SOUVENIRS
D'UN AMIRAL

PREMIERE PARTIE
LA JEUNESSE D'UN HOMME DE MER

IV.
LA FIN D'UNE CAMPAGNE MARITIME.



I

Le moment semblait venu de reprendre le chemin de la France ; mais si l’on réfléchit à la situation politique où se trouvait en 1793 notre malheureux pays, on ne s’étonnera point que de douloureuses préoccupations aient disputé nos âmes à la joie du retour. Nous n’avions, il est vrai, rien à redouter en apparence de la terrible conflagration qui, au moment même de notre départ, menaçait déjà l’Europe. Des lettres de neutralité envoyées par tous les gouvernemens mettaient la Truite et la Durance à l’abri des chances d’une guerre générale. Ce sauf-conduit formel nous eût-il manqué, nous trouvions un autre gage de sécurité dans le généreux exemple donné en 1778 par la France et les États-Unis. Les croiseurs des deux pays avaient à cette époque reçu l’ordre de respecter les bâtimens qui, sous les ordres de Cook, venaient d’explorer l’Océan Pacifique. Comme la Résolution et la Discovery, la Truite et la Durance étaient placées sous la sauvegarde de l’honneur européen. Le danger pour nous était moins dans les dispositions des marines européennes que dans l’état même de la France. Bien qu’incomplètes et déjà anciennes, les nouvelles d’Europe que nous avions trouvées à Bourou indiquaient un progrès redoutable dans l’agitation à laquelle était en proie la société française. Qu’allions-nous apprendre à l’île de Java, vers laquelle se dirigeaient nos corvettes après une salutaire relâche de onze jours dans la baie de Cayéli ? Deux partis, celui de la révolution, celui de l’émigration, se dessinaient déjà parmi nous ; ils attendaient des renseignemens plus précis avec une sombre impatience, et c’est sous l’impression de luttes prochaines, de dissentimens de plus en plus prononcés, que nous reprenions notre campagne.

L’indisposition de M. de Mauvoisis se prolongeant, M. de Vernon exerçait le commandement, sans s’écarter toutefois de l’itinéraire qui lui avait été tracé. Par les ordres de M. de Mauvoisis, nous nous engageâmes, au sortir de la rade de Cayéli, dans le détroit de Bouton. Dix-sept journées furent employées à traverser ce canal, qui n’a que trente lieues d’étendue. On mouillait toutes les nuits, et on n’avançait guère qu’à l’aide des marées favorables. Durant ces jours d’une laborieuse navigation, si nous éprouvâmes des chaleurs suffocantes, nous vécûmes du moins dans l’abondance. De tous côtés accouraient vers nous des pirogues chargées de volailles, de poissons et de fruits. Malheureusement cette abondance eut de tristes résultats, et les derniers vestiges du scorbut disparaissaient à peine que se déclaraient les symptômes de la dyssenterie. En deux jours, nous perdîmes cinq hommes, et chaque corvette compta une trentaine de malades.

M. de Mauvoisis cependant eut bientôt repris ses forces. Les corvettes venaient de traverser le détroit, elles étaient à l’ancre devant la ville de Bouton, quand il fit appeler à bord de la Truite M. de Vernon, et lui annonça qu’il se croyait suffisamment rétabli pour le décharger de la responsabilité du commandement. Jusqu’à Java d’ailleurs la route était toute tracée. Il n’y avait que deux cents lieues à parcourir vent arrière, dans des parages, il est vrai, parsemés d’assez dangereux écueils, et dont les Hollandais avaient évité de publier des cartes exactes ; mais pour des navires qui venaient de passer des mois entiers au milieu des brisans, où chacun avait l’habitude d’avoir l’œil ouvert, ces difficultés n’étaient qu’un jeu. Nous franchîmes donc sans encombre l’espace qui nous séparait de la colonie hollandaise, et nous vînmes jeter l’ancre à l’entrée de la rade de Sourabaya dans un état de détresse qui réclamait impérieusement les plus prompts secours.

Un instant on put croire que ces secours nous seraient refusés ; on avait appris à Sourabaya que la guerre était déclarée entre la Hollande et la France. L’officier qui avait été envoyé à terre pour demander l’autorisation de faire entrer nos corvettes en rade fut arrêté avec les hommes qui l’accompagnaient et retenu comme prisonnier de guerre. Un second officier et un second canot eurent le même sort. À la nouvelle de ces indignes procédés, M. de Mauvoisis réunit les états-majors des deux corvettes, et, après avoir exposé en quelques mots les difficultés de la situation, il annonça qu’il n’y avait point d’alternative qui ne lui parût préférable à celle de remettre nos bâtimens entre les mains de l’ennemi. Ces nobles paroles obtinrent une approbation unanime. Il fut décidé que, dès le lendemain, nous nous éloignerions d’un pays où l’on méconnaissait et le droit des gens et les lois de l’hospitalité. Qu’adviendrait-il ensuite de nous ? C’est ce qu’il était difficile ou bien triste de prévoir. Il ne restait plus à bord de nos corvettes que trente jours de biscuit tout à fait avarié et un mois d’eau. Les deux tiers de nos équipages étaient attaqués de la dyssenterie ; les hommes les plus valides étaient précisément retenus avec les deux embarcations que les Hollandais se refusaient à relâcher. Dans ces conditions, réussirions-nous à atteindre l’Ile-de-France, le seul port qui nous fût désormais ouvert ? Ferions-nous près de douze cents lieues quand nous avions failli désespérer de pouvoir en faire quatre cents pour nous traîner de Waygiou à Sourabaya ? Toutes nos dispositions de départ n’en furent pas moins prises, et nous n’attendions plus que le moment de mettre sous voiles, lorsqu’à notre grand étonnement nous vîmes arriver l’officier qui avait été le premier envoyé à Sourabaya. Le conseil supérieur de Batavia avait levé toutes les difficultés, et des ordres étaient donnés pour qu’on nous fît l’accueil réservé aux navires des puissances amies. Des pilotes nous étaient en même temps expédiés par le gouverneur. Nous levâmes aussitôt l’ancre, et, confians dans la foi jurée, nous donnâmes à pleines voiles dans la passe qui nous conduisit en quelques heures à l’entrée même de la rivière de Sourabaya.

Il y avait plus de deux ans que nous avions quitté la France. Ces deux années avaient été remplies pour nous de bien tristes épreuves ; mais qu’étaient nos malheurs en comparaison de ceux qui pendant la même période affligeaient notre pays ? Les deux officiers qui avaient eu des communications avec la terre apportaient des nouvelles que nous n’hésitâmes pas d’abord à taxer d’exagération. « La France, leur avait-on dit, était en guerre avec toutes les nations de l’Europe coalisées contre elle ; une révolution épouvantable avait abouti à la mort du meilleur des rois ; les démagogues, exerçant un pouvoir sans bornes, envoyaient les citoyens les plus paisibles à l’échafaud, ou les faisaient massacrer dans les prisons. La France n’était plus qu’un vaste champ de carnage. » Tous ces horribles détails nous parvinrent à la fois : ils produisirent sur nous tous l’impression la plus douloureuse ; malheureusement ils réveillèrent aussi les haines que le danger commun avait paru un instant assoupir. Sous des chefs tels que M. de Bretigny et M. de Terrasson, on se fût borné à gémir sur les malheurs de la patrie. M. de Mauvoisis était trop ardent pour ne pas ambitionner un rôle plus actif. Voyant à leur tête un partisan avoué de l’émigration, les états-majors tendaient plus que jamais à se séparer en deux camps, et chacun obéissait, suivant la pente où inclinent tous les hommes, à ses espérances ou à ses regrets.

La réception qu’on nous fit à Sourabaya vint heureusement nous arracher à ces tristes préoccupations. Les habitans s’empressèrent à l’envi près de nous, et ce fut à qui nous ferait les honneurs de la ville. On comptait parmi les officiers de la garnison plusieurs de nos compatriotes sortis des régimens que la Hollande avait à cette époque l’habitude de recruter en France. Nous les vîmes accourir des premiers au-devant de nous. Avec eux, nous pouvions nous entretenir sans réserve de nos inquiétudes, car ils n’avaient perdu ni le souvenir ni l’amour de la France en prenant du service sous un gouvernement étranger. Avec les Hollandais au contraire, nous dissimulions de notre mieux nos craintes pour l’avenir, notre horreur pour le passé, car la plus grande souffrance que puisse éprouver une âme un peu fière, c’est d’avoir à rougir de son pays devant des étrangers.

Sourabaya était en 1793 une petite ville charmante. Comme toutes les villes des Indes néerlandaises, elle comprenait trois quartiers bien distincts : le quartier européen, le campong chinois et le campong malais. Le quartier européen, entouré d’une simple chemise sans épaisseur, dont l’élévation en certains endroits ne dépassait pas cinq ou six pieds, s’étendait sur la rive gauche d’un cours d’eau très rapide, assez profond pour donner accès à des bâtimens de 60 ou 80 tonneaux, et servant de frontière à la ville proprement dite, qu’il séparait des faubourgs chinois et malais. Le quai planté d’arbres se prolongeait jusqu’à la mer. C’était pour les Européens la promenade habituelle. Le long de cette jetée, on avait ménagé un chemin de halage, afin de pouvoir tirer à la cordelle les caboteurs jusqu’au fond du port. Il y avait là, du lever du soleil jusqu’à la fin du jour, un mouvement, une activité commerciale dont Sourabaya, m’a-t-on assuré, n’offre plus aujourd’hui que le spectacle affaibli. Les rues de cette ville n’étaient point pavées, — c’était alors un luxe fort rare sous les tropiques ; — elles étaient spacieuses et présentaient l’aspect assez régulier d’une double rangée de maisons à un seul étage, élégantes et modestes demeures dont une propreté recherchée était le plus bel ornement. Le palais même du gouverneur ne contrastait point par son extérieur avec la simplicité générale ; mais à l’intérieur de cette résidence il régnait un luxe dont la cour de quelques princes indiens eût pu seule donner une idée. C’est là que nous assistâmes à des fêtes qui rappelaient les splendeurs fabuleuses des Mille et Une Nuits, à des festins d’une profusion incroyable, dans lesquels une foule empressée de jeunes et belles esclaves, toutes vêtues d’un costume uniforme, se tenaient derrière les convives, attentives à prévenir leurs moindres désirs. Ce faste asiatique n’étonnait alors personne. Les employés supérieurs de la compagnie étaient de véritables souverains dans la province qu’ils étaient chargés d’administrer, et on trouvait tout simple qu’ils étalassent aux yeux des populations la pompe du rang suprême, puisqu’ils avaient toutes les prérogatives de la royauté[1].

La rade de Sourabaya, abritée de tous les vents, était un véritable nid de mousse pour nos pauvres navires si longtemps battus par la tempête. La sécurité complète dont nous jouissions à ce mouillage permettait donc de laisser aux états-majors et aux équipages beaucoup de liberté ; mais cette liberté si chèrement achetée n’eût été qu’un leurre et une source de nouveaux regrets, si l’on n’avait pris quelque mesure pour améliorer notre situation financière, car depuis le commencement de cette longue campagne nous n’avions rien reçu encore de nos appointemens. Heureusement il nous restait une grande quantité des objets qui devaient servir à nos échanges avec les sauvages. Cession fut faite de toute cette pacotille à la compagnie hollandaise, et l’argent qu’on en retira fut employé à payer aux officiers et aux équipages une partie de la solde qui leur était due. Officiers et savans, — je me trouvai cette fois assez riche pour faire comme les autres, — tous prirent des logemens en ville. On ne laissa sur chaque corvette qu’un seul officier de garde, relevé tous les trois jours. Les tables des état-majors, les gamelles, pour employer le terme consacré, furent établies à terre. M. de Mauvoisis fixa le traitement de table de chaque officier à une piastre forte par jour, indemnité qui nous fut régulièrement payée à la fin de chaque mois par la caisse du bord. Dans un pays où tout était à vil prix, un pareil traitement nous laissait encore le moyen de réaliser des économies tout en vivant dans une extrême abondance. Jusque-là, tout était pour le mieux, puisqu’on ne nous allouait, à titre d’acomptes, qu’une portion de ce qui nous était bien légitimement acquis. Seulement, quand l’argent qu’on s’était procuré par une opération très justifiable se trouva dépensé, on commit l’imprudence de puiser dans le trésor de la compagnie et de la laisser devenir notre créancière. Nous n’avions cependant, si l’on considérait la détresse bien connue de la république française, d’autre gage à offrir aux Hollandais que les bâtimens mêmes qui nous avaient amenés à Java. Nous contractions, en un mot, une sorte d’emprunt à la grosse, opération qui convient mieux à des navires de commerce qu’à des navires de guerre.

