Souvenirs d’enfance et de jeunesse/IV
IV
LE SÉMINAIRE D’ISSY
I
Le petit séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet n’avait point d’année de philosophie, la philosophie étant, d’après la division des études ecclésiastiques, réservée pour le grand séminaire. Après avoir terminé mes études classiques dans la maison dirigée si brillamment par M. Dupanloup, je passai donc, avec les élèves de ma classe, au grand séminaire, destiné à l’enseignement plus spécialement ecclésiastique. Le grand séminaire du diocèse de Paris, c’est le séminaire Saint-Sulpice, composé lui-même en quelque sorte de deux maisons, celle de Paris et la succursale d’Issy, où l’on fait les deux années de philosophie. Ces deux séminaires n’en font, à proprement parler, qu’un seul. L’un est la suite de l’autre ; tous deux se réunissent en certaines circonstances ; la congrégation qui fournit les maîtres est la même. L’institut de Saint-Sulpice a exercé sur moi une telle influence et a si complètement décidé de la direction de ma vie, que je suis obligé d’en esquisser rapidement l’histoire, d’en exposer les principes et l’esprit, pour montrer en quoi cet esprit est resté la loi la plus profonde de tout mon développement intellectuel et moral.
Saint-Sulpice doit son origine à un homme dont le nom n’est point arrivé à la grande célébrité ; car la célébrité va rarement chercher ceux qui ont fait profession de fuir la gloire et dont la qualité dominante a été la modestie. Jean-Jacques Olier, issu d’une famille qui a donné à l’État un grand nombre de serviteurs capables, fut le contemporain et le coopérateur de Vincent de Paul, de Bérulle, d’Adrien de Bourdoise, du père Eudes, de Charles de Gondren, de ces fondateurs de congrégations ayant pour objet la réforme de l’éducation ecclésiastique, qui ont eu un rôle si considérable dans la préparation du XVIIe siècle. Rien n’égale l’abaissement des mœurs cléricales sous Henri IV et dans les commencements de Louis XIII. Le fanatisme de la Ligue, loin de servir à la règle des mœurs, avait beaucoup contribué au relâchement. On s’était tout permis, parce qu’on avait manié l’escopette et porté le mousquet pour la bonne cause. La verve gauloise du temps de Henri IV était peu favorable à la mysticité. Tout n’était pas mauvais dans la franche gaieté rabelaisienne qui, à cette époque, n’était pas tenue pour incompatible avec l’état ecclésiastique. À beaucoup d’égards, nous préférons la piété amusante et spirituelle de Pierre Camus, l’ami de François de Sales, à la tenue raide et guindée qui est devenue plus tard la règle du clergé français et a fait de lui une sorte d’armée noire à part du monde et en guerre avec lui. Mais il est certain que, vers 1640, l’éducation du clergé n’était pas au niveau de l’esprit de règle et de mesure qui devenait de plus en plus la loi du siècle. Des côtés les plus divers on appelait la réforme. François De Sales avouait n’avoir pas réussi dans cette tâche. Il disait à Bourdoise : « Après avoir travaillé pendant dix-sept ans à former seulement trois prêtres tels que je les souhaitais pour m’aider à réformer le clergé de mon diocèse, je n’ai réussi à en former qu’un et demi. » Alors apparaissent les hommes d’une piété grave et raisonnable que je nommais tout à l’heure. Par des congrégations d’un type nouveau, distinct des anciennes règles monacales et imité en quelques points des jésuites, ils créent le séminaire, c’est-à-dire la pépinière soigneusement murée où se forment les jeunes clercs. La transformation fut profonde. De l’école de ces grands maîtres de la vie spirituelle sort ce clergé d’une physionomie si particulière, le plus discipliné, le plus régulier, le plus national, même le plus instruit des clergés, qui remplit la seconde moitié du XVIIe siècle, tout le XVIIIe, et dont les derniers représentants ont disparu il y a une quarantaine d’années. Parallèlement à ces efforts d’une piété orthodoxe se dresse Port-Royal, très supérieur à Saint-Sulpice, à Saint-Lazare, à la Doctrine chrétienne et même à l’Oratoire, pour la fermeté de la raison et le talent d’écrire, mais à qui manque la plus essentielle des vertus catholiques, la docilité. Port-Royal, comme le protestantisme, eut le dernier des malheurs. Il déplut à la majorité, fut toujours de l’opposition. Quand on a excité l’antipathie de son pays, on est trop souvent amené à prendre son pays en antipathie. Deux fois malheur au persécuté ! Car, outre la souffrance qui lui est infligée, la persécution l’atteint dans sa personne morale ; presque toujours la persécution fausse l’esprit et rétrécit le cœur.
Olier, dans ce groupe de réformateurs catholiques, présente un caractère à part. Sa mysticité est d’un genre qui lui appartient ; son Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, qu’on ne lit plus guère hors de Saint-Sulpice, est un livre des plus extraordinaires, plein de poésie et de philosophie sombre, flottant sans cesse de Louis de Léon à Spinoza. Olier conçoit comme l’idéal de la vie du chrétien ce qu’il appelle « l’état de mort ».
Qu’est-ce que l’état de mort ? C’est un état où le cœur ne peut être ému en son fond, et, quoique le monde lui montre ses beautés, ses honneurs, ses richesses, c’est tout de même comme s’il les offrait à un mort, qui demeure sans mouvement et sans désirs, insensible à tout ce qui se présente… Le mort peut bien être agité au dehors et recevoir quelque mouvement dans son corps ; mais cette agitation est extérieure ; elle ne procède pas du dedans, qui est sans vie, sans vigueur et sans force, Ainsi une âme qui est morte intérieurement peut bien recevoir des attaques des choses extérieures et être ébranlée au dehors, mais au dedans de soi elle demeure morte et sans mouvement pour tout ce qui se présente.
Ce n’est pas assez dire. Olier imagine comme bien supérieur à l’état de mort l’état de sépulture.
Le mort a encore la figure du monde et de la chair ; l’homme mort paraît encore être une partie d’Adam ; encore parfois le remue-t-on ; il donne encore quelque agrément au monde ; mais de l’enseveli, on n’en dit plus mot, il n’est plus dans le rang des hommes ; il est puant, il est en horreur ; il n’a plus rien qui agrée ; il est foulé aux pieds dans un cimetière, sans que l’on s’en étonne, tant le monde est convaincu qu’il n’est rien et qu’il n’est plus du nombre des hommes.
Les sombres rêves de Calvin sont presque de l’optimisme pélagien auprès des affreux cauchemars que le péché originel cause à notre pieux contemplatif.
Pourriez-vous encore ajouter quelque chose pour me faire concevoir comment la chair n’est que péché ? — Elle est tellement péché, qu’elle est toute inclination et mouvement au péché et même à tout péché ; en sorte que, si le Saint-Esprit ne retenait notre âme et ne l’assistait des secours de sa grâce, elle serait emportée par les inclinations de la chair, qui tendent toutes au péché.
