se réunissaient chez lui en conférence, il me donna lecture d’une lettre du ministre de la marine aussi bienveillante que flatteuse pour celui qu’on croyait disgracié. Le ministre me félicitait de la campagne que je venais de faire sur les côtes de la Guyane, du combat que j’avais soutenu contre le Toscan, et m’appelait par la même dépêche à Paris. Le changement qui s’opéra dans la physionomie et l’attitude de tous les auditeurs ne saurait s’exprimer. Je ne trouvais plus que les amis empressés à me complimenter et à se réjouir de ma rentrée en faveur. C’est ainsi que je commençai l’épreuve douloureuse de la vie, et que j’appris avant l’âge de vingt-cinq ans ce que tout le monde sait trop bien à soixante.
À mon arrivée à Paris, je fus présenté au ministre de la marine, M. Pléville-le-Peley, par le directeur du personnel. Ce ministre me fit le plus gracieux accueil et m’entretint longtemps de la situation de la colonie de Cayenne. Il m’assura que la disposition qui m’avait privé du commandement de la Brillant « tenait à des mesures particulières que le directoire exécutif avait jugé convenable de prendre, et que j’avais toujours les mêmes droits à son estime. » En me congédiant, il m’assura qu’il chercherait et trouverait probablement bientôt l’occasion de me dédommager et de me mettre à portée de donner de nouvelles preuves de mes talens et de mon dévouement la république.
Je n’attendis pas longtemps l’effet de ces promesses. Moins d’un mois après avoir quitté la Brillante, je fus désigné pour commander une division composée de trois corvettes, la Gaieté, la Sagesse et la Béarnaise. Le premier de ces bâtimens était celui que je devais monter. Il était en rade de l’île d’Aix et prêt à prendre la mer. Les deux autres achevaient leur armement dans le port de Rochefort ; mais pendant que, l’esprit exalté par ce retour soudain de la fortune, je rêvais les plus brillantes croisières, la France se sentait prise d’un invincible découragement à l’endroit de sa marine. Ses vaisseaux en effet s’en allaient un à un ; ses frégates et ses corvettes, après avoir capturé quelques misérables bâtimens de commerce, tombaient à leur tour au pouvoir de l’ennemi. Jervis venait de battre sous le cap Saint-Vincent la flotte espagnole, Duncan avait presque détruit devant Camperdown la flotte hollandaise. Ces deux revers essuyés par nos alliés donnèrent gain de cause à la fatale opinion qui semblait avoir hâte d’abdiquer pour la France toute prétention à une lutte maritime. Après le traité de paix de Campo-Formio, et lorsqu’il n’avait plus à combattre d’autre ennemi que l’Angleterre, le gouvernement de la république, au lieu de songer à restaurer patiemment sa marine, eut la bizarre idée de concéder au commerce des frégates et des corvettes tout armées pour faire la course.
Les trois bâtimens qui composaient ma division furent ainsi mis à la disposition d’un négociant de Nantes. Les capitaines devaient être pris dans le corps militaire de la marine ; mais ils étaient au choix de l’armateur. Le nôtre me conserva le commandement de la Gaieté. Je ne fus que très médiocrement flatté de cette préférence. Il n’était pas du tout dans mes goûts de faire le métier de corsaire. Il fallait bien cependant m’y résigner, si je voulais aller à la mer ; les bâtimens concédés étaient désormais les seuls qui dussent naviguer. Par bonheur, au moment où allait se consommer cette abdication irrévocable de la France comme puissance navale, le contre-amiral Bruix entrait au ministère. Un de ses premiers actes fut de suspendre ou de révoquer les concessions faites par son prédécesseur. Un très petit nombre de bâtimens avaient été envoyés en croisière ; ils en revinrent sans avoir fait le moindre tort à l’ennemi.
La Gaieté était redevenue une corvette de l’état. N’ayant point d’autre mission à lui donner, on l’attacha au service des convois. Pendant plus d’un an, j’escortai nos bâtimens de commerce de Rochefort à Brest et de Nantes à Bordeaux. Promu au grade de capitaine de frégate dans les premiers jours du mois de juin 1798, je ne changeai, à mon grand regret, ni de commandement, ni de service. Toute l’activité de notre marine s’était concentrée, depuis le commencement de cette année, sur les côtes de la Méditerranée et dans le port de Toulon, où s’organisait l’expédition d’Égypte. Dans l’Océan, les Anglais ne se contentaient plus de croiser à l’entrée de nos ports ; ils venaient mouiller sur nos côtes, et s’y établissaient avec la plus incroyable confiance. Pendant ce temps, nos bâtimens restaient dans nos rades. Sans solde, sans vêtemens, humiliés de leur inertie, les équipages désertaient en masse. Ils allaient chercher à bord des corsaires un meilleur traitement et une vie d’aventures. La protection que le gouvernement accordait à ces arméniens irréguliers fut le coup de grâce de notre marine : elle remplit les pontons anglais de nos meilleurs matelots, car il n’y avait que les hommes d’élite qui fussent tentés d’aller s’exposer aux chances de ces croisières. En quelques jours, trois corsaires mouillés sur la rade du Port-Louis à côté de nous parvinrent à embaucher cinquante marins de la frégate la Volontaire et vingt-cinq de mes matelots. Ces hommes disparaissaient l’un après l’autre sans qu’il fût possible de retrouver leurs traces. Je fus obligé d’user de ruse pour les découvrir. Un quartier-maître, qui m’était fort dévoué fit agréer ses services par un des corsaires et éventa la mèche. Je traquai ainsi mes gabiers et ceux de la Volontaire jusque dans la cachette qu’on leur avait ménagée à fond de cale sous les pièces à eau. Le nombre des coupables était trop grand pour qu’on n’usât point envers eux d’indulgence. On se borna à les faire passer sur la frégate l’Insurgente, qui devait, au premier jour mettre sous voiles pour se rendre aux Antilles.
Ce service des convois qui m’était confié avait son importance, mais il n’était pas dans mes goûts. Les beaux combats dont les mers des Antilles et de l’Inde étaient de temps en temps le théâtre éveillaient mon émulation et venaient me rappeler qu’il y avait plus de gloire à acquérir dans ces croisières lointaines que sur nos côtes, où l’ennemi était toujours en force trop supérieure pour qu’on put avoir d’autre pensée que de l’éviter. Cette guerre défensive avait d’ailleurs ses dangers, tout aussi redoutables que ceux qu’on eût rencontrés dans des campagnes plus brillantes. Nous ne pouvions échapper aux croisières anglaises qu’en nous tenant constamment au milieu des roches, et en nous faisant un rempart de brisans que l’ennemi n’osât point franchir. Lorsqu’aucun convoi ne réclamait notre escorte, nous n’en devions pas moins rester à la mer, poursuivant les corsaires ennemis, qui, eux aussi, infestaient nos côtes, et nous ; retirant devant les frégates anglaises, qui souvent nous chassaient jusque sous le feu de nos batteries. Cette, navigation devenait chaque jour plus pénible et plus périlleuse. Nous étions en plein hiver, et l’on sait combien cette saison est rigoureuse sur les côtes de la Vendée et de la Bretagne.
