Souvenirs d’un Amiral/II/04
Les cinq années pendant lesquelles il me fut interdit de prendre une part active à la guerre[1] furent marquées par deux funestes événemens : la bataille de Trafalgar et le combat de Santo-Domingo, la perte d’une flotte et celle d’une escadre. Quand je revins prendre ma place au milieu de mes camarades, les plus chers compagnons de mes jeunes années avaient disparu, moissonnés presque tous par le feu de l’ennemi. De nouvelles renommées commençaient à grandir, et la marine impériale essayait de renaître. La mort de l’amiral Latouche et le temps qui efface tout, jusqu’à la rancune des ministres, avaient désarmé les ressentimens de l’amiral Decrès. Dans les premiers jours de l’année 1808, je reçus l’avis officiel que mon échange était ratifié, et que l’empereur m’avait désigné pour commander le vaisseau le Dantzick, en armement au port d’Anvers. J’étais alors à Brest; je partis aussitôt pour ma nouvelle destination. En passant par Paris, je fus appelé auprès du ministre de la marine. Le roi Charles IV venait d’abdiquer entre les mains de l’empereur Napoléon, qui avait disposé de la couronne d’Espagne en faveur de son frère Joseph Bonaparte. Les premiers soulèvemens de la Péninsule firent craindre au gouvernement français que les colonies espagnoles, s’associant aux protestations de la mère-patrie, ne voulussent proclamer leur indépendance ou se jeter dans les bras de l’Angleterre, On recherchait partout les officiers de marine qui pouvaient donner quelques renseignemens sur la situation de ces possessions lointaines. J’étais peut-être alors en France le seul officier qui eût pénétré dans la Plata. Dès la première entrevue que j’eus avec le ministre de la marine, il me questionna longuement sur les côtes du Brésil, que j’avais explorées à deux reprises différentes, et sur Montevideo, où j’avais séjourné durant plusieurs mois. Il s’informa surtout si j’avais eu l’occasion de connaître, pendant le temps que j’avais passé dans la Plata, un Français nommé M. de Liniers, qui avait récemment chassé les Anglais de Buenos-Ayres, et qui paraissait jouir dans les provinces de l’Amérique espagnole d’une immense influence. Le hasard en cette occasion nous servait admirablement, car ce n’étaient point seulement des relations banales que j’avais eues avec M. de Liniers; il avait existé entre nous une véritable intimité, fondée sur une vive sympathie et sur une mutuelle estime. M. Decrès fut très satisfait de mes renseignemens. Il me prescrivit de lui remettre le plus tôt possible un rapport non-seulement sur la navigation de ces parages, mais aussi sur le pays, les habitans, les forces militaires des provinces que j’avais visitées. Il voulut en outre que j’entrasse dans les plus minutieux détails concernant M. de Liniers, sa famille, son caractère, ses goûts, son influence tant à Montevideo qu’à Buenos-Ayres. Je m’occupai de ce travail jour et nuit. Après l’avoir lu, le ministre me dit : « Vous allez remplir la plus importante des missions; si vous réussissez, les portes des Tuileries ne seront pas assez grandes pour vous recevoir. Gardez le plus profond secret sur le voyage que vous êtes sur le point d’entreprendre, et faites mystérieusement vos préparatifs de départ. Un colonel d’artillerie sera placé sous vos ordres avec vingt-cinq soldats d’élite de son régiment. Cinq cents fusils seront mis à votre disposition, vous les distribuerez à nos partisans. » Le ministre puisa dans le rapport que je lui avais remis de longues instructions qu’il soumit au chef de l’état. L’empereur les jugea inutiles; de sa main il écrivit au bas de ce projet: « Point d’instructions écrites ! L’officier auquel vous confiez cette mission agira dans l’intérêt de la France. Jusqu’à son départ, il lui sera adressé deux exemplaires du Moniteur, afin qu’il soit au courant des événemens. » Cette décision de l’empereur simplifiait la tâche du ministre de la marine. L’amiral Decrès me fit appeler et m’annonça que j’allais partir immédiatement pour Lorient, où je prendrais le commandement de la frégate la Créole. Ce puissant ministre, qui jusqu’alors m’avait été si contraire, semblait avoir complètement changé de sentimens à mon égard. Il m’entretenait avec bienveillance de la campagne que j’allais faire, me donnait des conseils sur la conduite que j’aurais à tenir à mon arrivée à Montevideo, et m’indiquait, avec la complaisance d’un homme fier de son habileté, les moyens de séduction que je devrais employer pour attacher les habitans du pays à notre cause. Dans le dernier entretien que j’eus avec lui, il termina son discours par ces mots : « Votre mission remplie, allez avec votre frégate où bon vous semblera; passez dans la mer du Sud, si la mer du Sud vous convient; allez à l’île de France, si vous le préférez; revenez en Europe, si le retour vous sourit davantage. Vous êtes absolument le maître d’agir comme vous l’entendrez. »
Si je survivais aux chances que j’allais courir, ma fortune militaire était faite. Je n’attendais plus qu’un vent favorable et l’éloignement de la croisière anglaise pour mettre sous voiles, quand une nouvelle inattendue vint suspendre mon départ et mettre encore une fois à néant toutes mes espérances : le 20 août 1809, M. de Liniers avait été fusillé par la faction anti-française. Ma jeunesse avait connu bien des misères, mais les misères de la jeunesse sont encore du bonheur, et d’ailleurs à travers ces pénibles épreuves tout m’avait réussi : lieutenant de vaisseau à vingt-trois ans, capitaine de frégate à vingt-cinq, capitaine de vaisseau à trente, j’avais rapidement marché dans ma carrière. Depuis cinq ans au contraire, tout semblait tourner contre moi; ceux que j’avais aimés disparaissaient emportés l’un après l’autre par la destinée. Heureusement je n’étais pas homme à perdre courage : ma trame était rompue, je m’occupai à l’instant d’en renouer une autre. J’avais, je puis le dire, un ardent amour de la gloire; c’était la passion de cette époque, et nul cœur n’en était plus rempli que le mien. Je m’indignais en secret de ne compter encore que de bons services, lorsque plus d’un de mes camarades s’était déjà fait connaître par de glorieux faits d’armes.
Aussitôt que la funeste nouvelle qui renversait tout l’échafaudage de ma mission me fut parvenue, je m’étais empressé d’adresser au ministre un projet de croisière sur divers points fréquentés par les navires de commerce anglais, et particulièrement sur les côtes da Brésil. J’entrais à ce sujet dans des développemens qui attirèrent l’attention de l’amiral Decrès. Deux nouvelles frégates, la Revanche et la Concorde, furent adjointes à la Créole, et je fus nommé au commandement supérieur de cette division. Tant que dura la belle saison, nos ports furent rigoureusement bloqués ; nous eûmes donc, avant de sortir de Lorient, tout le temps nécessaire pour instruire à loisir nos équipages.
Je n’ai jamais conçu l’intérêt qu’il pouvait y avoir à faire de nos marins des automates, à les dresser comme des sentries anglais, et à leur retrancher toute espèce d’initiative. Peut-être, avec les tendances dont je ne pouvais me défendre, aurais-je fini par tomber dans l’excès opposé ; peut-être, trop imbu des vieilles traditions de nos pères, serais-je un peu resté en arrière des progrès dont on commençait à chercher l’exemple chez nos rivaux. Cependant je puis me rendre cette justice, que je ne négligeai rien pour perfectionner l’instruction des marins de la Créole. Ils étaient tous du quartier de Saint-Malo, le quartier qui fournit les meilleurs matelots de France. Je les avais formés non-seulement à la manœuvre des voiles et à celle de l’artillerie, mais aussi, ce qui était plus rare en ce temps-là, au tir du fusil et au jet de la grenade. Il est vrai que le lieutenant en pied de la frégate, sans être un grand marin, — il n’avait pas reçu du ciel l’influence secrète, — était possédé au plus haut degré de la manie des exercices. Je me serais bien gardé de refroidir son zèle, n’eût-ce été que dans la crainte de le désobliger, et je fis sagement, car au bout de quelques mois j’avais incontestablement le meilleur équipage qui fût sur la rade de Lorient : mes gabiers étaient excellens, et mes canonniers n’auraient pas manqué à vingt ou trente brasses la coque d’une frégate. Tous les vaisseaux anglais n’auraient pu, quoi qu’on nous ait conté de leur habileté, se vanter d’en faire autant. Nous allions dans quelques semaines en avoir la preuve.