— Mon Dieu ! qu’est-ce donc que la chair ? — C’est l’effet du péché, c’est le principe du péché…
— Si cela est, pourquoi ne tombez-vous pas à toute heure dans le péché ? — C’est la miséricorde de Dieu qui nous en empêche…
— Je suis donc obligé à Dieu de ce que je ne commets pas tous les péchés du monde ? — Oui… c’est le sentiment ordinaire des saints, parce que la chair est entraînée par un tel poids vers le péché que Dieu seul peut l’empêcher d’y tomber.
— Mais encore voudriez-vous bien m’en dire quelque chose ? — Ce que je puis vous en dire est qu’il n’y a aucune sorte de péché qui puisse se concevoir ; il n’y a ni imperfection, ni désordre, il n’y a point d’erreur ni de dérèglement dont la chair ne soit remplie, tellement qu’il n’y a sorte de légèreté, ni de folie, ni de sottise que la chair ne soit capable de commettre à toute heure.
— Eh quoi ! je serais fou et je ferais le fou par les rues et par les compagnies sans le secours de Dieu ? — C’est peu que cela, qui ne regarde que l’honnêteté civile ; mais il faut que vous sachiez que, sans la grâce de Dieu, sans la vertu de son esprit, il n’y a aucune espèce d’impureté, de vilenie, d’infamie, d’ivrognerie, de blasphème, en un mot, il n’y a sorte de péché auquel l’homme ne s’abandonnât.
— La chair est donc bien corrompue ? — Vous le voyez.
— Je ne m’étonne plus si vous dites qu’il faut haïr sa chair, que l’on doit avoir horreur de soi-même, et que l’homme, dans son état actuel, doit être maudit, calomnié, persécuté ; non, je n’en suis plus surpris. En vérité, il n’y a aucune sorte de maux et de malheurs qui ne doivent tomber sur lui à cause de sa chair. — Vous avez raison ; toute la haine, toute la malédiction, la persécution qui tombent sur le démon, doivent tomber sur la chair et sur tous ses mouvements.
— Il n’y a donc aucune espèce d’injure qu’on ne doive supporter et qu’on ne doive croire vous être bien dues ? — Non.
— Les mépris, les injures, les calomnies ne doivent donc point nous troubler ? — Non. Il faut faire comme ce saint qui autrefois fut conduit au supplice pour un crime qu’il n’avait point commis et dont il ne voulut pas se justifier, disant en lui-même qu’il l’aurait commis, et de bien plus grands encore, si Dieu ne l’en eût empêché.
— Les hommes, les anges et Dieu même devraient donc nous persécuter sans cesse ? — Oui, cela devrait être ainsi.
— Quoi ! les pécheurs devraient donc être pauvres et dépouillés de tout comme les démons ? — Oui ; et même les pécheurs devraient être interdits de toutes leurs facultés corporelles et spirituelles et dépouillés de tous les dons de Dieu.
Héros de l’humilité chrétienne, Olier croit bien faire en bafouant la nature humaine, en la traînant dans la boue. Il avait des visions, des faveurs intérieures dont on possède à Saint-Sulpice le cahier autographe, écrit pour son directeur. Il s’interrompt de temps en temps par des réflexions comme celle-ci : « Mon courage est parfois tout abattu en voyant les impertinences que j’écris. Elles me semblent être de grandes pertes de temps pour mon cher directeur, que j’ai crainte d’amuser. Je plains les heures qu’il doit employer à les lire, et il me semble qu’il devrait me faire cesser d’écrire ces niaiseries et ces impertinences tout à fait insupportables. »
Mais, chez Olier, comme chez presque tous les mystiques, à côté du rêveur bizarre, il y avait le puissant organisateur. Engagé jeune dans l’état ecclésiastique, il fut nommé, par l’influence de sa famille, curé de la paroisse de Saint-Sulpice, qui était alors une dépendance de l’abbaye de Saint-Germain des Prés. Sa piété tendre et susceptible s’offusqua d’une foule de choses qui, jusque-là, avaient paru innocentes, par exemple d’un cabaret qui s’était établi dans les charniers de l’église et où les chantres buvaient. Il rêva un clergé à son image, pieux, zélé, attaché à ses fonctions. Beaucoup d’autres saints personnages travaillaient au même but ; mais la façon dont Olier s’y prit fut tout à fait originale. Seul, Adrien de Bourdoise comprit comme lui la réforme ecclésiastique. L’idée vraiment neuve de ces deux fondateurs fut de chercher à procurer l’amélioration du clergé séculier au moyen d’instituts de prêtres mêlés au monde et joignant le ministère des paroisses au soin d’élever les jeunes clercs.
Olier et Bourdoise, en effet, tout en devenant réformateurs et chefs de congrégations, restèrent curés, l’un de Saint-Sulpice, l’autre de Saint-Nicolas du Chardonnet. Ce fut la cure qui engendra le séminaire. Ces saints personnages réunirent leurs prêtres en communautés, et ces communautés devinrent des écoles de cléricature, des espèces de pensions où se formèrent à la piété les jeunes gens qui se préparaient à l’état ecclésiastique. Une circonstance rendait de telles créations faciles et sans danger pour l’État, c’est qu’elles n’avaient pas de professorat intérieur. Le professorat théologique était tout entier à la Sorbonne. Les jeunes sulpiciens ou nicolaïtes qui faisaient leur théologie y allaient assister aux leçons. L’enseignement restait ainsi national et commun. La clôture du séminaire n’existait que pour les mœurs et les exercices de piété. C’était l’analogue de ce qu’est aujourd’hui un internat envoyant ses élèves au lycée. Il n’y avait qu’un seul cours de théologie à Paris : c’était le cours officiel professé à la faculté. Dans l’intérieur du séminaire, tout se bornait à des répétitions, à des conférences. Il est vrai que cela devint assez vite une fiction. J’ai ouï dire aux anciens de Saint-Sulpice que, vers la fin du XVIIIe siècle, on n’allait guère à la Sorbonne ; qu’il était reçu qu’on n’y apprenait pas grand’chose ; que la conférence intérieure, en un mot, prit tout à fait le dessus sur la leçon officielle. Une telle organisation rappelait beaucoup, on le voit, le système actuel de l’École normale et de ses relations avec la Sorbonne. Depuis le Concordat, l’enseignement du séminaire devint tout intérieur. Napoléon ne pensa pas à relever le monopole de la faculté de théologie. Il eût fallu pour cela demander à la cour de Rome une institution canonique dont le gouvernement impérial ne se souciait pas. M. Émery, d’ailleurs, se garda de lui en suggérer l’idée. Il n’avait pas conservé un bon souvenir de l’ancien système ; il préférait beaucoup garder ses jeunes clercs sous sa main. Les conférences intra muros devinrent ainsi des cours. Cependant, comme à Saint-Sulpice rien ne change, les anciennes dénominations restèrent. Le séminaire n’a pas de professeurs ; tous les membres de la congrégation ont le titre uniforme de directeur.