Le temps s’écoulait cependant. Il y avait près de quatre mois que nous avions jeté l’ancre devant Sourabaya, et rien ne faisait prévoir le moment où nous songerions à effectuer notre retour en France. Cette incertitude et l’inaction complète dans laquelle nous vivions, l’inaction si mauvaise conseillère, exaltèrent encore nos inimitiés. La désunion fut poussée si loin, qu’elle nécessita la dissolution des gamelles. Les états-majors cessèrent d’avoir une table commune, et chacun s’en fut vivre où il lui convenait le mieux. Dans cette dispersion générale, j’associai mes destins à ceux d’un jeune ingénieur hydrographe dont le nom est resté justement attaché à tous les travaux de notre campagne, et dont la réputation n’a fait que grandir jusqu’aux derniers instans de sa longue carrière. De jour en jour arrivaient d’Europe des nouvelles plus affreuses. La guerre civile, disait-on, désolait notre pays, le territoire, envahi par les armées étrangères, ne pouvait manquer d’être démembré, et déjà les ennemis commençaient à se partager nos provinces. Tous ces bruits, exagérés quelquefois à dessein, agitaient ou aigrissaient les esprits. La majorité d’entre nous aspirait ouvertement après un prompt départ, et se plaignait vivement des interminables délais qui laissaient la dyssenterie décimer nos équipages. Dans l’espoir d’apaiser ces mécontentemens et de rallier de nouveaux partisans à la cause royaliste, M. de Mauvoisis ne trouva rien de mieux que de disposer des décorations qui avaient été confiées au chef de l’expédition pour récompenser ceux des officiers qui mériteraient cette distinction par leurs services dans le cours du voyage. Trois officiers reçurent la croix de Saint-Louis, et en présence des états-majors réunis prêtèrent le serment exigé par les statuts de l’ordre. Cette mesure ne pouvait plus laisser de doutes sur l’intention de M. de Mauvoisis de ne rentrer en France que lorsqu’il aurait reçu des nouvelles plus en rapport avec ses désirs et ses espérances. Nous savions qu’il entretenait une correspondance très active avec le gouverneur-général, mais nous ne soupçonnions pas qu’il sollicitait déjà les secours de la haute régence pour tenir en respect au besoin les équipages des deux corvettes, accusés par leur commandant de s’être constitués en état de révolte. Est-il besoin d’ajouter que rien, ni dans les équipages ni dans les états-majors, ne justifiait une telle accusation ? Chacun s’étonnait, il est vrai, que notre séjour à Sourabaya se prolongeât ainsi sans nécessité, mais jamais on n’avait eu à nous reprocher le moindre murmure ni le moindre mouvement sérieux. Malgré des dissensions profondes, il n’y avait qu’un vœu parmi nous, celui de rentrer en Europe, et d’y rentrer avec nos bâtimens. Ce qui acheva d’égarer l’ambition de M. de Mauvoisis, ce fut sa crédulité. Les nouvelles ne parvenaient point alors dans les Indes avec autant de rapidité et de régularité qu’aujourd’hui. La compagnie hollandaise, intéressée à ne laisser circuler dans ses possessions aucun bruit qui pût ébranler sa puissance, avait pris des mesures pour qu’aucun journal, aucune correspondance, ne pussent pénétrer dans la colonie sans avoir subi une censure préalable. On ne pouvait donc savoir à Java des événemens qui s’accomplissaient en Europe que ceux qui tournaient contre nous, ou qui tendaient à déshonorer la cause de la révolution Les avantages remportés par nos armes étaient soigneusement dissimulés ; le règne odieux de la convention était au contraire livré à l’indignation publique avec toutes ses horreurs et tous ses désordres. Qui eût pu croire au triomphe d’une orgie où des bourreaux ivres de sang et à court de victimes semblaient prêts à se dévorer entre eux ? Déjà la reine Marie-Antoinette et les girondins avaient porté leur tête sur l’échafaud, la Vendée était en feu, Dumouriez venait de passer à l’ennemi. M. de Mauvoisis crut la France vaincue et l’émigration près de rentrer bannières déployées dans Paris. Il ne voulut pas attendre le dernier moment pour manifester ses principes par un acte éclatant. Il trouva malheureusement dans le conseil supérieur de la compagnie, à l’honneur duquel nous étions confiés, une disposition complaisante à écouter ses rapports mensongers et un empressement perfide à seconder sa défection. Dans la nuit, des listes de proscription sont dressées. Deux vaisseaux de guerre de cinquante canons et des canonnières entourent nos corvettes ; des détachemens de troupes parcourent la ville et constituent prisonniers tous les individus dont l’arrestation a été résolue. Au point du jour, le pavillon blanc est arboré sur nos bâtimens, qui le saluent de toute leur artillerie. Cette démonstration ridicule était sans objet. La seule conséquence qu’elle pût avoir, c’était de nous fermer les portes de la France, à moins que l’étranger ne se chargeât de nous les rouvrir. À dater de ce jour, c’en était fait de l’expédition ; on put la considérer comme dissoute. La plupart des officiers, qui n’appartenaient pas à la noblesse, ainsi que les naturalistes, cause première de nos dissensions, furent dirigés par terre sur la ville de Batavia pour y être détenus dans les forteresses. Quelques officiers mariniers et une quarantaine de matelots de chaque corvette furent envoyés en exil dans l’intérieur de Java. On les y plaça sous la surveillance des chefs indigènes, qui heureusement les traitèrent avec les plus grands égards.

J’avais été porté par M. de Mauvoisis sur la liste des proscrits. Le jeune ingénieur hydrographe avec lequel je m’étais lié y figurait également, sans avoir plus que moi mérité cette distinction. J’ignore en vérité quel motif avait pu nous valoir l’honneur d’être rangés parmi les rebelles. Nous étions tous les deux très inoffensifs, surtout fort peu enthousiastes d’une révolution que nous ne connaissions encore que par ses excès. Je dois dire cependant que mon compagnon était le dépositaire des papiers de l’aumônier de la Durance, mort depuis notre arrivée à Sourabaya. Ces papiers renfermaient la correspondance de M. de Terrasson, et à toutes les instances qui lui avaient été faites pour avoir communication de ce dépôt le jeune ingénieur avait répondu par le refus le plus formel. Mais moi, qui venais à peine d’accomplir ma vingtième année, qui n’avais d’ardeur que pour mon métier et pour le plaisir, qui n’avais jamais pris parti ni pour les Capulets ni pour les Montaigus, qui, en ce moment même, étais à peine convalescent d’un bon coup d’épée que je devais à l’un de ces savans si particulièrement odieux à M. de Mauvoisis, je me demande encore à quel propos on me fit arrêter. Sans doute on jugea que, n’ayant rien à gagner à la cause de l’émigration et tout à espérer du triomphe des idées nouvelles, mon choix devait être fait à l’avance. Ce raisonnement, si toutefois ce fut celui de M. de Mauvoisis, aurait dû dessiller ses yeux. Que pouvait-il espérer du conflit dans lequel la noblesse était engagée, lorsqu’il lui fallait tenir pour ennemis tous les Français qui n’étaient pas gentilshommes ? Détenus dans nos appartemens et gardés à vue par deux factionnaires, nous attendions, mon compagnon et moi, le parti qu’on allait prendre à notre égard. Notre premier mouvement avait été de nous révolter contre ce traitement indigne ; bientôt la gaieté naturelle à notre âge avait repris le dessus, et nous nous étions insensiblement habitués à notre prison. Le joug de la persécution ne s’appesantit pas d’ailleurs bien longtemps sur nos têtes. J’ignore qui intercéda en ma faveur, mais je fus relâché le premier. Mon compagnon ne le fut que quelques jours plus tard. M. de Mauvoisis me fit demander aussitôt après la levée de mes arrêts ; il m’ordonna de reprendre mon service à bord de la Truite, comme si cette arrestation n’eût été que le résultat d’un malentendu, et me dit, au moment où je me retirais, qu’il n’avait pas oublié les recommandations de mes protecteurs. Je lui avais en effet été recommandé, avant notre départ de Brest, par Mme la duchesse de Choiseul ; mais, dans la précipitation avec laquelle il avait dressé sa liste des suspects, il paraît qu’il l’avait oublié.

L’émotion causée par ce coup d’état ne tarda pas à s’apaiser, et nous reprîmes nos habitudes paisibles. Nous montions à cheval dès le point du jour, et nous chassions jusqu’à dix heures. Dans la journée, nous évitions de sortir à cause de l’excessive chaleur ; le soir venu, nous allions faire quelques visites ou respirer sur la jetée l’air frais de la mer. Toutes les quinzaines environ, mon tour de garde arrivait, et j’allais arpenter pendant trois jours le pont presque solitaire de la Truite. Cette vie calme et monotone convenait au climat, qui ne s’accommode ni des exercices violens ni des émotions trop vives. Cependant la dyssenterie continuait ses ravages parmi les plus sages et les plus tempérans d’entre nous. J’avais été un des premiers officiers atteints de cette cruelle maladie, et j’en étais arrivé à un état de faiblesse qui me permettait difficilement de continuer mon service. Chaque fois que venait mon troisième jour de garde, j’étais pris par des vomissemens, je perdais connaissance, et il fallait me transporter évanoui à terre. Je craignais tellement d’être à charge à mes camarades, que, malgré l’intérêt qu’ils me témoignaient, je ne voulus jamais céder à leurs instances. Je persistai, en dépit de toutes les observations du médecin, à mener ma vie habituelle, trouvant dans mon énergie et dans ma jeunesse insouciante des forces inespérées pour remplir mes devoirs et pour vaquer en même temps à des plaisirs qui n’étaient pas tous sans danger. L’oisiveté en effet nous livrait sans défense à des séductions qui peuvent exercer leur pernicieuse influence sur toute une carrière. Comme la plupart de mes camarades, j’avais depuis quelques mois contracté la funeste passion du jeu. Le sort me fit tomber un jour entre les mains de fripons qui me donnèrent une leçon que je ne payai pas trop cher, puisque j’en gardai le souvenir toute ma vie. En moins d’une heure, ces habiles joueurs m’eurent dépouillé de soixante-dix louis, et je demeurai leur débiteur de dix autres. Je me retirai chez moi fort confus, fort affligé, comme on peut croire, et surtout fort préoccupé des moyens de payer ma dette. Je possédais deux atlas, quelques livres et un habit de velours souci parsemé de points noirs. Mon domestique reçut l’ordre d’aller vendre tous ces objets ; le prix qu’il m’en rapporta me permit de satisfaire sur-le-champ à mes obligations ; il me resta même assez d’argent pour attendre sans trop de gêne la solde du mois, qui heureusement touchait à sa fin.

Le passage dans l’intérieur de l’île de Java des officiers, des naturalistes et des marins proscrits par M. de Mauvoisis redressa les idées fausses qu’on avait accréditées sur leur compte. Les Hollandais purent juger, en voyant de près ces prisonniers, qu’on les avait étrangement calomniés. Ils ne trouvèrent dans les hommes qui leur avaient été signalés comme des révolutionnaires dangereux que des gens inoffensifs qui ne s’étaient jamais occupés de politique, ou ne s’en étaient occupés qu’avec la ferveur naïve que presque toute la France avait montrée à cette époque pour de périlleuses utopies. Aussi à leur arrivée dans la capitale de l’île nos compatriotes furent-ils reçus avec une bienveillance extrême, qui pour quelques-uns même se transforma en une généreuse sollicitude. Les corsaires de l’Ile-de-France avaient fait des captures importantes dans la mer des Indes ; les Hollandais, de leur côté, s’étaient emparés de quelques-uns de nos bâtimens. Un navire fut expédié de Batavia en parlementaire, pour traiter avec les autorités de l’Ile-de-France de l’échange des prisonniers. Quelques-uns des proscrits de la Truite et de la Durance furent embarqués sur ce bâtiment : il est regrettable que tous n’aient pu obtenir cette faveur. Les laisser à Batavia sous l’influence d’un climat dont l’insalubrité était alors proverbiale, c’était les exposer à un danger plus terrible que tous ceux que nous avions affrontés sur les côtes de la Nouvelle-Hollande ou de l’Océanie. Plusieurs de nos compagnons payèrent ainsi de leur vie les ambitieuses illusions de leur commandant.

Les événemens se chargeaient à cette époque même de seconder le retour de la haute régence à des sentimens plus équitables. Non-seulement nos frontières avaient cessé d’être menacées, mais nos armées pénétraient déjà jusqu’au cœur des pays ennemis. Quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis le départ des premiers proscrits pour l’Ile-de-France, qu’un bâtiment léger, expédié de cette île, vint réclamer au nom de la république « le traître Mauvoisis et les malheureux équipages. » Le délégué du gouverneur français était précisément un de ces naturalistes que le chef de l’expédition s’était empressé de porter sur ses listes de proscription. Après d’assez longues irrésolutions, le conseil suprême refusa de faire droit à cette demande. Il faut croire cependant que ce refus n’était pas bien catégorique, puisque trois mois plus tard le même envoyé revint à Batavia renouveler sa sommation. Cette seconde démarche de la colonie française ne fut pas ignorée de M. de Mauvoisis. Il s’en alarma, et, pour en prévenir les suites, il jugea à propos de se rendre à Samarang, dont le gouverneur était d’un rang plus élevé que le gouverneur de Sourabaya. J’ignore quelle réception lui fut faite ; mais bientôt nous apprîmes qu’il était mort trois jours après son arrivée à Samarang. Le bruit courut alors parmi nous qu’il s’était empoisonné. Je n’oserais affirmer le contraire. Cependant il est plus naturel de croire qu’un homme qui depuis fort longtemps était sous l’influence d’une maladie nerveuse n’avait pu résister aux contrariétés multipliées et aux inquiétudes inséparables du commandement de notre expédition. M. de Mauvoisis mourut du poison qui nous avait déjà ravi M. de Terrasson et M. de Bretigny. En lui périt un de ces cadets de famille dont la révolution a éteint la race en France, race, ambitieuse et entreprenante qui, fière de sa noblesse, impatiente de sa pauvreté, cherchait dans les aventures ou dans les intrigues une fortune digne de son blason. C’était véritablement à cette époque la sève du corps social : le moindre rayon de soleil la mettait en mouvement. Hardis et avisés comme les fils de Tancrède de Hauteville, ces gentilshommes, qui n’avaient que la cape et l’épée, ont fondé nos colonies, peuplé les rangs de notre marine et rempli les pages de notre histoire du récit de leurs prouesses. Ils étaient à l’occasion héros ou flibustiers, courtisans ou révolutionnaires, mais toujours chevaliers, gardant jusque dans leurs écarts un certain vernis d’élégance, dans leurs vices un certain point d’honneur, — sans scrupules souvent, mais jamais sans orgueil. Certes on ne peut se plaindre que l’ambition manque à notre société : elle était autrefois confinée dans les rangs de la classe nobiliaire, elle est aujourd’hui partout ; seulement elle n’a plus le même cachet, et l’on serait quelquefois tenté de la trouver trop facile à satisfaire. De chétifs avantages lui suffisent : il lui faut une ornière, elle ne se soucie plus des aventures.