Cependant les services que j’avais pu rendre dans le cours de cette année avaient été appréciés en haut lieu avec une rare bienveillance. Le 7 mars 1799, j’en reçus le prix. Sur la demande de la première autorité maritime de Rochefort, je fus nommé au commandement de la frégate la Mignonne. Commander une frégate ! c’était le rêve de mes jeunes années, l’ambition la plus haute que je pusse concevoir. Au-dessous d’une frégate, il n’y a point, à vrai dire, de bâtiment de guerre, de même qu’au-dessous d’un vaisseau il n’y a point de bâtiment de ligne. Ces dénominations de corvettes, de frégates et de vaisseaux n’ont, du reste, qu’un sens relatif. La plupart des frégates construites par les Américains étaient de force à prêter sans trop de désavantage le côté à un vaisseau ; mais avant cette dérogation aux antiques règles de l’architecture navale, les frégates, lorsqu’elles sortaient de leur rôle habituel de croiseurs pour être attachées à une flotte, se contentaient d’éclairer la marche de l’armée, de répéter les signaux des amiraux et de donner la remorque aux vaisseaux désemparés. Elles entraient alors dans la classe des non-combattans, et, par une sorte de convention tacite, dernier vestige de la chevalerie, tant qu’elles ne prenaient pas elles-mêmes une attitude agressive, elles avaient le droit de compter, de la part des vaisseaux ennemis, sur les égards que l’on accorde généralement au sexe le plus faible. Ce fut une bordée courroucée de l’Orion qui coula la Sérieuse au combat d’Aboukir. Le capitaine Saumarez éprouva, dit-on, le besoin de s’en justifier, en faisant observer que la frégate avait la première ouvert le feu sur son vaisseau. Certes cette courtoisie n’allait pas jusqu’à empêcher les frégates d’être de bonne prise quand elles venaient à tomber sous la volée d’un navire portant deux ou trois batteries ; mais tant qu’il y avait des vaisseaux ennemis à combattre, c’était contre eux qu’un vrai bâtiment de ligne commençait par user sa poudre. Ce qui faisait la faiblesse des frégates et les rendait pour un vaisseau presque inoffensives, ce n’était pas le moindre chiffre de leurs canons, c’était l’impuissance de leur calibre. Les grandes frégates portaient du calibre de 18 ; les boulets des frégates semblables à la Mignonne ne pesaient que 12 livres. Aussi, pendant qu’on désignait le rang d’un vaisseau à deux ponts par le nombre de ses pièces, qu’on avait ainsi des vaisseaux de 80 ou de 74, et même de 64, on distinguait la classe d’une frégate par le poids de ses projectiles. La marine française possédait des frégates de 18, des frégates de 12, et jusqu’à des frégates de 8. La Mignonne, bâtiment de 900 tonneaux, était une frégate de 12. Elle portait trente-six pièces : vingt-six canons de 12 dans sa batterie, et dix canons de 6 sur ses gaillards. Son équipage, officiers et matelots compris, était de 275 hommes. C’était, on le voit, quelque chose d’analogue à nos grandes corvettes d’aujourd’hui, un bâtiment de la force de la Capricieuse ou de la Bayonnaise. Je ne crois pas cependant que ces belles corvettes eussent pu lutter de marche avec la Mignonne, un des bâtimens les plus rapides que j’aie jamais rencontrés.
La grande difficulté, sous la république, était moins d’armer un navire que de lui trouver un équipage. Les corsaires, je l’ai déjà dit, enlevaient à la marine de l’état ses meilleurs matelots. Les bons canonniers avaient disparu avec les fécondes institutions d’une autre époque, et le corps de l’artillerie de marine, réorganisé par le décret du 25 octobre 1795 (3 brumaire an IV), se trouvait encore insuffisant pour subvenir aux besoins de la flotte. À défaut de marins véritables on prenait des marins de rivière. Si haut que le flot de mars se fît sentir, l’inscription maritime exerçait avec rigueur ses droits. On complétait ainsi le chiffre des effectifs, et pendant que les corsaires avaient des équipages d’élite, nos frégates s’armaient avec des bateliers qui, de leur vie, n’avaient vu la mer, et que nous désignions par le sobriquet de chalandoux. Sous le rapport du personnel, tout était donc à créer à bord de nos bâtimens. Il eût fallu instruire l’équipage à la manœuvre des voiles et à celle de l’artillerie en même temps que le plier à la discipline militaire. Presque toujours on rencontrait l’ennemi avant d’avoir pu s’acquitter de ce soin. Les seuls bâtimens qui eussent le temps de dresser convenablement leurs recrues étaient ceux qui avaient pour destination les mers de l’Inde : n’arrivant dans ces parages qu’après une traversée de quatre ou cinq mois, ils s’y présentaient avec des équipages exercés à loisir. Aussi ne recevait-on de ces mers lointaines que des nouvelles de succès ou du moins de défenses opiniâtres qui contrastaient singulièrement avec ce qui se passait sur nos côtes. Il est rare que dans la guerre chaque événement n’ait pas son explication naturelle, mais il est plus rare encore que ce soit celle qu’on aille chercher.
Je hâtai de tous mes efforts la mise en rade de la Mignonne, prévoyant bien que la formation d’un nouvel équipage demanderait les plus grands soins, et sachant que dans le port il est impossible de songer à l’instruction de son personnel. Je comptais heureusement dans mon état-major plusieurs officiers de mérite. Grâce à leur concours, la frégate fut bientôt en situation d’entrer en campagne. Si le désordre d’un récent armement et l’inexpérience complète d’un équipage peuvent être la source d’inévitables revers, il ne faut rien exagérer pourtant et ne pas s’aller imaginer qu’un navire n’est point en mesure de combattre tant que son organisation n’a pas encore ce fini, ce parfait auquel tout capitaine doit avec raison aspirer. Quand un homme de cœur commande à de braves gens, il lui faut moins de temps pour les préparer à soutenir l’honneur du pavillon. Le nécessaire en marine n’est pas si compliqué qu’on le pense. On ne peut en avoir la juste mesure que lorsqu’on a vu combien de détails se simplifient en présence de l’ennemi ; mais encore faut-il avoir le nécessaire, et je ne blâme point ceux qui, par précaution, demandent en temps de paix le superflu.
Nous étions prêts à prendre la mer, lorsque je reçus l’ordre d’embarquer à bord de la Mignonne une douzaine de pilotes des côtes de France pour les transporter immédiatement au Ferrol, où était réunie une escadre de vaisseaux espagnols attendus à Rochefort. Les instructions qui me furent expédiées directement de Paris me prévenaient qu’il était fort possible que ces vaisseaux eussent déjà effectué leur départ, que je devais prendre les plus grandes précautions pour éviter une méprise et ne pas me heurter à une flotte anglaise en croyant rencontrer une flotte espagnole. En même temps on se gardait bien de me donner aucun signalement des vaisseaux que j’allais chercher, de m’indiquer le moyen de m’en faire reconnaître ou de les interroger. On laissait à mon intelligence le soin de résoudre ce problème, et par conséquent de distinguer, à la coupe de leur foc, nos alliés de nos ennemis. C’est là du reste une des principales études du marin en temps de guerre. Juger à des indices insignifians ou imperceptibles pour des yeux non exercés sous quelles couleurs navigue la voile en vue, en apprécier la force exactement, ce n’est pas un mince mérite pour un capitaine, si l’on réfléchit surtout que le moral joue un grand rôle dans ces circonstances, et qu’il ne faut pas laisser une émotion involontaire grossir ou transformer les objets.
Des vents d’est variables au nord-est soufflèrent pendant trente-six heures après mon départ. Je me flattais d’arriver promptement à ma destination, lorsque dans la nuit un violent coup de vent de sud-ouest se déclara. La pluie tombait par torrens, et la mer devint très grosse. Pour ne pas compromettre notre mâture, je fis mettre à la cape sous la misaine et le foc d’artimon. Le troisième jour, le vent sauta au nord-ouest en soufflant avec une nouvelle violence, mais peu à peu il diminua de force. Quoique peu éloignés encore de notre point de départ, nous étions alors en position d’atteindre le Ferrol promptement. Je fis établir les huniers avec deux ris. La mer, battue pendant trois jours par le vent de sud-ouest, était encore très grosse. La frégate engageait tout son gaillard d’avant sous l’eau. Dans une de ces violentes secousses, son mât de beaupré craqua. Je m’occupai sur-le-champ de trouver pour le mât de misaine un autre point d’appui plus solide que le beaupré, et je fus bientôt en état de continuer ma route. Cette opération venait à peine d’être terminée, que les vigies annoncèrent plusieurs grands bâtimens devant nous. En m’approchant, je reconnus six trois-mâts et un brick qui les précédait d’environ une lieue. Cette division était sous les huniers, tous les ris pris, les mâts de perroquet dépassés. Avais-je rencontré la division espagnole ou la division anglaise ? Je crus avoir trouvé un excellent moyen de m’en assurer : sans diminuer de voiles, je gouvernai sur le brick ; la manœuvre de ce bâtiment m’indiquerait à qui j’avais affaire. Avant d’en être à portée de canon, je hissai le pavillon français. Le brick et toute la division qui le suivait arborèrent les couleurs espagnoles. Cependant, quand cet ennemi déguisé vit que nous persistions à courir sur lui, il n’osa pas nous attendre. Il laissa arriver pour se rapprocher du gros de l’escadre. Je ne doutai plus que les bâtimens en vue ne fussent anglais. Si j’avais d’ailleurs conservé quelque incertitude sur le parti qu’il convenait de prendre, ces bâtimens se chargèrent de la dissiper. En un instant, tout fut tumulte et activité à leur bord ; ils repassaient leurs mâts de perroquet, larguaient des ris à leurs huniers, et montraient l’intention évidente de me donner vigoureusement la chasse.