La société fondée par Olier garda jusqu’à la révolution son respectable caractère de modestie et de vertu pratique. En théologie, son rôle fut faible. Elle n’eut pas l’indépendance et la hauteur de Port-Royal. Elle fut plus moliniste qu’il n’était nécessaire de l’être, et n’évita pas ces mesquines vilenies qui sont comme la conséquence des idées arrêtées de l’orthodoxe et le rachat de ses vertus. La mauvaise humeur de Saint-Simon contre ces pieux prêtres a pourtant quelque chose d’injuste. C’étaient, dans la grande armée de l’église, des sous-officiers instructeurs, auxquels il eût été injuste de demander la distinction des officiers généraux. La compagnie, par ses nombreuses maisons en province, eut une influence décisive sur l’éducation du clergé français ; elle conquit sur le Canada une sorte de suzeraineté religieuse, qui s’accommoda fort bien de la domination anglaise, conservatrice des anciens droits, et qui dure jusqu’à nos jours.
La Révolution n’eut aucun effet sur Saint-Sulpice. Un de ces esprits froids et fermes, comme la société en a toujours possédé, rebâtit la maison exactement sur les mêmes bases. M. Émery, prêtre instruit et gallican modéré, par la confiance absolue qu’il sut inspirer à Napoléon, obtint les autorisations nécessaires. On l’eût fort étonné si on lui eût dit que la demande d’une telle autorisation constituait une basse concession au pouvoir civil et une sorte d’impiété. Tout fut donc rétabli comme avant la révolution ; chaque porte tourna dans ses anciens gonds, et, comme d’Olier à la Révolution rien n’avait subi de changement, le XVIIe siècle eut un point dans Paris où il se continua sans la moindre modification.
Saint-Sulpice fut, au milieu d’une société si différente, ce qu’il avait toujours été, tempéré, respectueux pour le pouvoir civil, désintéressé des luttes politiques[1]. En règle avec la loi, grâce aux sages mesures prises par M. Émery, il ne sut rien de ce qui se passait dans le monde. Après 1830, l’émotion fut un moment assez vive. L’écho des discussions passionnées du temps franchissait parfois les murs de la maison ; les discours de M. Mauguin (je ne sais pas bien pourquoi) avaient surtout le privilège d’émouvoir les jeunes. Un jour, l’un de ceux-ci lut au supérieur, M. Duclaux, un fragment de séance qui lui parut d’une violence effrayante. Le vieux prêtre, à demi plongé dans le Nirvana, avait à peine écouté. À la fin, se réveillant et serrant la main du jeune homme : « On voit bien, mon ami, lui dit-il, que ces hommes-là ne font pas oraison. » Le mot m’est dernièrement revenu à l’esprit, à propos de certains discours. Que de choses expliquées par ce fait que probablement M. Clémenceau ne fait pas oraison !
Ces vieux sages consommés ne s’émouvaient de rien. Le monde était pour eux un orgue de barbarie qui se répète. Un jour, on entendit quelque bruit sur la place Saint-Sulpice : « Allons à la chapelle mourir tous ensemble, » s’écria l’excellent M. ***, prompt à s’enflammer. ― « Je n’en vois pas la nécessité, » répondit M. ***, plus calme, plus prémuni contre les excès de zèle ; et l’on continua de se promener en groupe sous les porches de la cour.
Dans les difficultés religieuses du temps, ces messieurs de Saint-Sulpice gardèrent la même attitude sage et neutre, ne montrant un peu de chaleur que quand l’autorité épiscopale était menacée. Ils reconnurent très vite le venin de M. de Lamennais et le repoussèrent. Le romantisme théologique de Lacordaire et de Montalembert les trouva aussi peu sympathiques. L’ignorance dogmatique et l’extrême faiblesse de cette école, en fait de raisonnement, les choquaient. Ils virent toujours le danger du journalisme catholique. L’ultramontanisme ne parut d’abord à ces maîtres austères qu’une façon commode d’en appeler à une autorité éloignée, souvent mal informée, d’une autorité rapprochée et plus difficile à tromper. Les anciens qui avaient fait leurs études à la Sorbonne avant la révolution tenaient hautement pour les quatre propositions de 1682. Bossuet était en tout leur oracle. Un des directeurs les plus respectés, M. Boyer, lors de son voyage à Rome, eut une discussion avec Grégoire XVI sur les propositions gallicanes. Il prétendait que le pape ne put rien répondre à ses arguments. Il diminuait, il est vrai, sa victoire en avouant que personne à Rome ne le prit au sérieux et qu’on rit beaucoup au Vatican de l’uomo antediluviano : c’était lui que l’entourage du pape appelait ainsi. On eût mieux fait de l’écouter. Vers 1840, tout cela changea. Les vieux d’avant la Révolution étaient morts ; les jeunes passèrent presque tous à la thèse de l’infaillibilité papale ; mais il resta encore une profonde différence entre ces ultramontains de la dernière heure et les hardis contempteurs de la scolastique et de l’église gallicane sortis de l’école de Lamennais. Saint-Sulpice n’a jamais trouvé sûr de faire litière à ce point des règles établies.
On ne saurait nier qu’il ne se mêlât à tout cela une certaine antipathie contre le talent et quelque chose de la routine de scolastiques gênés dans leurs vieilles thèses par d’importuns novateurs. Mais il y avait aussi dans la règle suivie par ces prudents directeurs un tact pratique très sûr. Ils voyaient le danger d’être plus royalistes que le roi et savaient qu’on passe facilement d’un excès à l’autre. Des hommes moins détachés qu’eux de tout amour-propre auraient triomphé le jour où le maître de ces brillants paradoxes, Lamennais, qui les avait presque argués d’hérésie et de froideur pour le saint-siège, devint lui-même hérétique et se mit à traiter l’Église de Rome de tombeau des âmes et de mère d’erreurs. Ce qui est vieux doit rester vieux ; comme tel, il est respectable ; rien de plus choquant que de voir l’homme d’un autre âge dissimuler ses allures et prendre les modes des jeunes gens.