La mort de M. de Mauvoisis plaça M. de Vernon à la tête de l’expédition. L’ancienneté de cet officier, alors lieutenant de vaisseau, le désignait naturellement pour un poste où il était regrettable qu’il n’eût pas remplacé plus tôt les chefs dont il rappelait si bien la sagesse et la bienveillance. S’il eût succédé directement à M. de Bretigny, ou s’il eût pu conserver le commandement qu’il avait pris à l’île Waygiou, quand la situation de M. de Mauvoisis semblait désespérée, l’issue de notre campagne eût été bien différente. Nous eussions ramené en France les débris de notre expédition au moment où les journées de thermidor venaient de rendre l’espoir à tous les honnêtes gens. Les officiers de la Truite et de la Durance auraient été accueillis avec empressement par la république, qui commençait à s’apercevoir du vide immense que l’émigration avait laissé dans les rangs de la flotte. Après les imprudences de M. de Mauvoisis, la situation n’était plus la même. M. de Vernon n’eut par malheur à prendre le commandement des corvettes que pour les livrer à la compagnie néerlandaise, qui les réclamait comme rançon de ses avances. En s’emparant de nos bâtimens, les Hollandais s’engagèrent à fournir à ce qui restait des états-majors et des équipages le moyen de rentrer en Europe. Par suite de cette convention, un brick de commerce nous reçut à son bord et nous transporta jusqu’à Samarang, où nous restâmes environ un mois et demi.

Samarang tient le second rang parmi les villes de Java. Dans les fêtes qui furent données à notre intention, nous fûmes d’autant mieux accueillis des dames, que nous parlions presque tous avec facilité le malais. Cette langue est l’italien de l’Inde. Je n’en connais pas qui m’ait paru plus douce et plus musicale. Les Hollandais s’étonnaient que nous eussions pu apprendre en si peu de temps une langue qu’ils n’arrivent à posséder qu’après un long séjour dans les Indes. La prononciation de ces nombreuses voyelles, qui forment dans la bouche des indigènes ou des créoles un gazouillis harmonieux, leur offre un obstacle presque insurmontable ; elle n’a au contraire rien de bien difficile pour les peuples du midi de l’Europe. Malgré l’aimable accueil qui nous adoucissait un peu les peines de l’exil, nous appelions de tous nos vœux le jour où l’on nous annoncerait notre départ pour Batavia. Le bruit s’était répandu, je ne sais sur quel fondement, que plusieurs corsaires venus de l’Ile-de-France croisaient sur la côte de Java. De tous les dangers auxquels nous pouvions être exposés, celui de tomber entre les mains des républicains paraissait le plus redoutable à quelques-uns de mes compagnons. Pour l’éviter, ils se décidèrent à faire le reste du voyage par terre. D’autres (et je fus du nombre) préférèrent s’embarquer ; nous fîmes une traversée fort heureuse, et ne rencontrâmes pas un seul bâtiment.

La ville de Batavia était alors considérée comme le tombeau des Européens, et elle ne méritait que trop sa triste réputation. Deux de nos officiers, qui avaient résisté au climat de Sourabaya et de Samarang, furent enlevés en quelques jours par des fièvres pernicieuses. Les murailles qui entouraient la ville européenne en faisaient une fournaise. Aussi toutes les personnes que leurs affaires ne retenaient pas dans cette enceinte s’empressaient-elles de chercher un air plus pur sur le plateau où s’élèvent aujourd’hui les quartiers de Ryswick et de Weltevreden. De fraîches résidences entourées de jardins y remplaçaient les somptueux palais de Batavia. Dès notre arrivée, la haute régence eut la délicate attention de mettre à la disposition de nos états-majors une de ces habitations. Ceux des officiers qui ne purent y trouver place furent admis à l’auberge de la compagnie, où on les défraya de toutes leurs dépenses. Cette auberge était la seule de la ville, et principalement destinée à recevoir les étrangers. Tout y était grandiose ; on y trouvait des salons spacieux, des chambres à coucher d’une propreté recherchée, deux salles de billard et une table somptueusement servie, tentation bien dangereuse dans un pays où le moindre écart de régime peut être mortel. Ceux qui n’avaient pas, comme nous, l’avantage d’être les hôtes de la compagnie payaient assez cher tout ce luxe. La taxe officielle de l’auberge, — car tout à Batavia était taxé, — était de 5 piastres par jour. Il est vrai que dans ce chiffre se trouvaient compris les frais de voiture, l’étiquette ne permettant pas qu’un Européen digne de quelque considération se montrât à pied dans les rues. Chacun de nous avait à ses ordres un carrosse dont il pouvait disposer à toute heure.

Les gracieux procédés de la haute régence n’étaient pas sans arrière-pensée. La compagnie perdait chaque année une partie de ses équipages, et, après s’être emparée de nos bâtimens, elle eût voulu retenir à son service nos marins et nos officiers. Deux de mes compagnons eurent la faiblesse de céder aux offres séduisantes qui leur furent faites. Ils acceptèrent la cocarde orange, et on leur promit qu’au bout d’un an ils auraient le commandement d’un vaisseau de cinquante canons. On tint fidèlement cette promesse. Ils firent, en qualité de capitaines, deux ou trois voyages aux Moluques, s’enrichirent, et se virent bientôt appelés à des fonctions plus importantes. Ils ne jouirent pas longtemps de cette brillante fortune. L’un d’eux, nommé au commandement militaire de la ville de Batavia, ne tarda pas à être victime de l’insalubrité du climat ; l’autre, devenu gouverneur d’Amboine, eut un sort plus digne de pitié. Accusé d’avoir mal défendu cette île, dont trois frégates anglaises s’emparèrent en 1810, il fut traduit, par ordre du général Daendels, devant un conseil de guerre, condamné à mort et fusillé.

Toutes les promesses du monde ne m’auraient pas fait oublier la France. J’avais été pauvre jusqu’alors sans jamais connaître le besoin. Avide non de richesses, mais de renommée, je savais qu’on ne peut acquérir de vraie gloire qu’au service de son pays. Le métier de condottiere ne me convenait pas plus que celui de marchand. Je n’avais donc plus qu’une pensée, c’était de rentrer en Europe et de prendre une part active à cette guerre dans laquelle de jeunes capitaines commençaient à se faire un nom. Malheureusement la crainte de nos corsaires empêchait tout départ isolé. Les Hollandais attendaient l’arrivée du convoi venant de Chine pour le réunir à celui que régulièrement ils expédiaient chaque année de Batavia pour l’Europe. Chacun, pendant ces interminables délais, se considérant comme affranchi de toute obligation envers un gouvernement que nous n’avions pas encore eu l’occasion de reconnaître, avait pris la direction qui cadrait le mieux avec ses projets. Il n’y eut donc qu’un certain nombre d’officiers et très peu de marins qui s’embarquèrent sur les bâtimens prêts à faire voile pour la Hollande. Je fus de ceux qui, sans s’inquiéter du drapeau sous lequel ils allaient servir, voulurent avant tout courir à la défense de leur pays.

Dans les premiers jours du mois de janvier 1795, ces humbles débris d’une expédition dont la reconnaissance des navigateurs s’est chargée de garder la mémoire sortirent de la rade de Batavia sous un pavillon étranger, pour aller raconter à la mère-patrie la longue odyssée de leurs travaux et de leurs malheurs.


II

Le convoi hollandais, en quittant la rade de Batavia, se composait d’une trentaine de grands bâtimens, parmi lesquels on comptait dix ou douze vaisseaux de soixante-quatre et de cinquante canons Toute cette flotte, bien qu’armée en guerre, avait plus d’apparence que de force réelle. Les équipages étaient peu nombreux, et les batteries basses étaient encombrées de marchandises. Une seule frégate de l’état, l’Amazone, était chargée de la police et de la conduite de tout le convoi. On ne saurait en vérité s’expliquer la confiance de la compagnie, qui se contentait d’une pareille escorte pour un convoi d’une aussi grande valeur. Trois bonnes frégates bien équipées, tombant au milieu de cette flotte, auraient tout pris. Il est vrai que la Hollande était alors l’alliée de l’Angleterre, et comptait sur la protection des flottes britanniques. En nous embarquant sur ces bâtimens, on avait alloué aux capitaines, pour le passage de chaque officier français, une somme de 2,400 francs. Nous devions être admis à la table du commandant et avoir chacun une cabine séparée. Un de mes camarades, enseigne de vaisseau comme moi, le chef de timonerie et le commis aux vivres de la Truite, ce dernier faisant fonctions de commis aux revues, m’accompagnèrent sur le Dordrecht, bâtiment de 1,200 tonneaux, armé de trente canons de 18.

En sortant de la rade de Batavia, le convoi donna dans le détroit de la Sonde. Il y rencontra des vents contraires, qui, bien que très maniables, le forcèrent de prendre mouillage sur la côte de Sumatra. On n’essaya pas même de louvoyer. On savait que les bâtimens, complètement dépourvus de qualités, manœuvres par des équipages d’une excessive faiblesse, perdraient du terrain plutôt qu’ils n’en gagneraient. Ce contre-temps rendait très incertaine l’époque à laquelle il nous serait permis de sortir du détroit. Cependant les maladies commençaient à sévir ; on craignait de manquer d’eau pour le voyage, et, malgré une chaleur accablante, on ne la distribuait qu’avec une extrême parcimonie. On avait bien trouvé une aiguade sur la côte ; mais cette aiguade était assez éloignée du mouillage, la brise était souvent très fraîche, et les chaloupes, une fois chargées, avaient toutes les peines du monde à revenir à bord. Je profitai un matin du départ de l’une de ces embarcations pour me rendre à terre. Quand nos pièces furent pleines d’eau la brise soufflait avec force. La marée, qui avait une direction opposée à celle du vent, rendait les lames plus creuses, et une embarcation surchargée comme l’était la nôtre courait grand risque de s’emplir. J’avais ouvert l’avis d’attendre le changement de marée pour opérer notre retour à bord. On ne tint aucun compte de mes observations, et nous nous éloignâmes de la côte. Bientôt les tangages de la chaloupe devinrent si violens, que l’eau embarquait de toutes parts. Nous allions certainement couler, si, oubliant mon rôle de passager, je ne me fusse décidé à donner l’ordre de défoncer les pièces, et si je n’eusse insisté pour qu’on se dirigeât sur le bâtiment le plus rapproché de nous. Cette résolution nous sauva. Nous arrivâmes le long du bâtiment sur lequel j’avais fait mettre le cap, plus d’à moitié pleins d’eau. Ce bâtiment, qui ressemblait fort au Dortwicht, s’appelait la Surseance. Le capitaine avait invité à dîner la majeure partie de l’état-major de la frégate l’Amazone. Il n’eut pas plus tôt appris l’arrivée d’un officier français à son bord, qu’il vint avec beaucoup d’empressement m’inviter à prendre part au repas qu’il donnait à ses compatriotes. J’acceptai sans hésitation, et on se mit immédiatement à table. On y passa la nuit à manger, à boire et à chanter. Les officiers de l’Amazone parlaient presque tous le français. Plusieurs d’entre eux se rappelaient avec plaisir le séjour qu’à diverses reprises ils avaient fait à Paris. Ils entremêlèrent de tant de toasts les airs de nos opéras-comiques, qu’avant la fin du dîner la plupart des convives avaient à peu près perdu la raison. Je ne m’étais jamais livré à de pareils excès, et j’avais heureusement dans l’état de ma santé une excuse suffisante pour persévérer dans mes habitudes de sobriété. Je n’en vis pas moins apparaître le jour avec une vive satisfaction. Le temps s’était embelli ; nous en profitâmes pour nous rendre à bord du Dortwickt. Je n’eus à prendre congé de personne. Officiers et matelots, tout le monde dormait à bord de la Surseance.

Les chaloupes de deux autres bâtimens du convoi se tirèrent moins bien de ce mauvais pas que la chaloupe du Dortwicht. Elles s’emplirent et, coulèrent à fond. Dans l’une de ces embarcations se trouvaient un lieutenant de vaisseau et un volontaire de la Truite. Tous deux, par bonheur, nageaient parfaitement ; ils ne parvinrent cependant à gagner la terre qu’après des efforts inouis. Dans l’autre chaloupe était un officier de la Durance, M. de Madécourt. Celui-là n’avait su nager de sa vie. Au moment où l’embarcation fut submergée, le hasard plaça sous sa main deux avirons qui s’en allaient en dérive. Il en mit un sous chacun de ses bras, et, grâce à ce secours, il put se soutenir sur l’eau de huit heures du soir à trois heures du matin. Ballotté par les lames, livré aux angoisses d’une longue agonie, il apercevait distinctement la terre à quelques milles sans pouvoir conserver l’espérance d’y être porté par la vague, car le vent et le courant suivaient la direction du détroit. La lune, en se levant derrière les montagnes, vint, quelques heures avant le jour, lui révéler toute l’horreur de sa position. Il n’entrevoyait plus aucune chance de salut, et déjà il était résigné à mourir, lorsque la Providence conduisit près de lui une pirogue. Il entendit le bruit des pagaies et réclama à grands cris du secours. Recueilli par cette frêle embarcation, il craignit un instant de n’avoir échappé au danger qui le menaçait que pour tomber dans un péril plus affreux encore. La pirogue qui l’avait sauvé était montée par des naturels de l’île de Sumatra. Il savait que ces insulaires, presque sauvages alors, montraient ordinairement peu de pitié pour les Européens. Il se crut destiné à un long esclavage ou à une mort accompagnée de tortures. Cette injuste méfiance dura jusqu’au moment où le jour permit de reconnaître la position de la flotte. M. de Madécourt indiqua le bâtiment à bord duquel il désirait être conduit. Ses signes furent compris, et en moins d’une heure il se retrouva à bord du navire sur lequel il avait pris passage à Batavia. Par une faveur toute particulière du ciel, ce déplorable événement, qui semblait devoir mettre le comble à nos infortunes, ne coûta la vie à aucun Français. Les équipages seuls des chaloupes hollandaises furent victimes d’un désastre que leur imprudence avait bien follement provoqué.