Je choisis naturellement pour m’éloigner l’allure que je jugeai la plus favorable à la marche de la frégate et la direction qui me rapprochait le plus des côtes de France. Nous recevions ainsi la brise par la hanche de bâbord. Il ventait encore très-grand frais et par grains. Je portais toute la voile possible, les bonnettes de hune et les perroquets. J’avais cependant la précaution de faire toujours tenir les drisses de ces dernières voiles à la main et de les amener chaque fois que la rafale devenait trop pesante. Dès le début de cette chasse, la Mignonne montra ce qu’elle savait faire. Nous eûmes une grande supériorité de marche sur tous les bâtimens qui s’étaient lancés à notre poursuite, à l’exception toutefois du brick, dont la vitesse se trouva au moins égale à la nôtre. Par bonheur, ce bâtiment eut l’imprudence de hisser ses bonnettes de perroquet, surcroît de voiles qui fit rompre dans un grain son petit mât de perroquet. Dès cet instant, le brick resta de l’arrière comme les autres. La nuit ne diminua pas l’ardeur de l’ennemi : il continua de nous presser aussi vivement que possible, espaçant ses bâtimens de manière à nous empêcher de nous dérober par une fausse route à sa poursuite. Notre sillage était considérable : nous ne filions pas moins de douze et treize nœuds à l’heure, et je commençais à m’inquiéter d’une vitesse qui nous portait avec une rapidité effrayante vers la côte du bassin d’Arcachon. J’avais fait carguer la grand’ voile : notre marche n’en était pas sensiblement diminuée. À l’approche du jour, le vent s’apaisa, et dans la matinée nous étions tout à fait en calme. La sonde ne donnait plus que quinze brasses d’eau, avec fond de sable. On apercevait les bâtimens ennemis à une grande distance dispersés comme des chasseurs après une battue. Nous profitâmes de leur éloignement pour raidir notre gréement, qu’une extrême tension avait beaucoup allongé, et nous mîmes la frégate en état d’essuyer une nouvelle chasse.
Le calme se prolongea jusqu’au milieu de la nuit suivante. À deux heures du matin, le vent s’éleva de l’est et ne tarda pas à fraîchir. Bien fixé sur la position de l’ennemi, je n’hésitai pas à reprendre la route du Ferrol. Quand le jour reparut, les vaisseaux anglais étaient à quelques lieues en arrière. La confiance que m’avait inspirée la supériorité de notre marche avait dissipé toutes mes inquiétudes. Que le vent continuât un seul jour encore de nous être favorable, et j’étais certain d’arriver à ma destination. Malheureusement la brise passa de nouveau au sud-ouest, et nous rejeta vers les côtes de la Saintonge. La division anglaise, qui ne nous avait pas perdus de vue, se mit encore une fois à notre poursuite. Elle nous escorta jusqu’aux environs du banc de Rochebonne, mais elle n’osa pas s’aventurer plus loin. Le temps était devenu affreux. Des douze pilotes côtiers embarqués comme passagers abord de la Mignonne, je n’en trouvai pas deux qui fussent du même avis sur la position que nous assignait la sonde. Les uns prétendaient que nous devions être près de l’île d’Yeu ; à en croire les autres, nous touchions les Branches-Vertes. Je dus me résigner à donner quelque chose au hasard. Le hasard me servit admirablement, car au jour j’aperçus les tours de Chassiron et de la Baleine. Le vent se maintenait au sud-ouest, le temps conservait une très mauvaise apparence. Je n’avais plus d’autre parti à prendre que de donner dans le Pertuis-d’Antioche et d’aller jeter l’ancre sur la rade de l’île d’Aix. J’avais heureusement entraîné à ma suite les bâtimens anglais qui surveillaient l’escadre du Ferrol. Les vents contre lesquels ils eurent à lutter pour aller reprendre leur croisière les retinrent assez longtemps éloignés des côtes d’Espagne pour que nos alliés profitassent de cette levée inattendue du blocus. Quelques jours après mon arrivée, cinq vaisseaux espagnols mouillaient à l’embouchure de la Charente. Voulez-vous affronter une marine plus puissante et plus nombreuse que la vôtre, construisez à tout prix des navires plus rapides que ceux que l’ennemi vous oppose. Telle est la moralité qu’on peut tirer de cette première croisière de la Mignonne, moralité que le récit d’une plus longue et moins heureuse campagne ne démentira pas.
Mon premier soin, dès que j’eus rendu compte à mes supérieurs des circonstances qui avaient entravé l’accomplissement de ma mission, avait été de m’occuper de la réparation de mes avaries et de me disposer à reprendre la mer. En quelques jours, je fus prêt à mettre sous voiles. Les frégates la Séduisante et la Dédaigneuse, mouillées comme la Mignonne en rade de l’île d’Aix, venaient d’être placées sous les ordres d’un capitaine de vaisseau sorti de la marine du commerce. Cet officier se recommandait par une grande douceur de caractère et une extrême indulgence envers ses subordonnés, mais ses aptitudes ne l’appelaient en aucune façon à commander une division de bâtimens de guerre. On adjoignit la Mignonne aux deux frégates qui lui étaient déjà confiées. Notre mission était d’une haute importance et fort habilement conçue. Si elle eût été bien conduite, elle eût pu causer au commerce anglais un dommage incalculable. Nous devions explorer les côtes occidentales d’Afrique de l’embouchure du Sénégal jusqu’à l’équateur, et diriger sur la Guyane française ou sur les Antilles les négriers que nous aurions capturés. L’ennemi eût ainsi fait la traite pour notre compte et se fût chargé de rendre la vie à nos colonies. Arrivés à la hauteur de l’équateur, il nous était prescrit de traverser l’Océan et d’aller chercher à l’embouchure de la Plata les secours que les établissemens de Montevideo et de Buénos-Ayres ne pourraient se dispenser d’accorder à des bâtimens français. Une fois ravitaillés par les soins des Espagnols, nous devions opérer notre retour en France, en remontant les côtes du Brésil, traversant la mer des Antilles et visitant les côtes de Terre-Neuve. C’étaient là, sans contredit, des instructions dictées par un marin. Tout y était prévu ; le vent, dans la longue route que nous allions suivre, devait constamment nous favoriser. En nous portant brusquement d’une rive à l’autre de l’Atlantique, nous avions mille chances de déjouer les poursuites de l’ennemi. Les moyens d’exécution non plus ne nous manquaient pas : nos bâtimens emportaient six mois de vivres et quatre mois d’eau ; leurs équipages étaient au grand complet de guerre, et des compagnies franches composées, il est vrai, de déserteurs de tous les pays, Turcs, Grecs, Russes, Moldo-Valaques et autres, — bandits, si vous voulez, mais hommes décidés après tout, — étaient embarquées en supplément sur chaque frégate, afin que nous pussions tenter au besoin des coups de main à terre. La Séduisante, montée par le chef de l’expédition, la plus grande des trois frégates, la seule qui portât du calibre de 18, avait reçu deux cents de ces soldats. On n’en avait mis que cent sur la Dédaigneuse et sur la Mignonne en raison de la moindre capacité qu’offre une frégate de 12.
On me permettra de ne point m’étendre sur toutes les fautes qui furent commises dans le cours de cette campagne. Si je ne pus m’empêcher de gémir bien souvent de l’inertie et de l’inexpérience de notre chef, je n’eus du moins qu’à me louer de ses procédés, et, — ample compensation à mes regrets ainsi qu’à mes ennuis, — je trouvai dans le commandant de la Dédaigneuse un compagnon loyal, entreprenant, plein d’honneur et de bravoure, un bon et franc camarade, aussi sûr pour la navigation que pour le combat. Le plan de notre expédition était si bien conçu que, malgré l’extrême lenteur avec laquelle nous descendîmes la côte d’Afrique, mouillant tous les soirs pour n’appareiller que vers neuf ou dix heures du matin, séjournant des semaines entières où nous n’avions que faire, nous laissant rebuter par des obstacles que la moindre énergie eût surmontés, malgré l’incroyable gaucherie de quelques-unes de nos manœuvres, en moins d’un an nous avions capturé trente navires, dix-sept anglais, sept américains et six portugais, la plupart montés par des équipages de quarante ou cinquante hommes. Pourvus d’une nombreuse artillerie, comme l’étaient à cette époque la plupart des négriers, ces bâtimens portaient à eux tous deux cent-soixante-dix bouches à feu : quatorze canons de 12, cent de 9, soixante-dix-huit de 6, soixante-seize de 4, et seize caronades de 18 ou de 36. Quelques-uns, avertis de notre présence sur la côte, avaient réussi à se réfugier dans des rivières ou sur des hauts-fonds. Nos frégates ne purent les y suivre. Il fallut les faire enlever à l’abordage par nos embarcations. Il y eut là plus d’une action très chaude dans lesquelles nos jeunes officiers montrèrent un élan incroyable. La plus meurtrière de ces affaires nous coûta vingt blessés. En somme, sans avoir encore soutenu aucun combat sérieux, nos équipages, par leur longue navigation et leurs engagemens continuels, s’étaient aguerris, et j’hésiterais à croire qu’il y eût alors beaucoup de frégates anglaises qui valussent les nôtres.
