Souvenirs d’un Amiral/II/01
Toute carrière militaire présente deux phases distinctes. Dans la première, on obéit à l’impulsion d’autrui ; dans la seconde, il faut prendre conseil de soi-même. Où la responsabilité commence, le zèle ne peut plus suffire. Si l’esprit fléchit sous ce fardeau, il faut se résigner aux rôles subalternes. Dans la marine, on subit cette épreuve plus tôt que dans l’armée de terre, où souvent on parvient à des grades très élevés, sans y avoir été exposé jamais. Le moindre commandement maritime investit un jeune officier d’une responsabilité presque aussi haute, tout aussi lourde au moins que celle qui incombe à un commandant d’escadre. Rien de pareil n’attend le capitaine d’une compagnie, ni même le commandant d’un bataillon. L’officier de marine, quelque chétif que soit le navire qu’il monte, est comptable d’une portion de l’honneur du pays. Le pont de son bâtiment, c’est le territoire national. Il emporte avec lui la patrie et les droits du souverain. Il jouit d’une autorité sans bornes et sans partage, mais il ne peut partager non plus avec qui que ce soit sa responsabilité. À tous les incidens, c’est lui qui doit répondre. Qu’un brisant se montre soudain sous la proue, que le navire se couche sous une rafale imprévue, que la mâture se brise, qu’une voie d’eau ou un incendie se déclare, qu’une division ennemie apparaisse à l’horizon, c’est vers lui à l’instant que tous les yeux se tournent. Il est prévenu, qu’il avise ! Il semble que ces graves événemens le concernent seul, et qu’il ne doive plus rencontrer dans ses officiers ou son équipage que les instrumens passifs de sa décision. Cette décision même, il faut qu’il la prenne pour ainsi dire d’instinct. On l’éveille en sursaut, le danger est pressant ; ses ordres doivent avoir la rapidité de l’éclair sous peine d’arriver trop tard. De combien de marins cet état perpétuel d’appréhension et d’angoisses n’a-t-il pas détruit le sommeil ! Le criminel bourrelé de remords trouve un oreiller plus paisible que l’officier de marine qui, n’étant pas né pour le périlleux honneur du commandement, ose en affronter les redoutables chances. C’est donc à ce point de sa carrière qu’un officier d’avenir se dessine ; c’est alors seulement qu’on peut juger si l’écolier est fait pour devenir maître à son tour.
Le moment de passer par cette épreuve était arrivé pour moi. J’avais vingt-trois ans, j’en comptais plus de six à la mer[1], et ma dernière campagne s’était accomplie dans des conditions qui avaient dû me faire acquérir les qualités du marin, pour peu que la nature m’en eût donné l’étoffe. Le 18 mars 1796, je reçus l’ordre de me rendre à Rochefort pour y prendre le commandement d’un brick de vingt-deux canons. C’était une faveur bien flatteuse pour un jeune homme qui, sous le régime de l’ancienne marine, n’eût sans aucun doute été élevé à ces hautes fonctions qu’après un long stage dans les positions subalternes. La jeunesse a un fonds d’insouciance qui ne lui laisse apercevoir que le beau côté des choses. Je n’eus pas un instant la pensée des difficultés qui pouvaient m’attendre dans la situation nouvelle qui m’était faite. Le commandement d’un navire de guerre sous le directoire n’était pas cependant une faveur de tous points enviable. La marine avait, plus qu’aucune autre branche des services publics, subi le contre-coup de la révolution. Lorsque tout semblait renaître en France, ses mauvais jours à elle n’étaient point encore passés. Pour qu’on puisse apprécier sous l’empire de quelles circonstances j’allais essayer mes forces et courir à de nouvelles aventures, il est indispensable que je me reporte à quelques années en arrière, et que je dise en peu de mots ce que la révolution avait fait de cette flotte glorieuse dont j’étais un des plus chétifs débris.
La France, dans les dernières années du règne de Louis XVI, possédait près de trois cents bâtimens de guerre, armés de plus de treize mille canons, treize ou quatorze cents officiers partagés en neuf escadres, quatre-vingt-dix mille matelots portés sur les registres de l’inscription maritime, et quatre-vingt-une compagnies de canonniers-matelots. Nos institutions maritimes composaient un ensemble auquel il semblait qu’on n’eût jamais dû toucher, car tout y portait l’empreinte de la prévoyance et du génie. Plus heureux que nos rivaux, nous n’avions pas besoin d’avoir recours à la presse ou aux enrôlemens volontaires pour recruter nos équipages. L’inscription maritime nous fournissait instantanément des matelots, pendant que les compagnies de canonniers versaient avec la même facilité, à bord de nos vaisseaux, leurs chargeurs et leurs chefs de pièces.
Dès la fin de l’année 1789, cette admirable organisation commence à se dissoudre. Des émeutes éclatent dans nos ports et jusque sur nos bâtimens. « Tout acte d’autorité est considéré comme une injustice; toute discipline est réputée une injure aux droits du peuple.» Le dégoût s’empare des meilleurs officiers, peu soucieux de commander à des équipages au milieu desquels leur vie même n’est plus en sûreté. Les capitaines de la marine marchande, les sous-officiers de la marine royale prennent la place de ces prétendus privilégiés. Un double dommage résulte de cette mesure. On perd de bons maîtres; on acquiert de médiocres, quelquefois même de détestables officiers. Vers le mois de septembre 1791, au moment même où je partais pour le long voyage d’exploration dont le but, on s’en souvient, était la recherche de La Pérouse, plus des trois quarts des officiers de l’ancienne marine se tenaient à l’écart ou s’étaient déjà retirés du service. Ceux que l’attente d’une guerre prochaine retint sous les drapeaux ne réussirent point à désarmer les ressentimens d’une révolution implacable. Leur dévouement ne reçut d’autre prix qu’une mort ignominieuse ou une captivité à laquelle les journées de thermidor ne vinrent que trop tard mettre un terme.
Ce furent les municipalités de nos ports militaires qui organisèrent la marine de la république : elles distribuèrent les grades avec les certificats de civisme. D’odieux délateurs se chargèrent de diriger les suffrages de ces administrations souveraines. Les rapports secrets de ces misérables semèrent, pendant deux ans, la méfiance et la terreur à bord de nos vaisseaux. Les premières années de la république furent sans doute une époque héroïque ; mais ce temps fut aussi singulièrement propice à la bassesse et fécond en intrigues. Jamais les âmes fières n’avaient eu plus cruellement à souffrir. Dans nos malheureux ports livrés aux démagogues, le bourreau même trouvait des courtisans, et la liberté, dont on détestait au fond du cœur le hideux despotisme, recueillait de toutes parts d’hypocrites hommages. À bord de chaque vaisseau, le bonnet de cette sanglante idole figurait, arboré avec pompe sur le gaillard d’arrière. Les chefs faisaient aux marins la profession publique de leurs principes ; les marins exprimaient leur sensibilité par des acclamations ; puis, quand amiral, capitaines, officiers, maîtres et matelots avaient juré pour la centième fois haine et exécration aux tyrans, appui et secours aux amis de l’égalité, on s’attablait à des repas civiques, qui se terminaient, suivant la formule consacrée, par des embrassemens respectifs. Où en était la discipline après toutes ces harangues et toutes ces accolades, il est facile de le deviner.
La désertion éclaircissait chaque jour les rangs de nos équipages, et l’annonce du départ devenait presque invariablement le signal de quelque sédition. Telle était déjà la situation de la marine française lorsque la convention nationale déclara en février 1793 la guerre à l’Angleterre, et cependant la constitution de notre armée navale était si vigoureuse, elle renfermait de si prodigieuses ressources, que, malgré cet affreux désordre, dont je n’ai tracé qu’un tableau affaibli, le commencement des hostilités nous trouva plus forts que les Anglais. On comptait sur la rade de Toulon dix-huit vaisseaux, vingt sur celle de Brest. Nos frégates, nos bâtimens légers, nos corsaires, infestaient déjà les mers, et les premiers armemens de l’ennemi durent être employés à protéger contre leurs attaques le commerce du Levant et celui des Antilles. Il y eut un moment où la marine française pouvait encore être sauvée. Il ne fallait qu’un succès éclatant : le retour de la discipline eût suivi de si près la victoire ! Malheureusement on consuma en mouvemens stériles un temps dont on semblait n’avoir jamais connu le prix. On eut la funeste pensée d’employer à garder le littoral de la Vendée une flotte qui eût pu dévaster les côtes ou les colonies de l’Angleterre, et lorsque la révolte des équipages eut ramené cette flotte indocile dans la rade de Brest, les tribunaux révolutionnaires, bien mieux que l’ennemi, se chargèrent de la mutiler. Les canonniers de la flotte de Brest furent envoyés à l’armée du Rhin et dans la Vendée. Ils emportèrent avec eux la principale force de nos escadres. Ce fut pourtant cette flotte sans officiers, sans canonniers, et presque sans matelots, qui faillit remporter, le 1er juin 1794, à la hauteur d’Ouessant, une grande victoire sur la flotte de lord Howe. Jamais action navale ne fut plus chaudement disputée. L’enthousiasme républicain, la confiance qu’avaient créée quatre années de guerre généralement heureuses, de 1778 à 1782, la mollesse ou l’inexpérience de beaucoup de capitaines anglais, auraient pu en ce jour, telle est l’opinion des meilleurs juges, faire pencher la balance de notre côté. Un sort fatal en décida autrement, et le combat du 13 prairial ne fut que le premier de nos désastres. L’arsenal de Toulon livré à la merci des Anglais fut un événement moins funeste. Dans la guerre, les pertes matérielles sont peu de chose : c’est l’effet moral d’un échec qui lui donne son importance.