À notre départ de Batavia, j’étais si souffrant qu’on venait tous les jours s’informer si je n’étais pas mort pendant la nuit. Bien souvent j’avais entendu mes camarades, faisant à l’avance mon oraison funèbre, exprimer le regret qu’ils éprouveraient de ma fin prématurée. Ces éloges, qu’on accorde assez aisément aux malades dont on désespère, n’avaient, grâce à Dieu, aucune prise sur ma gaieté : je sentais intérieurement que je ne mourrais pas encore cette fois et qu’il me suffirait de changer d’air pour me rétablir. Mes pressentimens ne me trompaient pas. À peine le Dortwicht avait-il été hors de la rade de Batavia que ma dyssenterie avait cessé comme par enchantement. Peu à peu je revins à la vie, et en moins d’un mois j’avais recouvré mes forces et la santé. Le régime du bord avait-il autant que le changement d’air contribué à ce résultat ? Ma prompte guérison ayant paru à tous un véritable phénomène, je ne dois rien omettre des circonstances qui ont pu l’amener. Voici donc comment nous vivions à bord du Dortwicht. Le déjeuner ne se composait que de froment cuit à l’eau. Une forte dose de gros sirop faisait de ce froment une bouillie compacte dans laquelle la cuiller se tenait plantée comme un mât. Le dîner était plus varié, sinon plus substantiel ; il comprenait d’ordinaire une ou deux volailles, du bœuf salé avec de la choucroute, quelquefois du porc frais. L’usage du pain était inconnu sur le Dortwicht, le biscuit était détestable ; le riz tenait lieu de l’un et de l’autre. Nous avions pour boisson le plus ordinairement de la bière, rarement du vin, quelquefois du rhum ou de l’eau-de-vie de riz. Tel était le régime sous l’empire duquel je suis bien certainement revenu des portes du tombeau ; je ne conseillerais cependant pas à tous les malades atteints de la dyssenterie d’en essayer.

Si ma santé s’était miraculeusement fortifiée depuis notre départ, il n’en était pas de même de celle de mes compagnons de voyage. L’un fut atteint d’une fièvre putride et maligne ; le commis aux vivres et le chef de timonerie furent attaqués de la dyssenterie. Ainsi, des quatre Français qui se trouvaient à bord du Dortwicht, j’étais devenu, par un caprice du sort, le seul valide. Par surcroît de malheur, le médecin du bâtiment mourut ; dix-sept marins hollandais succombèrent également. Au milieu de cette épidémie, dont il m’a semblé reconnaître plus tard les symptômes dans la fièvre jaune, tous mes soins ne réussirent pas à sauver mon pauvre camarade l’enseigne de vaisseau, qui avait à peine vingt-trois ans. C’était un homme charmant, joignant à beaucoup d’esprit naturel une éducation très soignée et une physionomie des plus agréables ; mais il avait la faiblesse de se croire toujours malade et d’avoir une foi superstitieuse dans la faculté. Dès que l’épidémie éclata, il courut se mettre entre les mains du médecin du Dortwicht. Ce docteur ignorant le purgea trois jours de suite et l’épuisa si bien, qu’au moment où il descendait lui-même dans la tombe, mon camarade rendait le dernier soupir.

Le commis aux vivres traîna plus longtemps. Je le veillais nuit et jour avec peu d’espoir de le sauver. Sur un des bâtimens de la flotte était embarqué le premier médecin de notre expédition. Bien qu’il fît très mauvais temps, je n’hésitai pas à me rendre près de lui pour réclamer ses conseils. Sur le rapport que je lui fis de l’état du malade, il jugea qu’il n’y avait plus de ressources. Je revins à bord du Dortwicht fort affligé. Depuis longtemps nous soupçonnions que ce maître-commis était une femme. La même singularité s’était rencontrée à bord de la frégate la Boudeuse, sur laquelle Bougainville avait fait le tour du monde. Les sauvages de Tonga-Tabou, qui s’étonnaient toujours de ne trouver que des hommes parmi nous, avaient été les premiers à éventer ce secret, mais il avait été impossible d’obtenir de ce maître-commis femelle l’aveu de son sexe. Il n’est sorte de ruses au contraire qu’elle n’employât pour le dissimuler. Un de nos volontaires eut un jour l’audace de vouloir surprendre le mystère qu’elle cachait avec tant de soin ; elle le provoqua en duel. Arrivée sur le terrain, elle se refusa à toute tentative d’accommodement et reçut un coup de sabre au bras, prouvant par son énergie que, si elle n’était pas un homme, elle avait du moins un courage tout viril. Tant que nous restâmes à Sourabaya, cette pauvre femme ne descendit pas une seule fois à terre. Elle tenait compagnie à l’officier de service, mangeait avec lui et se chargeait de tous les détails du ménage. Sa prévoyance, ses petits soins, auraient suffi pour la dévoiler. Moi-même, qui avais tant de fois été l’objet de ses attentions délicates lorsque j’étais en proie aux plus douloureuses souffrances, je devinais une femme à ses habitudes ; mais ma reconnaissance était plus forte que ma curiosité. Ce fut seulement la veille de sa mort que, de son propre mouvement, elle me fit un aveu qu’elle n’avait plus aucun intérêt à retenir. Elle me confia en même temps la triste histoire de ses infortunes. Cette histoire n’est pas nouvelle. C’est celle d’une pauvre jeune fille qui, trompée par un séducteur déloyal, avait fui le juste courroux de son père, négociant fort honorable de Versailles. Arrivée à Brest, elle avait abjuré son sexe, et une lettre de recommandation arrachée par la pitié à la sœur de M. de Terrasson lui avait fait obtenir le poste de commis aux vivres sur la Truite. La malheureuse créature s’attendrissait encore en me parlant de la douleur que sa conduite avait dû causer à son père. Loin de redouter sa fin, qu’elle sentait approcher, elle s’en applaudissait comme du terme longtemps attendu de ses misères. En effet, le jour n’avait pas paru qu’elle avait cessé de vivre. Après avoir beaucoup souffert pendant le cours de sa maladie, elle eut une agonie calme et s’éteignit sans douleur.

Au bout de quarante jours, les vents devinrent enfin favorables, et nous pûmes sortir du détroit. La flotte naviguait sans ordre. À chaque instant, on était menacé des abordages les plus dangereux. C’était une confusion inconcevable qui eût indigné les Tromp et les Ruyter. La discipline était cependant d’une grande sévérité à bord des bâtimens hollandais ; la moindre négligence ou la moindre maladresse était punie d’une douzaine de coups de corde. Bien qu’on ne fût point avare de ce brutal châtiment dans la marine française, je ne me rappelais pas avoir vu jamais user d’une semblable rigueur. J’en étais quelquefois ému et indigné : je me souviens qu’un jour où j’étais monté, pour explorer l’horizon, sur les barres de perroquet, un matelot, peu exercé sans doute, reçut l’ordre de faire passer la vergue de la bonnette du grand hunier de l’avant sur l’arrière de cette voile. Il faisait les efforts les plus consciencieux pour exécuter ce qui lui avait été prescrit, mais il avait moins d’adresse que de bonne volonté. L’officier de quart, furieux, l’accablait d’injures et de menaces. Posté comme je l’étais, il me fut facile de reconnaître que de la façon dont s’y prenait ce pauvre diable, il n’avait de longtemps chance de réussir. Un mouvement de pitié me saisit : je courus au bout de la vergue ; me suspendant à la balancine et appuyant à la fois les deux pieds sur l’extrémité de la vergue de bonnette, je la fis passer sans peine sur l’arrière du hunier. Ce fut une douzaine de moins à distribuer à bord du Dortwicht. Cette preuve de sympathie donnée à un de leurs camarades suffit pour m’attirer l’affection de tous les hommes de l’équipage.

Après une traversée d’une excessive lenteur, le 4 avril 1795, le convoi arriva enfin à l’entrée de la baie de la Table. La nuit surprit le Dortwicht avant qu’il eût pu jeter l’ancre ; le vent était très modéré, et le temps assez clair. Nous continuâmes à nous diriger sous toutes voiles vers le mouillage. En doublant la Croupe du Lion, une de ces rafales violentes qu’il faut toujours craindre quand on donne dans la baie de la Table tomba subitement à bord. Aucune précaution n’était prise. Pour ne pas démâter, il fallut laisser arriver vent arrière. Le désordre était à son comble ; nous allions directement ainsi sur l’écueil nommé la Baleine, écueil des plus dangereux ; nous en étions même fort près, lorsque je parvins à obtenir qu’on changeât de route. Nous courûmes des bordées toute la nuit, et au jour nous jetâmes l’ancre devant la ville du Cap.

Je m’empressai de descendre à terre, emportant tout mon bagage et bien résolu à ne plus revenir, si je le pouvais, à bord du Dortwicht. Je m’établis chez un Français, M. Delaître, dans la maison duquel nous avions déjà pris pension lors de notre premier passage. M. Delaître comprit très bien que notre situation n’était plus la même qu’en 1791 : nous avions cessé d’être les officiers du roi, et nous n’étions pas encore ceux de la république. Avec une délicatesse qui fait honneur à son désintéressement, il abaissa de son propre mouvement le prix de notre pension d’une piastre forte à trois francs.

Notre séjour dans la ville du Cap fut encore une de ces étapes dont la longueur désespérante nous faisait quelquefois douter s’il était dans notre destinée de revoir jamais notre Ithaque. Nous passions du reste le temps d’une façon fort agréable. Il s’est établi au Cap, au moment de la révocation de l’édit de Nantes, un grand nombre de familles françaises qui n’avaient pu oublier la patrie d’où la persécution religieuse les avait forcées de s’éloigner. Ces Français voyaient toujours en nous des compatriotes ; ces proscrits tendaient la main à des officiers menacés de la proscription. Nous étions de toutes les fêtes. Le plaisir d’une vie aussi douce nous faisait attendre avec moins d’impatience l’époque où le gouvernement hollandais jugerait à propos d’envoyer au-devant du convoi de Batavia des forces capables de le protéger ; mais le gouvernement hollandais avait cessé d’exister. Pichegru venait d’envahir les Provinces-Unies, le stathouder était à Londres, et la Hollande était devenue la république batave. Ces nouvelles n’étaient pas encore connues au Cap, et l’on s’étonnait qu’une flotte aussi riche que la nôtre restât sous l’escorte d’un seul brick de guerre, car l’Amazone même nous avait abandonnés et avait été remplacée par un brick.

Pendant cette attente, la saison où la baie de la Table cesse d’être tenable était arrivée. Il fallut chercher un meilleur mouillage pour les bâtimens du convoi et les diriger sur False-Bay, vaste golfe séparé de la baie de la Table par le massif du cap de Bonne-Espérance. Les Français passagers reçurent l’ordre de s’embarquer immédiatement, sans qu’on leur fît savoir qu’il ne s’agissait point d’un départ définitif, mais seulement de passer d’une baie dans une autre. Nous nous crûmes un instant sur la route si désirée de l’Europe. J’avais sollicité auprès du gouverneur la faveur de quitter le Dortwicht pour l’Hougly, vaisseau de cinquante canons, commandé par le capitaine Roch. C’était sur ce bâtiment que s’était embarqué à Batavia M. de Vernon avec deux des officiers de l’expédition, toutes les collections et tous les documens rassemblés pendant la campagne. Ma demande avait été accueillie, au grand regret du capitaine du Dortwicht, qui se trouva ainsi obligé de rembourser la moitié de la somme qu’il avait reçue pour mon passage. La flotte mit sous voiles bien plus tôt que je ne l’avais prévu. Mes effets étaient déjà à bord de l’Hougly. Je ne m’en vis point séparé sans inquiétude. Heureusement la brise était très faible, et je ne perdis pas l’espoir de rejoindre le vaisseau qui emportait tout ce que je possédais au monde. Je frétai aussitôt, moyennant un prix fort élevé, un canot à quatre avirons. Les nègres qui formaient l’équipage de ce canot jugèrent l’occasion favorable pour me rançonner. Nous étions à peine à moitié chemin, qu’ils refusèrent tout net de continuer à ramer. J’insistai inutilement ; il me fallut dégainer mon épée et menacer de la passer à travers le corps du premier qui ne ramerait pas vigoureusement. Grâce à ce parti énergique, j’arrivai bientôt le long du vaisseau l’Hougly. Le capitaine me désigna la chambre que je devais occuper. C’était la première en avant, sous la dunette à bâbord. Je ne pouvais désirer un logement plus agréable. Sans sortir de ma chambre, je voyais tout ce qui se passait sur le pont.

Depuis plus de huit jours, nous étions à l’ancre dans False-Bay, sans qu’aucune disposition annonçât qu’on songeait au départ. Le bruit de la conquête de la Hollande par une armée française commençait à se répandre dans la colonie du Cap. Quelques-uns de mes compagnons, ne considérant point la tourmente révolutionnaire comme suffisamment apaisée et craignant qu’on ne leur fît l’application des terribles lois portées contre les émigrés, ne se trouvèrent plus en sûreté sous le pavillon hollandais. Ils renoncèrent à poursuivre leur voyage. Les uns passèrent aux Philippines, où ils entrèrent au service de l’Espagne ; les autres allèrent à la côte de l’Inde chercher fortune. Il ne resta plus sur le convoi que ceux d’entre nous qui avaient la ferme volonté de rentrer à tout risque en Europe et en France. Pendant, ce temps, une corvette anglaise, déguisée sous pavillon américain, vint mouiller au milieu de la flotte. Elle reconnut la force des vaisseaux hollandais, compta leurs canons, s’assura de la composition des équipages, puis elle appareilla et courut rejoindre devant Sainte-Hélène la division anglaise dont elle faisait partie.