Le 19 février 1809, la flotte de lord Gambier, qui s’était maintenue jusqu’alors à la hauteur d’Ouessant, fut forcée par le mauvais temps d’abandonner son poste habituel de croisière. Une escadre française, composée de huit vaisseaux de ligne et de deux frégates, sortit à l’instant même de Brest et paient trois jours après devant le port de Lorient. Quatre vaisseaux anglais, sous les ordres du commodore Beresford, bloquaient étroitement ce port ; ils prirent chasse devant notre escadre. A six heures du soir, ces bâtimens se trouvèrent hors de vue. Les forces navales rassemblées sur la rade de Lorient furent informées, par l’envoi d’un aviso, que la mer était libre devant elles, et l’escadre de Brest, profitant d’une jolie brise de nord-ouest, poursuivit sa route vers le Pertuis-d’Antioche. A l’entrée de ce pertuis était mouillée, sous les ordres du contre-amiral Stopford, une autre division anglaise, composée de trois vaisseaux : le Cæsar, de quatre-vingts canons, le Donegal et le Defiance, de soixante-quatorze. Cette division, prévenue à temps par la frégate de sa majesté britannique l’Amethist, échappa, comme la division du commodore Beresford, au danger qui la menaçait. La brise cependant n’avait pas tardé à tomber. De tous les bâtimens mouillés sur la rade de Lorient, les trois frégates que je commandais furent les seules qui purent prendre la mer. Le 23 février, à neuf heures du matin, j’étais en dehors des passes, et je faisais route pour la rade de l’île d’Aix, où l’empereur avait voulu rassembler de tous les points du golfe de Gascogne une masse de forces assez imposantes pour se frayer aisément un passage jusqu’aux mers du Brésil et des Antilles. L’escadre de Brest avait disparu. Au moment où je donnais dans le canal de Belle-Isle, deux bâtimens anglais, cachés dans la baie de Quiberon, mirent sous voiles. L’un d’eux, le Dotherel, brick de dix-huit canons, se plaça dans les eaux de ma division et se tint à portée de l’observer. En même temps le sémaphore de Belle-Isle, interrogé sur la position de l’ennemi, me signalait quatre vaisseaux et une frégate se dirigeant vers l’entrée de Lorient. C’était la division du Commodore Beresford qui venait reprendre son poste de blocus. Le Commodore n’hésita point à laisser nos frégates continuer leur route pour aller s’opposer à la sortie des forces plus importantes qu’il avait mission de garder. Il se contenta de détacher sur nos traces la frégate l’Amelia.
La nuit fut très belle, mais fort obscure. Les frégates françaises se tinrent à portée de voix l’une de l’autre, en branle-bas de combat, masquant leurs feux et s’attendant à chaque instant à voir apparaître quelques-uns des croiseurs que les mouvemens de notre escadre avaient dispersés dans toute l’étendue du golfe. L’Amelia et le Dotherel avaient sur nous un grand avantage de marche, car nous étions chargés outre mesure des approvisionnemens nécessaires à une longue campagne. Malgré l’obscurité, ces deux bâtimens ne nous perdirent pas de vue. Au point du jour, nous avions franchi le canal de l’île d’Yeu; nous distinguions déjà la tour de la Baleine, lorsque les vents changèrent et soufflèrent du sud-est, c’est- à-dire du point même où nous voulions nous rendre. Dans cette direction, amenées vers nous par la brise, se montraient quatre voiles suspectes : l’une de ces voiles était la frégate la Naïad, qui, plus rapprochée de nous, venait de se couvrir de signaux; les trois autres appartenaient à l’escadre de l’amiral Stopford, chassée pendant la nuit précédente de l’entrée du Pertuis-d’Antioche. Je restai quelque temps en suspens sur le parti que je devais prendre. Je ne savais encore si j’avais devant moi une partie de l’escadre de Brest ou des bâtimens ennemis; mais bientôt le doute ne fut plus possible. Je fis signal à ma division de virer de bord, et je pris la bordée du nord-est. Cette manœuvre conduisit nos frégates à portée de canon des deux croiseurs qui nous avaient observés toute la nuit. Pour éviter de tomber sous notre volée, ces bâtimens durent laisser arriver vent arrière; mais bientôt l’Amelia s’aperçut que la Concorde, qui marchait moins bien que ses conserves, se trouvait séparée du reste de la division par une assez grande distance. Elle revint brusquement au vent et gouverna de manière à lui couper la route. Sans doute, lorsqu’il exécuta cette manœuvre hardie, le capitaine de l’Amelia pensait que, pressés comme nous l’étions par une division de vaisseaux, nous continuerions notre marche sans intervenir. La Concorde était, comme la Revanche, commandée par un des plus braves capitaines de notre marine. Loin de fuir le combat auquel on la provoquait, elle avait, semblable à un athlète qui dépose ses vêtemens sur l’arène, cargué ses basses voiles et ses perroquets pour être mieux en mesure de soutenir la lutte. Quelques minutes encore, et c’était une frégate perdue. Une ou deux volées, en hachant son gréement, allaient la livrer aux vaisseaux, qui déjà grossissaient à vue d’œil. Pour ne pas compromettre toute la division à la fois, je hélai à la Revanche de continuer sa route, et me portai seul avec la Créole à la rencontre de la frégate anglaise. Pardonnera-t-on ce petit mouvement d’orgueil à un homme qu’on n’a jamais accusé d’une suffisance excessive? Le moment où nous virâmes de bord pour venir en aide à la Concorde fut un beau moment dans ma vie. Les braves officiers de la Créole, j’en suis sûr, s’en souviennent encore. A notre approche, la frégate anglaise laissa de nouveau arriver, et, hissant ses bonnettes, se mit bientôt hors de portée de canon. Cependant les vaisseaux de l’amiral Stopford approchaient rapidement. Je me décidai à aller prendre le mouillage des Sables-d’Olonne, mouillage dangereux, semé de hauts-fonds, sans abri contre les vents du large, et où je pensais que l’ennemi hésiterait dans cette saison à nous poursuivre.
Vers dix heures du matin, nos frégates donnèrent dans la passe étroite que suivent les caboteurs. Les vaisseaux anglais continuaient de longer la côte. Nous avions à peine jeté l’ancre à quatre cents mètres environ de terre, et rectifié à la hâte notre ligne d’embossage, que nous vîmes l’ennemi s’engager hardiment entre les sables de la côte et les plateaux de roche que nous avions franchis. Les frégates l’Amelia et la Naïad s’arrêtèrent en dehors de la portée du canon, mais les vaisseaux s’avancèrent beaupré sur poupe, formés en ligne de bataille. Le Defiance, qui marchait en tête, mit sans hésiter le cap sur la Créole, au grand mât de laquelle il voyait flotter le guidon de commandement. Je crus un instant que ce vaisseau avait l’intention de nous enlever à l’abordage. Le feu des trois frégates, ou une brusque diminution du fond, le fit renoncer à ce projet. Il vint au vent en carguant ses huniers, et mouilla par le bossoir de tribord de la Créole à portée de pistolet. L’amiral Stopford (trente ans plus tard j’ai appris ces détails de sa bouche) n’approuvait pas la manœuvre du Defiance. Il se souvenait de la leçon que l’amiral Saumarez avait reçue à Algésiras, et trouvait que la prise ou la destruction de trois frégates ne valait pas la peina de compromettre un vaisseau. Le Cæsar et le Donegal restèrent donc sous voiles. La brise souillait de terre, et il était presque aussi facile de combattre en panne qu’au mouillage. Le Donegal s’arrêta par le travers de la Concorde, le Cæsar en face de la Revanche.
Le Defiance avait pris un parti vigoureux. Son feu, bien dirigé, devait à lui seul réduire ou couler bas nos trois frégates, mais la plupart de ses coups portèrent trop haut : ils ne firent pendant longtemps que hacher nos manœuvres et cribler notre mâture. Les canonniers du Defiance n’avaient probablement pas l’habitude de diriger leurs pièces sur un but aussi peu élevé au-dessus de l’eau que la coque d’une frégate. Chaque fois qu’une bouffée de brise venait faire une trouée dans le nuage épais qui nous enveloppait, ces canonniers devaient bien s’étonner, j’imagine, de nous retrouver encore à la surface. Un charme semblait nous protéger. Quelques projectiles cependant arrivaient bien de temps à autre à leur destination. De l’avant des porte-haubans de misaine au bossoir, dans un espace de quelques mètres carrés, on comptait dix-neuf boulets de 32 qui avaient traversé la frégate des deux bords. Les soldats de marine anglais, rangés sur la dunette du Defiance, occupaient une position dominante, d’où ils faisaient pleuvoir sur notre pont une grêle de balles. Les valets même, ces tampons de corde qu’on place dans le canon pour maintenir la charge, devenaient, dans un combat aussi rapproché, des projectiles presque aussi dangereux que les boulets ou la mitraille. Quelques-uns de ces valets, en tombant sur le pont, mirent le feu à bord de la Créole. Tout commencement d’incendie est chose grave dans un combat naval. J’animais les hommes occupés à puiser de l’eau le long du bord, lorsque je me sentis frappé d’un coup violent à la nuque. Je chancelai, et me serais affaissé sur moi-même, si je n’avais trouvé l’appui du bastingage. A la pâleur de mon visage, l’officier de manœuvre me crut mortellement atteint. Ce n’était qu’un des valets du Defiance qui m’avait étourdi. Je souffrais beaucoup, mais l’animation du combat me fit bientôt oublier la douleur.