L’année 1795 fut moins favorable encore à nos armes que le règne de la terreur. Depuis deux ans, notre marine croulait de toutes parts, sous les coups de la tempête comme sous les coups de l’ennemi. L’Angleterre, après avoir accru ses cadres de 600 officiers, s’apprêtait à mettre en mer 105 vaisseaux de ligne, 116 frégates et 155 bâtimens légers. Il n’existait plus aucune proportion entre les forces des parties belligérantes lorsque l’amiral Truguet fut appelé à la tête du département de la marine le 4 novembre 1795. Si l’on eût pu rendre alors à la marine française les officiers et les équipages de 1789, nos autres pertes étaient, de leur nature même, facilement réparables; mais il y avait trois mois à peine que la fatale expédition de Quiberon venait de livrer au bourreau la plupart des officiers et des canonniers qui avaient échappé par la fuite aux échafauds de 1793. La réorganisation de la marine, entreprise par l’amiral Truguet, devait se ressentir d’ailleurs du retour qui s’était opéré vers les idées républicaines après le triomphe obtenu par la convention dans les journées de vendémiaire. Plus d’un officier dont on aurait pu s’assurer aisément les services fut exclu à raison des opinions ou des sentimens qu’on lui prêtait. La révolution s’est toujours montrée ombrageuse à l’excès. Ce n’est point elle qui eût envoyé au-devant de la flotte de Tourville ces anciens compagnons de Jacques II qui gagnèrent la bataille de La Hogue. Des maîtres, des matelots même lui étaient suspects, et à Toulon, où la méfiance, il est vrai, eût pu être plus excusable qu’ailleurs, on avait vu des comités chargés de dresser la liste des marins et des ouvriers qui avaient donné des preuves incontestables de leur civisme. Malgré les ménagemens qu’exigeaient les terribles passions de ces temps malheureux, la nouvelle constitution du corps de la marine eut néanmoins le double avantage de rendre au service de la flotte quelques-uns des officiers dont on regrettait à bon droit l’absence, et d’en éloigner un plus grand nombre qui n’étaient faits que poulie déshonorer.
L’immense développement que l’Angleterre avait donné à sa marine écartait pour le moment toute idée de retour aux grandes luttes de la dernière guerre. Il fut arrêté dans les conseils du directoire que, malgré le renfort considérable qui venait de nous être apporté par l’adjonction de la marine espagnole, on n’offrirait point à l’ennemi l’occasion de désastreux triomphes dans des batailles rangées. On s’attaquerait par des armemens de course à son commerce, et par une grande expédition militaire à son territoire. Le corps expéditionnaire, à la tête duquel on avait placé le général Hoche et le vice-amiral Morard de Galles, se rassemblait à Brest, et avait pour destination l’Irlande. Les armemens de course avaient lieu à la fois dans tous les ports de l’Océan, et devaient se porter dans la mer des Indes et dans celle des Antilles, sur le banc de Terre-Neuve et sur les côtes orientales d’Amérique, des confins de la Guyane française à l’embouchure de la Plata. C’était à une de ces croisières, dans lesquelles nos navires de guerre avaient pour émules les corsaires de Saint-Malo, de Dunkerque, de Nantes et de La Rochelle, que le brick dont le commandement venait de m’être confié devait prendre part.
Le 21 mars 1796, je quittai Paris pour me rendre à Rochefort, où se trouvait déjà réuni un assez grand nombre de frégates et de bâtimens légers. Le brick que j’étais appelé à commander se nommait le Milan. Ce brick avait autrefois porté vingt-deux canons du calibre de 6; mais son état de vétusté ne permettait plus de lui imposer la charge d’une pareille artillerie. Ses canons de 6 furent en conséquence remplacés par des canons du calibre de 4. Ces misérables mousquetons ne valaient pas, à eux tous, deux de ces bonnes caronades que les Anglais commençaient à fondre en Écosse, et dont ils projetaient d’armer les gaillards de leurs vaisseaux et le pont de leurs bâtimens de rang inférieur. Les canons de 4 du Milan pouvaient faire un feu vif et nourri; mais les projectiles qu’ils lançaient étaient incapables de traverser une muraille de quelque épaisseur.
Avant d’entrer en armement, le Milan avait subi des réparations considérables. Ces travaux avaient été exécutés avec si peu de soin et tant de précipitation, que, sur la rade même de l’île d’Aix, une voie d’eau s’était déclarée. L’équipage était obligé de recourir aux pompes cinq ou six fois par jour. Je me permis bien quelques observations à cet égard, mais en 1796 on n’y regardait pas de si près; on se contenta de me répondre que ma mission était urgente et ne souffrait pas de retards. Je me disposai donc à partir dans cet état, comptant sur ma bonne fortune, ou, pour mieux dire, sur la protection de la Providence, qui m’avait tiré de plus grands dangers. Ce n’était pas d’ailleurs de la coque du brick que j’aurais eu le plus à me plaindre. L’équipage ne comptait pas dix matelots capables de faire le service des hunes, et l’état-major était, s’il est possible, plus mal composé encore. A l’exception d’un de mes frères, nommé Durif, que j’avais réussi à faire embarquer avec moi, et d’un de mes camarades d’école nommé Michon, tous deux aspirans de marine, je ne pouvais accorder aucune espèce de confiance aux officiers du Milan. Ils étaient du nombre de ces officiers dont j’ai expliqué l’origine, et qu’on désignait déjà sous la dénomination railleuse d’officiers du maximum. Complètement dépourvus d’instruction nautique, ils affichaient de grandes prétentions qu’ils fondaient sur la pureté et l’exaltation de leur patriotisme. J’avais heureusement assez d’énergie et de persévérance pour triompher de leur mauvais vouloir et pour les plier à un service régulier. Je savais mon métier, ils ignoraient le leur. C’était plus qu’il n’en fallait pour prendre sur eux l’ascendant nécessaire aussitôt que nous aurions perdu de vue les côtes de France, et que la ressource d’odieuses délations leur serait ainsi enlevée.
Lorsqu’au sortir du port nous jetâmes l’ancre sur la rade de l’île d’Aix, une division de frégates, sous les ordres du contre-amiral de Sercey, en était déjà partie pour l’île de France. Nous y trouvâmes cependant encore une dizaine de frégates, deux corvettes et deux bricks. Les instructions que j’avais reçues du commandant de la marine à Rochefort me prescrivaient de me ranger sous les ordres du capitaine Raimbaud, commandant la corvette la Biche, auquel était confiée une petite division, composée du bâtiment qu’il montait et de deux bricks, l’Espoir et le Milan.
La division anglaise chargée de bloquer l’embouchure de la Charente avait été contrainte par un coup de vent de prendre le large. C’était une circonstance dont nos bâtimens légers et nos corsaires manquaient rarement de profiter. Aussi, laissant derrière nous les frégates, qui n’étaient pas encore prêtes, nous empressâmes-nous d’appareiller et de donner dans le Pertuis-d’Antioche, entre les îles d’Oléron et de Ré. La Biche marchait en tête, le Milan s’avançait au centre, et l’Espoir était le serre-file de la ligne. Nous n’allâmes guère au-delà de la tour de Chassiron. La division anglaise se montra soudain au large de l’île de Ré. Le vent la favorisait : elle se couvrit de voiles, et laissa arriver sur nous. Nous changeâmes immédiatement de route, n’ayant plus d’autre objet que de regagner au plus vite le port. Une des frégates anglaises nous approcha cependant avec une telle rapidité, que nous eûmes les plus vives inquiétudes pour le brick l’Espoir, qui marchait fort mal. Il est bien certain que, si nous eussions été plus éloignés de la rade de l’île d’Aix, ce bâtiment serait tombé au pouvoir de l’ennemi, et nous aurait peut-être entraînés dans sa perte, car nous tînmes à honneur de rester près de lui pour protéger sa retraite. On peut faire la course avec succès quand on y emploie des bâtimens de marche supérieure : c’est ainsi que les Américains ont osé, dans un temps où le pavillon anglais couvrait littéralement les mers, envoyer leurs bricks et leurs corvettes jusque dans la Manche ; mais que penser d’une époque maritime où l’on ne craignait pas de chercher des corsaires jusque dans le rebut de nos arsenaux ? La frégate anglaise fit sur nous un feu épouvantable. Ce fut précisément ce qui nous sauva : elle tira si vite et si mal, s’enveloppa si maladroitement de sa propre fumée, que ses boulets, qui faisaient jaillir l’eau tout autour de nous, ne nous causèrent pas la moindre avarie. Nous allâmes reprendre le mouillage que nous avions quitté le matin même, et nous attendîmes une occasion plus favorable pour tenter une nouvelle sortie.
Je profitai de ce séjour forcé sur la rade de l’île d’Aix pour exercer mon équipage, et pour établir à bord du Milan une discipline qui mît un terme à la familiarité des subordonnés envers leurs supérieurs. Ce dernier point fut le plus difficile à obtenir, car j’avais à faire à la fois l’éducation des officiers et celle des matelots. J’étais heureusement imbu des traditions d’une autre époque, et quoique naturellement fort porté à l’indulgence, fort ennemi des brutalités qu’on trouvait alors le moyen de concilier avec des actes de condescendance injustifiables, je ne voulais pas souffrir que le bâtiment dont le commandement avait été remis entre mes mains devînt une république à l’image de celle que la colère du ciel avait imposée à la France.
Un cruel événement vint, hélas ! m’enlever le meilleur de mes auxiliaires. Mon jeune frère Durif, au moment où je l’avais fait embarquer sur le Milan, était encore souffrant des suites d’une maladie grave dont il avait été atteint pendant un voyage aux États-Unis. Les médecins étaient d’avis que le climat des tropiques contribuerait beaucoup à hâter sa guérison. La campagne que nous allions faire ne pouvait donc que lui convenir. La présence de mon frère à bord du Milan n’était pas seulement un grand bonheur pour moi, c’était aussi un grand secours. Durif n’en était pas à ses débuts : il avait déjà fait plusieurs croisières, et j’étais fier de la réputation qu’il s’était acquise, quoique bien jeune encore, parmi nos camarades. Qu’on juge de mon désespoir, lorsque je vis tout à coup sa situation s’aggraver. Je me hâtai de le faire transporter à Rochefort, où résidaient à cette époque mon père, sorti des prisons de la terreur, et la plupart des membres de ma famille. Les soins de la maison paternelle prolongèrent, pendant quelques jours, l’existence de mon frère : ils ne purent réussir à le sauver.
J’étais encore sous l’impression de ce grand chagrin, un des plus vifs que j’aie ressentis dans le cours d’une carrière à laquelle peu d’épreuves ont été épargnées, lorsque la division anglaise qui bloquait l’embouchure de la Charente s’éloigna de nouveau. Le capitaine de vaisseau le plus ancien lit signal à tous les bâtimens de mettre sous voile, et le 24 mai 1796 nous sortîmes du Pertuis-d’Antioche. Les frégates la Cocarde, l’Harmonie, la Néréide, la Railleuse, l’Embuscade, la Coquille, la Sirène, la Décade, et quatre ou cinq autres bâtimens dont les noms m’échappent, nous escortèrent jusqu’à la hauteur du cap Finistère. Là, tous ces bâtimens se partagèrent en petites divisions de deux ou trois navires, et chacun se sépara pour aller, suivant ses instructions, chercher fortune dans une direction différente.