Le jour du départ de la flotte fut enfin arrêté. Ce départ eut encore lieu, comme celui de Table-Bay, inopinément. M. de Vernon et un des deux officiers qui l’avaient suivi sur l’Hougly manquèrent le départ de leur vaisseau, et furent obligés de prendre passage sur le brick de guerre chargé de la protection du convoi. À dater de ce moment, je n’eus plus d’autre compagnon et d’autre chef qu’un des lieutenans de vaisseau de la Durance, M. de Vénerville.

Au moment où nous sortions de False-Bay, nous aperçûmes une division de bâtimens de guerre qui, formée en ligne de bataille, donnait dans le golfe : c’était une escadre britannique partie des côtes du Bengale, qui accourait pour s’emparer de la flotte hollandaise. Les rôles étaient changés. L’Angleterre n’avait plus pour alliée la Hollande, elle avait pour ennemie la république batave : excellente nouvelle pour tous ces croiseurs, qui ne rêvaient que parts de prise, et qui savaient quelles merveilleuses cargaisons sortaient chaque année des ports de Java et des Moluques ! Quant aux Hollandais, sentant bien qu’entre leurs anciens et leurs nouveaux alliés ils n’avaient que le choix du larron, ils mettaient peu d’intérêt à sauver des richesses qui ne leur appartenaient déjà plus. Maint capitaine, le commandant de l’escorte peut-être le premier, pouvait certainement, sans trop d’injustice, être soupçonné d’une secrète connivence avec l’ennemi. Quoi qu’il en fût cette première escadre anglaise arriva trop tard : elle ne put amariner que les bâtimens qui avaient été retardés dans leur appareillage ; mais une autre escadre nous attendait, placée en embuscade sous l’île de Sainte-Hélène, rendez-vous habituel de la flotte hollandaise. Pour nous, sans plus nous soucier de nos compagnons et sans nous douter de ce qui se passait, nous faisions bonne route pour cette île, poussés par une fraîche brise du sud-est, qui nous faisait filer plus de huit nœuds à l’heure. On compte environ cinq cent quarante lieues du cap de Bonne-Espérance à Sainte-Hélène. Au bout de quinze jours de traversée, le commandant de l’Hougly s’étonna de ne pas voir encore la terre. Craignant d’avoir dépassé l’île qu’il voulait reconnaître, il allait changer de route et revenir sur ses pas, lorsque M. de Vénerville et moi, qui avions pris des distances de la lune au soleil, nous lui fîmes part du résultat de nos observations. Nous lui annonçâmes que, si nous courions pendant deux heures encore dans la même direction, nous verrions infailliblement Sainte-Hélène. Le capitaine Roch était un excellent homme et un très bon marin ; mais, habitué à naviguer suivant la vieille routine, il n’avait aucune foi dans les observations astronomiques. Il n’y a pas bien longtemps que nous avions encore dans notre marine des officiers tout aussi incrédules. Ce fut donc par condescendance pour nous, peut-être aussi dans l’espoir de trouver notre science en défaut, que le commandant de l’Hougly consentit à continuer sa route jusqu’au moment où le délai que nous avions fixé serait écoulé. Il ne se cachait pas d’ailleurs pour rire de notre confiance, et à chaque instant questionnait les vigies d’un air narquois. Son triomphe ne fut pas de longue durée : les vigies annoncèrent bientôt qu’elles découvraient la terre droit devant nous. En même temps elles signalèrent un assez grand nombre de bâtimens qui se dirigeaient du côté de l’Hougly. Le capitaine Roch crut que c’étaient ses compagnons, qui, ayant pris les devans, l’attendaient ou venaient à sa rencontre. Sur les quatre heures du soir, on put reconnaître, à n’en pas douter, que ces bâtimens n’avaient jamais fait partie de la flotte hollandaise. Nous étions encore assez au vent pour leur échapper, si nous eussions immédiatement tenu le plus près ; la nuit fût venue à notre secours, et une fausse route eût pu nous sauver. Nous continuâmes à courir grand largue. Le vaisseau le Sceptre vint passer à poupe de l’Hougly, et notre commandant reçut l’ordre de se rendre à bord du vaisseau anglais. Nous étions dans une grande anxiété sur les suites de cette fâcheuse rencontre. Le retour du capitaine Roch confirma toutes nos craintes. On lui avait appris que, les Français ayant fait la conquête de la Hollande, la Grande-Bretagne avait expédié dans les mers de l’Inde une escadre pour protéger la flotte de ses anciens alliés, qu’on savait être d’une richesse immense, et l’empêcher de tomber entre les mains de l’ennemi commun. Le capitaine Roch était accompagné d’un officier anglais et de plusieurs matelots, qui, en arrivant à bord, s’emparèrent de la direction de la manœuvre. Escorté d’un bâtiment de la compagnie anglaise, l’Hougly fit immédiatement route pour se rendre au mouillage de Sainte-Hélène.

La division qui venait de nous capturer si facilement ne comptait d’autre navire de guerre que le Sceptre, vaisseau de soixante-quatre canons monté par le commodore William Essington. Tous les autres bâtimens de cette division appartenaient à la compagnie des Indes. Chacun d’eux portait de trente-six à quarante canons. À les juger sur l’apparence, on les eût pris pour des frégates ; mais leur équipage ne dépassait pas deux cents hommes. Le Sceptre lui-même n’avait pas plus de cinq cents matelots. Les Anglais avaient une si parfaite confiance dans les allures routinières de la flotte qui avait quitté False-Bay, qu’ils jugèrent inutile de se tenir en croisière pendant la nuit. Chaque soir ils revenaient au mouillage, ne laissant qu’un bâtiment sous voiles à chaque extrémité de l’île. Cette insouciance eut un résultat qu’ils n’avaient pas prévu. Il y avait à peine dix jours que l’Hougly avait été conduit dans la baie, que les vigies de l’île signalèrent l’apparition d’une quinzaine de bâtimens : c’étaient les retardataires de la flotte hollandaise qui arrivaient. On mit précipitamment sous voiles, et on courut à leur poursuite. Sur ces entrefaites, la nuit survint. Six bâtimens seulement furent atteints. L’obscurité sauva les autres, mais ne les sauva malheureusement que jusqu’à l’entrée de la Manche. Là de nouveaux croiseurs leur donnèrent la chasse, et, après s’en être facilement emparés, les conduisirent dans les ports de l’Angleterre. C’est ainsi que la prévoyance du gouvernement britannique le mit en possession d’une flotte dont la valeur n’était pas estimée à moins de 150 millions de francs.

Nous étions au mouillage depuis quelques jours, lorsque le commodore Essington jugea à propos de faire enlever du vaisseau l’Hougly les collections, les papiers et tous les documens de notre expédition. Cette spoliation était une violation manifeste du droit des gens, sous la protection duquel la délicatesse des nations civilisées a toujours placé les travaux entrepris dans l’intérêt de la science. Malheureusement l’absence de M. de Vernon semblait favoriser l’audacieuse conduite de l’officier anglais. Mon compagnon, qui par son ancienneté se trouvait appelé à remplacer M. de Vernon, hésitait à protester contre l’enlèvement ordonné par le commodore Essington. Il finit cependant par céder à mes instances, et signa la lettre que, dans un premier mouvement d’indignation, je m’étais empressé de rédiger. Dans cette lettre, je me bornais à invoquer la garantie de neutralité donnée à notre expédition par tous les gouvernemens de l’Europe. Je rappelais à ce sujet la conduite de la France, qui, bien qu’elle fût en guerre avec l’Angleterre, n’en avait pas moins prescrit à tous ses bâtimens d’aider et de protéger le capitaine Cook, s’ils le rencontraient à la mer. En terminant, je mettais sous la responsabilité du commodore anglais les pertes qui pourraient résulter de la disposition que, par ses ordres, on venait de prendre.

Le commodore Essington voulut paraître offensé de cette démarche. Le lendemain, il vint à bord de l’Hougly accompagné de plusieurs des capitaines de la compagnie anglaise. Il fit appeler M. de Vénerville, l’apostropha d’un ton impérieux, et lui demanda ce que signifiait l’écrit qu’il avait reçu la veille. Le commodore Essington avait son chapeau sur la tête, M. de Vénerville tenait le sien à la main. Une pareille incartade, qui avait pour témoin, tout un équipage, me parut l’insulte la plus grossière. Je ne pus dominer mon émotion, et je m’approchai brusquement de M. de Vénerville : « Vous ne remarquez sans doute pas, lui dis-je, que vous représentez un contre-amiral français, et que vous n’avez affaire qu’à un simple capitaine de vaisseau qui oublie en ce moment les convenances et la politesse. » Tout en prononçant ces paroles avec une extrême vivacité, j’entraînai d’un autre côté M. de Vénerville et laissai le commodore stupéfait. Je lus facilement dans les regards de tous les spectateurs que ma juste susceptibilité était approuvée. L’incident n’eut pas de suite, et il ne fut plus question de la lettre envoyée par M. de Vénerville. Toutefois nos papiers et nos collections restèrent à bord du Sceptre. Ce ne fut qu’à la paix de 1802 que la France en obtint la restitution ; mais en même temps le gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud envoyait un détachement arborer le pavillon britannique à l’embouchure de la Derwent, dans la crainte, ajoute ingénument un des historiens de la nouvelle colonie, que les Français ne songeassent à s’y établir.

Le convoi hollandais une fois capturé ou hors d’atteinte, nous n’avions plus rien qui nous retînt sur la rade de Sainte-Hélène. La division anglaise fit donc route avec ses prises pour l’Europe. Nous étions depuis quinze jours environ à la mer, lorsque nous rencontrâmes un navire de commerce qui communiqua avec le vaisseau le Sceptre. J’ignore quelles nouvelles ce bâtiment donna au commodore Essington ; seulement dès le lendemain, quoiqu’il ventât beaucoup, que la mer fût très grosse et que la pluie tombât par torrens, un canot du vaisseau le Sceptre vint nous enlever, M. de Vénerville et moi, et nous transporta avec tout notre bagage sur un des bâtimens de la compagnie anglaise, le Main-Ship. Nous fûmes déposés sur le pont de ce vaisseau sans que l’officier de quart, qui arpentait le côté de tribord avec la gravité d’un sénateur, parût s’inquiéter de notre présence. Désespérant d’attirer son attention ou celle de qui que ce fût à bord du Main-Ship, nous prîmes le parti de nous asseoir sur un des canons du gaillard d’arrière. Nous passâmes ainsi deux heures sous la pluie, ne célébrant guère, on s’en doute, la courtoisie britannique. Enfin un domestique sortit de la dunette. En passant près de nous, il nous entendit parler français, et eut la bonne pensée d’aller prévenir son maître. Au bout de quelques minutes, nous vîmes s’avancer vers nous un gentleman qui insista très gracieusement pour nous faire entrer dans sa cabine, et qui n’eut de cesse qu’il ne nous eût fait accepter de son propre linge pour remplacer nos vêtemens transpercés par la pluie, attention fort appréciable en un pareil moment. Ce galant homme, qui nous dédommageait si bien de l’impolitesse de ses compatriotes, se nommait M. Redfane. C’était un ancien gouverneur de Madras, et je me souviens qu’on le traitait d’excellence. Il fit appeler le capitaine, nous présenta à lui, et on s’occupa aussitôt de nous faire un poste en toile à la suite des chambres de la batterie. On y tendit un cadre pour chacun de nous. Nous eûmes encore une fois où reposer notre tête. De même qu’à bord de l’Hougly et du Dortwicht, nous fûmes, sur le Main-Ship, admis à la table du commandant. Le nombre des convives se trouva, par cette adjonction, porté à quatorze, dont cinq dames ayant toutes à bord leur mari ou leur frère. Ce fut là que je fis pour la première fois connaissance avec les usages anglais. Le service était somptueux. Les vins de Bordeaux, de Porto, de Madère et du Rhin circulaient avec profusion, et il fallait avoir la tête d’un Anglais pour supporter impunément des libations aussi copieuses.

Les officiers faisaient table à part, sous la présidence du plus ancien lieutenant. La conformité de nos âges eut bientôt établi entre nous une certaine familiarité. Je descendais quelquefois dans la chambre commune où les officiers anglais prenaient leurs repas. Ces messieurs se divertissaient beaucoup à me faire prononcer les mots les plus difficiles et les plus baroques de leur langue. Un jeune passager, appartenant à la marine royale, trouva très plaisant un jour de me porter des coups de poing sur le haut des bras. Je ne soupçonnais pas que ce fût une provocation à boxer. Je parais, à ce qu’il semble, assez maladroitement les bottes qui m’étaient adressées, car les rires de tous les spectateurs excitaient encore l’ardeur de mon adversaire. La vivacité de ses attaques ne tarda pas à redoubler. Je finis par perdre patience. Prenant à mon tour l’offensive, d’une main je saisis à bras-le-corps le boxeur, de l’autre je lui appliquai de si vigoureux coups dans le creux de l’estomac qu’il en perdit la respiration. Il tomba presque sans connaissance sur le canapé où je le rejetai, et il ne fut en état de regagner sa chambre qu’au bout de quelques minutes. J’étais tenté de regretter ma vivacité ; les félicitations des officiers du Main-Ship me prouvèrent que je n’avais fait qu’user de mon droit, et que tout s’était passé dans les règles. Quant au jeune étourdi qui m’avait provoqué et qui s’appelait Smith, si j’ai bonne mémoire, cette leçon le rendit plus réservé envers moi. Il cessa de me fatiguer, comme il l’avait fait jusqu’alors, de ses rodomontades et de l’histoire des prouesses de ses compatriotes, qu’il me débitait constamment dans un détestable français. La lutte d’où j’étais sorti vainqueur fut bientôt connue de tout le monde à bord ; elle me valut plus de considération, car les Anglais apprécient beaucoup l’adresse que l’on déploie dans les exercices du corps. Je ne les en blâme pas ; c’est ainsi qu’on fait une race virile, et sans méconnaître les bienfaits de l’instruction, ce serait, je crois, une triste nation, celle qui ne serait composée que de pédans.