C’est par ce franc aveu des choses que Saint-Sulpice représente en religion quelque chose de tout à fait honnête. À Saint-Sulpice, nulle atténuation des dogmes de l’écriture n’était admise ; les Pères, les conciles et les docteurs y paraissaient les sources du christianisme. On n’y prouvait pas la divinité de Jésus-Christ par Mahomet ou par la bataille de Marengo. Ces pantalonnades théologiques, qu’on faisait applaudir à notre-dame, à force d’aplomb et d’éloquence, n’avaient aucun succès auprès de ces sérieux chrétiens. Ils ne pensaient pas que le dogme eût besoin d’être mitigé, déguisé, costumé à la jeune France. Ils manquaient de critique en s’imaginant que le catholicisme des théologiens a été la religion même de Jésus et des apôtres ; mais ils n’inventaient pas pour les gens du monde un christianisme revu et adapté à leurs idées. Voilà pourquoi l’étude (dirai-je la réforme ?) sérieuse du christianisme viendra bien plutôt de Saint-Sulpice que de directions comme celle de M. Lacordaire ou de M. Gratry, à plus forte raison de M. Dupanloup, où tout est adouci, faussé, émoussé, où l’on présente non point le christianisme tel qu’il résulte du concile de Trente et du concile du Vatican, mais un christianisme désossé en quelque sorte, sans charpente, privé de ce qui est son essence. Les conversions opérées par les prédications de cette sorte ne sont bonnes ni pour la religion ni pour l’esprit humain. On croit avoir fait des chrétiens : on a fait des esprits faux, des politiques manqués. Malheur au vague ! Mieux vaut le faux. « La vérité, comme a très bien dit Bacon, sort plutôt de l’erreur que de la confusion. »
Ainsi, au milieu du pathos prétentieux qui a envahi, de nos jours, l’apologétique chrétienne, s’est conservée une école de solide doctrine, répudiant l’éclat, abhorrant le succès. La modestie a toujours été le don particulier de la compagnie de Saint-Sulpice. Voilà pourquoi elle ne fait aucun cas de la littérature ; elle l’exclut presque, n’en veut pas dans son sein. La règle des sulpiciens est de ne rien publier que sous le voile de l’anonyme et d’écrire toujours du style le plus effacé, le plus éteint. Ils voient à merveille la vanité et les inconvénients du talent, et ils s’interdisent d’en avoir. Un mot les caractérise, la médiocrité ; mais c’est une médiocrité voulue, systématique. Ils font exprès d’être médiocres. « Mariage de la mort et du vide, » disait Michelet de l’alliance des jésuites et des sulpiciens. Sans doute ; mais Michelet n’a pas assez vu que le vide est ici aimé pour lui-même. Il devient alors quelque chose de touchant ; on se défend de penser, de peur de penser mal. L’erreur littéraire paraît à ces pieux maîtres la plus dangereuse des erreurs, et c’est justement pour cela qu’ils excellent dans la vraie manière d’écrire. Il n’y a plus que Saint-Sulpice où l’on écrive comme à Port-Royal, c’est-à-dire avec cet oubli total de la forme qui est la preuve de la sincérité. Pas un moment ces maîtres excellents ne songeaient que, parmi leurs élèves, dût se trouver un écrivain ou un orateur. Le principe qu’ils prêchaient le plus était de ne jamais faire parler de soi et, si l’on a quelque chose à dire, de le dire simplement, comme en se cachant.
Vous en parliez bien à votre aise, chers maîtres, et avec cette complète ignorance du monde qui vous fait tant d’honneur. Mais, si vous saviez à quel point le monde encourage peu la modestie, vous verriez combien la littérature aurait de la peine à s’accommoder de vos principes. Que serait-il arrivé si M. de Chateaubriand avait été modeste ? Vous aviez raison d’être sévères pour les procédés charlatanesques d’une théologie aux abois, cherchant les applaudissements par des procédés tout mondains. Mais, hélas ! votre théologie à vous, qui est-ce qui en parle ? Elle n’a qu’un défaut, c’est qu’elle est morte. Vos principes littéraires ressemblaient à la rhétorique de Chrysippe, dont Cicéron disait qu’elle était excellente pour apprendre à se taire. Dès qu’on parle ou qu’on écrit, on cherche fatalement le succès. L’essentiel est de n’y faire aucun sacrifice, et c’est là ce que votre sérieux, votre droiture, votre honnêteté enseignaient dans la perfection.
Sans le vouloir, Saint-Sulpice, où l’on méprise la littérature, est ainsi une excellente école de style ; car la règle fondamentale du style est d’avoir uniquement en vue la pensée que l’on veut inculquer, et par conséquent d’avoir une pensée. Cela valait bien mieux que la rhétorique de M. Dupanloup et le gongorisme de l’école néo-catholique. Saint-Sulpice ne se préoccupe que du fond des choses. La théologie y est tout, et, si la direction des études y manque de force, c’est que l’ensemble du catholicisme, surtout du catholicisme français, porte très peu aux grands travaux. Après tout, Saint-Sulpice a eu, de notre temps, comme théologien, M. Carrière, dont l’œuvre immense est, sur quelques points, remarquablement approfondie ; comme érudits, M. Gosselin et M. Faillon, à qui l’on doit de si consciencieuses recherches ; comme philologues, M. Garnier et surtout M. Le Hir, les seuls maîtres éminents que l’école catholique en France ait produits dans le champ de la critique sacrée.
Mais ce n’est point par là que ses pieux éducateurs veulent être loués. Saint-Sulpice est avant tout une école de vertu. C’est principalement par la vertu que Saint-Sulpice est une chose archaïque, un fossile de deux cents ans. Beaucoup de mes jugements étonnent les gens du monde, parce qu’ils n’ont pas vu ce que j’ai vu. J’ai vu à Saint-Sulpice, associés à des idées étroites, je l’avoue, les miracles que nos races peuvent produire en fait de bonté, de modestie, d’abnégation personnelle. Ce qu’il y a de vertu dans Saint-Sulpice suffirait pour gouverner un monde, et cela m’a rendu difficile pour ce que j’ai trouvé ailleurs. Je n’ai rencontré dans le siècle qu’un seul homme qui méritât d’être comparé à ceux-là, c’est M. Damiron. Ceux qui ont connu M. Damiron ont connu un sulpicien. Les autres ne sauront jamais ce que ces vieilles écoles de silence, de sérieux et de respect renferment de trésors pour la conservation du bien dans l’humanité.
Telle était la maison où je passai quatre années au moment le plus décisif de ma vie. Je m’y trouvai comme dans mon élément. Tandis que la plupart de mes condisciples, affaiblis par l’humanisme un peu fade de M. Dupanloup, ne pouvaient mordre à la scolastique, je me pris tout d’abord d’un goût singulier pour cette écorce amère ; je m’y passionnai comme un ouistiti sur sa noix. Je revoyais mes premiers maîtres de basse Bretagne dans ces graves et bons prêtres, remplis de conviction et de la pensée du bien. Saint-Nicolas du Chardonnet et sa superficielle rhétorique n’étaient plus pour moi qu’une parenthèse de valeur douteuse. Je quittais les mots pour les choses. J’allais enfin étudier à fond, analyser dans ses derniers détails cette foi chrétienne qui, plus que jamais, me paraissait le centre de toute vérité.
II
Ainsi que je l’ai déjà dit, les deux années de philosophie qui servent d’introduction à la théologie ne se font pas à Paris ; elles se font à la maison de campagne d’Issy, située dans le village de ce nom, un peu au delà des dernières maisons de Vaugirard. La construction s’étend en longueur au bas d’un vaste parc, et n’a de remarquable qu’un pavillon central qui frappe le connaisseur par la finesse et l’élégance de son style. Ce pavillon fut la résidence suburbaine de Marguerite de Valois, la première femme de Henri IV, depuis 1606 jusqu’à sa mort en 1615. L’intelligente et facile princesse, envers qui il ne convient pas d’être plus sévère que ne le fut celui qui eut le droit de l’être le plus, s’y entoura de tous les beaux esprits du temps, et le petit Olympe d’Issy de Michel Bouteroue[2] est le tableau de cette cour, à laquelle ne manqua ni la gaieté ni l’esprit.