Nos trois bâtimens devaient s’établir en croisière sur la côte du Brésil, mais nos instructions étaient muettes sur la route que nous devions suivre pour nous y rendre. Le commandant de la division pensa que le chemin le plus long pourrait bien être, dans ce cas, le meilleur, et il se dirigea vers l’archipel des Açores. Si ce n’était point la route la plus habituelle pour aller en Amérique, c’était du moins celle qu’on suit presque invariablement pour en revenir. Ce n’était donc pas une mauvaise inspiration que d’aller se placer sur le passage des nombreux bâtimens que les vents alises avaient dû conduire à la hauteur des Açores, et qui, de ces parages où règnent d’ordinaire les vents d’ouest, cinglaient probablement à pleines voiles vers l’Europe.
Le 3 juillet, nous étions en vue de Terceire. Le brick que je commandais ayant, malgré sa vétusté, un grand avantage de marche sur la corvette la Biche et sur le brick l’Espoir, j’étais, depuis notre départ, chargé d’éclairer la route de la division. Marchant toujours en avant, ce fut moi qui fis la première prise. Je serrais d’aussi près que possible la côte sur laquelle s’élève la ville d’Angra, lorsque j’aperçus un brick de commerce portugais qui sortait sans défiance du port. Je lui coupai la route, et l’atteignis à une demi-lieue environ des batteries de la ville. Ce brick n’était pas une capture bien riche; nos équipages ne l’auraient pas cependant échangé contre un galion : il portait à la division anglaise chargée de surveiller les atterrages des Açores non pas des munitions de guerre, mais ce qui n’est pas moins nécessaire au matelot anglo-saxon, d’abondantes et plantureuses munitions de bouche. Le marin français est de race plus frugale; il n’est pas pour cela insensible aux joies de la maraude. Je me hâtai donc de faire embarquer nos prisonniers dans la chaloupe du brick, et aussitôt que je les eus expédiés pour le port d’Angra, je laissai l’équipage du Milan faire main-basse sur ces provisions, qui, vendues par des Portugais à des Anglais, étaient, à ce double titre, de bonne prise. Quand le bâtiment capturé fut à peu près vide, j’y mis le feu, conformément aux instructions que nous avions reçues. Tel était encore un des mauvais côtés de notre situation maritime. Nos croiseurs pouvaient bien nuire au commerce ennemi, ils n’avaient jamais la chance de s’enrichir. La plupart des navires dont nous nous emparions étaient à l’instant détruits, les autres retombaient presque infailliblement entre les mains des Anglais.
Dès que j’eus pu rejoindre la Biche et l’Espoir, je partageai consciencieusement avec nos compagnons les dépouilles du brick portugais. Je fis connaître au commandant de la Biche la position présumée de la division anglaise. D’après quelques lettres trouvées à bord de la prise, cette division devait être en ce moment mouillée sous l’île Sainte-Marie. Nous forçâmes de voiles toute la nuit pour nous éloigner de ce dangereux voisinage. Le vent était très frais et des plus favorables. Avant que le jour parût, nous nous étions mis à l’abri de toute poursuite. Nous aperçûmes cependant au lever du soleil plusieurs bâtimens sur différens points de l’horizon; mais leur apparence dénotait plutôt des navires de commerce que des bâtimens de guerre.
Il était rare, à cette époque, qu’une voile en vue ne fût pas pour un navire français une voile ennemie. Le capitaine Raimbaud indiqua par signal au Milan et à l’Espoir les bâtimens à la poursuite desquels chacun de ces bricks devait s’attacher, et il se dirigea lui-même vers le navire qui semblait lui promettre la plus importante capture. Il ne s’était pas trompé : ce bâtiment, qu’il eut bientôt atteint, était un trois-mâts portugais, nommé l’Endorina. Il venait du Brésil. Sa cargaison, composée de sucre, d’indigo et de cochenille, était évaluée à plus de 1,800,000 francs. On eût pu, je le crois, essayer de sauver une si belle prise en la dirigeant sur Cayenne; il est probable que l’Endorina y fût arrivée sans encombre. On préféra livrer ce bâtiment aux flammes après l’avoir pillé. Ce pillage, exercé par des matelots peu disciplinés et presque tous ivres, ne fut profitable à personne. De pauvres passagers furent dépouillés de tous leurs effets et plus maltraités que s’ils fussent tombés au pouvoir de forbans. Si on leur eût témoigné plus de générosité, ils nous auraient probablement fait connaître en temps opportun ce qu’ils nous apprirent trop tard : c’est que sous ce chargement qu’on avait si indignement dévasté étaient disposés des lingots d’or d’une valeur très considérable. Sur ces entrefaites, je m’étais emparé du navire que j’avais eu la mission de chasser. Ce bâtiment avait arboré les couleurs danoises, et prétendait ne pas être en guerre avec nous. Ne voulant pas me charger de décider cette question, je le pris à la remorque et le conduisis au commandant de la division. Ce dernier jugea convenable d’admettre ses réclamations, et me prescrivit de le relâcher. Ce n’était pas malheureusement le compte de nos équipages, fort étonnés qu’un navire non français ne fût pas de bonne prise. Des murmures séditieux se firent entendre; le commandant fut accusé de s’être laissé séduire dans un entretien qui n’avait eu aucun de nous pour témoin, et il fallut toute l’énergie de quelques officiers pour apaiser ce commencement de sédition.
Ce serait une grande erreur de croire que de pareilles déprédations exercées en haute mer aguerrissent les équipages. Rien ne peut au contraire avoir sur leur moral une plus fâcheuse influence. Les habitudes de pillage qu’ils contractent, le butin qu’ils s’occupent d’amasser, le soin d’éviter la rencontre des bâtimens de guerre et de ne rechercher que celle des bâtimens de commerce, les disposent mal à des luttes honorables. Tout corsaire devient à la longue, et dans une certaine mesure, un pirate. Or rien ne se bat moins bien qu’un forban.
Le bâtiment visité par l’Espoir était américain; il fut relâché, comme l’avait été le bâtiment danois. Deux jours après, nous nous emparâmes d’un autre navire portugais, auquel on mit encore le feu. La cargaison de ce bâtiment se composait de caisses de pâte de goyave et de fruits confits du Brésil. Cette nouvelle capture vint mettre le comble à l’abondance dont nous jouissions depuis notre passage devant Terceire. La guerre maritime, même quand on la fait dans les pires conditions, a, comme on le voit, ses bons jours.
Les vents continuaient de nous favoriser. Nous eûmes bientôt dépassé les parages que parcourent les navires qui se rendent du Brésil en Europe. Le commandant de la division voulut alors hâter son arrivée au point de croisière que lui indiquaient ses instructions. Il prit le sage parti de se séparer du brick l’Espoir, dont la marche inférieure nous faisait perdre un temps précieux. Au bout d’une quinzaine de jours, nous eûmes connaissance de la côte du Brésil. Le commandant de la Biche me fit signal de m’approcher de terre. Je forçai de voiles, et j’aperçus bientôt, à peu de distance des brisans, une goélette qui faisait tous ses efforts pour m’échapper. Je la poursuivis, et je m’en emparai avant qu’elle pût se jeter à la côte. Dès que je l’eus conduite au commandant Raimbaud, celui-ci la fit hâler le long de la Biche. La curée commença sans qu’on songeât le moins du monde à l’équipage du Milan, qui avait bien quelques droits à sa part de dépouilles. Ce fat à qui se jetterait le premier à bord de la goélette. On y trouva des sommes d’or assez considérables qui devinrent la proie de quelques effrontés pillards. Parmi eux, j’ai le regret de le dire, se liront remarquer des officiers qui ne craignirent pas, en cette occasion, de déshonorer leurs épaulettes. Quand on ne trouva plus rien à prendre, on mit, comme d’habitude, le feu à la goélette, et nous fîmes route vers le sud.
Arrivés à la hauteur de la ville de Porto-Seguro, je reçus encore une fois l’ordre de me porter vers la terre pour la reconnaître. Les cartes de la côte du Brésil n’avaient pas à cette époque l’admirable précision qu’ont su leur imprimer les beaux travaux exécutés en 1819 par l’amiral Roussin. Je naviguais donc la sonde à la main, et en prenant les plus minutieuses précautions. Je découvris ainsi, à une assez grande distance du rivage, une chaîne de brisans qui s’étendait presque parallèlement à la côte. Au coucher du soleil, je ralliai la corvette, et je prévins le commandant du danger qu’il y aurait à prolonger de nuit nos bordées vers la terre, surtout lorsque le temps, très chargé déjà, menaçait de devenir orageux. Mes conseils furent d’abord écoutés. Nous courûmes pendant quelque temps au large; mais à huit heures du soir nous fîmes de nouveau route pour nous rapprocher de la côte. Cette imprudence faillit nous coûter cher. J’en avais le pressentiment, et malgré l’étrange quiétude dont on me donnait l’exemple, je ne voulus pas résister plus longtemps à mes justes appréhensions.