Un incident presque puéril me plaça plus haut encore dans l’estime de mes compagnons de voyage. Nous étions depuis quelques jours livrés à des calmes ou à des brises extrêmement légères. Une tortue vint à rôder autour du Main-Ship. On mit un canot à la mer pour la poursuivre. À diverses reprises, cette embarcation réussit à s’approcher assez de la proie qu’elle poursuivait pour qu’un canotier pût lui lancer plusieurs coups de gaffe. La tortue à chaque coup plongeait et allait reparaître un peu plus loin. Nous étions tous montés sur les bastingages, suivant avec intérêt cette chasse inutile Je m’avisai de blâmer la manière dont on s’y prenait. « Le maladroit ! m’échappa-t-il de dire ; ne ferait-il pas mieux de se jeter à l’eau et de saisir la tortue par une patte ? .. » Sur ces entrefaites, la tortue disparut, le canot revint à bord, et, l’heure du dîner étant arrivée, nous allâmes nous mettre à table. J’eus à subir les railleries de tous les convives. Personne, pas même mon compagnon, M. de Vénerville, ne se fit faute de me taxer de fanfaronnade. Je me défendais de mon mieux, mais les rieurs n’étaient pas de mon côté. Au moment où nous sortions de table, tout occupés encore de notre discussion, la tortue reparut subitement presque sous le flanc du Main-Ship. Tous les regards se dirigèrent vers moi avec un air ironique. Je n’hésitai pas un instant. Sauter dans les porte-haubans, me débarrasser de mes souliers et de mon habit, me précipiter à la mer, ce fut l’affaire de quelques secondes. Je nageai directement vers la tortue, qui plongea à mon approche ; je plongeai aussi et je la suivis aisément sous l’eau. Au moment où elle revenait à la surface pour respirer, je la saisis par une de ses pattes de derrière, et je m’appliquai à la tenir renversée sur le dos, tandis que je nageais pour rejoindre le Main-Ship, sur lequel me portait heureusement une forte houle. J’arrivai bientôt par le travers des porte-haubans du mât d’artimon. Deux matelots, qui se tenaient aux chaînes de haubans, se penchèrent vers moi ; l’un d’eux empoigna la patte de la tortue au-dessous de ma main pour la soulever, et tous deux, réunissant leurs efforts, la montèrent à bord. Je me dirigeai aussitôt vers l’échelle. D’autres matelots m’y attendaient. Ils me prirent sous les bras et me déposèrent sur le pont. Ce secours arrivait bien à propos. Ma digestion avait été troublée par cette brusque immersion. Je n’y voyais plus, tous les objets tournaient autour de moi. On me transporta dans ma chambre, on me déshabilla et on me mit au lit. Une demi-heure après, on me fit boire un verre de madère qui acheva ma guérison. Le soir, au moment où j’entrai dans la grande chambre, je reçus les complimens de tous ceux qui m’avaient raillé. Le capitaine fit placer sur le pont une grande baille qu’on remplit d’eau de mer : on y plaça ma tortue, et on l’y conserva jusqu’à notre arrivée à Londres. À chacune de nos relâches en Angleterre ou en Irlande, on ne manquait jamais de montrer cette tortue aux visiteurs comme une curiosité et de leur désigner l’officier français qui s’en était emparé.

Nous étions encore dans l’hémisphère méridional, lorsque la corvette anglaise qui venait d’explorer la côte nord-ouest d’Amérique, sous le commandement du capitaine Vancouver, se réunit à la flotte. Le savant navigateur témoigna le désir de nous voir, M. de Vénerville et moi. Nous jugeâmes peu convenable de répondre à une invitation qui eût pu nous entraîner à divulguer des découvertes qu’il entrait peut-être dans les plans du gouvernement français de tenir secrètes.

Le convoi cependant, composé de bâtimens qui avaient des marches très inégales, avançait péniblement vers sa destination. Aux approches du tropique du Cancer, nous éprouvâmes un coup de vent qui, sans être bien fort, n’en eut pas moins des suites très fâcheuses : à huit heures du matin, le vaisseau hollandais la Surseance fit le signal de détresse ; quelques minutes après, il coulait à fond. Les canots de la flotte, qui avaient été envoyés à son secours, recueillirent l’équipage. Le capitaine anglais qui dirigeait le sauvetage fut le seul qui se noya. Peu d’instans après ce sinistre événement, le vaisseau l’Hougly fit connaître que ses pompes ne fonctionnaient plus. On se hâta de l’évacuer et de mettre le feu au bâtiment. Une vingtaine de millions se trouvèrent ainsi engloutis en moins d’une heure. Pour nous, cette terrible catastrophe nous inspira de salutaires réflexions : nous remerciâmes la Providence d’avoir placé sur notre route et le vaisseau le Sceptre et le commodore discourtois qui avait fait si peu de cas du sauf-conduit dont nous étions porteurs. Si l’Hougly eût échappé aux Anglais et continué à naviguer isolément, nous aurions probablement trouvé la mort sur ce vaisseau. Si le commodore Essington ne se fût point emparé de nos papiers et de nos collections, le fruit de tant de travaux eût certainement été perdu. C’est ainsi qu’il ne faut pas trop se hâter de maudire des contrariétés apparentes. La philosophie du docteur Pangloss n’est pas si déraisonnable qu’elle en a l’air : je n’en connais pas du moins de meilleure à recommander à un marin.

C’est en vérité une chose étrange que la facilité avec laquelle tant de navires sombraient autrefois. Je ne veux parler ni du temps de Louis XIV, ni de la flotte de Duguay-Trouin revenant de Rio-Janeiro ; je pourrais prendre mes exemples dans une époque plus récente, jusque dans les dernières années de la république et les premières de l’empire. Ce n’est point qu’en ce temps-là on manquât de savans constructeurs ou d’ouvriers habiles, mais on était négligent. Les chantiers du commerce pas plus que les arsenaux de l’état n’avaient alors de ces soins minutieux qu’on leur voit prendre aujourd’hui. On jetait les navires hors du port avec un mauvais arrimage ou un calfatage imparfait. Personne n’y trouvait à redire. Si malheur arrivait, on n’en accusait que le ciel. L’existence des marins était, il y a cinquante ans, la chose la plus précaire du monde. La navigation est devenue un jeu depuis qu’on ne se crée plus comme à plaisir des difficultés et des périls. C’est, je dois le dire, le beau côté de notre siècle d’avoir su corriger cette funeste insouciance, d’avoir mis l’ordre, la méthode et la surveillance là où il n’y avait autrefois qu’inspiration désordonnée et incurie. Je sais bien ce que nous avons perdu depuis la révolution, et je ne me suis pas fait faute de le dire : ce que nous avons gagné — en marine du moins, je ne m’occupe pas d’autre chose, — c’est une certaine lucidité dans les idées, un besoin et un don d’organisation inconnus jusqu’alors ; c’est le goût des choses bien faites et la crainte des catastrophes qu’un peu de prévoyance suffit à éviter ; c’est aussi, autant que j’en puis croire mes souvenirs, un plus vif sentiment de la responsabilité. Que l’exemple de l’état ait en France entraîné dans cette voie les particuliers, que dans d’autres pays l’honneur d’y être entré le premier appartienne au commerce, je ne m’arrêterai pas à examiner ce détail. Ce que je tiens à constater, c’est que nous devons peut-être une partie des progrès qui se sont réalisés jusque dans notre métier à deux principes nouveaux issus d’un siècle philosophique : l’habitude du raisonnement et le respect de la vie humaine.


III

Ce fut sans doute pour éviter la rencontre des croiseurs français que la flotte anglaise, qui n’avait d’autre escorte que le vaisseau le Sceptre, au lieu de donner immédiatement dans la Manche, se dirigea sur l’Irlande. Nous allâmes mouiller à l’embouchure du Shannon, et nous y attendîmes plus de deux mois les forces navales qui devaient nous convoyer jusque dans la Tamise. Tout le temps que nous demeurâmes à l’ancre sur les côtes d’Irlande, les bâtimens de la flotte furent encombrés de visiteurs. Les familles les plus distinguées des environs vinrent à bord du Main-Ship ; on les y hébergea de la façon la plus courtoise, et plusieurs d’entre elles, retenues par le mauvais temps, durent souvent passer la nuit à bord. Le commandant ainsi que les passagers avaient quitté le bâtiment dès les premiers jours qui suivirent notre arrivée. Le second capitaine était resté chargé du commandement ; c’était un jeune homme d’un esprit cultivé, parlant très correctement le français. Je m’étais lié d’amitié avec lui, j’étais de toutes ses parties de plaisir, et il ne lui était point adressé une invitation que je n’y fusse compris. La plupart des personnes qui avaient à se louer des excellens procédés qu’on avait eus pour elles à bord du Main-Ship insistaient à leur tour pour qu’on vînt leur rendre visite. C’est ainsi que j’eus l’occasion de passer quelques jours chez le possesseur d’une charmante habitation sur les bords du Shannon, M. Rice, qui, pour me mettre plus à l’aise, me répétait souvent qu’il était fort heureux de trouver l’occasion de rendre à un Français les politesses qu’il avait reçues en France. M. Rice était marié, et avait deux enfans auxquels une de nos compatriotes émigrée donnait des leçons de français. L’intérieur de cet heureux ménage présentait l’image la plus parfaite de cette félicité modeste à laquelle les Anglais ont donné le nom de comfort. Les personnes que recevait M. Rice, et auxquelles on ne manquait jamais de me présenter, ne me plaisaient pas toujours autant que lui. Je ne pouvais m’empêcher de remarquer que j’étais souvent le sujet de conversations à demi-voix qui n’étaient peut-être pas empreintes d’une extrême bienveillance ; bon nombre de gens en Angleterre prenaient alors tout Français pour un jacobin.

Quelque gracieuse que pût être l’hospitalité de M. Rice, ce n’était pas encore celle qui devait me laisser les plus agréables souvenirs. Un colonel, possesseur d’un château magnifique, vint de Limerick avec ses deux filles et une de ses nièces prendre des bains de mer à l’embouchure du Shannon. Nous eûmes plus d’une fois l’occasion de le voir, et il nous fit promettre d’aller passer quelques jours chez lui. La charmante gaieté de ses filles et de sa nièce, les plus aimables personnes que j’aie rencontrées de ma vie, rendait cette invitation trop séduisante pour que nous pussions hésiter à l’accepter ; nous étions déjà de vieux amis pour cette excellente famille. En notre honneur, on invita les personnes les plus considérables des environs. Une société nombreuse se trouva réunie au château. Chaque jour, de nouveaux projets préparaient les plaisirs du lendemain. La chasse à courre était, suivant la mode anglaise, le plaisir favori. Nous forcions non des cerfs, mais des lièvres. Notre meute se composait d’environ soixante chiens de toute espèce, parmi lesquels on pouvait compter un bon nombre de roquets. En arrivant sur le terrain, les chiens à peine découplés se mettaient à quêter, les chevaux trépignaient sur les bruyères. Bien souvent le lièvre ne sortait pas du cercle que les chiens formaient autour de lui. Un seul coup de dent du plus mince roquet le couchait par terre. Lorsqu’il échappait à ce premier danger, les lévriers s’élançaient sur sa trace, et les chevaux suivaient en franchissant murs, haies ou fossés. La première fois que je me trouvai en présence d’un pareil obstacle, je montais un cheval très vigoureux qui avait plus que moi l’habitude de ce genre d’exercice. J’avais depuis longtemps renoncé à contenir son ardeur ; mais, voyant un mur devant moi, je m’imaginais bien qu’il n’irait pas plus loin. À ma grande surprise, il sauta pardessus avec une facilité étonnante. Ce mouvement, auquel je ne m’attendais guère, me fit successivement glisser du cou à la croupe de l’animal. J’avais heureusement le poignet solide. Je me cramponnai si bien à la selle et à la crinière de ma bête, que je fournis sans encombre une immense carrière, au bout de laquelle je reçus les complimens de tous les chasseurs. Quinze jours se passèrent au milieu de ces brillantes parties de chasse ; j’avais presque oublié le Main-Ship, si je n’avais même un peu oublié la France. Le moment arriva cependant où il fallut nous décider à prendre congé de nos hôtes. La destinée du marin est un peu celle d’Ahasvérus, il faut qu’il marche, lorsqu’il éprouverait tant de bonheur à s’arrêter.

Pendant notre absence, la flotte s’était considérablement accrue. Les bâtimens qui avaient échappé à la division anglaise sous Sainte-Hélène avaient tous été capturés sur les côtes d’Europe. Le brick même sur lequel M. de Vernon et son compagnon avaient dû s’embarquer après avoir manqué le départ de l’Hougly avait eu le sort commun. Plusieurs frégates anglaises destinées à protéger la flotte pendant son passage se trouvaient aussi mouillées à l’embouchure du Shannon. Tout étant prêt pour un appareillage général, nous mîmes sous voiles, et nous fîmes route pour Londres en longeant d’assez près la côte d’Angleterre. Devant la rade des Dunes, nous aperçûmes une escadre russe au mouillage ; nous en vîmes une autre à l’entrée de la Tamise. En remontant cette rivière, nous rencontrions à chaque pas des bâtimens de guerre. Tous envoyaient un officier à notre bord et exerçaient la presse sur notre équipage, choisissant les matelots qui leur convenaient le mieux. Les pauvres diables faisaient tous leurs efforts pour échapper à cette réquisition. Les uns se disaient étrangers, et on ne pouvait leur arracher un mot d’anglais ; les autres prétextaient des infirmités qui les rendaient impropres au services L’officier restait sourd à toutes ces représentations, et la discussion finissait toujours par l’ordre impératif donné aux plus récalcitrans d’aller prendre leurs effets et de s’embarquer dans le canot. Comprend-on que dans un pays où les enrôlemens forcés sont inconnus et considérés comme la tyrannie la plus odieuse, ou la liberté de l’individu, sauvegardée par les lois, l’est plus encore peut-être par les mœurs, on ait pu exercer impunément ce recrutement arbitraire ? L’Angleterre, je ne l’ignore pas, est le pays des anomalies, et ce n’est point là qu’il faut chercher un peuple se piquant de logique ; mais avant tout ce qui explique la presse, c’est la difficulté de faire entrer la marine dans le droit commun et de la régir autrement que par des mesures d’exception.