En quittant la côte d’Afrique, nous nous dirigeâmes sur l’île du Prince, qu’un coup de main fit tomber en notre pouvoir. Nous occupâmes les forts et fîmes dans cette île un séjour d’environ un mois. En partant, nous exigeâmes de la colonie une rançon de 500 onces d’or qui fut malheureusement déposée, avec le produit de nos autres prises, dans la caisse que le commandant de la Sémillante, en sa qualité de chef de l’expédition, s’obstinait à conserver à son bord. Ce fut à l’île du Prince, dans la baie de Santo-Antonio, que nous fêtâmes l’avènement d’un nouveau siècle. Trois mois plus tard, nous donnions dans la Plata et venions jeter l’ancre sur la rade de Montevideo.
Notre arrivée dans ces parages fit sensation. On ne pouvait se persuader que nos frégates fussent véritablement françaises. Nous étions au mouillage depuis quarante-huit heures, que pas une embarcation du pays n’avait encore osé s’approcher. Le gouverneur, dont le nom, s’il m’en souvient bien, était Sobramonte, ne nous accueillit point avec tout l’empressement que nous avions droit d’attendre du représentant d’une nation alliée. En revanche, la population nous combla d’attentions et de prévenances. Nulles relations ne m’ont laissé un plus agréable, je dirai même un plus précieux souvenir que celles que j’eus alors avec un de nos compatriotes, M. de Liniers, entré bien jeune encore au service de l’Espagne, et qui commandait à cette époque la flottille de canonnières armée pour la défense de la Plata. M. de Liniers avait déjà plus de quarante ans. C’était presque le double de mon âge. Une sympathie mutuelle établit cependant entre nous, dès notre première rencontre, une sorte d’intimité. J’étais fier de la préférence que m’accordait sur tous mes compagnons cet homme distingué. Je ne pressentais pas cependant la juste célébrité qui devait s’attacher un jour à son nom. On sait que ce fut M. de Liniers qui en 1806 reprit sur les Anglais la ville de Buenos-Ayres. La récompense de ce beau fait d’armes fut le titre de vice-roi, que les habitans se hâtèrent de décerner à l’homme que dans leur enthousiasme ils nommaient alors leur sauveur. Deux ans plus tard, lorsque les colonies espagnoles profitaient des malheurs de la mère-patrie pour proclamer une indépendance dont elles devaient faire un si déplorable usage, Liniers, toujours fidèle à la cause royale, tombait sous les coups de la faction révolutionnaire, qui voyait en lui un obstacle invincible à ses projets. Sa mort fut un deuil public, car jamais homme ne fut plus populaire et plus estimé que le vainqueur de Buenos-Ayres ; mais à quoi sert l’amour du peuple ? Qui cet amour a-t-il jamais sauvé des pièges des intrigans ou de la vengeance des fripons ?
Les entretiens de M. de Liniers étaient pour moi d’un rare intérêt. Les colonies espagnoles étaient alors très peu connues en France, la jalousie de la métropole en ayant constamment fermé l’accès aux étrangers. M. de Liniers m’initiait aux usages de sa patrie adoptive, m’en énumérait les ressources, m’exposait avec une lucidité admirable les moyens de tirer parti de tant de richesses, sans me dissimuler les obstacles que l’ignorance et la férocité des classes inférieures mettraient longtemps encore au développement de ces fertiles contrées. Il prévoyait déjà qu’il aurait un jour ce pays à défendre, et prophétisait, comme s’il eût été doué du don de seconde vue, les avantages qu’il obtiendrait sur les Anglais.
Trois mois et demi furent employés à réparer nos frégates et à les mettre en situation de poursuivre leur campagne. Le 10 juillet 1800, nous quittâmes la rade de Montevideo, et fûmes nous établir en croisière à la hauteur du cap Frio, point d’atterrage et de reconnaissance des bâtimens qui veulent entrer à Rio-Janeiro. Deux navires américains richement chargés, puis deux bâtimens portugais tombèrent dès les premiers jours entre nos mains. La mer redevint ensuite déserte, et nous errâmes infructueusement dans les mêmes parages jusqu’au 29 juillet. Nous résolûmes alors de nous porter plus au nord, pensant qu’aux approches de la baie de Tous-les-Saints nous trouverions peut-être des chances plus favorables. Nous avions dépassé le seizième degré de latitude, et nous nous trouvions à peu près par le travers de Porto-Seguro, théâtre de mes premières croisières, lorsqu’au point du jour nous découvrîmes huit grands bâtimens au vent à nous et à trois lieues environ de distance. La supériorité de marche que la Mignonne avait sur ses conserves faisait de cette frégate l’éclaireur obligé de la division. Je demandai donc et j’obtins la permission de chasser en avant pour reconnaître l’ennemi. La brise était extrêmement faible, avec des intervalles de calme. Les bâtimens en vue marchaient sur deux colonnes. Je reconnus parfaitement que six d’entre eux avaient deux raies de batteries peintes en jaune. — C’est ainsi qu’on peignait alors les bâtimens de guerre. — Un de ces bâtimens se faisait remarquer par une plus grande hauteur de mâture et une envergure plus considérable. Je crus reconnaître à cet indice un convoi de vaisseaux de la compagnie des Indes escorté par un seul vaisseau de guerre. Je fis immédiatement le signal que nous étions supérieurs en force à l’ennemi. Le commandant de la Séduisante ne partageait pas sans doute mon opinion, puisqu’il répondit à mon signal par celui de ralliement général et absolu. J’obéis à regret à cet ordre. J’avais été très près de l’ennemi et en position de bien apprécier ses forces. Je passai à poupe de la Séduisante, et je hélai au commandant que je maintenais l’expression de mon signal. Je lui proposa d’employer deux de nos frégates à combattre le vaisseau d’escorte, tandis que la troisième se jetterait sur le convoi. Le succès me paraissait certain. Nous comptions alors près de quinze mois de campagne ; il restait à la Séduisante 450 hommes d’équipage, plus de 300 à la Dédaigneuse et à la Mignonne, tous pleins de confiance et animés du meilleur esprit. Mon avis malheureusement ne trouva point de partisans, pas même parmi mes officiers. Moins familiarisés que je ne l’étais avec les dehors des vaisseaux de la compagnie, ils raillèrent gaiement ma confiance. « Si ces bâtimens-là, disaient-ils, sont des navires marchands, ce ne sont que des marchands de boulets. » Conséquence naturelle d’une inégalité de forces acceptée d’avance et pour ainsi dire érigée en système, notre imagination nous montrait partout des flottes anglaises. Il est bien facile aujourd’hui de blâmer avec indignation cette fâcheuse tendance. Je ne conseille pourtant pas à ceux qui méditent des plans d’expéditions futures de placer nos successeurs dans les conditions que la république nous avait faites, car je craindrais fort que les mêmes méprises ne se renouvelassent plus d’une fois. Quand on a vu le vainqueur d’Algésiras, l’intrépide et habile amiral Linois, confondre en 1804 le convoi de Chine, sur le passage duquel il était venu tout exprès se poster, — convoi qu’il avait non pas reconnu de loin, mais canonné pendant près d’une heure, — confondre ce convoi avec une escadre de vaisseaux de guerre, on peut croire que de pareilles erreurs ne sont pas si extraordinaires, ni si étranges qu’elles en ont l’air. D’ailleurs les vaisseaux de la compagnie, s ils n’étaient pas des vaisseaux de guerre, n’étaient pas non plus précisément des vaisseaux marchands. Ils portaient de trente à trente-six canons de 18, et un équipage de 150 à 200 hommes. L’un d’eux, le Warren Hastinqs, avait combattu deux heures dans les mers de l’Inde la frégate la Piémontaise, frégate de la force de la Séduisante.