Il était dix heures moins quelques minutes; je venais de donner l’ordre à l’officier de quart de virer de bord. Déjà la proue du bâtiment s’était détournée de la terre, lorsqu’une affreuse secousse arracha le gouvernail de ses gonds, et m’apprit que nous étions échoués. Nous laissâmes aussitôt tomber une ancre, dans la crainte que la houle, qui battait en côte, n’empirât encore notre situation. Je fis mettre les embarcations à la mer, et je les envoyai sonder dans toutes les directions. Le brick était monté sur une roche presque plate et sans aspérités. La patte de l’ancre que nous avions mouillée dépassait de plusieurs pieds la surface de la mer, tandis que, sous la poupe, la sonde accusait sept brasses d’eau. Ce fut naturellement de ce côté que je fis tomber une ancre, munie d’un fort grelin dont la chaloupe me rapporta le bout à bord. Dès que j’eus ce point fixe, je conçus l’espoir de faire descendre le Milan de la rampe qu’il avait gravie, et sur laquelle il se tenait immobile et droit, comme eût pu le faire un navire sur sa cale. Depuis plus d’un quart d’heure cependant le cabestan se tordait sous l’effort de cent bras vigoureux, sans que le brick eût fait un mouvement. L’orage qui s’était lentement amassé à l’horizon, pendant les dernières heures du jour, éclata tout à coup avec la violence habituelle aux grains des tropiques. J’envoyai quelques hommes déferler la misaine. Cette large voile, exposée au vent, qui soufflait heureusement de terre, ajouta à nos efforts tout l’effort de l’orage. Le navire glissa lentement dans des eaux plus profondes, et en moins d’une minute il se trouva complètement à flot. Je fis aussitôt raidir toutes nos amarres, le câble de la grosse ancre que j’avais mouillée la première, et le grelin de l’ancre à jet sur laquelle nous venions de nous hâler. Nous étions ainsi retenus de l’avant et de l’arrière. Étonné d’être sorti avec tant de facilité, et presque sans dommage, d’un aussi mauvais pas, je me serais bien gardé de tenter la moindre manœuvre avant le jour, de peur d’aller trébucher sur un nouvel écueil et de voir se fermer la porte de salut qu’une chance inespérée venait de nous ouvrir. La nuit ne fut pas pour cela entièrement perdue. Nous l’employâmes à mettre en place notre gouvernail, qui avait été seulement démonté, et dont les gonds étaient, grâce à Dieu, restés intacts. Pendant ce temps, les embarcations qui étaient allées exécuter des sondages tout autour de nous revinrent à bord du brick l’une après l’autre, et me rapportèrent des renseignemens bien peu faits pour me rassurer. De tous côtés, elles avaient reconnu des pâtés de roches sur lesquels il n’y avait pas plus de quatre ou cinq pieds d’eau. Nul ne pouvait deviner par quel canal nous avions pénétré au milieu de ce labyrinthe, ni par quelle issue nous en pourrions sortir. Enfin le jour parut : je montai moi-même sur les barres de grand perroquet, et je commençai à explorer soigneusement l’horizon. Partout la décoloration de l’eau annonçait des écueils sous-marins. Sur un seul point, il ne me parut pas impossible qu’on pût trouver un canal plus profond. J’expédiai immédiatement un canot de ce côté. Le retour de cette embarcation confirma mes conjectures; mais l’officier me prévint que ce canal, dont il avait constaté l’existence entre les récifs, était fort étroit, et que le vent régnant nous en ferait probablement manquer l’entrée. J’eus meilleur espoir : je fis orienter à l’avance toutes les voiles, et, dès que le bâtiment eut commencé à céder au vent, je donnai l’ordre de couper le câble de l’avant. Le brick continua à pivoter sur l’ancre qui le retenait encore de l’arrière, et bientôt je vis ses voiles se gonfler sous la brise. En ce moment, un coup de hache le délivra de sa dernière entrave. Il bondit comme un cheval dont la longe s’est rompue, et, suivant dans tous ses détours le mince ruban bleu qui serpentait à travers le récif, il se retrouva, au bout de quelques minutes, en pleine mer. Nous laissions deux ancres derrière nous; mais c’était une perte de peu d’importance, et tout à fait hors de proportion avec le danger que nous avions couru. Lorsque nous étions échoués pendant cette nuit terrible, j’aurais volontiers donné la moitié du brick à qui m’eût promis de sauver l’autre.
Dès que nous fûmes hors de ce dédale, je cherchai des yeux la corvette, dont nos signaux de détresse n’avaient pu jusqu’alors attirer l’attention. Je l’aperçus qui tenait le vent à près de deux lieues de nous et ne semblait pas faire de grands efforts pour se rapprocher de la terre. Je fis route immédiatement pour la rejoindre. Quelques heures après, j’étais le long de son bord. J’avais le sentiment d’avoir été abandonné dans un péril où l’on m’avait follement engagé. Aussi me plaignis-je avec amertume de n’avoir point reçu de réponse aux signaux que je n’avais cessé de faire pendant toute la nuit. Ignorait-on que c’était sur un rivage ennemi que nous avions fait côte, et que dans ce naufrage nous n’aurions probablement eu aucun quartier à attendre des Portugais? En tout cas, l’abandon où l’on nous avait laissés était sans excuse, et ne pouvait que nous inspirer peu de confiance en nos compagnons. Le commandant de la Biche m’assura que sa corvette avait été, elle aussi, gravement compromise, qu’elle avait même talonné sur les roches, que, tout préoccupé de la tirer d’un danger imminent, il n’avait pu prêter attention à nos signaux, et songer, avant le jour, à s’enquérir de notre sort. Il sut ajouter à cette justification quelques propos flatteurs sur la manière dont je m’étais tiré d’une aussi rude épreuve. L’éloge, de quelque bouche qu’il vienne, est doux à un jeune officier. Je sentis peu à peu ma rancune s’évanouir, et je pris, sans trop d’hésitation, la main qu’on me tendait; mais je conçus dès lors une fâcheuse idée de l’avenir de notre croisière.
Depuis plusieurs jours, nous errions vainement de la baie de Tous-les-Saints à Porto-Seguro. Aucun bâtiment ennemi ne s’aventurait hors du port. Le temps était très beau et paraissait favorable pour une descente. Le commandant de la Biche résolut d’aller chercher fortune à terre, puisque les flots restaient sourds à nos vœux. Nous avions remarqué un monastère situé sur une éminence et peu éloigné du bord de la mer. Les prisonniers portugais provenant de la goélette que j’avais capturée désignaient cet édifice sous le nom de couvent de Santo-Antonio. Ils attribuaient aux moines qui l’habitaient de fabuleuses richesses, et prétendaient que des millions de piastres, destinées à payer la rançon du roi de Portugal dans le cas où il viendrait à tomber entre les mains des Français, avaient été déposés, par la prévoyance de ce souverain, dans le trésor du couvent. Quelque ridicule que dût paraître cette absurde légende, elle n’avait point manqué d’obtenir un grand crédit à bord de nos bâtimens. Le commandant Raimbaud fit former une compagnie de débarquement de cent vingt hommes qu’il plaça sous les ordres des lieutenans en pied de la Biche et du Milan, et il me confia le soin de prendre les embarcations de ces deux bâtimens à la remorque. Je dus les conduire aussi près de terre que la sûreté du brick pouvait le permettre. Je ne vis pas sans inquiétude nos canots, lorsqu’ils eurent quitté le Milan, s’écarter de la direction que je leur avais indiquée. Au lieu de gouverner sur le monastère même, ils allèrent opérer leur descente à trois quarts de lieue plus au sud. Nos marins enfonçaient à chaque pas dans un sable mouvant; ils furent bientôt épuisés de fatigue. Deux petites rivières, qu’ils durent traverser à gué, mirent la plupart de leurs armes hors de service. Malgré les recommandations et les avis des officiers, les matelots, peu habitués à ce genre d’expédition, se servaient de leur fusil comme d’un bâton pour se soutenir contre le courant. Une petite avant-garde d’une dizaine d’hommes que commandait un des officiers du Milan, l’aspirant de première classe Michon, se trouvait seule en état de faire face à l’ennemi. Ce peloton d’élite avait pris les devants. Il rencontra trois moines montés sur de superbes chevaux. Nos gens les invitèrent en mauvais espagnol à s’approcher; les moines, comme on pense, se gardèrent bien d’en rien faire : ils tournèrent bride aussitôt et s’éloignèrent de toute la vitesse de leurs montures. On fit feu sur eux et l’on se mit à leur poursuite, mais on les eut bientôt perdus de vue. On ne put ramasser que l’énorme chapeau qu’un des frayles avait laissé tomber dans sa fuite. Quelques minutes plus tard, on faisait prisonnier le sacristain du couvent.
Ces coups de fusil tirés par l’avant-garde eurent de tristes conséquences. Ils jetèrent l’épouvante dans la colonne qui marchait sans ordre en arrière. Ce fut à qui s’enfuirait le plus vite vers les embarcations. L’avant-garde cependant était arrivée au pied du monastère. De la hauteur qu’il venait de gravir, Michon aperçut la honteuse déroute de nos gens. Ainsi abandonné, il ne lui restait plus d’autre parti à prendre que de battre en retraite. Quelques Portugais s’étaient embusqués dans les broussailles. Ils ne cessèrent de harceler notre petite avant-garde, pendant qu’elle revenait sur ses pas. Trois de nos hommes furent blessés. Un d’eux avait eu la cuisse cassée d’un coup de feu; il fut massacré par les Portugais. Michon, avec un dévouement héroïque, l’avait soutenu jusqu’au dernier instant. Il ne l’abandonna que lorsque le blessé lui-même, se voyant perdu, se fut laissé glisser à terre et l’eut supplié de songer à sa propre sûreté.
Le nombre des ennemis était peu considérable, mais la peur avait fait de ces tirailleurs une armée. Lorsque notre avant-garde eut rejoint la colonne qui l’avait si lâchement compromise, les officiers s’étaient réfugiés à bord des chaloupes, sous prétexte de diriger le feu des petits obusiers qui armaient l’avant de ces embarcations. La majeure partie des hommes étaient encore à terre, criant à la trahison et ne sachant prendre aucun parti. L’arrivée de l’aspirant Michon fit cesser cette panique ; il rallia quelques hommes et parvint à tenir les Portugais en respect. Pendant qu’il pourvoyait ainsi au salut de tous, un misérable, indigne du nom de Français, s’approcha du malheureux sacristain que l’avant-garde avait conservé comme otage, et lui tira à bout portant un coup de fusil dans la tête. Cet acte infâme devait demeurer impuni. On ne voulut le considérer que comme une juste représaille du meurtre de notre compagnon, tandis qu’en réalité c’était un horrible assassinat.
Lorsque les embarcations eurent regagné la Biche et le Milan, les officiers se trouvèrent en butte aux accusations les plus graves. On prétendait que, pendant la déroute, ils étaient en tête des fuyards et que les coups de fusil tirés sur eux par leurs propres soldats n’avaient pu les arrêter. Toutes les versions les signalaient comme des traîtres. Le commandant Raimbaud, pour calmer l’irritation générale, annonça qu’il allait ordonner une enquête et qu’il ferait traduire devant un conseil de guerre tous ceux qui s’étaient mal conduits dans cette déplorable affaire; mais il se garda bien de tenir sa promesse. Il aurait eu trop de coupables à punir.