Nous ripostions de notre mieux au feu du Defiance. Notre but à nous n’était pas de ceux qu’on peut manquer. Malheureusement un vaisseau de ligne a les côtes plus dures qu’une frégate. Après une heure et demie de combat, le Defiance ne comptait encore qu’une trentaine d’hommes tués ou blessés ; mais la mer commençait à baisser : l’amiral Stopford fit signal à son escadre de prendre le large, et en donna lui-même l’exemple en mettant le cap au sud-ouest. Le Defiance dut se disposer à appareiller. En ce moment, il se trouvait seul contre trois. Pour abattre au large, il dut filer son embossure, c’est-à-dire le câble qui lui faisait présenter le travers aux frégates. Au lieu de sa batterie, il nous montra sa large poupe presque dégarnie de feux. En quelques minutes, nos canons y eurent pratiqué une brèche où, selon l’expression familière à nos adversaires, un carrosse à quatre chevaux aurait pu passer. Les deux sabords de retraite n’en faisaient plus qu’un. Le feu du Defiance, tout occupé de son appareillage, avait alors cessé. Nous cherchâmes des yeux son pavillon ; on n’en voyait plus flotter à la corne. Sa brigantine avait été traversée par plus de vingt boulets, et probablement un de ces projectiles avait coupé la drisse qui supportait les couleurs anglaises. Il n’y eut qu’un cri à bord de la Créole. « Le vaisseau est rendu ! le vaisseau vient d’amener. » Nos acclamations trouvèrent de l’écho à bord de la Concorde et de la Revanche, et on dut les entendre au loin dans la campagne. Un singulier hasard avait réuni sur les trois frégates de cette division des officiers que leur rare intelligence, non moins que leur intrépidité, devait porter un demi-siècle plus tard à la tête d’un corps dont quelques-uns d’entre eux sont encore l’honneur. Le souvenir du 24 février 1809 s’est ainsi perpétué dans nos rangs, moins encore par l’éclat de cette action même que par les noms si chers à la marine de ceux qui y prirent part. Ce fut un de ces braves officiers que je chargeai de se rendre à bord du Defiance pour y enlever le capitaine et le déposer à terre : folle mission qui pourtant fut acceptée avec enthousiasme ; mais pendant que le canot de la Créole s’armait à la hâte, le Defiance avait hissé son petit hunier. Un boulet d’une de nos frégates en coupa la drisse ; le hunier retomba sur le chouque. Ce furent de nouveaux cris de victoire. Le Cæsar, suivi du Donegal, se trouvait alors à près de deux milles dans le sud, et par conséquent hors de portée de prêter au Defiance un secours immédiat. Si ce dernier vaisseau, au lieu d’abattre du côté du large, eût, comme il pouvait le craindre après cette avarie, abattu du côté de la terre, il était bien à nous. La fortune lui vint malheureusement en aide ; le vent enfla ses focs du côté favorable. Dès qu’il eut le cap dans la direction voulue, il s’éloigna lentement du théâtre de ce long combat ; il s’enfuit, mais en Parthe, en nous envoyant pour adieux un feu de file dont presque tous les coups arrivèrent à leur adresse.
L’amiral Stopford avait pris une résolution hardie en venant nous attaquer sur une rade foraine, où ses vaisseaux se seraient échoués s’ils s’étaient laissé surprendre par la basse mer ; mais j’ose dire qu’il ne s’attendait pas à la résistance qu’il allait rencontrer. Auquel des deux adversaires demeurait la victoire ? L’escadre anglaise s’éloignait : nous restions à notre poste, flamme et pavillon déployés, défiant pendant cinq jours de suite l’ennemi de recommencer. Le vaisseau anglais qui avait supporté presque seul tout le poids de l’action laissait entre nos mains un gage de sa brusque retraite : son ancre et soixante-quinze brasses de câble. J’ignore pour quel motif le rapport officiel publié sur cette affaire par l’amirauté anglaise essaya d’établir que le Defiance avait mouillé à 600 mètres de nos bâtimens. Heureusement pour la réputation du capitaine Hotham et pour la nôtre, le Defiance avait laissé sur la rade des Sables un témoignage irrécusable de l’espace qui le séparait de la Créole. La bouée de l’ancre dont il avait coupé le câble n’était qu’à trente brasses de celle de la frégate. J’en avais déjà la conviction, mais le combat que je venais de soutenir me le prouvait bien mieux encore. Depuis que nous avions raffermi la discipline dans notre flotte, les Anglais ne nous étaient pas supérieurs. Ils avaient sur nous l’ascendant que donne une longue série de victoires, la confiance qu’inspire l’avantage du nombre. Ils savaient qu’au bruit du canon quelque auxiliaire ne tarderait pas à leur venir en aide, tandis que toute voile inconnue nous était à l’avance suspecte. La guerre offrait donc à l’ennemi tout l’attrait et toutes les ressources que présente la guerre offensive; mais le jour où nous eussions eu une marine numériquement comparable à la sienne, — et pourquoi ne l’aurions-nous pas eue sous l’empire aussi bien que sous le règne de Louis XVI ou sous celui de Louis XIV? — ce jour-là, de braves gens n’auraient plus eu d’excuses pour se laisser battre, et la palme eût, suivant la devise de Nelson, appartenu au plus digne.
Nos frégates, dont les câbles avaient été coupés par le feu de l’ennemi, s’étaient échouées vers la fin du combat. Aussitôt que les vaisseaux anglais se furent éloignés, je m’occupai de les remettre à flot, car je m’attendais à une nouvelle attaque. Le jour même, à dix heures du soir, la Créole, la Revanche et la Concorde avaient repris leurs postes à deux encablures environ de la plage. Au lever du soleil, on aperçut des bâtimens ennemis qui s’étaient établis en croisière, à quelques lieues au large. La saison devenait chaque jour moins rigoureuse. Nous devions donc nous attendre à être gardés à vue jusqu’au retour de l’hiver, ou jusqu’au moment où l’escadre de Rochefort se chargerait de nous débloquer. La rade des Sables n’est pas tenable avec les vents du large. Il n’y avait qu’un parti à prendre pour sauver nos frégates : c’était de les faire entrer, après avoir réduit leur tirant d’eau, dans la petite darse des Sables. Là, nos bâtimens, échoués sur la vase pendant une partie de la marée, attendraient tranquillement une circonstance favorable qui permît de les conduire à Rochefort, à Nantes ou à Lorient. Je fis mettre à l’instant en réquisition tous les bateaux de pêche du pays, et l’on travailla avec ardeur au débarquement des poudres, de l’artillerie, des vivres et de tous les objets d’armement. Pendant cette opération, les vents, comme je l’avais prévu, passèrent au sud-ouest. Les frégates chassèrent et s’échouèrent de nouveau. Le mauvais temps heureusement dura peu; d’incroyables efforts parvinrent à remettre une seconde fois la Créole et la Revanche à flot. Le cinquième jour après le combat, les deux frégates, entièrement allégées, entrèrent dans le port des Sables. La Concorde seule ne se releva pas de ce second échouage : c’était un vieux bâtiment dont la coque n’offrait pas autant de résistance que celle de la Créole et de la Revanche. A force de talonner sur le sable et les roches, elle détacha la partie inférieure de sa carène, et bien que de loin elle parût encore flotter, il n’y avait plus d’attachés à ses ancres que les ponts, séparés de la cale qui jadis les portait.
Cette frégate isolée, dont ils ne soupçonnaient pas la ruine, tenta la convoitise des Anglais. La frégate de sa majesté britannique l’Alcmène vint mouiller à une lieue de l’entrée du port des Sables. A la nuit close, elle détacha un canot vers la Concorde pour reconnaître de plus près la position. Nous étions heureusement sur nos gardes : quatre canots armés en guerre se mirent à la poursuite de l’embarcation anglaise. L’officier qui les commandait manœuvra avec habileté. Il coupa la retraite à l’ennemi et s’empara de son canot, monté par quinze hommes et un midshipman. Parmi ces prisonniers se trouvait un mousse français âgé de quatorze ans ; nous interrogeâmes ce mousse, et nos aspirans firent de leur côté causer le midshipman. Nous apprîmes ainsi que l’escadre anglaise, en croisière devant les pertuis, venait d’être réduite de onze vaisseaux à neuf, par suite du renvoi en Angleterre du Defiance, escorté par le Triumph; mais des renforts considérables étaient attendus, et une grande quantité de brûlots devaient, d’un jour à l’autre, venir se joindre à la flotte. Tout annonçait l’intention de tenter un grand effort pour détruire les onze vaisseaux et les quatre frégates que nous avions réunis sur la rade de l’île d’Aix.