L’officier que le commandant de la division chargea de me transmettre à la voix ses ordres était, dans mon opinion, un des plus valeureux officiers de notre marine. Quelques années plus tard, il devait trouver la mort sur le champ de bataille de Trafalgar. Il commandait, dans cette funeste journée, le Fougueux. Ce brave officier, interprète du chef de l’expédition, me héla, en réponse à mes offres, que j’étais dans l’erreur, que nous avions devant nous une escadre anglaise se rendant dans l’Inde, et que l’intention du commandant de la division était de s’en éloigner le plus promptement possible. Ce parti adopté, il fallait immédiatement prendre chasse sous toutes voiles et prescrire aux frégates de naviguer en route libre, à la seule condition de rester à portée de se soutenir mutuellement. Notre chef, par malheur, avait de grandes prétentions à la tactique, comme beaucoup de gens qui ne se souviennent point qu’en marine la lettre tue et l’esprit vivifie. Il voulut se faire chasser dans les règles, et commanda successivement plusieurs manœuvres savantes qui n’eurent d’autre effet que de nous attarder : la ligne de file, l’ordre de front, l’angle obtus de retraite. L’ennemi jusqu’alors avait continué à serrer le vent sans se montrer très soucieux de nous approcher ; mais dès qu’il s’aperçut que nous prenions la fuite, il laissa arriver sur nous en arborant le pavillon anglais et faisant toute la voile possible. La brise ne s’éleva que dans l’après-midi. Les Anglais la reçurent avant nous. Nos voiles battaient encore le long des mâts, que déjà les leurs étaient gonflées par un vent assez frais. Aussi en moins d’une heure se trouvèrent-ils presque à portée de canon. Je me tenais au poste que m’assignait le dernier ordre signalé, n’ayant d’autres voiles que les huniers, quand le commandant de la Séduisante, reconnaissant, mais trop tard, l’inutilité de sa science et la faute qu’il avait commise, signala qu’il laissait chaque capitaine libre de sa manœuvre pour la sûreté de son bâtiment ; en bon français, c’était faire le signal de sauve qui peut. Il ne me sembla pas que le moment fût venu de profiter de cette permission. La Séduisante allait être bientôt aux prises avec l’ennemi, et je ne doutais pas que son commandant ne nous appelât alors au feu. Il était à peu près cinq heures du soir : les bâtimens qui nous poursuivaient ne marchaient pas également bien ; quelques-uns étaient presque hors de vue. Nous avions donc une chance inespérée de combattre avec avantage ceux qui s’étaient le plus approchés de nous. Je considérais comme le seul vaisseau de guerre de l’escadre, an glaise le navire ennemi qui s’avançait, suivi d’assez près par quatre des six autres bâtimens. Au moment où il ouvrit le feu de ses pièces de chasse sur la Séduisante, je me disposais à virer de bord pour venir en aide à notre conserve. Le commandant ne m’en laissa ni la liberté ni le temps. Par un mouvement de générosité dont il m’est encore aujourd’hui impossible de lui savoir gré, il me fit le signal de forcer de voiles, vint en travers, lâcha une bordée au vaisseau ennemi et amena son pavillon. Je ne saurais exprimer la pénible impression, l’étonnement douloureux que j’éprouvai, lorsque je vis cette belle frégate se rendre ainsi sans combattre. Je savais que l’état-major de la Séduisante comptait plusieurs officiers d’une bravoure éprouvée, que le commandant lui-même, sans avoir les qualités que peut seule donner une éducation militaire, était un homme d’honneur, incapable de souiller son nom d’une faiblesse. Je m’étais donc trompé sur la force de l’ennemi. Plus de doute ; c’était bien à une escadre de bâtimens de guerre que nous avions affaire. Résister à une escadre étant impossible, les officiers de la Séduisante avaient sagement fait d’éviter une effusion de sang inutile.
La Dédaigneuse, au signal de liberté de manœuvre, avait laissé arriver vent arrière. Deux vaisseaux qui avaient sur elle un avantage de marche bien prononcé s’étaient mis à sa poursuite. Elle s’allégea d’un poids considérable en jetant à la mer une partie de son artillerie. Son sillage s’en accrut à peine. À sept heures du soir, nous entendîmes une très vive canonnade du côté où nous l’avions perdue de vue. À sept heures et demie, tout était rentré dans le silence : la Dédaigneuse avait succombé.
Plusieurs des bâtimens anglais continuaient à me poursuivre. Un seul avait pu m’approcher à portée de canon, et encore était-ce l’effet d’une brise fraîchissant graduellement dont il éprouvait toujours l’influence avant nous. Je n’avais pas changé de route ; je recevais ainsi le vent du travers, et c’était la meilleure allure de la frégate. Bien que le vent fût encore faible et que les voiles retombassent souvent le long des mâts, nous n’en filions pas moins de six à sept nœuds. La nuit était d’une clarté désespérante. Le disque de la lune avait presque l’éclat du soleil dans nos climats brumeux. À deux heures du matin, le vaisseau se maintenait toujours à la même distance. Le vent fraîchissait. Cette circonstance pouvait être favorable à un bâtiment plus lourd que la frégate. Je réunis l’état-major sur le gaillard d’arrière, et je le prévins que, si le vaisseau ennemi parvenait à nous engager, mon intention était de l’enlever à l’abordage. Je fis prendre toutes les dispositions qui pouvaient assurer le succès de cette entreprise, et, brisé de fatigue, je m’assis sur le banc de quart. Involontairement mes yeux se fermèrent. Je ne dormis certainement pas dix minutes. En m’éveillant, je m’aperçus que la distance qui nous séparait de l’ennemi s’était sensiblement accrue. À quatre heures du matin, la brise soufflait franchement et sans intermittence. La supériorité de notre marche n’était plus douteuse. L’ennemi leva la chasse. À la manière dont il cargua ses basses voiles, je ne reconnus pas un bâtiment de guerre. Je restai cependant seul de mon opinion. Ce ne fut que plusieurs mois après notre retour en France que nous apprîmes que la Séduisante et la Dédaigneuse avaient été capturés par un vaisseau de soixante-quatre canons et sept vaisseaux de la compagnie des Indes.
La prise de mes deux conserves me laissait sans instructions. Le commandant de la Séduisante n’avait pas jugé à propos de nous faire connaître celles qu’il avait reçues. Il ne nous avait pas même indiqué de points de rendez-vous en cas de séparation. Cependant j’avais à bord près de six mois de vivres, la frégate était dans un état parfait. Je pensai qu’en continuant à croiser sur les côtes du Brésil, il ne me serait pas impossible de faire quelques captures. J’aurais ainsi le moyen d’échanger quelques-uns de nos camarades que je présumais avoir été déposés à Rio-Janeiro. La chance ne me fut pas favorable. Pendant les vingt jours que j’employai à parcourir la distance qui sépare la baie de Tous-les-Saints, de Fernambouc, je ne vis pas une seule voile. Je dus renoncer à l’espoir de réaliser mes projets, et je pris la résolution de rentrer en France. Notre navigation fut sans incidens jusqu’à la hauteur des Açores. Nous venions de traverser cet archipel, lorsqu’un grand trois-mâts se détourna de sa route et se dirigea sur nous. Je fis mettre en panne pour l’attendre. Ce bâtiment portait le pavillon anglais et nous prenait sans doute pour une frégate anglaise. Lorsqu’il fut à portée de voix, je fis hisser nos couleurs et lui ordonnai de mettre en panne. La fortune nous avait envoyé un navire très richement chargé. Je ne m’en décidai pas moins à le brûler. Il était probable que, pour gagner le port, nous aurions à nous ouvrir un passage de vive force. Ce n’était pas l’heure d’affaiblir notre équipage par des détachemens. Je consentis seulement, avant de mettre le feu au trois-mâts, à en laisser extraire quelques caisses d’étoffes. La chaloupe et le grand canot furent mis à la mer. La chaloupe ne devait faire qu’un seul voyage. Mes ordres, sous ce rapport, furent fidèlement exécutés ; mais pendant que, retiré dans ma chambre, je prenais un peu de repos, le grand canot s’établissait en croisière entre la frégate et la prise, et à chaque voyage opérait un versement complet dans la chaloupe : c’était la peau de bœuf de Didon découpée en lanières. Je fus fort mécontent lorsque je découvris la ruse à l’aide de laquelle on avait éludé mes ordres. Plus de deux cents caisses étaient déjà à bord ; la batterie et le pont de la Mignonne en étaient littéralement encombrés. Dans le premier moment, je voulais faire tout jeter à la mer ; si je ne le fis pas, ce fut en considération des épreuves qu’avaient déjà subies et des dangers que devaient courir encore ces braves marins, qui, depuis un an et demi, me donnaient tant de preuves de zèle et d’attachement. Le fruit de leur campagne avait été perdu avec la Sémillante, dont le commandant s’était obstiné à conserver les produits de nos prises à son bord, au lieu de les partager entre les trois frégates. Je savais que ce n’était pas une basse cupidité qui animait ces pauvres gens, mais qu’ils seraient tout fiers de rentrer dans le sein de leurs familles avec quelques gages d’une heureuse croisière. Je me bornai donc à réprimander sévèrement l’officier de quart et à exiger que la répartition des marchandises se fît immédiatement, pour qu’on pût au plus vite se débarrasser des caisses. Quelque activité qu’on pût mettre à ce partage, dont j’avais prescrit de s’occuper jour et nuit, nous étions encore fort encombrés, lorsqu’un autre trois-mâts se montra au vent à nous. Nous changeâmes de route aussitôt, et en quelques heures nous fûmes assez près de ce bâtiment pour lui ordonner à la voix d’amener son pavillon. Cette seconde prise, qui venait directement de Londres, avait une plus grande valeur encore que la première. Je n’eus point le courage de la brûler. J’en confiai le commandement à mon chef de timonerie et l’expédiai pour le port de Rochefort. J’avais soigneusement recommandé à ce sous-officier de ne pas s’approcher de la côte d’Espagne, où je savais que fourmillaient les corsaires anglais. Il ne tint point compte de mes ordres, et crut mieux faire en se dirigeant dès la première nuit sur la baie de Vigo. Au moment où on allait y entrer, un corsaire anglais se jeta sur cette prise, qui nous aurait tous enrichis, et s’en empara.