Je restai à bord du Main-Ship jusqu’au moment où ce vaisseau eut atteint le poste qui lui était assigné parmi les bâtimens de la compagnie. Je venais de faire mes adieux aux officiers qui s’étaient montrés pour moi de si bons compagnons, et je me disposais à descendre à terre avec mes effets, lorsque des agens de la douane se présentèrent pour faire la visite de mes malles. Je possédais une collection d’oiseaux très curieux et des coquilles d’une grande valeur. La douane commença par me tout confisquer. On m’assura bien que ces objets me seraient fidèlement rendus ; mais quoique je sois resté plus de trois mois à Londres et que j’aie fait à ce sujet de nombreuses démarches, je n’ai jamais pu obtenir la restitution qui m’avait été si solennellement promise. L’Angleterre peut être la terre classique de la liberté : à coup sûr ce n’est pas toujours celle de la justice. Je ne crois pas qu’il soit un pays au monde où un étranger ait plus de peine à se défendre des fripons. Je perdis ainsi par un vol manifeste le fruit de toutes mes peines et de tous mes soins pendant plusieurs années. Qu’on juge si, en revenant de ce voyage, j’étais prêt à faire de bon cœur la guerre aux Anglais !

En débarquant à Londres, j’allai me loger à l’auberge des Clés-en-Croix, rue de la Grande-Église, où je pris une petite chambre très modeste. La saison était tellement pluvieuse, — nous étions au cœur de l’hiver, — que je sortais très rarement. Je me tenais d’ordinaire dans le salon de réception, qui était toujours bien chauffé par un grand feu de charbon de terre. Je rencontrais là un Anglais et un Allemand qui parlaient tous les deux avec facilité le français. Ils me racontaient ce qui s’était passé et ce qui se passait encore en France. Leurs récits portaient l’empreinte d’une exagération évidente et m’arrachaient souvent des reparties assez vives. Je les accusais hautement de calomnier mes compatriotes sans soupçonner, dans ma simplicité, qu’on pût me faire un crime de cette véhémence. Je venais enfin, après trois mois d’attente, d’obtenir le passeport que je sollicitais pour me rendre en France. Il ne me manquait plus qu’une signature, et toutes les formalités allaient se trouver remplies. J’employai le reste du jour à faire des courses, et je rentrai à l’auberge crotté jusqu’aux épaules. Je m’étais approché du feu, et, tout en me séchant, je me plaignais avec expansion du climat et de cette ville de Londres où, grâce au macadam, on ne pouvait faire un pas sans se couvrir de boue. L’Anglais avec lequel il m’était arrivé, quelquefois de converser crut devoir se montrer offensé de mes discours, et m’adressa des injures grossières auxquelles je m’abstins prudemment de répondre. Il advint alors ce qui arrive toujours en pareil cas. Mon silence fut un encouragement à de nouvelles attaques. La patience finit par m’abandonner, et je fus obligé de mettre mon interlocuteur à la porte. Ce gentleman me parut un homme fort mal élevé et d’humeur bien maussade : j’étais fort éloigné de me douter que j’avais affaire à un agent de police.

Une demi-heure environ après cette scène entra dans le salon un gros monsieur qui vint directement à moi et me demanda mon passeport. Après l’avoir soigneusement examiné, il me fit observer qu’il manquait à cette pièce une signature. Je lui répondis sans m’émouvoir que je devais précisément le lendemain, dès que les bureaux seraient ouverts, me rendre à Somerset-House pour faire revêtir mon passeport de cette dernière formalité. Very well ! me dit-il en me rendant le papier qu’il tenait à la main. Sur ces entrefaites arrivèrent le chef de timonerie de la Truite et son frère, accompagnés d’un prétendu secrétaire du transport office. Celui-là, j’ai retenu son nom : il s’appelait M. Adam. Il nous pria de lui confier nos trois passeports, afin qu’il pût faire inscrire nos noms pour le départ du prochain paquebot. Quel fut mon étonnement quand cet agent officieux revint avec deux passeports seulement, m’annonçant que le mien ne pourrait m’être remis que lorsque j’aurais comparu devant le lord-maire ! Jusque-là, me dit-il, j’étais confié à sa surveillance. Toute résistance me paraissant inutile, je me résignai, et M. Adam me traîna à sa suite le reste de la journée. Je fis avec lui une visite à la Tour de Londres, où il déposa trois prisonniers. Ceci commençait à m’inquiéter. Le ton de M. Adam n’avait pas cessé néanmoins d’être caressant, et ses paroles étaient très rassurantes. « Il allait me conduire chez un de ses amis, où l’on me servirait à dîner, où je trouverais, pour passer la nuit, un excellent lit et une chambre très chaude. Le lendemain, dès huit heures du matin, il serait à mes ordres. »

Il m’introduisit en effet dans une maison dont l’obscurité ne me permit pas de bien juger l’apparence. Il dit quelques mots à voix basse à un homme qui s’était avancé à notre rencontre, et, s’effaçant comme par politesse, il me montra du doigt la porte entr’ouverte d’une chambre où je n’hésitai pas à entrer. À peine y eus-je mis le pied, que la porte se referma brusquement sur moi et que j’entendis crier la serrure. Je sautai aussitôt à la fenêtre ; elle était grillée. L’idée que j’étais en prison me fit frissonner. Il me serait impossible de rendre les tristes réflexions auxquelles je fus en proie jusqu’au retour du traître qui venait de me soumettre à une si rude épreuve. Je lui en fis les reproches les plus amers. Il me parla des devoirs de sa charge, et voulut me persuader qu’il s’était compromis en s’écartant pour moi des ordres rigoureux qu’il avait reçus. J’étais alors trop inquiet pour discuter avec lui sur le mérite des faveurs que je devais à ses bons offices. Nous nous rendîmes ensemble chez le lord-maire. Au milieu d’un assez grand nombre de personnes, je retrouvai là l’indigne Anglais et l’Allemand qui, depuis plus d’un mois, m’excitaient à d’imprudentes confidences. Je remarquai aussi le gros monsieur qui était venu à l’auberge réclamer l’exhibition de mon passeport. Ce dernier s’approcha de moi et me dit d’un ton de menace : « Vous vous souviendrez, monsieur, des propos que vous avez tenus. »

Le moment arriva enfin où je fus mandé devant le premier magistrat de la Cité. En même temps que moi furent introduits M. Adam, l’Allemand et l’Anglais, mon antagoniste. Je racontai naïvement mon affaire en français. Je dis que j’étais un des officiers de l’expédition commandée par M. de Bretigny, que depuis près de cinq ans j’étais séparé de ma famille, et qu’il était bien pénible pour moi d’éprouver des persécutions dans un pays où je m’étais flatté de trouver aide et protection. La franchise de mes aveux lorsqu’on me mit en présence de mes accusateurs, la facilité avec laquelle je repoussai leurs basses insinuations parurent intéresser le lord-maire. Lorsque je fis le récit de la scène qui s’était passée à l’auberge, et qui était le principal chef de l’accusation dirigée contre moi, je pus m’apercevoir que mon procès était gagné. « Vous pouvez partir, monsieur, me dit le lord-maire avec une extrême bienveillance. Je vous souhaite un bon et heureux voyage. » Mon passeport me fut aussitôt remis, et cette fois revêtu de toutes les formalités nécessaires. M. Adam ne s’en attachait pas moins à mes pas. Il m’accompagna jusqu’à mon auberge. Avant de me quitter, il me fit insinuer par un juif qui parlait un peu le français que je ne pouvais me dispenser de lui faire un cadeau, en reconnaissance du soin qu’il avait pris d’effacer auprès du lord-maire la mauvaise impression produite par mes délateurs. Il me restait deux couverts d’argent qui me venaient du partage de notre gamelle ; je les lui offris, et le misérable les accepta avec une humilité honteuse.

Le jour était enfin venu où j’allais quitter l’Angleterre. Je m’embarquai, avec mes deux compagnons sur un brick qui devait nous déposer à Calais. Nous descendîmes la Tamise jusqu’à Gravesend. Nous étions à peine en dehors des bancs, que des Hollandais qui avaient obtenu de passer sur le même bâtiment que nous abusèrent de leur nombre pour contraindre le capitaine du brick à diriger sa route sur Rotterdam et non pas sur Calais. Heureusement notre traversée fut courte. Nous trouvâmes dans le consul de France à Rotterdam un homme fort poli et fort obligeant, qui prit soin de régler nos dépenses à l’auberge et de traiter de notre passage sur les canaux intérieurs jusqu’à Middelbourg, d’où nous nous rendrions par terre à Flessingue. Là nous devions nous embarquer sur la canonnière française la Carpe, qui était chargée de l’escorte des convois jusqu’à Dunkerque.

Arrivé à Flessingue, je m’empressai d’aller rendre visite au contre-amiral hollandais van Stabel. Cet officier général me fit le plus gracieux accueil. Les forces navales de la Hollande étaient alors au service de la France ; le contre-amiral van Stabel m’offrit d’embarquer en qualité de lieutenant de vaisseau sur le bâtiment qu’il montait. Je ne crus pas devoir accepter ses offres, quelque avantageuses qu’elles me parussent. L’amiral comprit facilement qu’après une absence de cinq années, si fécondes en événemens, je devais avoir un vif désir de me rapprocher de ma famille, dont je n’avais aucune nouvelle, et de connaître le sort qui lui avait été réservé.

Notre traversée de Flessingue à Dunkerque n’offrit par bonheur rien de remarquable. Nous escortions une assez grande quantité de navires caboteurs. Notre faible tirant d’eau nous permit de naviguer entre la terre et des bancs qui suffisaient pour nous préserver des attaques de l’ennemi. Nous n’eûmes qu’à nous louer des égards que l’on eut pour nous pendant notre séjour à bord de la Carpe. Toutefois nous n’étions pas, comme on nous l’objecta très judicieusement, à la hauteur des circonstances. Nous n’avions pas l’habitude de ce langage familier qui semblait placer sur le même rang les matelots et les officiers. On voulut bien se montrer indulgent pour notre ignorance ; on se borna à nous faire observer qu’il importait à notre sûreté de nous défaire d’expressions, qui n’étaient plus en usage, et dont l’emploi pourrait nous faire considérer comme des émigrés. J’eus beau mettre toute la bonne volonté possible à traiter tout le monde de citoyen et à user du tutoiement comme un vieux montagnard ; ces mots-là me prenaient à la gorge, et, en dépit de mes bonnes intentions, j’en revenais toujours à employer les formules prohibées.

À Dunkerque, chacun de nous prit la direction qui lui convenait le mieux. Quant à moi, je me rendis à Paris avec l’intention d’en partir au bout de quelques jours pour Rochefort. Lorsque j’avais quitté la France en 1791, un de mes païens, employé dans les bureaux du ministère de la marine, m’avait aidé de ses conseils, de son crédit et de sa bourse. C’était ce parent que je venais chercher à Paris. J’eus le bonheur de l’y retrouver. Dénoncé comme royaliste, il avait été obligé de fuir et de se réfugier, comme tant d’autres Français, dans nos armées. La réaction qui suivit les journées de thermidor lui avait fait rendre son emploi. Je ne l’avais jamais vu, et je ne le connaissais que par ses bons offices. Quand je fus introduit dans son cabinet, il était entouré de plusieurs personnes avec lesquelles il s’entretenait des affaires de son service. La présence de tant de monde, le milieu inconnu dans lequel je me trouvais, m’intimidèrent tellement que je ne pus que lui dire avec émotion : « Je suis le parent auquel vous vous êtes intéressé avant son départ pour un voyage de découvertes. » Il s’aperçut sans doute de mon embarras, car il s’empressa de me prendre la main et de me présenter à toutes les personnes qui l’entouraient. J’eus ensuite à répondre à ses nombreuses questions ainsi qu’à celles des personnes auxquelles il m’avait présenté. Peu à peu tout le monde se retira, et nous restâmes seuls. J’avais bien remarqué que mon parent avait sonné un garçon de bureau et lui avait donné un ordre à voix basse, mais j’étais loin de soupçonner la surprise qu’il me préparait. Notre conversation continuait. Un peu plus rassuré, je répondais avec assez de liberté d’esprit, lorsqu’en jetant les yeux sur la glace qui ornait la cheminée, je vis s’ouvrir une petite porte dérobée, et par cette porte entrer le second de mes frères, celui pour lequel j’avais toujours eu une préférence bien marquée. Ce fut alors que j’appris les dangers qui avaient menacé ma famille pendant la terreur. Mon père avait été détenu au château de Brouage toute une année. Plusieurs fois il avait été question de le faire fusiller ainsi que ses compagnons d’infortune. La chute de Robespierre l’avait rendu à la liberté, et il avait repris ses fonctions de commissaire de la marine. Grâce à Dieu, la tourmente n’avait fait périr aucun de ceux qui m’étaient chers. Aux doux épanchemeus de famille succéda bientôt une conversation plus sérieuse : il s’agissait du mémoire que je devais adresser au vice-amiral Truguet, alors ministre de la marine, en attendant mon jour d’audience Tout en causant de cette importante affaire, mon parent, qui désirait me voir produire une impression favorable sur le ministre, passait du coin de l’œil une minutieuse inspection de ma personne. Mon costume ne manquait pas d’une certaine élégance ; je m’étais adressé à Londres au tailleur le plus en vogue, et j’étais habillé à la dernière mode. Ma coiffure seule datait d’avant la révolution. Elle ne fut pas jugée en harmonie avec le reste de ma toilette, et il fut décidé que je me ferais immédiatement couper les cheveux dans le goût du jour.