Je veux d’un excellent ouvrage,
Dedans un portrait racourcy,
Représenter le païsage
Du petit Olympe d’Issy,
Pourveu que la grande princesse,
La perle et fleur de l’univers,
A qui cest ouvrage s’addresse
Veuille favoriser mes vers.
Que l’ancienne poésie
Ne vante plus en ses écrits
Les lauriers du Daphné d’Asie
Et les beaux jardins de Cypris,
Les promenoirs et le bocage
Du Tempé frais et ombragé,
Qui parut lors qu’un marescage
En la mer se fust deschargé.
Qu’on ne vante plus la Touraine
Pour son air doux et gracieux,
Ny Chenonceaus, qui d’une reyne
Fut le jardin délicieux,
Ny le Tivoly magnifique
Où, d’un artifice nouveau,
Se faict une douce musique
Des accords du vent et de l’eau.
Issy de beauté les surpasse
En beaux jardins et prés herbus,
Digues d’estre au lieu de Parnasse
Le séjour des sœurs de Phébus.
Mainte belle source ondoyante,
Découlant de cent lieux divers,
Maintient sa terre verdoyante
Et ses arbrisseaux toujours verds.
............
Un vivier est à l’advenüe
Près la porte de ce verger,
Qui, par une sente cognüe,
En l’estang se va descharger ;
Comme on voit les grandes rivières
Se perdre au giron de la mer,
Ainsi ces sources fontenières
En l’estang se vont renfermer.
............
Une autre mare plus petite,
Si l’on retourne vers le mont,
Par l’ombre de son boys invite
De passer sur un petit pont,
Pour aller au lieu de délices,
Au plus doux séjour du plaisir,
Des mignardises, des blandices.
Du doux repos et du loysir.
Après la mort de la reine Margot, le casin fut vendu et appartint à diverses familles parisiennes, qui l’habitèrent jusque vers 1655. Olier sanctifia la maison que rien jusque-là n’avait préparée à une destination pieuse, en l’habitant dans les dernières années de sa vie. M. de Bretonvilliers, son successeur, la donna à la compagnie de Saint-Sulpice et en fit la succursale de la maison de Paris. Rien ne fut changé au petit pavillon de la reine ; on y ajouta de longues ailes et on retoucha légèrement les peintures. Les Vénus devinrent des Vierges ; avec les Amours, on fit des anges ; les emblèmes à devises espagnoles, qui remplissaient les espaces perdus, ne choquaient personne. Une belle pièce ornée de représentations toutes profanes a été badigeonnée il y a une cinquantaine d’années ; un lavage suffirait peut-être encore aujourd’hui pour tout retrouver. Quant au parc chanté par Bouteroue, il est resté tout à fait sans modification ; des édicules pieux, des statues de sainteté y ont seulement été ajoutées. Une cabane, décorée d’une inscription et de deux bustes, est l’endroit où Bossuet et Fénelon, M. Tronson et M. de Noailles eurent de longues conférences sur le quiétisme et tombèrent d’accord sur les trente-quatre articles de la vie spirituelle, dits « articles d’Issy ». Plus loin, au fond d’une allée de grands arbres, près du petit cimetière de la compagnie, se voit une imitation intérieure de la Santa-Casa de Lorette, que la piété sulpicienne a choisie pour son lieu de prédilection et décorée de ces peintures emblématiques qui lui sont chères. Je vois encore la Rose mystique, la Tour d’ivoire, la Porte d’or, devant lesquelles j’ai passé de longues matinées en un demi-sommeil. Hortus conclusus, fons signatus, très bien figurés en des espèces de miniatures murales, me donnaient fort à rêver ; mais mon imagination, tout à fait chaste, restait dans une douce note de piété vague. Hélas ! Ce beau parc mystique d’Issy, je crois que la guerre et la Commune l’ont ravagé. Il a été, après la cathédrale de Tréguier, le second berceau de ma pensée.
Je passais des heures sous ces longues allées de charmes, assis sur un banc de pierre et lisant. C’est là que j’ai pris (avec bien des rhumatismes peut-être) un goût extrême de notre nature humide, automnale, du nord de la France. Si, plus tard, j’ai aimé l’Hermon et les flancs dorés de l’Antiliban c’est par suite de l’espèce de polarisation qui est la loi de l’amour et qui nous fait rechercher nos contraires. Mon premier idéal est une froide charmille janséniste du XVIIe siècle, en octobre, avec l’impression vive de l’air et l’odeur pénétrante des feuilles tombées. Je ne vois jamais une vieille maison française de Seine-et-Oise ou de Seine-et-Marne, avec son jardin aux palissades taillées, sans que mon imagination me représente les livres austères qu’on a lus jadis sous ces allées. Malheur à qui n’a senti ces mélancolies et ne sait pas combien de soupirs ont dû précéder les joies actuelles de nos cœurs !
Les rapports des directeurs de Saint-Sulpice avec les élèves ont un caractère large et grave. Il n’y a sûrement pas un établissement au monde où l’élève soit plus libre. À Saint-Sulpice de Paris on pourrait passer trois années sans avoir eu aucune relation sérieuse avec un seul des directeurs. On suppose que le régime de la maison agit par lui-même. Les directeurs mènent exactement la vie des élèves et s’occupent d’eux aussi peu que possible. Si l’on veut travailler, on y est admirablement placé pour cela. Si l’on n’a point l’amour du travail, on peut ne rien faire, et il faut avouer qu’un grand nombre usent largement de la permission. Les interrogations, les examens sont presque nuls ; l’émulation n’existe à aucun degré et serait tenue pour un mal. Si l’on considère l’âge des élèves, en moyenne de dix-huit à vingt-quatre ans, on peut trouver qu’une telle réserve est presque exagérée. Elle nuit sûrement aux études. Mais, quand on y a réfléchi, on trouve que ce respect suprême de la liberté, cette façon de traiter comme des hommes faits des jeunes gens déjà consacrés par l’intention du sacerdoce, sont la seule règle convenable à suivre dans la tâche épineuse de former des sujets pour le ministère le plus élevé qu’il y ait d’après les idées chrétiennes. J’estime même, pour ma part, que d’excellentes applications pourraient en être faites aux services de l’instruction publique, et que l’École normale, en particulier, devrait, sur certains points, s’inspirer de cet esprit.