La Mignonne cependant poursuivait sa route vers le fond du golfe de Gascogne. Le 15 septembre, elle était à la cape, ballottée par de gros vents de sud-ouest, quand les vigies signalèrent tout à coup devant nous un convoi de plus de deux cents voiles. Les frégates qui escortaient cette flotte marchande s’en détachèrent et se mirent à notre poursuite ; mais elles n’étaient point de taille à lutter de vitesse avec la Mignonne. Dès qu’une épreuve de quelques heures les eut convaincues de leur impuissance, elles retournèrent près du convoi, dont elles craignaient qu’une plus longue chasse ne vînt à les séparer. Ce fut à mon tour de les suivre. En dépit de leur surveillance, je me jetai sur la queue du troupeau, et dès la nuit même je coulai deux navires. La nuit suivante, j’en capturai un troisième auquel je mis le feu. Pendant que l’incendie attirait de ce côté l’attention des convoyeurs, j’avais déjà repris ma route vers Rochefort.
J’étais parti de la rade de l’île d’Aix le 7 mai 1799. J’y rentrai le 21 septembre 1800, après mille fatigues et de grandes espérances, auxquelles les résultats n’avaient guère répondu. Sur trois frégates expédiées dans les meilleures conditions et avec le plan le mieux combiné, l’ennemi en avait capturé deux. Le dommage que nous avions causé à son commerce valait-il du moins la perte de ces deux frégates et de leurs sept cents hommes ? En vérité, je suis loin de le croire. Je ne veux point sans doute proscrire absolument ces campagnes de course : n’eussent-elles d’autre but et d’autre avantage que de diviser les forces de l’ennemi, elles auraient encore leur raison d’être ; mais j’affirme aussi qu’il ne faut leur attribuer dans le plan général qu’une importance tout à fait secondaire. Des guérillas ne sont pas une armée, et la France ne serait excusable de borner son ambition à ce triste métier de maraudeurs que s’il lui était interdit d’aspirer à avoir une grande marine. Or sous ce rapport le passé a prouvé que vouloir c’est pouvoir, et l’avenir est là, je l’espère bien, pour le prouver encore.
Notre arrivée à Rochefort fut un véritable événement. La frégate s’arrêta quelques jours aux divers coudes de la Charente avant de pouvoir remonter jusqu’au port, et pendant tout ce temps il ne fut bruit en ville que des trésors rapportés par les marins de la Mignonne. On oubliait le sort des deux autres frégates pour ne voir que notre heureux retour. Si j’avais demandé en ce moment l’équipage d’un vaisseau, je l’aurais aisément trouvé, ne fût-ce que parmi les ouvriers ou les jeunes vagabonds du port. Ces richesses cependant que l’imagination populaire se plaisait à exagérer avaient en réalité bien peu de valeur. Nos hommes avaient d’ailleurs, avant de pouvoir en jouir, à les disputer à la vigilance de la douane. Il est vrai que les marins de la Mignonne auraient bravé tous les agens du fisc plutôt que de se laisser frustrer du fruit de leur croisière. Du reste, je l’avoue, ils avaient en moi un complice. Chaque jour j’accordais à la moitié de l’équipage la permission de descendre à terre. Nos marins débarquaient sur la rive de la Charente dans un état d’obésité qui faisait honneur au commis aux vivres de la Mignonne ; ils revenaient à bord minces et fluets. Jusque-là tout s’était passé sans scandale ; mais pendant que j’étais tranquillement à Rochefort au sein de ma famille, on reçut à bord de la Mignonne l’ordre de débarquer à la hauteur de Martrou les soldats de notre compagnie franche. Cette troupe se mit en marche sur deux files, escortant les charrettes qui portaient les bagages. Arrivée aux portes de la ville, elle prétendit que des soldats ne pouvaient, sans se déshonorer, laisser visiter leurs fourgons. Les douaniers protestèrent, et appelèrent la garde à leur aide ; mais la garde prit parti pour l’uniforme. Plainte fut nécessairement portée au commandant de la marine. Je fus chargé de faire une enquête. Je la fis, et ne trouvai point de coupables. Pourrait-on, sans se sentir ému, comparer le sort de nos matelots pendant cette guerre à celui des marins anglais ? Tout contribuait à garantir aux uns le prix d’un facile labeur ; tout tendait à maintenir les autres, après des fatigues et des risques inouis, dans une condition misérable. Le matelot anglais savait que son pavillon couvrait les mers. Il était presque toujours certain d’avoir un ami à portée, quand il ne commençait pas le combat avec deux navires contre un. Ses prises trouvaient un passage facile jusqu’en Angleterre ; le produit lui en était scrupuleusement payé. Le matelot français, quand il avait pu échapper à la mort et aux pontons, quand il avait bravement livré aux flammes des trésors qui l’auraient fait opulent pour le reste de ses jours, se voyait envier à son retour, par des lois inhumaines, quelques futilités qui n’avaient d’autre prix que celui qu’il y attachait lui-même. Et c’est ainsi qu’on se flattait d’avoir une marine !
Ma part n’était pas considérable dans ce butin, qu’eût voulu nous ravir la douane ; mais j’avais rapporté de ma longue campagne d’exploration, sous les ordres de M. de Brétigny, le goût des collections. J’avais donc recueilli pendant notre séjour sur la côte d’Afrique des coquilles fort curieuses, des oiseaux écorchés et des oiseaux vivans. De ces derniers il ne m’en restait plus qu’un seul, qui m’avait été donné à Acra : c’était un oiseau fort curieux et fort rare, surtout en France, où tout ce qui venait d’outre-mer était devenu une rareté. Cet oiseau, à peu près de la grosseur d’une grue, était connu sous le nom de paon marin ou d’oiseau royal. La renommée en porta la description jusqu’au ministre de la marine, qui était alors M. Forfait. Le ministre jugea que ce bel animal pourrait être agréable à la femme du premier consul, et je soupçonne qu’il vit dans le nom que portait l’oiseau d’Acra l’occasion d’une allusion adroite au rôle que l’opinion publique assignait déjà au général Bonaparte. Quoi qu’il en fût, apprenant que je devais me rendre à Paris, il me fit prier d’y apporter mon oiseau royal. Hommage en fut fait à Mme Bonaparte, qui me fit inviter quelques jours après à me rendre à la Malmaison. On sait quelle grâce et quelle bienveillance séduisante distinguaient la veuve du général Beauharnais. Elle m’engagea à l’accompagner dans le parc, et sembla prendre plaisir à me faire raconter mes voyages. Quoique jeune, j’avais déjà beaucoup couru le monde ; j’avais surtout visité des contrées où nul n’avait pénétré avant les officiers de la Truite et de la Durance. Lorsque nous rentrâmes dans le salon, on prit soin de ne pas me laisser isolé au milieu de ce monde nouveau pour moi, et un jeune homme se chargea de me désigner par leurs noms toutes les célébrités qui devaient ce jour-là dîner à la Malmaison. Après le repas, qui fut très court, Mme Bonaparte vint à moi et me dit : « Ne partez pas, je veux vous présenter au premier consul. » Le premier consul étant absorbé dans de graves entretiens avec l’ambassadeur d’Autriche, M. de Cobentzel, et quelques autres personnages importans, Mme Bonaparte eut la bonté de me renouveler son aimable promesse, et de m’engager à l’aller voir aussitôt qu’elle serait de retour à Paris ; mais, faut-il confesser ici ma gaucherie ou ma rudesse ? les prières de mes parens et de mes amis, ne purent jamais obtenir de moi que je répondisse à cette invitation si gracieuse. Je n’avais rien à solliciter ; je n’attendais de récompense que de mes bons services, et, sans être frondeur, je sentais que je ferais sans grâce le métier de courtisan.
Je passai près de cinq mois à Paris sans perdre de vue mon désir de retourner à la mer. Le vice-amiral Bruix allait se rendre à Rochefort pour y prendre le commandement d’une escadre. Je lui fus présenté. Il m’accueillit avec une extrême bienveillance, m’offrit de me faire donner un commandement sous ses ordres, et en attendant m’attacha à sa personne en qualité d’aide-de-camp. Il voulait que je prisse le commandement de la frégate la Cornélie portant du 18 et ayant la réputation d’une excellente marcheuse ; mais la Mignonne allait être réarmée. Je connaissais les qualités de cette frégate. Je n’étais pas certain de celles du bâtiment qu’on m’offrait pour la remplacer. Je demeurai fidèle au navire qui, pendant dix-sept mois, m’avait si bien servi, et je priai l’amiral de ne pas demander pour moi d’autre commandement.