L’importance de ces nouvelles me détermina à expédier immédiatement une estafette au préfet maritime de Rochefort pour qu’il en avisât l’amiral qui commandait en chef notre escadre. Je savais que la rade de l’île d’Aix était sans défense contre l’attaque combinée d’une flotte de guerre et d’une flottille de brûlots. Il n’y avait qu’un moyen infaillible de parer à ce double danger, c’était de remonter la Charente. L’amiral français pensa qu’il lui suffirait de se couvrir par une estacade : on sait quelles furent les conséquences de cette fâcheuse décision. Le 11 avril 1809, par une nuit des plus noires, le vent de nord-ouest soufflant avec violence, la marée conspirant avec le vent, les premiers brûlots anglais rompirent l’estacade. La panique se mit dans l’escadre française. La plupart des vaisseaux coupèrent leur câble et allèrent s’échouer où le vent les porta. Le lendemain, une division de frégates et de bâtimens légers, aux ordres de lord Cochrane, entrait dans la rade de l’île d’Aix, et détruisait une partie des bâtimens, qui s’étaient mis dans l’impossibilité de se défendre. Un esprit de vertige semblait s’être emparé, dans cette affreuse nuit et dans les journées qui suivirent, des plus braves capitaines. Des vaisseaux que l’ennemi n’avait pas même attaqués furent abandonnés par leurs équipages, et des hommes qu’avaient illustrés maints combats héroïques partagèrent la faiblesse commune. La mollesse de lord Gambier, le courage et le sang-froid de quelques-uns de nos officiers, préservèrent seuls l’escadre française d’une ruine totale. Nous ne perdîmes que quatre vaisseaux et une frégate. Les Anglais avaient dépensé pour cette expédition plus de 16 millions : le résultat obtenu était hors de proportion avec les dépenses; mais le dommage moral causé à notre marine fut bien autrement sérieux que le tort matériel. Au moment où cette marine aspirait à renaître, où elle pouvait se flatter de grandir, elle s’étonna de ne plus trouver de sécurité sur les rades mêmes où elle avait pendant seize ans bravé les efforts de l’ennemi. La confiance de nos équipages, que tant de revers n’avaient pas détruite, se sentit ébranlée, et pour la première fois peut-être depuis 1793, on les entendit vanter l’audace de nos ennemis. Ce fut là, ainsi que l’écrivait un des officiers qui assistèrent au désastre du 11 avril 1809, le plus grand tort que nous firent les Anglais. L’empereur ne s’y trompa point. Il voulut laisser au temps le soin de détruire cette fâcheuse impression. A dater de cette époque, il limita ses plans, renferma ses escadres dans les ports, et demanda au blocus continental la ruine de l’Angleterre. De leur côté, les escadres britanniques ne laissèrent plus un port de la Méditerranée ou de l’Océan qui ne fût observé. Leurs divisions s’échelonnèrent sur tout notre littoral, de Dunkerque à Bayonne, de l’Espagne à la Sicile. Le port des Sables eut l’honneur de partager avec la rade de l’île d’Aix la surveillance de leurs croisières. Dans le nouveau système qu’il avait adopté, l’empereur ne demandait point à son ministre de la marine d’éclatans succès, mais il ne voulait pas de revers. L’amiral Decrès ne se soucia point d’exposer nos deux frégates à être interceptées dans leur trajet du port des Sables à Rochefort. Il jugea plus prudent de les vendre au commerce. Ainsi furent perdus, pour le service de la flotte, ces deux navires, si énergiquement défendus contre l’ennemi et sauvés de la tempête au prix de tant d’efforts.
En 1809, on n’était point prodigue de faveurs envers la marine; mais je dois dire aussi qu’on ne recherchait pas ces récompenses avec une ambition démesurée. La modération de nos vœux ne venait pas seulement de la modération de notre caractère : elle prenait plutôt sa source dans le prestige dont l’opinion publique entourait alors des positions qu’on a fini par considérer aujourd’hui comme des positions subalternes. Le grade de colonel était le plus beau grade de l’armée; celui de capitaine de vaisseau, le plus beau grade de la marine. Je me crus donc magnifiquement payé du combat des Sables par le commandement d’un vaisseau de quatre-vingts canons. Ce bâtiment, pareil à celui qui avait porté le pavillon de l’amiral Latouche-Tréville, se nommait le Borée. Je reçus l’ordre d’aller l’armer à Lorient, et j’obtins la faveur bien précieuse d’emmener avec moi les marins de la Créole, qui formèrent ainsi le noyau de mon nouvel équipage. Vers la fin du mois d’avril, quelques jours après le désastre de l’île d’Aix, je partis des Sables à la tête de ces braves gens, tout heureux de ne pas séparer leur fortune de celle de leurs officiers et de leur capitaine. Nous cheminâmes ainsi à petites étapes, et dans les premiers jours de mai 1809 nous arrivâmes au lieu de notre destination. L’accueil que nous reçûmes partout sur notre passage, particulièrement celui que nous trouvâmes à notre entrée à Lorient, étaient bien faits pour flatter notre amour-propre. La musique du régiment d’artillerie de marine nous attendait à Kérautré, où s’était déjà réunie toute la population de Lorient. Arrivés sur le Champ-de-Bataille, nos marins furent passés en revue par le préfet maritime, qui leur adressa une allocution chaleureuse et les félicita, dans les meilleurs termes, de leur belle conduite. Cet excellent homme ne s’en tint pas là. Le 12 mai 1809, il écrivit au ministre de la marine une courte dépêche que je ne puis m’empêcher de citer, car je la regarde comme la meilleure pièce de mon dossier. « J’ai l’honneur de vous annoncer, disait-il à l’amiral Decrès, que l’état-major, ainsi que l’équipage de la frégate la Créole, au nombre de trois cent vingt hommes tout compris, est arrivé hier après-midi en ce port... Le capitaine de vaisseau P. J..., qui m’a remis cet équipage dans le meilleur état, n’a pas perdu un seul homme, parce que chacun de ses marins, lui étant dévoué, n’aspire qu’au bonheur de se trouver de nouveau au poste d’honneur sous ses ordres. »
Si j’avais mis peu d’empressement à faire valoir mes droits aux faveurs du ministre, je ne me croyais pas autorisé à montrer le même désintéressement pour les officiers qui m’avaient si bien secondé. J’avais donc adressé à l’amiral Decrès de nombreuses demandes de récompenses qui ne furent point écartées, mais qui furent assez froidement accueillies. Le ministre me fit répondre qu’il fallait attendre la première promotion. Je ne trouvais ce retard ni juste ni politique; je m’en plaignis donc avec une certaine amertume, et je commis la faute de comparer le combat des Sables à celui du vaisseau le Guillaume-Tell, en rappelant les avancemens que l’amiral Decrès avait à cette occasion obtenus pour ses officiers. Je ne reçus pas de réponse à ma lettre, mais le ministre chargea mon frère de m’inviter à ne plus faire de comparaisons qui le désobligeaient. Je ne savais pas alors que, dans ce combat du Guillaume Tell, on avait plus admiré le courage du commandant que son talent de manœuvrier. Du reste, les officiers et les aspirans de ma division ne perdirent rien à ma vivacité : ils ne furent pas oubliés dans la promotion, qui ne tarda pas à paraître.
Tout semblait alors me sourire. Le vaisseau le Borée, dont l’équipage avait été complété par l’embarquement de deux cents soldats d’artillerie de marine, était en état de présenter le travers à n’importe quel vaisseau anglais, j’en avais la confiance, et mes braves marins, qui se souvenaient du combat des Sables, l’avaient aussi. Trois autres vaisseaux, dont l’armement avait été préparé par mes mains, s’étaient depuis trois mois rangés sous mes ordres. Ils composaient avec le Borée une division dont le commandement devait me fournir l’occasion de gagner mon brevet de contre-amiral. J’étais loin, en ce moment, de prévoir l’affreux malheur qui me menaçait. Le frère que j’aimais si tendrement, et qui avait été l’ange gardien de ma carrière, avait vu sa santé, jusque-là si robuste, s’altérer subitement. Il avait voulu qu’on me dissimulât la gravité de sa situation : il savait que si je l’eusse soupçonnée, j’aurais tout quitté pour aller lui prodiguer mes soins. Aussi m’écrivait-il régulièrement tous les jours. Ses lettres n’étaient que l’expression affectueuse de sa tendresse pour moi et de sa sollicitude pour mon avenir. Il ne me parlait jamais de ses souffrances. La nouvelle de sa mort me frappa comme un coup de foudre. Je me sentis sans force et sans courage contre une pareille épreuve. Bien des années se sont écoulées depuis ce déplorable événement; le temps, qui efface, dit-on, tous les souvenirs, n’a pas encore effacé celui-là de mon cœur.