Le supérieur de la maison d’Issy, quand j’y passai, était M. Gosselin. C’est l’homme le plus poli et le plus aimable que j’aie jamais connu. Sa famille appartenait à cette partie de l’ancienne bourgeoisie qui, sans être affiliée aux jansénistes, partageait l’attachement extrême de ces derniers pour la religion. Sa mère, à laquelle il paraît qu’il ressemblait beaucoup, vivait encore, et il l’entourait de respects touchants. Il aimait à rappeler les premières leçons de politesse qu’elle lui donnait vers 1799. Dans son enfance, il s’était habitué, selon un usage auquel il était dangereux de se soustraire, à dire « citoyen ». Dès les premiers jours où l’on célébra la messe catholique, après la Révolution, sa mère l’y mena. Ils se trouvèrent presque seuls avec le prêtre. « Va offrir à monsieur de lui servir la messe, » lui dit Madame Gosselin. L’enfant s’approcha et balbutia en rougissant : « Citoyen, voulez-vous me permettre de vous servir la messe ? ― Chut ! reprit sa mère ; il ne faut jamais dire citoyen à un prêtre. » Il est impossible d’imaginer une plus charmante affabilité, une aménité plus exquise. Il n’avait que le souffle et il atteignit la vieillesse par des prodiges de soin et de sobre hygiène. Sa jolie petite figure, maigre et fine, son corps fluet, remplissant mal les plis de sa soutane, sa propreté raffinée, fruit d’une éducation datant de l’enfance, le creux de ses tempes se dessinant agréablement sous la petite calotte de soie flottante qu’il portait toujours, formaient un ensemble très distingué.
M. Gosselin était un érudit plutôt qu’un théologien. Sa critique était sûre dans les limites d’une orthodoxie dont il ne discuta jamais sérieusement les titres ; sa placidité, absolue. Il a composé une Histoire littéraire de Fénelon, qui est un livre fort estimé. Son traité du pouvoir du pape sur les souverains au moyen âge[3] est plein de recherches. C’était le temps où les écrits de Voigt et de Hurter révélèrent aux yeux des catholiques la grandeur des pontifes romains du XIe et du XIIe siècle. Cette grandeur n’était pas sans causer plus d’un embarras aux gallicans ; car il faut avouer que Grégoire VII et Innocent III ne conformèrent en rien leur conduite aux maximes de 1682. M. Gosselin crut avoir résolu par un principe de droit public, reçu au moyen âge, toutes les difficultés que causent aux théologiens modérés ces histoires grandioses. M. Carrière souriait un peu de son assurance et comparait l’essai de son savant confrère aux efforts d’une vieille qui cherche à enfiler son aiguille en la tenant bien fixe entre la lampe et ses lunettes. Un moment, le fil passe si près du trou qu’elle s’écrie : « M’y voilà ! » Hélas ! non ; il s’en faut de la largeur d’un atome ; c’est à recommencer.
Mon inclination et les conseils d’un pieux et savant ecclésiastique breton qui était grand vicaire de M. de Quélen, M. l’abbé Tresvaux, me firent prendre M. Gosselin pour directeur. J’ai gardé de lui un précieux souvenir. Il n’est pas possible d’imaginer plus de bienveillance, de cordialité, de respect pour la conscience d’un jeune homme. La liberté qu’il me laissa était absolue. Comme il voyait l’honnêteté de ma nature, la pureté de mes mœurs et la droiture de mon esprit, l’idée ne lui vint pas un instant que des doutes s’élèveraient pour moi sur des matières où lui-même n’en avait aucun. Le très grand nombre de jeunes ecclésiastiques qui avaient passé entre ses mains avaient un peu émoussé son diagnostic ; il procédait par catégories générales, et je dirai bientôt comment quelqu’un qui n’était pas mon directeur vit dans ma conscience beaucoup plus clair que lui et que moi.
Deux directeurs, M. Gottofrey, l’un des professeurs de philosophie, et M. Pinault, professeur de mathématiques et de physique, étaient en tout le contraste absolu de M. Gosselin. M. Gottofrey, jeune prêtre de vingt-six ou vingt-huit ans, n’était, je crois, qu’à demi de race française. Il avait la ravissante figure rose d’une miss anglaise, de beaux grands yeux, où respirait une candeur triste. C’était le plus extraordinaire exemple que l’on puisse imaginer d’un suicide par orthodoxie mystique. M. Gottofrey eût certainement été, s’il l’avait voulu, un mondain accompli. Je n’ai pas connu d’homme qui eût pu être plus aimé des femmes. Il portait en lui un trésor infini d’amour. Il sentait le don supérieur qui lui avait été départi ; puis, avec une sorte de fureur, il s’ingéniait à s’anéantir lui-même. On eût dit qu’il voyait Satan dans les grâces dont Dieu avait été pour lui si prodigue. Un vertige s’emparait de lui ; il se prenait de rage en se voyant si charmant ; il était comme une cellule de nacre où un petit génie pervers serait toujours occupé à broyer sa perle intérieure. Aux temps héroïques du christianisme, il eût cherché le martyre. À défaut du martyre, il courtisa si bien la mort, que cette froide fiancée, la seule qu’il ait aimée, finit par le prendre. Il partit pour le Canada. Le typhus, qui sévit à Montréal en 1847, lui offrit une belle occasion de contenter sa soif. Il soigna les malades avec frénésie et mourut.
J’ai toujours pensé qu’il y eut en la vie de M. Gottofrey un roman secret, quelque erreur héroïque sur l’amour. Il en attendit trop peut-être ; ne le trouvant pas infini, il le brisa comme un faux dieu. Au moins ne fut-il pas de « ceux qui, sachant aimer, n’en ont pas su mourir ». Tantôt je le vois perdu au ciel parmi les troupes d’anges roses d’un paradis du Corrège ; tantôt je me figure la femme qu’il eût pu rendre folle d’amour le flagellant durant toute l’éternité. Ce qu’il y avait d’injuste, c’est qu’il se vengeait des troubles de sa nature inquiète sur la raison, qui peut-être n’y était pour rien. Il pratiquait l’absurdité voulue de Tertullien, se complaisait en la folie de saint Paul. Il était chargé d’un des cours de philosophie : jamais on ne vit plus amère trahison ; son dédain pour la philosophie perçait à chaque mot ; c’était un perpétuel sarcasme, où il développait une sorte de talent âpre. M. Gosselin, qui prenait au sérieux la scolastique, réagissait silencieusement contre ces excès. Mais le fanatisme rend parfois très sagace. M. Gottofrey me remarqua, me suivit ; il démêla ce que l’optimisme paterne de M. Gosselin ne savait point voir. Il porta la foudre dans ma conscience, comme je le dirai bientôt, et, d’une main je me dissimulais à moi-même les blessures d’une foi déjà profondément atteinte.