Deux jours après ce triste événement, je poursuivis et je capturai, au milieu des roches des Abrolhos, un magnifique trois-mâts anglais, l’Indian-Trader, armé de dix-huit canons du calibre de seize. Un brick portugais sorti de Fernambouc ne tarda pas à tomber également en mon pouvoir. Ce furent nos dernières prises. Nous n’avions plus rien à attendre dans des parages où notre présence avait été signalée sur tous les points de la côte. Notre eau et nos vivres allaient d’ailleurs s’épuiser. Le commandant Raimbaud dut se résoudre à lever la croisière et à faire route pour le port de Cayenne, où nous entrâmes, le 10 septembre 1796, avec nos deux prises.
Ainsi se termina une campagne dans laquelle nous eussions pu, si les circonstances nous eussent favorisés, causer plus de mal encore à l’ennemi. Nous aurions eu tort cependant de nous plaindre de la fortune, puisqu’elle nous avait épargné la rencontre des croiseurs anglais, car jamais navires ne furent dans de plus méchantes conditions que les nôtres pour en venir aux mains avec un ennemi sérieux. Certes ce n’étaient point là les traditions dans lesquelles j’avais été nourri : la marine française cherchait autrefois les occasions de combattre bien plus que les occasions de piller; mais en 1796, se sentant impuissante à se préparer aux grandes luttes, elle sacrifiait pièce à pièce son matériel à moitié disparu. Si la France, au lieu de chercher l’abaissement de l’Angleterre dans la réalisation de projets chimériques, tels que l’expédition d’Irlande, se fût bornée à reconstituer patiemment la marine qu’elle avait détruite de ses propres mains, nul doute que quelque brillant succès ne fût venu bientôt encourager son zèle et provoquer de nouveaux efforts. Il fallait avant tout renoncer à cette guerre de moustiques qui ne pouvait qu’irriter inutilement le taureau. Ni nos fautes ni nos malheurs ne nous avaient encore légué une situation irréparable. Dix ou douze ans plus tard, après Aboukir et Trafalgar, cette œuvre de régénération était devenue plus difficile. L’empereur Napoléon ne craignit pas cependant de la tenter, et ce fut une des grandes pensées de son règne. Les projets les plus simples sont encore ceux auxquels je reconnais Je mieux le cachet du génie. Pour assurer l’équilibre du monde, je préfère (qu’on me pardonne cette prédilection du marin) la guerre d’Amérique à l’expédition de Moscou.
La croisière à laquelle je venais de prendre part sous les ordres du capitaine de la Biche m’avait initié à quelques-uns des soucis du commandement : j’avais plus d’une épreuve encore à subir avant de pouvoir me flatter de les connaître tous. A notre arrivée à Cayenne, le commandant Raimbaud reçut l’ordre de rentrer en France, et je fus chargé de remplir une mission qui devait cette fois, grâce à de nombreuses péripéties, compléter à peu près mon éducation de capitaine. Il m’avait été prescrit d’aller reprendre sur les côtes du Brésil mon ancienne croisière, mais on m’avait en même temps donné pour passager le secrétaire du gouverneur de la Guadeloupe. L’ordre d’aller déposer ce passager à sa destination, détail en apparence insignifiant de la mission qui m’était confiée, ne tendait à rien moins qu’à en rendre l’accomplissement impossible. Il est facile de donner à un capitaine des instructions, mais il faut certaines connaissances pour en donner qui ne tournent pas contre les intentions mêmes de celui qui les rédige. Les instructions que je reçus, œuvre de l’agent du directoire, — c’est sous ce titre qu’on désignait alors les gouverneurs de nos colonies, — ne tenaient compte ni des vents alises, ni des courans qui règnent dans cette partie de l’Atlantique. Elles m’obligeaient à faire trois cents lieues environ dans la direction du nord-ouest pour atteindre la Guadeloupe, et me condamnaient ainsi à retourner chercher au-delà du tropique, et presqu’à la hauteur des Açores, des vents qui pussent me permettre de regagner vers l’est le terrain qu’on allait me faire perdre. Ma traversée de Cayenne à la Guadeloupe fut prompte et facile. Le neuvième jour après mon départ, je pris connaissance de l’île de la Désirade; il ne me restait plus qu’à éviter la rencontre de la croisière anglaise qui se tenait d’ordinaire sous le vent de la Guadeloupe, et bloquait étroitement l’entrée de la Pointe-à-Pitre. Il existait heureusement sur la côte opposée de l’île une autre baie connue sous le nom de port Mahault, dont l’accès était peu commode, mais dont le blocus était aussi moins rigoureux par l’excellente raison qu’il était beaucoup plus difficile. Ce fut de ce côté qu’à la faveur de la nuit je dirigeai mon bâtiment. Dès que le jour parut, je donnai hardiment au milieu des récifs; bien qu’un pilote fût venu à mon aide, je n’atteignis pas le fond de cette baie dangereuse sans m’être échoué deux fois sur les bancs de coraux dont le canal même est encombré. La corvette la Vénus, qui, quelques jours après nous, vint se réfugier à ce même mouillage, s’échoua comme le Milan. La Vénus n’en fut pas quitte, comme ce brick, pour un simple échouage : elle perdit sa fausse quille, démonta son gouvernail et ne put se remettre à flot qu’après deux jours de travail. Tels étaient les mouillages que nous étions contraints de chercher depuis la guerre. Ce n’était pas sans une profonde répugnance que j’avais obtempéré à l’ordre de me rendre à la Guadeloupe. Je devais y retrouver, investis du commandement et des premiers emplois de la colonie, les persécuteurs de mon père, les membres du tribunal révolutionnaire de Rochefort. Le souvenir de leurs odieux jugemens et du deuil dans lequel ils avaient plongé tant de familles était encore trop récent pour ne pas faire bouillonner tout mon sang dans mes veines. La réception qui me fut faite fut des plus gracieuses. Malgré les offres séduisantes par lesquelles on essaya d’éveiller et de captiver mon ambition, je vis arriver avec joie le moment de quitter des parages où tout me rappelait des ressentimens que je n’ai jamais complètement oubliés.
Le 27 novembre 1796, je sortis de la baie Mahault. Mon premier soin fut de régler la ration d’eau qui serait délivrée à chaque homme de l’équipage. J’avais une longue traversée à accomplir : il fallait en prévoir les chances les plus contraires et s’y préparer de bonne heure par une sage économie. Je venais de doubler l’île de la Désirade, lorsque j’aperçus deux frégates qui se couvrirent à l’instant de voiles pour me donner la chasse. La brise était fraîche. Je jugeai bientôt que j’avais sur les bâtimens qui me poursuivaient un grand avantage de marche, et pour leur prouver ma confiance, je donnai l’ordre d’amener les perroquets. Cette manœuvre eut l’effet que j’en attendais. Les frégates découragées levèrent la chasse et me laissèrent libre de profiter de toutes les variations de la brise pour m’élever au vent de l’île d’Antigue. De ce point, je prolongeai ma bordée vers le nord jusqu’au-delà du tropique, et je ne virai de bord que lorsque je me crus certain de pouvoir, en courant au sud, doubler l’île Fernando de Noronha. Cette île est située non loin de l’équateur, à une soixantaine de lieues des côtes du Brésil. Dès que je l’aurais dépassée, les vents devaient me porter en quelques jours sur le théâtre de ma première croisière. Des calmes fréquens retardèrent notre marche et nous laissèrent à la merci des courans. Nous comptions déjà quarante jours de mer. Mes observations me laissaient peu d’espoir de passer au vent de Fernando de Noronha, et je me serais estimé fort heureux si j’avais pu conserver l’assurance de doubler le cap San-Roque, qui forme vis-à-vis de Fernando de Noronha l’extrémité du continent. Pour mettre le comble à nos ennuis, depuis que nous avions perdu de vue les deux frégates qui nous avaient poursuivis sous l’île de la Désirade, nous n’avions pas aperçu une seule voile. La mer était déserte, et les émotions mêmes d’une croisière ordinaire nous étaient refusées. Pendant que nous déplorions la stérilité de ce long voyage, un grand trois-mâts se montra tout à coup à l’horizon. Il était sous le vent. Nous laissâmes arriver pour le joindre; mais la brise était très faible, et, sans le secours de nos avirons, nous ne l’eussions certainement pas atteint. La nuit survint avant que nous fussions par son travers. Pour essayer probablement de nous effrayer, ce navire mit en panne et fit paraître un feu à chaque sabord. Je voulus avant tout m’assurer que j’avais bien affaire à un bâtiment ennemi. Des fanaux placés dans le gréement d’une certaine façon constituent ce qu’on appelle en temps de guerre les signaux de reconnaissance; c’est le mot d’ordre auquel tout navire ami doit répondre. Le navire inconnu répondit à notre signal par toute sa volée. Nous étions prêts : le combat s’engagea et se prolongea pendant environ une heure et demie. L’obscurité rendait des deux côtés les coups fort incertains. Plusieurs boulets cependant vinrent frapper notre coque. Si ce bâtiment marchait moins bien que nous, il portait en revanche des canons bien autrement redoutables que les nôtres. Les projectiles qui nous avaient atteints étaient du calibre de neuf. Les combats de nuit demandent des hommes aguerris. Les matelots du Milan ne l’étaient pas encore. Étonné du ralentissement subit de notre feu, j’en voulus connaître la cause, et je m’aperçus que nombre de nos gens, profitant de l’obscurité pour abandonner leur poste, s’étaient sans vergogne cachés à l’abri de la chaloupe. J’étais bien sûr que la lumière du jour rendrait du cœur aux plus poltrons. Aussi me décidai-je à suspendre un engagement dans lequel nous risquions de consommer fort inutilement toutes nos munitions. Notre adversaire continuait à fuir sous toutes voiles, cacatois et bonnettes dehors. Je me contentai de l’observer pendant le reste de la nuit. Dès la pointe du jour, nous reconnûmes un superbe négrier anglais, pavillon battant, armé de vingt-deux canons de 9.