Est-il donc vrai qu’un malheur n’arrive jamais seul? Le destin prendrait-il en effet plaisir à accabler ceux que sa colère a frappés? J’étais encore consterné de la perte cruelle que je venais de subir, lorsque j’appris que la division dont le commandement eût pu seul apporter quelque distraction à ma douleur allait m’être enlevée. L’officier-général qui commandait l’escadre de l’île d’Aix dans la nuit du 11 avril 1809 avait été envoyé à Toulon pour s’y mettre à la tête d’une flotte de vingt-cinq vaisseaux. Son crédit avait survécu à un désastre dont on n’avait point voulu rechercher trop minutieusement l’origine; il ne put résister aux plaintes unanimes que soulevèrent des violences et des emportemens dont la marine a gardé la mémoire. On ne savait que faire de ce vice-amiral tombé en disgrâce, car on tenait encore à le ménager : on n’imagina rien de mieux que de lui offrir les quatre vaisseaux mouillés en rade de Lorient. Une lettre ministérielle du 25 avril 1811 m’annonça que cet officier-général allait arborer son pavillon sur le vaisseau même que je montais. C’était là un double désappointement; pendant deux mois, j’eus le courage de dévorer les ennuis inhérens à une position qui n’est supportable qu’avec un officier-général qu’on estime et dont on possède la confiance. Enfin le 15 juin 1811, grâce à l’intervention de l’amiral Ganteaume, j’obtins de quitter ce vaisseau, qui avait si longtemps fait mon orgueil, mais où je ne pouvais plus rester sans me trouver exposé chaque jour à manquer gravement à la discipline. Le capitaine du Marengo passa sur le Borée, et je le remplaçai à bord de son vaisseau. En fait de bâtiment, je n’avais pas gagné au change. Le Borée était un vaisseau de quatre-vingts canons, le Marengo n’était qu’un vaisseau de soixante-quatorze. Le premier était presque neuf, admirablement disposé pour la mer et pour le combat; le second était tellement arqué, que de l’avant on ne voyait pas les genoux d’un homme qui se promenait sur l’arrière; il était si extraordinairement tordu, qu’il donnait la bande à tribord derrière et à bâbord devant. Je ne puis mieux le comparer qu’à ce fameux Redoutable qui coula sur place après le combat de Trafalgar. Le personnel du Marengo heureusement n’était sous aucun rapport inférieur à celui du Borée. Si ce dernier vaisseau, pour composer le fond de son équipage, avait eu les marins de la Créole, le Marengo s’était recruté dans de meilleures conditions encore. La plupart des matelots du Marengo provenaient de cette glorieuse division de frégates qui avait fait trembler les mers de l’Inde jusqu’au moment de la capitulation de l’île de France. Presque tous avaient reçu le baptême du feu; ils étaient habitués à vaincre, et j’étais certain que la vue d’un vaisseau anglais ne leur rappellerait que leurs triomphes passés.
Ces excellens élémens avaient formé, avec l’adjonction de nombreux conscrits, le 24e équipage de haut-bord. L’équipage du Borée composait le 11e, car, il faut bien le remarquer, le système des équipages permanens, souvent modifié dans ses détails, mais toujours respecté dans son principe, a eu son origine sous l’empire. Un jour vint où le grand capitaine auquel on a reproché, non sans raison, d’avoir trop souvent méconnu les nécessités de la guerre maritime les comprit au contraire admirablement : c’est le jour où il cessa de considérer nos forces navales comme un enjeu sacrifié d’avance au succès de combinaisons gigantesques. Nous n’avions plus ni matelots, ni commerce; il fallut bien entreprendre de fonder avec des recrues une marine nouvelle. L’empereur n’hésita pas à prendre pour base de cette marine la permanence des armemens et l’invariable fixité des équipages. Ce n’était pas là le rêve d’un utopiste; c’était simplement une idée pratique, car, ne pouvant faire revivre ce qui nous manquait, on cherchait courageusement à y suppléer; c’était une idée juste, car on n’eût point eu d’objection à lui opposer, s’il n’y avait eu pour les conscrits de la marine cette terrible épreuve épargnée aux conscrits de Lutzen et de Bautzen : le mal de mer. En politique néanmoins, il faut quelquefois savoir fermer les yeux sur les inconvéniens qu’on ne peut éviter.
Le nouveau système imposé par de fatales circonstances à notre marine exigeait de fréquens exercices. Il fallait instruire nos escadres dans le port, puisque nous renoncions très sagement à faire leur éducation à la mer. La rade de Lorient n’offrait point l’espace nécessaire pour les évolutions de quatre vaisseaux : elle laissait au contraire à l’ennemi mouillé sous l’île de Groix toute facilité pour bloquer cette division. L’officier-général qui nous commandait reçut l’ordre de saisir la première occasion de passer de Lorient à Brest. Nous nous préparâmes immédiatement à l’appareillage, et nous n’attendîmes plus pour mettre sous voiles que le moment où la croisière anglaise serait amenée, par une éventualité quelconque, à se relâcher de sa surveillance. Pour qui n’a point vécu dans les temps agités au milieu desquels se sont écoulés mon âge mûr et ma jeunesse, la résolution que je pris à l’annonce de ce prochain départ demeurera inexplicable. Je sollicitai sur-le-champ du ministre de la marine l’autorisation d’unir mon sort à celui d’une femme que j’aimais en secret depuis deux ans. Jusqu’alors je ne m’étais point senti le courage de lui offrir ce triste don, gage de tant d’inquiétudes et de souffrances, qu’on appelle l’amour d’un marin; mais je pensai qu’au sortir du port nous pourrions rencontrer l’ennemi, et je voulais, dans le cas où je trouverais la mort sur le champ de bataille, laisser à la femme dont mon cœur avait fait choix mon nom et ma chétive fortune. Le jour même où je contractai cette union, nous n’attendions que l’heure de la marée favorable pour appareiller. La marée venue, le vent manqua, l’ennemi reparut devant les passes, et nous restâmes encore un mois sur la rade de Lorient.
Un matin enfin, le 8 mars 1812, les sémaphores signalèrent qu’un des quatre vaisseaux de la croisière anglaise qui se tenait habituellement mouillée sous l’île d’Yédik, à l’entrée de la baie de Quiberon, venait de se jeter à la côte. Cet événement, qui nous donnait sur l’ennemi la supériorité du nombre, concordait avec une marée favorable. Après une longue indécision, l’amiral se décida enfin à faire le signal de mettre sous voiles. Je pensais qu’une fois hors des passes nous allions nous mettre à la poursuite de l’ennemi et profiter d’une si belle occasion de l’anéantir : il n’en fut rien. J’hésite aujourd’hui à blâmer une prudence dont je ne pouvais apprécier qu’imparfaitement les motifs ; mais en 1811 je ne me cachais pas pour gémir d’une tactique qui paralysait l’ardeur de nos braves équipages, et qui faisait presqu’un devoir de la timidité à des gens dont la première vertu est d’être téméraires.
Aussitôt que l’escadre française, composée de quatre vaisseaux et de deux corvettes, fut réunie dans le canal de l’île de Groix, elle serra le vent pour se diriger sur le port de Brest. Je ne tardai pas à m’apercevoir que le Marengo avait un grand désavantage sur ses compagnons. Non-seulement il marchait beaucoup moins bien qu’eux, mais il dérivait infiniment plus et gouvernait mal. Le 10 mars, nous avions dépassé la baie d’Audierne ; le vent, qui soufflait du nord-est, était contraire pour gagner la rade de Brest, distante encore d’une quinzaine de lieues. L’escadre continuait à gouverner ainsi au large d’Ouessant. À neuf heures du matin, une voile fut signalée derrière nous. C’était la frégate anglaise la Diana, qui nous observait. Vers trois heures de l’après-midi, cette frégate fut rejointe par le vaisseau de 74 le Pompée. Ces deux bâtimens étant sous le vent, nous pouvions à notre gré les attaquer ou les éviter. Nous prîmes le dernier parti : il faut dire que presque en même temps deux autres voiles se montraient à l’horizon, mais cette fois du côté du vent. Ces deux voiles étaient les vaisseaux de 74 le Poitiers et le Tremendous. Ils ne nous eurent pas plutôt aperçus qu’ils laissèrent arriver sur nous, et, malgré l’impossibilité où se fussent trouvés la Diana et le Pompée de les secourir, ils s’attachèrent obstinément à nos pas. Je veux croire, pour l’honneur de notre amiral, qu’il était lié par ses instructions, puisqu’il ne fit rien pour mettre un terme à cette imprudente poursuite. Peut-être craignit-il, s’il attendait ces deux vaisseaux ou s’il se portait à leur rencontre, de donner l’éveil à quelque autre escadre anglaise, car l’ennemi était alors partout, et, où il n’était pas, notre imagination frappée croyait encore le voir. La nuit vint cacher cette manœuvre de son manteau et nous dérober à la vue des deux persévérans limiers qui ne voulaient point abandonner nos traces. Le 11, au point du jour, nous les apercevions encore, mais vers deux heures de l’après-midi une brume épaisse enveloppa l’horizon et obligea le Tremendous et le Poitiers à lever la chasse. Du reste, si je m’exprimai à cette époque avec une certaine vivacité sur cette humiliante retraite de quatre vaisseaux français devant deux vaisseaux ennemis, je dois, pour être juste aujourd’hui, ajouter que la croisière anglaise de Lorient avait reconnu notre absence de ce port le lendemain même de notre départ, qu’elle s’était mise sans perdre un instant à notre recherche, et que le 11 au soir trois de ses vaisseaux, le Tonnant, le Bulwark et le Colossus, venaient se joindre au Pompée, au Poitiers et au Tremendous. Une résolution plus hardie eut donc pu nous entraîner dans un combat inégal, et c’est ce que, sous aucun prétexte, n’avait autorisé le ministre.