M. Pinault ressemblait beaucoup à M. Littré par sa passion concentrée et par l’originalité de ses allures. Si M. Littré eût reçu une éducation catholique, il eût été un mystique exalté ; si M. Pinault avait été élevé en dehors du catholicisme, il eût été révolutionnaire et positiviste. Les natures absolues ont besoin de ces partis tranchés. La physionomie de M. Pinault frappait tout d’abord. Criblé de rhumatismes, il semblait cumuler en sa personne toutes les façons dont un corps peut être contrefait. Sa laideur extrême n’excluait pas de ses traits une singulière vigueur ; mais il n’avait pas été élevé comme M. Gosselin ; il négligeait la propreté à un degré tout à fait choquant. Dans son cours, son vieux manteau et les manches de sa soutane servaient à essuyer les instruments et en général à tous les usages du torchon ; sa calotte, rembourrée pour préserver son vieux crâne des névralgies, formait autour de sa tête un bourrelet hideux. Avec cela, éloquent, passionné, étrange, parfois ironique, spirituel, incisif. Il avait peu de culture littéraire, mais sa parole était pleine de saillies inattendues. On sentait une puissante individualité, que la foi s’était assujettie, mais que la règle ecclésiastique n’avait pas domptée. C’était un saint ; c’était à peine un prêtre ; ce n’était pas du tout un sulpicien. Il manquait à la première règle de la compagnie, qui est d’abdiquer tout ce qui peut s’appeler talent, originalité, pour se plier à la discipline d’une commune médiocrité.
M. Pinault avait commencé par être professeur de mathématiques dans l’université. Comment associa-t-il à des études qui, selon nous, excluent la foi au surnaturel, un catholicisme fervent ? De la même manière que M. Cauchy fut à la fois un mathématicien de premier ordre et un fidèle des plus dociles ; de la même manière que l’académie des sciences possède encore aujourd’hui dans son sein un grand nombre de croyants. Le christianisme se présente comme un fait historique surnaturel. C’est par les sciences historiques qu’on peut établir (et, selon moi, d’une manière péremptoire) que ce fait n’a pas été surnaturel et que, même, il n’y a jamais eu de fait surnaturel. Ce n’est point par un raisonnement a priori que nous repoussons le miracle ; c’est par un raisonnement critique ou historique. Nous prouvons sans peine qu’il n’arrive pas de miracles au XIXe siècle, et que les récits d’événements miraculeux donnés comme ayant eu lieu de nos jours reposent sur l’imposture ou la crédulité. Mais les témoignages qui établissent les prétendus miracles du XVIIIe, du XVIIe, du XVIe siècle, ou bien ceux du moyen âge, sont plus faibles encore, et on peut en dire autant des siècles antérieurs ; car plus on s’éloigne, plus la preuve d’un fait surnaturel devient difficile à fournir. Pour bien comprendre cela, il faut avoir l’habitude de la critique des textes et de la méthode historique ; or voilà ce que les mathématiques ne donnent en aucune façon. N’a-t-on pas vu, de nos jours, un mathématicien éminent tomber dans des illusions que la familiarité la plus élémentaire avec les sciences historiques lui aurait appris à éviter ?
La foi vive de M. Pinault le porta vers le sacerdoce. Il fit peu de théologie ; on se contenta pour lui d’un minimum, et on l’appliqua tout d’abord aux cours de sciences, qui, dans le cadre des études ecclésiastiques, sont l’accompagnement nécessaire des deux années de philosophie. À Saint-Sulpice de Paris, avec sa nullité théologique et son ardente imagination mystique, il eût paru étrange. Mais, à Issy, en contact avec de tout jeunes gens qui n’avaient pas étudié les textes, il acquit bien vite une influence considérable. Il fut le chef de ceux qu’entraînait une ardente piété, des « mystiques », comme on les appelait. Il était leur directeur à tous ; cela faisait une coterie à part, une sorte d’école d’où les profanes étaient exclus et qui avait ses hauts secrets. Un auxiliaire très puissant de ce parti était le concierge laïque de la maison, celui qu’on appelait le père Hanique. J’étonne toujours les réalistes quand je leur dis que j’ai vu de mes yeux un type que leur connaissance insuffisante du monde humain ne leur a pas permis de trouver sur leur chemin, je veux dire le portier sublime, arrivé aux degrés les plus transcendants de la spéculation. Dans sa pauvre loge de concierge, Hanique avait presque autant d’importance que M. Pinault. Ceux qui visaient à la sainteté le consultaient, l’admiraient. On opposait sa simplicité à la froideur d’âme des savants ; on le citait comme un exemple de la gratuité absolue des dons de Dieu.
Tout cela constituait une division profonde dans la maison. Les mystiques vivaient dans un état de tension si extraordinaire, que quelques-uns d’entre eux moururent. Cela ne fit qu’augmenter l’exaltation des autres. M. Gosselin avait trop de tact pour lever drapeau contre drapeau. Il y avait cependant bel et bien deux partis dans le jeune bataillon de ce Saint-Cyr ecclésiastique, les mystiques recevant la direction intime de M. Pinault et du portier Hanique, les « bons enfants » (c’était ainsi que nous nous appelions avec une modestie d’assez bon goût) recevant la direction plane, simple, droite, et tout bonnement chrétienne de M. Gosselin. Cette division perçait très peu chez les maîtres. Cependant le sage M. Gosselin, opposé à tous les excès, en suspicion contre les singularités et les nouveautés, fronçait le sourcil devant certaines bizarreries. Dans les récréations, il affectait une conversation gaie et presque profane, en opposition avec les entretiens toujours sublimes de M. Pinault. Il avait peu d’égards pour le bonhomme Hanique et n’aimait pas qu’on parlât de lui avec admiration. Peut-être trouvait-il, au point de vue de la correction hiérarchique, plus d’un inconvénient à ce qu’un concierge fût un trop grand docteur. Quelques livres qui étaient la lecture favorite des mystiques, tels que ceux de Marie d’Agreda, il les condamnait hautement et les interdisait.
Le cours de M. Pinault était la chose du monde la plus singulière. Il ne dissimulait pas son mépris pour les sciences qu’il enseignait et pour l’esprit humain en général. Quelquefois il s’endormait presque en faisant sa classe. Il détournait tout à fait ses adeptes de l’étude. Et pourtant il restait en lui des parties de l’esprit scientifique, qu’il n’avait pu détruire. Par moments, il avait des éclairs surprenants. Quelques leçons qu’il nous fit sur l’histoire naturelle ont été une des bases de ma pensée philosophique. Je lui dois beaucoup ; mais l’instinct d’apprendre qui est en moi et qui fera, j’espère, que j’apprendrai jusqu’à l’heure de ma mort, ne me permettait pas d’être de sa bande. Il m’aimait assez, mais ne cherchait pas à m’attirer. Son brûlant esprit d’apostolat s’indignait de mes paisibles allures, de mon goût pour la recherche. Un jour, il me trouva dans une allée du parc, assis sur un banc de pierre ; je me rappelle que je lisais le traité de Clarke sur l’Existence de Dieu. Selon mon habitude, j’étais enveloppé dans une épaisse houppelande. « Oh ! le cher petit trésor, dit-il en s’approchant. Mon Dieu, qu’il est donc joli là, si bien empaqueté ! Oh ! ne le dérangez pas. Voilà comme il sera toujours… Il étudiera, étudiera sans cesse ; mais, quand le soin des pauvres âmes le réclamera, il étudiera encore. Bien fourré dans sa houppelande, il dira à ceux qui viendront le trouver « : Oh ! Laissez-moi, laissez-moi. » Il s’aperçut que le trait avait porté juste. J’étais troublé, mais non converti. Voyant que je ne répondais rien, il me serra la main. « Ce sera un petit Gosselin, » dit-il avec une nuance légère d’ironie ; et il me laissa continuer ma lecture.