Le lever du soleil fut le signal de la reprise du combat. Nous vînmes nous placer par le travers de l’ennemi, mais nous ne pûmes conserver longtemps cette position. Deux de nos canons furent démontés, et plusieurs hommes reçurent des blessures graves. Profitant de la supériorité de notre marche, je manœuvrai pour me maintenir dans la hanche de ce rude adversaire, et je lui envoyai, tantôt d’un bord, tantôt de l’autre, des volées entières, auxquelles il ripostait à peine par quelques coups isolés. Je le harcelai ainsi pendant plusieurs heures sans pouvoir triompher de sa résistance ou le retarder dans sa fuite. La plupart de nos boulets ne traversaient probablement pas son épaisse membrure, et quatre cents coups de canon ne lui avaient encore causé que peu d’avaries. Je voulus en finir, et laissai arriver pour passer à poupe de l’ennemi. Le négrier imita notre manœuvre, et, par une arrivée presque aussi rapide que la nôtre, nous déroba sa poupe. Je serrai le vent; il le serra aussi, et me présenta le côté de sa batterie qui n’avait point encore tiré un seul coup de canon. Onze pièces chargées jusqu’à la gueule nous accueillirent presque à brûle-pourpoint par une effroyable volée de mitraille, de boulets rames et de projectiles enchaînés deux à deux. Notre gréement fut haché. Le grand hunier, coupé d’une ralingue à l’autre, se trouva séparé en deux parties, qui flottaient dans l’air comme deux tabliers. La nuit nous surprit avant que nous eussions réparé ces avaries. J’hésitais à continuer une poursuite qui nous avait déjà entraînés de vingt-cinq ou trente lieues dans l’ouest, mais j’éprouvais aussi beaucoup de répugnance à renoncer à une si riche capture. Un pareil bâtiment ne devait pas porter moins de cinq ou six cents noirs, et six cents noirs, c’était une fortune pour la colonie de Cayenne. Malheureusement je conservais seul à bord l’espoir d’un succès si opiniâtrement disputé. Au plus chaud du combat, un de mes officiers, assez honnête garçon du reste, mais qui avait, ce jour-là, cherché dans des libations trop copieuses un surcroît de courage, s’était écrié que, si nous nous entêtions à vouloir nous emparer de ce négrier, ce serait bien certainement le négrier qui finirait par nous prendre. J’avais dû envoyer aux arrêts dans sa chambre cet oiseau de mauvais augure; mais je ne pouvais me dissimuler que, dans la disposition générale des esprits, je serais peut-être mal secondé si nous en venions à l’abordage. C’était là cependant le seul moyen de terminer la lutte, puisque notre artillerie n’avait que trop montré son impuissance. Je finis donc par céder à des conseils importuns, et je fis orienter les voiles pour tenir le plus près. En quelques minutes, nous eûmes perdu de vue le bâtiment ennemi, qui continuait à courir vent arrière. Peut-être le parti que je me résignais à prendre était-il en effet le plus sage. Le négrier qui nous avait échappé se nommait le Toscan. Il tomba quelques jours plus tard au pouvoir de la frégate française la Médée, mais il ne se rendit qu’après avoir essuyé pendant deux heures le feu de cette frégate et lui avoir mis dix-sept hommes hors de combat. Armé de vingt-deux canons de 9 et monté par soixante hommes d’équipage, il avait exercé un certain nombre de ses captifs à la manœuvre du canon, et avait trouvé dans l’emploi de ces auxiliaires le moyen de servir ses pièces avec autant de rapidité et de précision qu’un navire de guerre.
Tel fut mon premier combat. J’en sortis avec la satisfaction d’un homme qui vient de subir une délicate épreuve, et qui sait que le sifflement d’un boulet ne lui fera pas peur. J’avais vingt-quatre ans, une expérience suffisante de la mer. Il ne me manquait que cette grande consécration qu’on a, non sans raison, nommée le baptême du feu. Je venais de la recevoir sur le pont d’un bâtiment que je commandais. A dater de ce moment, mon éducation de marin était terminée. Je pouvais me considérer comme l’égal des plus vieux capitaines, dans ce temps surtout où personne n’avait encore vieilli dans le commandement et où des généraux de mon âge marchaient à la tête des armées.
Les vingt-quatre heures que j’avais employées à la poursuite du Toscan, la direction surtout dans laquelle ce navire m’avait entraîné ne me laissaient plus guère de doutes sur l’impossibilité où je me trouverais de doubler à la bordée le cap San-Roque. Le 11 janvier 1797, j’aperçus la terre. C’était une côte très basse, qui se prolongeait à perte de vue dans le sud-sud-est. Je m’en approchai avec précaution, jetant constamment la sonde et dirigeant moi-même la marche du haut des barres de perroquet. Cette côte du Brésil m’était à bon droit suspecte. Je l’avais longée d’assez près dans notre précédente croisière, et j’avais remarqué les énormes erreurs qu’avaient commises les géographes lorsqu’ils en avaient tracé le contour. La pointe sur laquelle nous venions atterrir était le cap Toiro, situé à vingt-six milles environ dans le nord-nord-ouest du cap San-Roque. Je me décidai aussitôt à prendre la bordée du nord et à courir au large pendant quarante-huit heures. J’espérais qu’avec la brise très fraîche qui régnait alors, et qui nous faisait filer continuellement de sept à huit nœuds, je pourrais doubler facilement, en revirant de bord, toutes les pointes saillantes de la côte. Mon désappointement fut complet. Lorsqu’après cette longue bordée je revis la terre, je reconnus à mon extrême regret la pointe que j’avais quittée il y avait quatre jours. Les courans m’avaient violemment entraîné dans l’ouest. Je n’ai, grâce à Dieu, jamais manqué de persévérance. Je recommençai donc à louvoyer de plus belle, et le 29 janvier je parvins à reconnaître la pointe de Rio-Grande, qui se trouve à cinq lieues environ au sud du cap San-Roque. A partir de ce jour cependant, les vents devinrent de plus en plus contraires, les courans augmentèrent de vitesse. Il fallut renoncer à doubler le cap San-Roque, et, cette résolution prise, il ne me restait plus qu’à retourner à Cayenne.
Je ne voulais pas revenir les mains vides, et je résolus d’aller m’établir en croisière sur la route que suivent les navires qui, de San-Luis de Maranhao, se rendent aux embouchures du Para et du fleuve des Amazones. Il ne me fallut qu’une semaine de bon vent pour franchir les deux cent cinquante lieues qui me séparaient de cette partie de la côte d’Amérique. Le 13 février, je m’emparai d’une goélette portugaise, chargée de coton et de riz, que j’expédiai aussitôt pour Cayenne sous le commandement d’un second chef de timonerie. J’eus soin que nos prisonniers fussent bien traités, et j’appris d’eux, grâce à ces ménagemens, qu’un grand trois-mâts portugais, armé de vingt-quatre canons de 8, et destiné aussi pour le Para, avait dû sortir de San-Luis peu de jours après la goélette. Gonflant dans son artillerie, ce bâtiment, dont la cargaison était d’une grande valeur, naviguait sans escorte. Nos prisonniers ne m’avaient pas trompé. Après deux jours d’attente, les vigies signalèrent l’apparition d’un magnifique trois-mâts qui cinglait sous toutes voiles vers l’entrée du Para. J’avais déguisé le Milan de façon à lui donner toute l’apparence d’un navire de commerce; je n’en mis pas moins le cap au large, pour ne pas effaroucher trop tôt une si belle proie, et je pris soin de gouverner de manière à ne laisser voir à l’ennemi que notre poupe, sans lui montrer nos sabords et notre artillerie. Le trois-mâts donna complètement dans le piège. Aussitôt qu’il nous eut dépassés, je revirai de bord et je courus sur lui. Au premier coup de canon, il amena. Nous mettions nos embarcations à la mer pour l’amariner, lorsqu’un grain violent, accompagné d’une pluie torrentielle, vint nous assaillir. On ne se voyait plus de l’avant à l’arrière du bâtiment. Le trois-mâts portugais, qui avait mis en panne en même temps que nous, et qui attendait, victime résignée, l’arrivée de ses capteurs, trouva l’occasion bonne pour recouvrer sa liberté. Il laissa arriver, et lorsque le grain fut passé, nous le vîmes qui fuyait devant nous à toute vitesse. Nous forçâmes de voiles aussitôt. Je n’avais aucune carte de l’entrée du Para; je distinguais par mon travers une double chaîne de brisans qui me séparait du navire que je poursuivais, et sur laquelle la mer déferlait avec force. Comment ce navire avait-il contourné une semblable barrière? C’est ce qu’il m’était impossible de découvrir. La sonde ne nous donnait plus que quatre brasses d’eau. A l’abri du récif se tenait l’ennemi échappé de nos serres, qui semblait, de ce poste de sûreté, guetter le moment où nous ferions naufrage. Il fallut nous résoudre à remettre le cap au large. Bien que le vent fût encore du travers, et que notre vitesse apparente fût de plus de cinq nœuds, je m’aperçus qu’au lieu d’avancer, nous étions entraînés en arrière. J’ordonnai, sans rien changer à notre voilure, de mouiller deux ancres à la fois. Nous vînmes aussitôt à l’appel de nos câbles : la sonde n’accusait plus que dix-sept pieds d’eau; le brick, qui en tirait près de quinze, donna contre le fond deux forts coups de talon qui arrachèrent le gouvernail de ses ferrures. Encore retenu par les cordes qui l’assujettissaient le long du bord, et poussé à chaque lame contre la poupe, cet énorme bélier eût défoncé le navire, si je ne me fusse empressé de m’en débarrasser. Ce sacrifice était nécessaire, mais il rendait le navire désormais impuissant à diriger sa marche.
La marée cependant ne tarda pas à monter. Au moment où nous avions touché, nous nous trouvions par trois brasses et demie d’eau. Cinq heures après, nous en avions plus de neuf. Il y avait grand intérêt pour nous à sortir le plus tôt possible de cette position équivoque, car, si nous n’avions pas mouillé précisément à l’instant où la mer était le plus basse, la prochaine marée nous laisserait sur un lit de roches où nous courrions grand risque de rester jusqu’au jour du jugement dernier. Toutefois il ne fallait pas nous éloigner de la côte sans avoir trouvé le moyen de suppléer à la perte de notre gouvernail. Un mât de hune plongé obliquement à l’arrière du navire, un affût de canon fixé à l’extrémité de ce mât pour opposer à l’eau plus de résistance, nous servirent à guider le Milan dans sa marche, sinon avec la même sûreté qu’autrefois, du moins avec une précision qui me parut à la rigueur suffisante. Cependant après une avarie aussi grave je ne pouvais plus avoir d’autre ambition que de rentrer au port. Je me dirigeai donc sans retard, aidé des vents et du courant, vers les côtes de la Guyane.