Notre amiral avait fait plusieurs croisières heureuses dans sa vie ; il avait acquis ainsi la réputation, non pas d’un grand homme de guerre, mais d’un homme de mer fort habile. Nul mieux que lui, disait-on, ne savait se rendre invisible. Je faisais peu de cas de ses talens, mais c’était peut-être défaut de sympathie de ma part. Toujours est-il que pour entrer à Brest il prit un moyen fort adroit, dont personne, ce semble, ne s’était avisé avant lui. Il alla, dès qu’il fut délivré de la poursuite du Poitiers et du Tremendous, s’établir en croisière sur le parallèle des cinq grosses têtes. Ces prétendues roches, placées à l’ouvert du golfe de Gascogne, étaient autrefois la terreur des navigateurs. On les a depuis quelques années effacées de nos cartes, car aucun document certain n’en a pu prouver l’existence, et il est fort probable que le premier capitaine qui les a signalées aura pris quelque glace flottante ou quelque carcasse de navire abandonné pour des roches ; mais en 1812 il n’y avait pas de marin qui n’évitât soigneusement de se mettre en position de les rencontrer. Il en résulta que nous pûmes attendre fort tranquillement dans ces parages qu’un coup de vent de sud-ouest éloignât des côtes de Bretagne les vaisseaux qui sans doute nous y attendaient et nous permît de faire route vers le port. Cependant, si nous adoptâmes le meilleur parti pour notre sécurité, nous nous privâmes aussi de l’avantage de rendre notre sortie fructueuse. Nous ne capturâmes que quelques navires de commerce de peu de valeur que nous détruisîmes à l’instant.
Pendant dix ou douze jours, l’escadre resta à la cape sous la misaine, avec de gros vents de nord-est et une mer très dure. Les vents passèrent enfin au sud-ouest grand frais. Nous en profitâmes pour nous diriger sur le port de Brest. Le temps était fort brumeux : depuis plusieurs jours, nous n’avions pu obtenir de latitude ; nous n’avions pour nous guider dans notre atterrage d’autres indications que celles de la sonde, indications toujours fort incertaines. Toutefois la diminution du fond et le changement de couleur de l’eau témoignaient que nous étions peu éloignés des côtes de Bretagne. En effet, le 29 mars 1812, vers les dix heures du matin, celui de nos vaisseaux qui marchait en tête signala devant nous les rochers de Penmarch. Peu après, nous aperçûmes nous-mêmes du pont du Marengo toutes les plages qui forment le fond de la baie d’Audierne. Dans cette position, nous pouvions craindre que, si le vent passait au nord-ouest, nous fussions trop affalés pour nous relever de la côte. La mer n’était pas très grosse, mais le vent soufflait avec une violence extrême. Les vaisseaux naviguaient sur deux colonnes. Les corvettes avaient été détachées en avant : elles cherchaient à découvrir le bec du Raz, une des pointes extrêmes du Finistère, qui forme avec la petite île de Sein un des trois passages par lesquels on arrive au goulet de la rade de Brest.
Dès que le cap eut été reconnu par les corvettes, nous vînmes au vent pour le laisser sur notre droite. Toutes ces manœuvres ne se firent pas avec le calme que je mets à les raconter : il régnait encore une grande indécision sur notre position réelle, et la moindre erreur nous conduisait à une perte certaine. Je marchais par le travers du Borée, m’en tenant à une centaine de mètres à peu près du côté du vent, lorsque, par un mouvement d’une brusquerie tout à fait imprévue, ce vaisseau vint mettre son beaupré dans mes grands haubans. La manœuvre que je dus faire pour éviter un affreux abordage me priva de mon grand hunier, qui fut déchiré et emporté en lambeaux par le vent. Une pareille avarie dans une position aussi critique pouvait avoir les suites les plus funestes. Mon vaillant équipage montra heureusement dans cette circonstance ce qu’il savait faire. En moins d’une demi-heure, un nouveau hunier fut en vergues, et le Marengo prenait son poste dans la ligne de bataille que l’amiral venait de donner l’ordre de former. Nous étions le vaisseau de queue ou serre-file de cette ligne. Le serre-file d’une ligne est toujours plus compromis que les autres vaisseaux, et c’est lui qui mérite par-dessus tout la sollicitude d’un habile amiral. Les vaisseaux de tête franchissent sans le moindre risque bien des obstacles insurmontables pour la queue de la ligne, car l’effet des courans et de la dérive la porte insensiblement sous le vent. Le serre-file devrait donc être un des meilleurs vaisseaux de l’armée. Le Marengo était de beaucoup le pire. L’amiral, monté sur un magnifique navire qui marchait et évoluait mieux que la plus légère des frégates, s’avançait fièrement en tête de son escadre sans se préoccuper de ce qui se passait derrière lui; mais moi, qui jugeais bien les dangers de ma position, j’étais loin d’être sans inquiétude. J’avais demandé par signal liberté de manœuvre : on me répondit de rester à mon poste. Pour m’y maintenir, j’étais obligé de porter beaucoup plus de voiles que les autres vaisseaux. A mesure que nous approchions de l’entrée du Raz, la mer devenait affreuse. Notre gaillard d’avant tout entier se plongeait dans la lame. A chaque instant, je m’attendais à voir tomber la mâture. Plusieurs haubans s’étaient déjà rompus. S’il y avait eu un espace suffisant entre le vaisseau et la terre pour exécuter cette évolution, je n’aurais pas hésité à virer vent arrière et à me porter au large, aimant encore mieux enfreindre les ordres de l’amiral que de périr. Engagés comme nous l’étions, il fallait continuer à courir sous les mêmes amures et se résigner à toutes les chances du plus terrible naufrage. L’amiral finit cependant par s’apercevoir des périls de notre situation : il laissa chaque capitaine libre de sa manœuvre pour la sûreté de son bâtiment. Cette tardive décision en effet ne pouvait plus rien pour le Marengo. La route nous portait sous le vent de la Vieille, la dernière des roches qui prolongent la pointe du Raz. Nous n’avions d’espoir que dans l’influence du courant qui tourbillonne autour de cet écueil, et qui pouvait miraculeusement nous le faire doubler. Ce fut alors que je pus apprécier toute la valeur de mon excellent équipage. Le silence le plus profond régnait à bord; on n’entendit pas un cri, on ne vit pas un signe de faiblesse. Chacun, attentif aux ordres que je donnais, ne songeait qu’à les exécuter. S’il y eut en ce moment quelque symptôme de crainte, ce ne fut que parmi nos prisonniers. Comme je l’avais prévu, le courant, quand nous nous fûmes rapprochés de la Vieille', nous soutint un peu contre l’effort du vent. Nous parvînmes à doubler ce danger, sur lequel la mer déferlait avec une incroyable furie; mais nous en passâmes à peine à quelques brasses. Ainsi se vérifia pour nous ce vieux proverbe recueilli par le vice-amiral Thévenard : Qui a passé le Raz sans malheur ne l’a pas passé sans peur.