Les deux hommes les plus remarquables qu’ait possédés la marine de la république et de l’empire, les seuls qui auraient pu relever notre fortune, sont sans contredit l’amiral Bruix et l’amiral Latouche-Tréville. Après avoir été l’aide-de-camp du premier, le capitaine de pavillon du second, j’hésiterais à me prononcer entre eux. Tous deux avaient les mêmes passions et la même énergie ; cependant, s’il m’eût fallu assigner un rôle à ces deux hommes, j’aurais placé l’amiral Bruix à la tête du ministère de la marine, et l’amiral Latouche à la tête de la flotte.
La santé de l’amiral Bruix malheureusement était déjà déplorable. Cet officier-général ne put conserver le commandement de l’escadre qu’il venait de réunir en rade de l’Ile d’Aix. Les bureaux du ministère lui donnèrent pour successeur le contre-amiral Decrès, qui était alors préfet maritime à Lorient. Ces souvenirs ne sont pas une œuvre de rancune ou de médisance, — on l’aura peut-être remarqué déjà ; — mais il est certains noms qui appartiennent à l’histoire, et celui de l’amiral Decrès est du nombre. Je n’hésite donc pas à dire que, dans mon opinion, le long règne de cet homme d’esprit fut une calamité pour la marine. L’amiral Decrès avait soutenu un très beau combat sur le Guillaume-Tell. Il ne manquait ni de courage, ni d’instruction, ni même d’un certain fonds de bonté ; il manquait d’enthousiasme : c’était un sceptique et un railleur. Au lieu de ranimer la confiance des jeunes gens, il prenait plaisir à narguer leur ardeur. Il semblait qu’il eut toujours peur que quelque chose ne vînt à grandir auprès de lui. En réalité, cet administrateur si habile, ce courtisan si fin et si ingénieux était, pour l’époque surtout où nous vivions, le pire de tous les ministres.
Notre antipathie mutuelle fut prompte à se déclarer. On célébrait la fête de la république. M. Decrès invita à dîner tous les capitaines de l’escadre et les officiers-généraux du corps de troupes qu’on avait caserne à l’île d’Aix dans l’attente d’une expédition en Angleterre. L’ordre du jour prescrivait, outre les salves à faire, le simulacre d’un combat naval. Le vaisseau amiral le Foudroyant devait commencer le feu, et son premier coup de canon servirait de signal au reste de l’escadre. Nous étions arrivés à la fin du repas ; on porta un toast à la république, et tous les convives passèrent dans la galerie du vaisseau pour y jouir du spectacle qui leur avait été préparé. Le premier coup de canon du Foudroyant fut immédiatement suivi de celui de la Mignonne. L’amiral s’approcha de moi, et, me frappant sur l’épaule : « C’est très bien, capitaine, me dit-il. Je suis content de votre frégate. » Je m’inclinai pour remercier. « Mais, ajouta-t-il, en présence de l’ennemi, il ne suffit pas de tirer vite : il faut aussi savoir manœuvrer, et ne pas se mettre en position de recevoir des bordées d’enfilade. — Oh ! monsieur l’amiral, m’empressai-je de répondre, ce sont là les élémens de notre métier. » Je ne crois pas que ces paroles fussent une inconvenance, prononcées surtout comme elles l’avaient été avec un accent de bonne humeur. L’amiral n’en jugea pas ainsi. Il se redressa soudain de toute sa hauteur, et, me toisant des pieds à la tête : « Vous êtes bien jeune, capitaine, me dit-il ; votre réponse l’est encore davantage. » Je demeurai interdit d’une attaque si imprévue. L’attention de tout le monde s’était portée sur moi, et je commençais à perdre contenance. Je compris cependant que, si je devais être respectueux envers mon supérieur, je n’étais pas tenu d’accepter sans mot dire une avanie publique et faite sans motif. Bien qu’au fond du cœur je me sentisse furieux, je m’appliquai à mettre une grande modération dans ma réponse. « Monsieur l’amiral, lui dis-je avec calme, je n’ai pas eu l’honneur de servir encore sous vos ordres : je ne suis pas connu de vous, et par conséquent je ne puis croire que vous ayez des préventions contre moi » Il ne me laissa pas achever ma phrase. « Si j’en avais, s’écria-t-il, vous ne commanderiez pas votre frégate vingt-quatre heures. — Ne pas la commander sous vos ordres, lui répliquai-je avec une véhémence dont je ne fus pas le maître, serait le dernier de mes regrets. » M. Decrès avait trop d’esprit pour ne pas sentir qu’il avait été trop loin, et qu’aucun des spectateurs de cette scène ridicule ne l’approuvait d’avoir provoqué à plaisir un officier qui jouissait déjà de quelque estime dans le corps. Il supporta donc sans mot dire ma réponse ; mais quelques instans après il me fit appeler dans sa chambre. « Jeune homme, me dit-il, vous venez de me faire une réponse qui m’a vivement blessé. Je suis l’ami des jeunes gens. Je les traite sévèrement quand ils agissent comme des enfans ; mais aussi je les protège de toutes mes forces lorsqu’ils s’en rendent dignes. C’est ainsi que je suis fait. Les gens qui me connaissent le savent bien. Voyez plutôt le capitaine C…, quand il faisait l’armement du vaisseau l’Union à Lorient, où j’étais commandant de la marine. Je le tourmentais un peu : il était furieux contre moi ; je le fis venir. Si ses yeux eussent été des pistolets, ils m’eussent fait sauter la cervelle. Je lui présentai la main ; il se jeta à mon cou. Nous nous embrassâmes, et tout fut fini. » Cette espèce d’avance ne pouvait réparer ce que je venais de souffrir. « Le capitaine C…, dis-je à l’amiral, était intimement lié avec vous ; sa réputation était faite. Il pouvait oublier des torts qui sans doute ne l’avaient pas humilié publiquement. Quant à moi, monsieur l’amiral, je n’oublierai jamais que, sans me connaître et sans que je vous en eusse donné le moindre sujet, vous m’avez mis dans le cas de manquer au respect que les règles de la subordination m’imposaient envers un officier-général. »
Cette réponse faite, je saluai profondément, j’ouvris la porte de la chambre, et je me retirai, pâle encore d’émotion, sinon de colère. Certes je n’entends pas donner ma conduite en cette circonstance comme un bel exemple de discipline. Ce n’est point là cependant, si l’on veut bien y regarder de près, le genre d’indiscipline auquel on a pu avec juste raison attribuer souvent nos revers. Qu’un officier se montre soigneux de sa dignité et chatouilleux sur le point d’honneur, qu’il contienne à temps par sa fermeté les écarts d’une verve moqueuse ou les excès d’un tempérament irascible, je ne vois pas en quoi le service pourrait en souffrir.
Nous passions notre temps sur la rade de l’île d’Aix dans l’inaction la plus complète. On ne faisait aucune espèce d’exercices ; les exercices n’étaient guère de mode à cette époque-là, et cependant nous étions tous rigoureusement consignés abord. On ne pouvait obtenir que très rarement la permission d’aller se promener sur le triste rivage de l’île d’Aix, et encore cette faveur n’était-elle accordée qu’à quelques personnes des états-majors. Ce système de réclusion était déjà une imitation des usages anglais, mais les matelots anglais ont à bord de leurs navires d’autres conditions d’existence que les nôtres. Beaucoup de détails auxquels nous attachons une importance exagérée sont sacrifiés uniquement à leur bien-être. Sur ces vaisseaux, où on les retient quelquefois des années entières, ils sont du moins chez eux. On ne leur envie pas jusqu’à la place que leur corps occupe. On les voit presque constamment attablés dans les batteries, au milieu des ustensiles d’un modeste ménage, vaisselle de luxe si on la compare à nos gamelles et à nos bidons de bois, feuilletant gravement la Bible ou réparant à loisir leurs effets. Ces douceurs domestiques sont nécessaires à la race anglo-saxonne ; elles lui tiennent lieu de toutes les distractions qu’une caserne ou un bâtiment ne saurait offrir. Le marin français y attache au contraire peu de prix, et je ne sais trop si son indifférence à cet endroit n’est pas une de ses vertus militaires. En revanche, il est fort sujet à la nostalgie, et l’air de la terre lui est plus nécessaire qu’aux matelots d’outre-Manche. Un dégoût général ne tarda pas à envahir les équipages de l’escadre de Rochefort. Les hôpitaux ne désemplissaient pas. Les embarcations, que le service obligeait d’expédier à terre, étaient abandonnées par leurs canotiers, et en dépit de toutes les précautions le nombre des déserteurs ne cessait de s’accroître. On sentit la nécessité de chercher quelque remède à cet état de choses. Les vaisseaux étaient trop solidement embossés et trop peu manœuvrans pour qu’on pût songer à les faire appareiller. On eut l’idée de mettre sur les frégates les marins les plus jeunes et les moins exercés de l’escadre. Chaque jour, ces bâtimens, convertis en navires instructeurs, durent mettre sous voiles et aller louvoyer dans les pertuis. Il existe trois de ces canaux, donnant tous trois accès à l’embouchure de la Charente : le Pertuis-Breton, qui sépare l’île de Ré des côtes de la Vendée ; le Pertuis-d’Antioche, compris entre les îles de Ré et d’Oleron ; le Pertuis-de-Maumusson, formé par la pointe méridionale de cette dernière île et les marais qui s’étendent des bouches de la Charente à l’embouchure de la Seudre. Le Pertuis-d’Antioche est le plus généralement suivi pour donner dans la rade de l’île d’Aix ; le Pertuis-Breton, pour entrer au port de La Rochelle ; le Pertuis-de-Maumusson ne sert qu’aux caboteurs.