Ces côtes sont en général très basses et bordées presque partout d’un épais rideau de palétuviers. Comprises entre deux des plus grands fleuves du monde, l’Orénoque et l’Amazone, arrosées par d’innombrables cours d’eau, elles doivent leur origine à des dépôts séculaires qui font chaque jour encore reculer l’Océan. La terre n’est pas en vue que déjà la sonde n’accuse plus que six ou sept brasses d’eau. Sur certains points, la mer déferle avec violence : on dirait un brisant; sur d’autres, elle se soulève pesamment et sans force comme une mer de bitume. Ces inégalités sont causées par la nature du fond. Dans le premier cas, la lame se heurte à des alluvions de vieille date; dans l’autre, elle remue une boue liquide qu’elle tient en suspension et dont le poids l’apaise et l’alourdit. C’est sur ces bancs de vase molle qu’il faut avoir soin de jeter l’ancre quand on veut attendre la marée favorable pour donner dans le port. Sur les bancs de vase dure, on se trouve en péril dès que survient un de ces phénomènes, si fréquens pendant l’hivernage, qu’on appelle un ras de marée.
Le port de Cayenne n’est point d’ailleurs d’un accès facile. On n’y arrive que par un chenal étroit dont la profondeur varie presque chaque année, et dans lequel par conséquent il est impossible de s’engager sans pilote. Ce port reçut autrefois des frégates; en 1796, des corvettes y pouvaient à peine pénétrer. Il n’admet plus aujourd’hui que des bâtimens de quatorze ou quinze pieds de tirant d’eau. Il offre heureusement aux navires qui arrivent du large, ou qui viennent de doubler le cap d’Orange et l’embouchure de l’Oyapock, un excellent point de reconnaissance. C’est un rocher remarquable, élevé de cinquante mètres environ, qu’on aperçoit de huit ou dix lieues lorsque le temps est clair, et qui porte le nom de Grand-Connétable. Le Petit-Connétable est un autre rocher, presqu’à fleur d’eau, séparé du premier par un canal d’un mille et demi à peu près de large. Outre ces sentinelles avancées, qu’on rencontre à vingt-cinq ou vingt-six milles dans le sud-est de Cayenne, l’entrée même du port est signalée par cinq îlots déjà visibles à quatorze ou quinze milles de distance : ce sont les îlots, ou, pour parler le langage des colonies, les îlets du Père et de la Mère, des Deux-Filles et du Malingre. Tel est l’ensemble des parages vers lesquels nous nous dirigions, traînant après nous le mât de hune et l’affût qui nous tenaient lieu de gouvernail.
Dès que nous eûmes dépassé les bouches de l’Amazone, je me crus au bout de mes peines. Notre gouvernail de fortune fonctionnait assez bien et nous permettait non-seulement de marcher à peu près en ligne droite, mais même, ce que j’aurais à peine osé espérer, de virer de bord. Le 21 février, je pris connaissance du cap d’Orange, pointe basse, couverte de palétuviers plus élevés que ceux des autres parties de la côte, qui forme à vingt lieues environ dans le sud-est de Cayenne la limite méridionale de l’embouchure de l’Oyapock. La nuit allait se faire lorsque nous arrivâmes en vue des îlots qui signalent les approches de Cayenne. Le temps avait très mauvaise apparence, et j’hésitais à m’engager pendant l’obscurité dans des passes aussi difficiles. Nous nous préparâmes donc à serrer nos voiles et à mouiller une ancre pour attendre le jour. En ce moment, les hommes qui venaient de monter sur les vergues annoncent des brisans devant nous. Cet avis n’avait rien qui pût m’émouvoir. Nous courions vers le Petit-Connétable, et je savais qu’un banc presque à fleur d’eau s’étend à trente ou quarante mètres au nord de cet îlot. Je me contentai de faire mettre le cap un peu plus au large. On signale de nouveaux brisans sous le beaupré du brick. Je donne à l’instant l’ordre de mouiller. Notre ancre n’était pas encore au fond que déjà ces prétendus brisans nous avaient enveloppés : c’était un ras de marée qui se déclarait. Lorsqu’un de ces ouragans bouleverse au loin l’Atlantique, l’agitation de la mer se propage comme une onde sonore jusqu’à ces plages boueuses. La vague qui les rencontre, brusquement arrêtée, se dresse en mugissant. Je me trouvais pour la première fois en présence de ce redoutable phénomène. Le vent ne soufflait pas avec une très grande force, et cependant la mer, blanche d’écume, grossissait de minute en minute. Les lames couvraient le brick de l’avant à l’arrière. J’avais fait mouiller une seconde ancre et condamner tous les panneaux, précaution sans laquelle nous eussions été submergés. Nos câbles tenaient bon, mais les ancres cédèrent peu à peu à cet énorme effort. Sans se rompre, elles tracèrent lentement leur sillon dans la vase. Bientôt nous nous trouvâmes par un fond moindre que notre tirant d’eau. Nous avions chassé de plus de trois milles. Notre échouage même ne nous arrêta pas. Nous continuâmes à glisser sur le fond, toujours portés à terre par une force irrésistible. La nuit fut affreuse. Lorsque le jour parut, je voulus à tout prix m’arracher aux dangers de cette situation. Le brick le Galibi s’était jadis perdu dans les mêmes parages et dans des circonstances analogues. Un débris d’arbre enfoncé dans la fange avait traversé sa carène. Pour échapper à un pareil destin, j’eus d’abord recours aux moyens ordinaires. Je fis virer sur le câble de la première ancre que nous avions mouillée; l’ancre vint jusqu’à bord sans avoir déplacé le brick. Le Milan ne se détachait du fond que dans les soubresauts que lui imprimaient les masses d’eau qui menaçaient à chaque instant de l’engloutir. Je pris alors un parti désespéré : j’ordonnai de hisser et d’orienter les vergues des huniers, sans déferler encore aucune voile. Une amarre passant par un des sabords de poupe fut fixée sur le câble : c’est ce que les marins appellent faire embossure. A un signal donné, le câble fut coupé. Le brick, n’étant plus retenu que par sa poupe, céda lentement au vent et tourna sur lui-même.
Chacun, bien prévenu, se trouvait à son poste. Toutes les voiles tombèrent et se bordèrent à la fois. Aussitôt que le vent les gonfla, l’embossure fut coupée comme l’avait été le câble. Le bâtiment, couché sur le côté, tirait moins d’eau et glissait avec plus de facilité sur la vase. Nous n’avancions cependant que par une succession de mouvemens convulsifs. La mer déferlait sur le brick comme sur un rocher, et les embruns atteignaient à la hauteur des hunes. Il avait fallu ouvrir les sabords pour faciliter l’écoulement des eaux et tendre des cordes d’un bord à l’autre pour empêcher les matelots d’être emportés par les lames. Je n’ai vu de ma vie une lutte plus émouvante. Nous nous traînâmes ainsi pendant près d’un mille. Insensiblement la mer devint moins grosse, le fond augmenta, et nous pûmes faire route vers l’entrée de la rivière de Cayenne; mais il nous fut impossible de passer au large des îlets, et je dus jeter l’ancre sous l’îlet de la Mère. Le temps s’était beaucoup embelli. Je ne savais pas alors que les redoutables ras de marée de la Guyane française augmentent de force avec le flot et s’apaisent en général avec le jusant. Le calme dont nous jouissions était dû à cette circonstance. Nous passâmes assez tranquillement la première moitié de la nuit. A deux heures du matin, au moment de la marée montante, le vent s’éleva de nouveau avec violence, la mer se gonfla, et les brisans reparurent de toutes parts autour de nous. Au jour, le ras de marée était dans toute sa force. Le brick ne tarda pas à chasser. Je fis mouiller une seconde ancre, notre dernière ressource, après avoir pris soin d’y ajouter, pour en augmenter le poids, deux de nos canons amarrés en croix. Cette ancre ne suffit pas pour nous arrêter. En chassant, le brick vint en travers :
…………….Proram avertit et undis
Dat latus…………….
Une vague énorme se dressa sur son flanc, prête à l’ensevelir. Les
deux câbles cassèrent à la fois. Le bâtiment, n’ayant plus rien qui
pût le retenir, présenta sa poupe à la lame et courut s’échouer sur la vase.
Dans cette position, il n’en continua pas moins à s’avancer vers la côte avec une grande vitesse, se frayant sans peine un passage à travers la boue, presque aussi liquide que l’eau de ces parages. Il ne s’arrêta que lorsqu’il se trouva enfoncé au milieu des palétuviers. A la basse mer, nous n’avions plus que huit pieds d’eau autour de nous. Le bâtiment avait fait son lit dans la vase, et il ne me restait plus pour le retirer de cette couche immonde ni une ancre, ni un câble. Je me décidai à envoyer un officier réclamer des secours à Cayenne. Deux jours après, nous vîmes arriver une canonnière qui nous portait deux ancres et deux câbles. Malheureusement, quand vint le moment du flot, le ras de marée reprit une nouvelle force. La canonnière chassa, et pour se maintenir elle ne crut pouvoir mieux faire que de jeter au fond les deux ancres qui m’étaient destinées. Pendant quelque temps, elle fit ainsi tête à l’orage; mais elle eut été infailliblement submergée, si elle eût persisté à braver des lames dans lesquelles tout son avant disparaissait à chaque coup de tangage. Elle fila donc ses câbles par le bout et alla se réfugier dans la rivière de Mahuri. Je restai encore une fois livré à mes seules ressources. Je ne désespérai pas néanmoins de sortir à mon honneur d’une position qui eût peut-être découragé plus d’un marin. Je commençai par repêcher avec des peines infinies, dans la vase gluante où ils s’étaient enfoncés, les câbles que la canonnière avait abandonnés. Cette première opération demanda trois jours de recherches. Je n’essaierai pas de décrire les travaux d’Hercule, les efforts incroyables au prix desquels nous parvînmes à remettre le Milan à flot. J’ignore comment j’ai pu résister à tant de fatigues. Depuis près d’un mois, je ne m’étais pas couché. Voilà pourtant les épreuves auxquelles le marin voue sa vie ! La responsabilité demeure éternellement suspendue sur sa tête; l’écueil l’attend jusqu’à l’entrée au port. Il n’est point d’autre carrière où l’on ait ainsi son honneur et sa réputation constamment en jeu : un médecin ne sauve pas tous ses malades, un avocat ne gagne pas toutes ses causes, le meilleur général a perdu plus d’une bataille; le marin, lui, doit être infaillible jusqu’au dernier jour, car il n’est pas de malheur ou d’erreur dont on ne songe à lui faire un crime.