Les vents se maintinrent au sud-ouest grand frais; la croisière ennemie avait dû prendre le large. L’escadre se dirigea donc sur le goulet de Brest, et le soir même, avant que la nuit fût close, elle jetait l’ancre sur la rade, à côté du vaisseau le Nestor, le seul vaisseau qui, avec quelques frégates, fût mouillé en ce moment devant le premier port de l’empire. L’arrivée de notre division fut un grand événement pour ce port, condamné depuis plusieurs années à la solitude. La population de Brest n’a point d’autre industrie que le service de l’état; c’est pour ainsi dire son unique moyen d’existence. Aussi l’absence de nos forces navales était-elle pour cette ville une calamité véritable : une profonde misère en était la conséquence naturelle. Pendant que, grâce aux efforts d’un gouvernement qui réparait magnifiquement ses fautes, nous comptions à la fin de 1811 près de soixante vaisseaux armés, dix-huit dans l’Escaut, sept au Texel, deux à Cherbourg, quatre à Lorient, trois à Rochefort, dix-sept ou dix-huit à Toulon, cinq ou six à Gênes, à Venise et à Naples, la ville de Brest restait veuve de ses escadres et ne voyait plus d’autres bâtimens que ceux mêmes qui sortaient de sa rade. Notre arrivée fut donc saluée par une joie unanime et nous valut le plus cordial accueil. Pour moi, j’allais retrouver ma famille. Les fonctions de mon père l’avaient fixé à Brest, et cette ville si bonne, si patriotique, si hospitalière, est restée depuis lors ma patrie adoptive. Ma femme, partie de Lorient le lendemain même de notre départ, était venue m’y attendre. Je lui avais donné l’espoir que l’escadre y arriverait avant elle. Vingt jours s’étaient écoulés, et l’on n’avait encore aucune nouvelle de nos vaisseaux. Nous pouvions aussi bien être sur le chemin de Portsmouth ou de Plymouth que sur celui de Brest. Qu’on juge des inquiétudes d’une jeune femme séparée dans de telles circonstances de son mari; mais les peines passées ne sont heureusement qu’un songe, et lorsqu’un canot du port l’amena le long du Marengo, ma pauvre femme oublia bien vite ce trop véridique dicton, qui devait prendre naissance sous le ciel mélancolique de la Bretagne : Femme de marin, femme de chagrin !
On a souvent reproché aux marins français l’absence de discipline. Ce reproche est-il bien fondé? Sans doute une révolution qui avait passé le niveau sur toutes les têtes ne pouvait manquer de relâcher pendant quelque temps les liens de la subordination dans la marine aussi bien que dans l’armée; mais lorsque l’édifice social se fut raffermi, le salutaire principe de l’obéissance passive ne fut plus que bien rarement méconnu dans nos rangs. On le vit respecté dans notre escadre alors même que le chef semblait s’aliéner à plaisir l’estime et l’affection de ses subordonnés. Pendant près de deux ans, j’ai été témoin des plus déplorables scènes; je n’ai jamais été témoin d’un acte sérieux d’indiscipline. Les plaintes trop fondées auxquelles donnait lieu un caractère violent et fantasque, dont la bizarrerie touchait presque à l’extravagance, finirent par arriver jusqu’aux oreilles de l’empereur. Le ministre Decrès reçut l’ordre de chercher un autre commandant pour l’escadre de Brest : il fit choix d’un des officiers qui venaient de s’illustrer dans les mers de l’Inde, et cet honneur, décerné à une glorieuse carrière, fut un plus grand service rendu à la discipline que ne l’eussent été tous les lits de justice ministériels et tous les conseils de guerre. Le commandement de l’escadre m’avait été remis par l’amiral tombé en disgrâce, plus soucieux d’aller se justifier que d’attendre son successeur. J’avais quelques titres peut-être à conserver cette position, qui n’eût été, avec le grade d’officier-général, que le juste prix de mes services : j’aurais pu invoquer sans crainte à cet égard le témoignage de tous mes camarades; mais, je puis l’affirmer, aucune amertume ne se mêla à mes regrets. Je me sentis heureux de me trouver sous les ordres d’un chef dont la loyauté m’était depuis longtemps connue, et qui devait, dans le cours de son commandement, m’en donner à diverses reprises les plus honorables preuves. Si pendant de longues années on avait négligé d’exercer nos équipages, il faut convenir que depuis 1810 c’était un système entièrement contraire qui avait prévalu. Jamais on n’avait déployé plus d’activité que notre nouvel amiral. Nos marins, qui l’adoraient, l’avaient surnommé Tourmentin. Nous manœuvrions du matin jusqu’au soir. Chaque jour, on changeait ou les vergues ou les voiles; on dépassait les mats de hune, et on les repassait aussitôt; puis à l’instant même on appareillait, poussant quelquefois une bordée jusqu’en dehors de la baie de Bertheaume. On en était venu à ne plus tenir compte ni du vent, ni du courant. Rien n’était, disait-on, impossible en marine. Tous les vaisseaux partaient à la fois, comme une volée de perdreaux, sans laisser à ceux qui étaient mouillés le plus en dehors le temps de faire place aux autres; tous revenaient prendre leurs amarres avec un aplomb magistral. Les Anglais, à coup sûr, n’auraient pas mieux fait, et je doute que nos beaux vaisseaux d’aujourd’hui eussent pu nous primer. C’était un spectacle réjouissant pour l’œil d’un chef, et il y avait là de quoi le pénétrer de confiance. Du reste, s’il fut jamais un homme d’honneur et de résolution, c’était bien celui-là. Il avait la franchise et la candeur antiques. Bref, concis, sans emphase, il rêvait secrètement au moyen d’employer d’une manière utile au service de son pays cette escadre qu’il avait mis tous ses soins à former.
Au sud de la presqu’île qui ferme la rade de Brest s’ouvre une autre baie bien plus vaste, mais moins sûre, où les vaisseaux de la croisière anglaise étaient venus s’établir avec une singulière audace. Cette baie est la baie de Douarnenez. Les Anglais y calaient leurs mâts de hune, y réparaient leurs gréemens, calfataient leurs navires, montraient en un mot une telle confiance dans notre longanimité, que je crus devoir entretenir l’amiral des facilités qu’ils nous offraient pour les attaquer. Plein d’ardeur pour la gloire de son arme, l’amiral saisit avec empressement cette pensée. Il réunit en conseil de guerre tous ses capitaines, et leur exposa brièvement son projet. De la tour de Crozon, on dominait la baie de Douarnenez, dont on était tout au plus à une demi-lieue. On voyait les vaisseaux ennemis à l’ancre, et on pouvait suivre tous leurs mouvemens. Il était donc facile de les faire repentir de leur insolente sécurité. Il suffisait pour cela d’appareiller au milieu de la nuit de manière à se trouver à l’entrée de la baie de Douarnenez avant le point du jour. En profitant d’un vent qui s’opposât à la sortie de l’ennemi, on l’obligerait d’accepter le combat sur nos côtes, en vue de nos clochers. Quel motif d’enthousiasme pour nos équipages! L’ennemi, surpris probablement, se défendrait mal; mais, en admettant même qu’il nous fit acheter chèrement le succès, la proximité de notre premier port militaire nous garantissait un refuge assuré et des secours de tout genre. Si l’amiral eut un tort dans cette circonstance, ce fut de consulter ses capitaines. Des gens que l’on consulte, même parmi les plus braves, font toujours des objections, ne fût-ce que pour mettre leur responsabilité à couvert. Mon sentiment à moi ne pouvait être douteux : « je répondais à l’amiral non-seulement de mon vaisseau, mais du vaisseau anglais que j’aurais par mon travers. » Ce n’était point là, je voudrais bien qu’on en fût convaincu, le langage d’un fanfaron; c’était le cri de l’honneur blessé, protestant contre une longue humiliation dont le terme me semblait enfin arrivé. Notre organisation sous tous les rapports était excellente. Il y avait tel vaisseau parmi nous qui n’eût rien envié, pour les exercices militaires, pour les dispositions les plus minutieuses qui précèdent le combat, aux meilleurs bâtimens de nos jours. D’ailleurs, pour se bien battre, il ne faut pas tant de finesse et de subtilité qu’on le pense, et quoique j’aie le plus grand respect pour les gens habiles, je crois encore que dans la guerre les plus habiles seront souvent les plus audacieux, car seuls ils conserveront toute leur clairvoyance et tout leur sang-froid à l’approche du danger. Je suis donc convaincu que si notre intrépide amiral, qui avait habitué son escadre à mettre sous voiles à toute heure, n’eût dit son secret à personne et eût fait une belle nuit le signal d’appareiller, s’il nous eût conduits ainsi à l’entrée de la baie de Douarnenez en ordonnant simplement le branle-bas de combat, la présence de l’ennemi et le courage français eussent fait le reste. Il n’y avait point là de manœuvres savantes à exécuter; il ne s’agissait que d’attaquer des vaisseaux à l’ancre, de les attaquer à l’improviste et dans la situation la plus défavorable où des bâtimens puissent se trouver. Quoi qu’il en soit, à partir de cette délibération, les Anglais agirent comme des gens informés secrètement de nos projets. Ils se tinrent plus fréquemment sous voiles : lorsqu’à de rares intervalles ils se hasardèrent encore à jeter l’ancre, ce ne fut plus qu’à l’entrée de la baie et dans une position qui indiquait qu’ils étaient sur leurs gardes et prêts à appareiller à la première alarme. Cette belle occasion de rendre à notre pavillon quelque lustre se trouva donc manquée, et notre amiral ne s’en consola jamais. Qu’importait cependant cette déception nouvelle, si déjà nous en étions venus à considérer comme heureuse la chance qui nous ferait rencontrer les Anglais à forces égales ou avec de faibles avantages? Notre nouvelle marine était l’œuvre de quatre ou cinq années. Si le destin lui en accordait quatre ou cinq autres, elle cesserait d’être une arme secondaire; elle redeviendrait ce qu’elle était au temps de Louis XVI, la véritable épée de la France.