Je faisais depuis plusieurs mois avec la Mignonne ce service d’instructeur. J’étais souvent poursuivi et je poursuivais à mon tour, car des frégates anglaises, pour mieux nous observer, ne craignaient pas de venir jeter l’ancre dans la rade des Basques, entre l’île d’Aix et La Rochelle. J’avais fréquemment échangé des coups de canon avec ces frégates, sans qu’il en fût résulté rien de fâcheux pour nous. Un jour que trois de nos frégates, au nombre desquelles se trouvait la Mignonne, avaient mis sous voiles pour louvoyer à l’ouvert des pertuis, une frégate anglaise eut l’audace de nous attendre. La Vaillante s’en approcha et commença le feu. Je forçai de voiles pour passer à poupe de l’ennemi et lui couper la retraite. La frégate la Friponne, quoique un peu éloignée, ne pouvait manquer d’être bientôt à portée de prendre part à l’action. L’escadre anglaise se trouvait alors retenue par la marée non moins que par la brise, sous le vent de la tour de Chassiron, qu’elle faisait de vains efforts pour doubler ; tout nous donnait les plus belles chances de succès. Il est probable que, du point où son vaisseau était mouillé, l’amiral jugeait mal de notre position et de celle de l’escadre ennemie, puisqu’il nous fit aussitôt le signal de ralliement général et absolu, en appuyant ce signal de plusieurs coups de canon. La frégate, la Vaillante, dont le capitaine était le plus ancien, se crut la première obligée d’obéir à cet ordre ; elle abandonna l’ennemi et laissa arriver en forçant de voiles. « Voilà le capitaine R…, s’écria l’amiral en voyant ce mouvement, qui se couvre de voiles et de honte. » Cependant ce brave officier ne faisait qu’exécuter un ordre qu’il ne pouvait éluder sans devenir coupable. Nous étions à l’ouvert de la rade des Basques. Toute la population de La Rochelle s’était portée sur les remparts pour être témoin d’un combat dont l’issue ne pouvait que nous être favorable. Notre honteuse retraite encouragea la frégate ennemie : elle nous suivit, tirant encore sur nous de ses canons de chasse. Ses boulets, sans m’atteindre, me dépassaient cependant de beaucoup, car, je l’avoue, je n’exécutais qu’à regret l’ordre auquel je n’osais complètement désobéir. J’avais cargué mes perroquets et mes basses voiles, et je venais tantôt d’un bord, tantôt de l’autre, lâchant chaque fois ma bordée tout entière à la frégate anglaise. J’étais désolé de voir trois frégates françaises paraître fuir devant une seule frégate ennemie. Subir un tel affront sur nos côtes et jusque dans nos rades, c’était une ignominie à laquelle, pour ma part, je ne voulais plus être exposé. À mon arrivée devant l’amiral, bien qu’il me fût fait une réception plus gracieuse qu’à l’ordinaire, je ne crus pas pouvoir me dispenser de représenter l’impression fâcheuse que devait produire sur nos équipages une semblable retraite et la confiance illimitée qu’elle était faite pour inspirer à l’ennemi. L’amiral me comprit très bien. Je ne doute pas qu’il ne lui fût prescrit d’éviter toute espèce d’engagement avec l’escadre anglaise. Les paroles inconsidérées qu’il avait proférées à l’égard du capitaine R… lui firent craindre sans doute de ne plus trouver chez ses officiers une docilité qu’il avait lui-même si imprudemment flétrie ; il pourrait se trouver alors dans la nécessité de venir avec toute son escadre au secours des frégates qui seraient compromises. Ce fut là, je crois, un des motifs qui firent définitivement suspendre les appareillages des frégates.
Pour ne point paraître complètement inactif, en cessant de travailler à l’instruction des matelots, on voulut s’occuper de celle des capitaines et des états-majors. Un ordre du jour prescrivit de disposer les grands canots pour l’étude des évolutions navales. Jamais, il faut en convenir, leçons ne furent plus nécessaires. Les premiers essais ne furent que confusion. On s’en prit à l’inégalité de marche des canots. En réalité, ce désordre n’avait d’autre cause que l’ignorance complète des règles de la tactique. Les prétentions néanmoins ne manquaient pas. On avait toujours de bonnes raisons à donner pour justifier ses fautes. Des débats irritans s’engagèrent, et l’amiral prescrivit de suspendre les exercices de tactique, comme il avait déjà renoncé à faire appareiller les frégates.
L’amiral Decrès était fort aimable quand il le voulait. La vivacité de son esprit séduisait aisément ceux auxquels il avait l’intention de plaire. Plusieurs aides-de-camp du premier consul avaient eu l’occasion de le voir à bord de son vaisseau. À leur retour à Paris, ils exprimèrent la haute opinion qu’ils avaient de son mérite. Déjà un traité qu’il avait été chargé de conclure avec des envoyés du roi de Portugal, pendant qu’il était préfet maritime à Lorient, avait attiré l’attention sur lui. Le 1er octobre 1801, il se vit appelé au ministère de la marine. Il reçut les complimens des capitaines, accompagnés de leurs états-majors, et remit le commandement de l’escadre au capitaine de vaisseau le plus ancien. La marée ne lui permettant pas de se rendre à Rochefort avant deux heures du matin, il nous retint à bord du Foudroyant jusqu’à l’instant de son départ. Je ne pouvais me faire aucune illusion sur les dispositions du nouveau ministre à mon égard. Aussi ne crus-je point devoir sortir en cette occasion de ma réserve habituelle. L’amiral vint à moi et me proposa une partie de dames. Pendant la partie, il me demanda si je désirais qu’il se chargeât de donner de mes nouvelles à mes parens et à mes amis de Paris, qui, par parenthèse, n’avaient jamais été les siens. Je le remerciai froidement, et fis bien, car cette apparente prévenance n’était qu’une nouvelle boutade de son esprit moqueur.
L’amiral Decrès entrait au ministère douze jours avant la suspension des hostilités, six mois avant la paix d’Amiens. Il y resta jusqu’à la chute de l’empire. Il serait injuste de chercher à apprécier les résultats de sa longue administration, sans tenir compte des immenses difficultés que lui léguait un passé désastreux. Il fut pendant treize ans l’instrument docile et actif d’un génie dont il servit mal les projets impétueux, dont il seconda mieux les efforts réparateurs. Il fit beaucoup pour la régénération de notre marine, très peu pour le succès de nos armes. La postérité verra peut-être en lui un habile administrateur ; elle n’y pourra voir un grand ministre. Il manqua de la première qualité que l’on doit apporter dans ces postes éminens : la saine appréciation et des choses et des hommes. Soit défaut de jugement, soit défaut de conscience, il ne sut choisir pour les missions les plus importantes que des hommes médiocres et complètement au-dessous de la tâche qu’il leur avait confiée. Sous ce rapport, son passage aux affaires fut fatal aux grands intérêts du pays. Trafalgar, Santo-Domingo, les brûlots de l’île d’Aix, sont des souvenirs néfastes dont la responsabilité peut à bon droit remonter jusqu’au ministre. Grâce aux choix malheureux que la marine condamnait par avance, la seconde période de la guerre maritime commencée en 1793 ne fut pas moins funeste ni moins humiliante que la première. C’est cependant au milieu de ces immenses désastres qu’apparaît comme l’aurore d’une époque nouvelle, et que les combats de l’Inde, suivis de combats non moins honorables en Europe, promettent à notre marine de plus importans succès, si elle sait se résigner à les attendre.
E. JURIEN DE LA GRAVIERE.
- ↑ Voyez la livraison du 15 septembre dernier