Le moment arriva enfin où nous pûmes donner dans la rivière de Cayenne. Le brick ne faisait pas plus d’eau qu’avant son départ de Rochefort: mais l’agent du directoire, assez bienveillant pour compter sur mon activité, voulut me donner un nouveau témoignage de sa confiance. Il remplaça le Milan, qu’il jugeait, dans son état de vétusté, peu propre à tenir la mer, par une goélette armée de seize canons de 6, qu’il venait d’acheter à des Américains. Cette goélette, nommée la Légère, avait eu, sous ses premiers maîtres, une grande réputation de marche ; mais alors elle ne portait pas sa redoutable artillerie. Une croisière dans la mer des Antilles fixa mes incertitudes à son égard. J’avais rarement vu un bâtiment d’une marche plus médiocre et plus dépourvu de stabilité. Ce fut cependant avec un pareil navire qu’on me chargea d’aller porter des dépêches importantes en France.
En passant au vent des Antilles, je rencontrai une division de bâtimens de guerre anglais. Trompés probablement par les formes de la Légère, ces bâtimens ne parurent pas soupçonner notre nationalité : ils continuèrent à courir vent arrière. Je fis naturellement tous mes efforts pour m’écarter de la direction qu’ils suivaient. J’avais pris la bordée du sud. Il ventait très grand frais. La goélette, sous le poids de son immense voilure, était envahie par l’eau, qui submergeait jusqu’à la ceinture les marins placés sous le vent aux écoutes. Tant que les bâtimens anglais ne furent pas sous le vent, c’est-à-dire dans l’impossibilité de nous poursuivre, je continuai à conserver cette voilure dangereuse : j’aimais cent fois mieux m’exposer à chavirer qu’à être pris. Aussitôt que l’ennemi fut hors de vue, je revirai de bord et je gouvernai vers l’archipel des Açores.
Notre passage au milieu de cet archipel fut pénible. Nous étions au mois d’août, c’est-à-dire dans la saison où de grandes brises d’est règnent assez fréquemment. Des coups de vent successifs allongèrent désagréablement notre traversée. Lorsque nous parvînmes à l’entrée du golfe de Gascogne, nous aperçûmes un grand nombre de navires, parmi lesquels se trouvaient plusieurs bâtimens de guerre. Aucun d’eux ne se dérangea de sa route pour nous donner la chasse. L’apparence tout américaine de la Légère valait presque un sauf-conduit. Nous atteignîmes ainsi la hauteur des côtes de Portugal. Là, nous fûmes enveloppés d’une brume tellement épaisse, que nous aurions passé inaperçus au milieu d’une escadre. Ce brouillard se dissipa au coucher du soleil, et les premières clartés qui se firent autour de nous nous montrèrent à très petite distance une frégate sur laquelle nous gouvernions sans nous en douter. Nous serrâmes le vent aussitôt. Ce brusque changement de route éveilla les soupçons de la frégate : elle se couvrit de voiles et manœuvra pour nous joindre. Elle n’y eût certainement pas manqué, si une nuit des plus noires ne fût venue à notre secours. Je fis fausse route, et je réussis à faire perdre à l’ennemi notre trace. Je me félicitais déjà du succès de mes combinaisons, lorsque les vigies annoncèrent devant nous un autre bâtiment courant dans une direction à peu près opposée à celle que nous suivions. Ce bâtiment nous dépassa, mais presque aussitôt après il vira de bord, et gouverna sur nous en faisant feu de ses canons de chasse. Nous lui ripostâmes de nos deux canons de retraite. Le circuit que ce navire avait dû faire pour venir se placer dans nos eaux m’avait parfaitement permis de reconnaître qu’il n’avait que deux mâts. C’était donc un ennemi à peu près de notre taille ; mais il marchait beaucoup mieux que la Légère, et nous suivait sans peine avec ses seuls huniers. La nuit se passa à escarmoucher. Au point du jour, nous nous serrâmes de plus près, et nous nous envoyâmes réciproquement une bordée de toute notre artillerie, en arborant simultanément nos couleurs. Qu’on juge de notre étonnement : nous portions tous les deux le pavillon français ! Après nous être mutuellement informés du mal que nous nous étions fait pendant notre engagement nocturne, nous apprîmes avec satisfaction, — ce qui ne faisait pas grand honneur, il faut bien le dire, à nos canonniers, — que tout le dommage se bornait à quelques cordes coupées de part et d’autre. Ce brick, à l’étourderie duquel nous devions une nuit blanche, était un corsaire de Nantes, nommé la Marie-Anne. Le capitaine de ce corsaire me parut se faire de grandes illusions sur la marche de son bâtiment. Il me pria de vouloir bien, à mon arrivée en France, publier le récit de notre rencontre, sans omettre surtout l’avantage de marche que la Marie-Anne avait eu sur la Légère. Malheureusement marcher mieux que la Légère n’était pas une raison pour ne pas trouver ailleurs son maître. Deux mois plus tard, j’apprenais que la frégate anglaise la Doris, aux poursuites de laquelle l’obscurité de cette nuit nous avait dérobés, s’était emparée du corsaire la Marie-Anne après quelques heures de chasse. J’avais cependant prévenu le trop confiant capitaine de la présence de ce bâtiment de guerre, et je lui avais conseillé d’abandonner pour quelque temps son point de croisière; mais il se croyait plus rapide que toutes les frégates de la marine britannique, et il fut victime de son outrecuidance.
L’atterrage sur les côtes de France était toujours le moment critique de nos traversées. C’était là que nous rencontrions l’ennemi en force et aux aguets. Nous n’avions quelques chances de lui échapper qu’en profitant, pour venir chercher nos ports, des coups de vent d’ouest et de sud-ouest qui obligeaient les divisions anglaises à prendre le large. J’arrivais cette fois à l’entrée de la Charente avec un temps admirable : je craignais à chaque instant d’entendre les vigies annoncer la présence de quelque voile ennemie. Il n’en fut rien, je donnai tranquillement dans le Pertuis-d’Antioche, et la nuit commençait à se faire lorsque je jetai l’ancre sur la rade de l’île d’Aix. Là j’appris d’où venait notre bonne fortune : la frégate anglaise l’Artois, en poursuivant la petite goélette française la Charlotte, s’était trop approchée de la pointe de la Baleine; elle y avait talonné et s’était défoncée en peu d’instans sur les roches. Une autre frégate était accourue, avait sauvé l’équipage, et, n’ayant point probablement assez d’eau ou de vivres pour ce double effectif, avait abandonné la croisière. C’est ainsi que la Légère avait trouvé le passage libre. A quoi tient le sort du marin, et n’est-il pas vrai, comme l’a dit le poète, « qu’il y a une marée dans les affaires des hommes? » Je venais de tenir la mer pendant quarante-cinq jours avec une méchante goélette qui n’avait ni force ni vitesse, j’avais rencontré plusieurs bâtimens de guerre, et certes le hasard, bien plus que mon mérite, m’avait sauvé de leur poursuite. Le succès de ce voyage fut cependant interprété en ma faveur : je passai pour un capitaine habile, quand j’aurais dû surtout passer pour un capitaine heureux.
La Légère, malgré le rapport peu favorable que je fis sur ses qualités, ne fut pas désarmée. J’en remis le commandement à un jeune officier de beaucoup de mérite. Je lui indiquai les précautions qu’il devait prendre dans le cours de sa navigation, et je l’engageai à ne pas se fier à la coquette apparence de ce joli navire, qui chancelait sous le poids de son artillerie. Il semblait que j’avais le pressentiment du triste sort réservé à mon successeur : quelques mois après, la Légère chavirait à l’entrée de la Loire. J’avais donc plus d’un motif de remercier mon heureuse étoile, qui, malgré mille traverses, ne m’avait pas abandonné un instant dans le cours de cette pénible campagne.
Quoi qu’il en soit, c’est un triste métier que celui auquel une infériorité numérique hors de toutes limites condamnait alors notre marine. A moins d’avoir des bâtimens infiniment supérieurs à ceux de l’ennemi, circonstance rare, et qui ne s’est présentée qu’une fois, — pendant la seconde guerre que les États-Unis ont faite à l’Angleterre, — on est à peu près certain de faire ainsi détruire sa marine en détail. Le père Hoste l’a très judicieusement observé, il y aura bientôt deux cents ans : « Il n’en est pas de même des engagemens sur mer et des combats de terre. Une armée, quand elle est inférieure en force, se retranche, occupe des postes avantageux, se couvre par des bois et des rivières, suppléant ainsi à la force qui lui manque; mais sur mer il ne peut y avoir d’autre avantage que celui du vent, et le vent est chose trop inconstante pour qu’on y puisse compter. Une flotte est comme une armée surprise en rase campagne, qui n’aurait ni le temps ni les moyens de se retrancher. Je pense qu’il serait difficile à cette armée de prendre un bon parti, si elle était de beaucoup inférieure à l’ennemi. » Ce que le père Hoste disait d’une flotte, nos dernières guerres maritimes ont prouvé qu’on peut le dire avec non moins de raison de divisions détachées.
Il me reste plus d’une croisière à raconter encore et plus d’un enseignement utile à en tirer. Mon histoire à cette époque est à peu près celle de toute la marine française. Puissent ces récits sincères, en montrant qu’il n’y a guère plus de profit que d’honneur à écumer les mers, nous ramener aux saines traditions du temps de Louis XVI, et nous faire enfin comprendre la nécessité d’avoir une grande marine ou de n’en pas avoir !
E. JURIEN DE LA GRAVIERE.
- ↑ Voyez la première série de ces souvenirs dans les livraisons du 15 décembre 1857, du 1er, 15 janvier et 1er février 1858.