Déjà cependant l’empire était entré dans sa période décroissante. A la campagne de Saxe allait succéder la campagne de France. Nous ne combattions plus pour conserver nos conquêtes, nous luttions pour repousser l’ennemi du sol natal. Au milieu de ces désastreux événemens, le ministre de la marine me fit annoncer son intention de me proposer à l’empereur pour le grade de contre-amiral. Afin de me prouver sa bonne volonté, il me confia une mission qui avait été destinée à un officier-général. Après avoir fait entrer dans le port le vaisseau le Marengo, qui avait besoin de grandes réparations, je devais aller inspecter les bâtimens de flottille des arrondissemens de Brest et de Lorient pour y rechercher les marins capables d’être incorporés dans nos équipages de haut-bord. Je partis sur-le-champ, et je visitai ainsi tous les ports des côtes de Bretagne. Le résultat de cette inspection ne fut pas sans quelque importance. Sept cents hommes furent immédiatement dirigés sur le port de Brest : nos ressources en marins n’étaient pas tellement épuisées qu’on aurait pu le croire; mais les convoyeurs et les stationnaires, multipliés à l’infini, absorbaient nos meilleurs matelots. Ces bâtimens n’avaient pour équipages que des hommes d’élite, et leur effectif était toujours supérieur au chiffre réglementaire, tant il est vrai que sans une bonne administration les richesses en hommes aussi bien qu’en matériel se gaspillent! Le ministre voulut bien lire avec quelque intérêt le rapport que je lui envoyai au retour de ma mission. Il m’en fit adresser ses félicitations, et j’avais l’espoir qu’il réaliserait bientôt sa promesse. Malheureusement les événemens ne lui en laissèrent pas le temps, et ce ne fut point sous l’empire que j’obtins le grade de contre-amiral. Ces désappointemens successifs n’avaient pourtant ni affaibli mon zèle, ni même ébranlé mon dévouement. Quel était le militaire qui n’était pas dévoué à cette époque? Il faut un fanatisme quelconque à l’homme de guerre; le nôtre n’était pas le sentiment religieux des anciens chevaliers, c’était l’attachement passionné du soldat pour son général. Nous n’aurions même pas compris la distinction qu’on eût voulu faire entre les intérêts de la France et ceux du grand capitaine qui la gouvernait.
L’escadre de Brest cependant demeurait inactive; quelques frégates seulement avaient été envoyées en croisière, et avaient réussi à tromper, à force d’audace, la vigilance des bâtimens qui faisaient le blocus. Quelques-unes de ces frégates succombèrent après de glorieux combats; d’autres parvinrent à rentrer dans nos ports, après avoir capturé et brûlé un grand nombre de navires de commerce. Ce fut le suprême effort de notre marine. Bientôt nous vîmes arriver à Brest d’énormes convois de prisonniers, qu’on faisait refluer de l’intérieur de la France sur la Bretagne, afin de les empêcher de retomber entre les mains des armées ennemies. Le bruit d’étonnans succès arrivait avec eux. On disait que Napoléon avait repris l’offensive, que les alliés étaient coupés des routes de l’Allemagne, que ces armées innombrables, qui nous avaient envahis, allaient repasser la frontière. On était habitué à attendre des prodiges d’une fortune qui devait être en effet jusqu’au bout prodigieuse; mais bientôt les communications avec la capitale se trouvèrent interrompues, et une sinistre nouvelle circula parmi nous : Paris était au pouvoir de l’ennemi! À ce cri, toute la marine se leva en masse. Les officiers présens au port de Brest se rassemblèrent, et vinrent m’offrir de prendre le commandement des équipages de haut-bord, équipages dont la réunion pouvait composer un corps de plus de sept mille hommes. Avec ces soldats d’élite et complètement dévoués, nous marcherions au secours de Paris.
Ce témoignage si flatteur d’une confiance que jamais l’intrigue n’a pu surprendre me toucha plus que toutes les distinctions qui auraient pu m’être accordées. Il est doux, quoi qu’on en puisse dire, d’être populaire, et c’est le dépit de ne point l’être qui pousse tant de gens à ravaler ce genre de succès, Néanmoins le sentiment de la hiérarchie militaire ne m’a jamais abandonné. Je remerciai mes camarades, avec une émotion profonde, de l’honneur qu’ils avaient voulu me réserver; mais je crus devoir leur faire remarquer qu’ils avaient dans l’amiral placé à la tête de l’escadre un chef bien plus que moi digne de les conduire, et sous les ordres duquel je serais le premier à me ranger. J’allais prévenir le préfet maritime de leur démarche. Si le préfet et l’amiral, après s’être concertés, ne s’opposaient ni l’un ni l’autre à ce projet, j’étais prêt à partir immédiatement. — La réponse du préfet fut très bienveillante. Après avoir loué ma réserve, il entra dans des considérations dont il était impossible de méconnaître la sagesse. Le port de Brest était le premier port de France et le plus riche de nos arsenaux. Il serait imprudent de le priver de ses défenseurs naturels, surtout lorsqu’une escadre anglaise se trouvait en position de forcer l’entrée de la rade. D’ailleurs, ajouta-t-il, le départ des équipages de haut-bord était sans but. Un gouvernement provisoire venait de s’établir à Paris, et il fallait, avant de rien entreprendre, attendre ses ordres.
Une paix onéreuse termina une longue série de triomphes suivis d’incroyables revers. Les officiers de la marine impériale furent mis au nombre des vaincus, et les meilleurs furent traités comme tels. Leur cœur, il faut bien le dire, n’était pas avec le régime nouveau. Ceux mêmes qui, comme moi et quelques-uns de mes camarades, devinrent plus tard l’objet des plus bienveillantes faveurs de la part de la restauration ne purent jamais étouffer ni dissimuler complètement leurs regrets. Entre eux et les Bourbons ce fut jusqu’au dernier jour l’alliance d’Andromaque et de Pyrrhus. La restauration aimait la marine cependant, et on a pu reprocher à l’empire d’avoir traité la nôtre sans sympathies et sans ménagemens; mais ceci n’était vrai que du commencement de l’empire, car la date de nos derniers désastres se confond avec la renaissance de notre marine. C’est lorsque tout semblait désespéré qu’une saine politique fit sortir un nouvel édifice des cendres de l’ancien. Je ne crois pas, je le répète, qu’on eût pu mieux faire que l’empereur le jour où il cessa d’employer la marine comme un rouage secondaire de ses projets. A partir de ce moment, il avait préparé lentement et avec patience l’avenir. Il n’avait plus voulu de luttes inégales, mais il n’avait pas renoncé à nous placer un jour au niveau de l’ennemi. Il faut lui savoir gré de cette ambition : je suis loin de la classer au nombre des illusions dans lesquelles s’est égaré son génie; ce serait une illusion d’ailleurs, que je la préférerais à celle qui se complaît à nous mettre en présence d’un ennemi dont les forces seraient le double ou le triple des nôtres. Les Anglais sont les descendans de ces rudes champions contre lesquels combattait Beaumanoir. Pour les vaincre, il fallait nous rendre le combat des trente. Je ne prétends certes pas qu’à défaut d’une marine aussi considérable que celle de l’ennemi, rien ne soit possible, mais je déclare mauvaise toute stratégie qui aboutit à mettre contre soi l’avantage du nombre. Avec moins de vaisseaux que l’ennemi, il faut, sur un point donné, savoir se trouver le plus fort. Des navires plus rapides, des armemens plus prompts, des concentrations habilement ménagées peuvent amener ce résultat. Je dis qu’avant tout on y doit tendre. Pour créer une marine, il faut donc savoir à l’avance l’emploi qu’on en veut faire, les mers dans lesquelles on la destine à opérer, les combinaisons auxquelles on lui réserve de prendre part. Ce n’est pas seulement de l’administration, c’est de la politique. Dieu me préserve de m’étendre davantage sur un pareil sujet! Ce ne serait ni d’un bon citoyen, ni d’un officier pénétré des sages exigences de la discipline. De semblables questions ne sont pas faites pour la publicité. Je serais, en tout cas, le dernier à vouloir les offrir en aliment aux passions populaires, car nul n’apprécie plus que moi les bienfaits de l’alliance anglaise et n’en désire plus sincèrement la perpétuité. Seulement je voudrais, — ce vœu doit m’être permis, — qu’une si grande alliance, fondée sur la sympathie mutuelle et sur les intérêts communs des deux peuples, ne pût jamais se rompre sans que cette rupture fût autant à craindre pour l’Angleterre que pour la France.
E. JURIEN DE LA GRAVIERE.
- ↑ Voyez les livraisons du 15 septembre, du 1er et du 15 octobre.