En sortant du ministère de la marine, mon frère m’accompagna à mon hôtel. Il était déjà convenu que je quitterais mon logement et que je partagerais le sien, mais il était trop tard pour exécuter ce changement de domicile le soir même. Avant de nous séparer, j’entretins mon frère de ma situation financière. La sienne n’était pas brillante. Il était arrivé depuis peu de temps d’Angleterre, où il venait de subir une captivité de vingt-sept mois. Commis aux revues à bord du vaisseau Impétueux, il avait été chargé d’aller mettre les scellés sur une prise. Un coup de vent s’était déclaré pendant qu’il procédait à cette opération, avait séparé le vaisseau du bâtiment capturé, et le lendemain la prise retombait entre les mains des Anglais. Mon frère, en montant à bord du vaisseau ennemi, avait pu heureusement expliquer sa situation et réclamer le traitement dû au rang qu’il occupait dans la hiérarchie militaire. C’était un point fort important à éclaircir, car on sait ce qu’était le régime des pontons. Tout individu qui ne parvenait pas à se faire considérer comme officier était jeté sans pitié dans ces affreuses prisons où régnaient plus que dans nos bagnes la misère, le désespoir et le vice. Mon frère obtint pour première faveur d’être envoyé au cantonnement de Tavistok. Ce ne fut qu’après une année de séjour dans cette ville qu’il put faire reconnaître ses droits à la modeste rétribution que le gouvernement britannique allouait aux officiers français qui avaient le malheur d’être prisonniers de guerre. Mon frère avait donc été dans la nécessité de puiser pour vivre dans la bourse de ses amis ; il avait quelques dettes que je crus pouvoir lui promettre d’éteindre sans trop épuiser nos ressources. J’avais enfermé mon petit trésor dans une boîte à serinette dont j’avais enlevé le mouvement. Quand j’ouvris cette boîte, mon frère fut stupéfait. Je rapportais de mon voyage 400 piastres espagnoles. « Sais-tu bien, me dit mon frère, qu’il n’y a peut-être pas dans tout Paris une seule maison qui possède à cette heure autant d’argent comptant que toi ? » Il ne faudrait pas prendre cette exclamation à la lettre ; cependant il est bien certain qu’en 1796 l’argent était fort rare en France. On ne voyait circuler que des assignats qui avaient encore cours forcé. La valeur de ce papier révolutionnaire était tellement dépréciée, que je devais trouver facilement à échanger une seule de mes piastres contre 1,000 ou 1,200 francs en assignats.

Le lendemain matin, mon frère vint me retrouver. Nous procédâmes aussitôt à mon déménagement, et nous nous rendîmes à l’hôtel d’Antin, rue Gaillon, où il résidait. Un lit fut monté dans sa chambre, qui nous devint commune, et pendant tout mon séjour à Paris nous ne nous quittâmes pas un seul instant. Notre temps s’écoulait rapidement dans les plaisirs. Le ministre cependant avait reçu mon mémoire. Il voulut bien l’accueillir avec faveur et y mettre cette gracieuse apostille : Me faire un rapport sur ce jeune officier, qui parait mériter tout mon intérêt. Toujours guidé par les sages avis de mon frère et de mon parent, j’adressai bientôt une seconde note au ministre. Cette fois je demandais le grade de lieutenant de vaisseau, le commandement d’un bâtiment de guerre et un habillement complet d’officier, dont la livraison me serait faite au magasin général du port de Rochefort. La république ne payait pas souvent ses officiers, mais elle les habillait quelquefois avec les draps qu’elle prenait sur l’ennemi. Le commandement et l’habillement que je sollicitais me furent accordés. Quant au grade de lieutenant de vaisseau, j’eus la promesse formelle de l’obtenir quand on s’occuperait du travail de réorganisation qui était alors à l’étude. Je l’obtins en effet le 21 mars 1796.

Le grand corps dans lequel j’avais fait mes débuts avait disparu depuis plus de trois ans. C’était dans un corps entièrement nouveau que j’allais entrer. Je sentis profondément l’étendue de nos pertes lorsque je mis le pied pour la première fois sur les bâtimens de la république. Il est des ruines qu’on ne relève pas dans l’espace de quelques années. Détruite en 1792, la marine a encore été mutilée en 1815. J’ai assez vécu cependant pour voir grandir, après cette seconde catastrophe, l’édifice rajeuni qui fait en ce moment l’orgueil de la France. La marine actuelle ressemble bien plus à la marine du temps de Louis XVI qu’elle ne ressemble à celle de la république ou même de l’empire. Sous Louis XVI, tous les officiers, sauf de rares exceptions, étaient des gentilshommes ; ils sont aujourd’hui des gens bien élevés : ce n’est pas à peu près, c’est tout à fait la même chose. Le service de la marine n’exige pas plus ou moins de quartiers de noblesse, une illustration plus ou moins antique : il ne peut se passer des habitudes d’une bonne éducation. « Tout officier, disait très bien Nelson, qui n’est pas gentleman ne sera jamais qu’un médiocre officier. » L’ordre est en effet le premier besoin de notre service, et sans le sentiment des convenances, sans le respect de soi-même et des autres, sans cette dignité froide, mais indulgente, que l’officier doit puiser dans la conscience de sa supériorité, l’ordre à bord d’un bâtiment est impossible. Une autre nécessité de la marine, c’est d’être, si je puis m’exprimer ainsi, composée de parties homogènes. Nous avons été témoins, pendant les guerres de la révolution et de l’empire, des actions les plus héroïques ; nous avions en même temps à déplorer non pas seulement des fautes, mais de singulières faiblesses. On peut croire que notre époque ne présenterait plus ces choquantes dissemblances. Tous les officiers ont la même origine et le même esprit, s’ils n’ont pas tous les mêmes facultés. Il y a donc beaucoup de raisons pour que chaque capitaine dans une escadre puisse aujourd’hui compter sur son voisin. Dans toutes les affaires de quelque importance, c’est là le point essentiel. Sous ce rapport, nos divisions navales n’auraient rien à envier, j’en ai la conviction intime, aux escadres du bailli de Suffren ou du comte de Grasse, car les combats de l’Inde et celui de la Dominique, pendant la guerre de 1778, ne sont pas des combats où tout le monde ait été sans reproche. S’il y eut jamais lieu d’espérer pour la France, je ne dis pas une très grande marine, — nous mesurons avec trop de parcimonie nos sacrifices pour cela, — mais une marine à tous égards respectable, une marine vraiment faite pour honorer notre pavillon, c’est sans aucun doute au temps où nous vivons.

N’y a-t-il donc rien à regretter du temps passé ? N’y avait-il point dans les traditions dont le souvenir va s’évanouissant de jour en jour quelque bon exemple à chercher, quelque leçon fructueuse à retenir ? Pour se livrer avec quelque intérêt à cette étude, il ne faudrait pas être trop infatué de ce qu’on a fait et de ce qu’on vaut. Il faudrait avoir, avec l’ambition de grandir encore, la crainte salutaire de déchoir. Si l’on veut juger sainement de la situation présente, il convient de commencer par écarter des progrès que nous avons faits ceux qui sont communs à toutes les nations, car aucune marine de nos jours n’est restée au point où elle était il y a cinquante ans. Quand cette considération aura un peu dissipé chez nous les fumées de l’orgueil, nous nous trouverons probablement mieux disposés à prendre quelquefois conseil de l’expérience de nos pères. Nous nous demanderons si, dans cette ancienne marine si dédaignée, il n’y aurait point eu aussi par hasard quelques idées justes. Nous chercherons en un mot ce qui peut nous manquer encore. À mon avis, ce qui nous manque, c’est ce qui manquait à la statue de Pygmalion, — le mouvement. Je voudrais que, comme au temps où j’étais volontaire sur la Reconnaissance, comme aux jours où je servais sous les ordres de M. de Bretigny, une activité joueuse succédât plus souvent à cette régularité monotone dont il me semble que nous avons quelque sujet de nous plaindre. Le service, pour être attrayant, ne doit pas avoir les pulsations d’une horloge. Il faut bien prendre garde d’ailleurs d’élever un édifice qui n’ait point de fondement, et qui puisse chanceler au moindre choc. N’est-ce pas la guerre que l’on doit avoir en vue quand on organise une flotte ou une armée ? Tout ce qui dans cette organisation ne peut résister à l’épreuve de la guerre me paraît donc de trop ; il y a, suivant moi, intérêt à le sacrifier. Il ne faut pas croire qu’une régularité exagérée soit nécessaire sur le terrain d’exercices pour qu’il en reste une suffisante en campagne. Il semble au contraire que des habitudes imposées tournent toujours au détriment de l’intelligence. Ce ne sont pas des régimens aux allures solennelles qui auraient gagné la bataille de l’Alma. Mes vœux sont faciles à résumer. Pour le matelot, je demande qu’on s’occupe avec une égale sollicitude de son instruction et de sa santé : la santé du soldat est, avec la discipline, la force des armées. Pour l’officier, je lui souhaiterais de supporter gaiement les épreuves du métier, d’être toujours allègre, dur aux intempéries, docile et d’humeur égale envers ses chefs, sympathique vis-à-vis de ses subordonnés, et, s’il le fallait, je lui accorderais volontiers la science de surcroît. La science ne gâte rien, du moment qu’elle ne pervertit pas le jugement et ne paralyse pas l’activité du corps.

Nos marins d’aujourd’hui se demanderont peut-être à quoi leur serviraient ces pénibles épreuves d’autrefois, les misères, les souffrances dont ces souvenirs semblent leur offrir avec une secrète intention le complaisant tableau. Ce serait, je l’accorde, un luxe presque inutile, si notre marine ne doit jamais avoir que des guerres faciles à soutenir, que des temps prospères à traverser ; mais si nos officiers étaient un jour engagés dans une lutte semblable à celle où s’est usée notre énergie, ils comprendraient combien étaient pour ainsi dire nécessaires les privations auxquelles fut soumise notre enfance. On parle souvent avec un peu de légèreté de la guerre maritime qui se prolongea presque sans interruption de 1792 à 1815. L’énorme disproportion des forces navales dans ce long conflit, le dénûment des arsenaux, le mauvais recrutement des équipages, les expéditions mal combinées, le fatal ascendant que de terribles succès avaient assuré à la marine anglaise, toutes ces causes de désastres presque certains exigeaient cependant, chez les officiers de cette époque, une trempe plus vigoureuse qu’on n’est tenté de le supposer lorsqu’on juge les événemens à cinquante ou soixante ans de distance. Tel homme qui jouerait peut-être un rôle très brillant dans une guerre régulière eût été fort peu disposé, j’en suis convaincu, à courir les hasards que, pendant vingt ans, mes camarades et moi nous n’avons pas hésité à braver. Que demain de pareilles épreuves se présentent, ou qu’il faille affronter seulement la moindre des chances que nous avions alors contre nous, c’est-à-dire une choquante inégalité dans les forces respectives des deux marines, et l’on comprendra mieux ce qu’ont dû les capitaines de la république et de l’empire à la rude éducation que, pour la plupart, ils avaient reçue. L’histoire de leurs campagnes obtiendra aussi plus de sympathie. Malgré tout ce qu’une administration imprudente faisait pour la rebuter, la fortune ne nous fut pas toujours contraire. Quelques-uns des combats dont l’Angleterre elle-même a gardé la mémoire, ceux surtout qui se livrèrent dans les mers de l’Inde, suffisent à montrer ce qu’eût pu devenir la marine française sous un gouvernement qui lui eût accordé avec persévérance la sollicitude dont l’empereur, de 1806 à 1812, parut vouloir l’entourer.

Il y aurait donc intérêt à faire succéder au tableau d’une éducation maritime sous Louis XVI celui de nos croisières aventureuses sous la république. Il faudrait suivre plus tard sous l’empire une de ces frégates qui, dans des engagemens heureux, vengèrent l’honneur de notre marine, follement compromis dans des batailles où le triomphe était devenu impossible. Il faudrait enfin, pour bien comprendre cette époque, douloureuse sans doute, mais sous plus d’un rapport méconnue, se mêler un instant à la vie des escadres que l’empereur concentrait dans nos ports avec une prévoyance dont nous n’eussions pas tardé à recueillir le fruit. On embrasserait ainsi sous ses divers aspects la dernière marine qui ait fait en France une guerre sérieuse. C’est une tâche dont mes souvenirs me permettront, je l’espère, de m’acquitter un jour.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Le gouverneur de Sourabaya était à cette époque M. Hogendorp, homme digne en tous points des fonctions importantes qui lui étaient confiées et fait pour honorer une plus haute fortune. À vingt-cinq ans de là, je l’ai retrouvé à Rio-Janeiro. Après l’avoir élevé aux postes les plus éminens, les révolutions avaient consommé sa ruine. Il vivait retiré sous un ajoupa, misérable hutte de feuilles et de branchages, presqu’au sommet du Corcovado, manquant du nécessaire et n’ayant avec lui qu’une vieille négresse pour préparer ses modestes repas. Ce grand revers n’avait point altéré sa sérénité. Il revint avec complaisance sur les souvenirs de ce temps si éloigné déjà où il m’avait reçu, jeune enseigne de vaisseau, à sa table. L’étendue de son propre malheur l’affectait moins que la chute de l’illustre fortune à laquelle il avait attaché la sienne : devenu général au service de la France, il avait été un des aides de camp de l’empereur.