Certes, M. Pinault était fort supérieur à M. Gosselin par la force de sa nature et la hardiesse de ses partis pris. Vrai Diogène, il voyait le creux d’une foule de conventions qui étaient des articles de foi pour mon excellent directeur. Mais il ne m’ébranla pas un moment. J’ai toujours cru à l’esprit humain. M. Gosselin, par sa confiance en la scolastique, m’encourageait dans mon rationalisme. Un autre directeur, M. Manier, l’un des professeurs de philosophie, m’y encourageait plus encore. C’était un parfait honnête homme, dont les opinions se rapprochaient de celles de l’école universitaire modérée, si décriée alors dans le clergé. Il affectionnait la philosophie écossaise et me fit lire Thomas Reid. Il calma beaucoup ma pensée. Son autorité et celle de M. Gosselin m’aidaient à repousser les exagérations de M. Pinault. Ma conscience était tranquille ; j’arrivais même à croire que le mépris de la scolastique et de la raison, hautement professé par les mystiques, sentait l’hérésie et justement celle des hérésies que les sulpiciens orthodoxes trouvaient la plus dangereuse, je veux dire le fidéisme de M. de Lamennais.
Je m’abandonnai ainsi sans scrupule à mon goût pour l’étude. Ma solitude était absolue. Pendant deux ans, je ne vins pas une seule fois à Paris, quoique les permissions s’accordassent bien facilement. Je ne jouais jamais ; je passais les heures de récréation assis, cherchant à me défendre contre le froid par de triples vêtements. Ces messieurs, plus sages que moi, me faisaient remarquer combien ce régime d’immobilité, à l’âge que j’avais, était préjudiciable à ma santé. Ma croissance était à peine achevée ; ma taille se voûtait. Mais ma passion l’emporta. Je m’y livrai avec d’autant plus de sécurité que je la croyais bonne. C’était une sorte de fureur ; mais pouvais-je croire que l’ardeur de penser, que je voyais louer dans Malebranche et dans tant d’autres hommes illustres et saints, fût blâmable et dût me mener à un résultat que j’eusse repoussé de toutes mes forces si j’avais pu l’entrevoir ?
L’enseignement philosophique du séminaire était la scolastique en latin, non la scolastique du XIIIe siècle, barbare et enfantine, mais ce qu’on peut appeler la scolastique cartésienne, c’est-à-dire ce cartésianisme mitigé qui fut adopté en général pour l’enseignement ecclésiastique, au XVIIIe siècle, et fixé dans les trois volumes connus sous le nom de Philosophie de Lyon. ce nom vient de ce que le livre fit partie d’un cours complet d’études ecclésiastiques rédigé il y a une centaine d’années par l’ordre de M. de Montazet, l’archevêque janséniste de Lyon. La partie théologique de l’ouvrage, entachée d’hérésie, est maintenant oubliée ; mais la partie philosophique, empreinte d’un rationalisme fort respectable, était encore vers 1840 la base de l’enseignement dans les séminaires, au grand scandale de l’école néo-catholique, qui trouvait le livre dangereux et inepte. Les problèmes étaient au moins assez bien posés, et toute cette dialectique en syllogismes constituait une gymnastique excellente. Je dois la clarté de mon esprit, en particulier une certaine habileté dans l’art de diviser (art capital, une des conditions de l’art d’écrire), aux exercices de la scolastique et surtout à la géométrie, qui est l’application par excellence de la méthode syllogistique. M. Manier mêlait à ces vieilles thèses les analyses psychologiques de l’école écossaise. Il devait à la fréquentation de Thomas Reid une grande aversion pour la métaphysique et une confiance absolue dans le bons sens. Posuit in visceribus hominis sapientiam était son texte favori ; il ne songeait pas que, si, pour trouver le vrai et le bien, l’homme n’a qu’à rentrer dans le plus profond de son cœur, le Catéchisme de M. Olier croulait par sa base. La philosophie allemande commençait à être connue ; ce que j’en saisissais me fascinait étrangement. M. Manier me faisait remarquer que cette philosophie changeait trop vite et que, pour la juger, il fallait attendre qu’elle eût achevé son développement. « L’Écosse rassérène, me disait-il, et conduit au christianisme ; » et il me montrait ce bon Thomas Reid à la fois philosophe et ministre du saint évangile. Reid fut de la sorte longtemps mon idéal ; mon rêve eût été la vie paisible d’un ecclésiastique laborieux, attaché à ses devoirs, dispensé du ministère ordinaire pour ses recherches. La contradiction des travaux philosophiques ainsi entendus avec la foi chrétienne ne m’apparaissait point encore avec le degré de clarté qui bientôt ne devait laisser à mon esprit aucun choix entre l’abandon du christianisme et l’inconséquence la plus inavouable.
Les écrits de la philosophie moderne, en particulier ceux de MM. Cousin et Jouffroy, n’entraient guère au séminaire. On ne parlait pourtant pas d’autre chose, par suite des vives polémiques que ces écrits provoquaient alors de la part du clergé. C’était l’année de la mort de M. Jouffroy. Les belles pages de ce désespéré de la philosophie nous enivraient ; je les savais par cœur. Nous nous passionnions pour les débats que souleva la publication de ses œuvres posthumes. En réalité, nous connaissions Cousin, Jouffroy, Pierre Leroux, comme on connaît Valentin et Basilide, je veux dire par ceux qui les ont combattus. Le formalisme rigide de la scolastique ne permet pas de clore la démonstration d’une proposition sans l’avoir fait suivre de la rubrique : Solvuntur objecta. Là sont exposées avec honnêteté les objections contre la proposition qu’il s’agit d’établir ; ces objections sont ensuite résolues, souvent d’une manière qui laisse toute leur force aux idées hétérodoxes qu’on prétend réduire à néant. Ainsi, sous le couvert de réfutations faibles, tout l’ensemble des idées modernes venait à nous. Nous vivions d’ailleurs beaucoup les uns des autres. L’un de nous, qui avait fait sa philosophie dans l’université, nous récitait M. Cousin ; un autre, qui avait des études historiques assez étendues, nous disait Augustin Thierry ; un troisième venait de l’école de MM. de Montalembert et Lacordaire. Il nous plaisait par son imagination ; mais la Philosophie de Lyon l’irritait ; il ne put s’accoutumer au pain bis de la scolastique ; il partit.
M. Cousin nous enchantait ; cependant Pierre Leroux, par son accent de conviction et le sentiment profond qu’il avait des grands problèmes, nous frappait plus vivement encore ; nous ne voyions pas bien l’insuffisance de ses études et la fausseté de son esprit. Mes lectures habituelles étaient Pascal, Malebranche, Euler, Locke, Leibnitz, Descartes, Reid, Dugald Stewart. Comme livres de piété, je lisais surtout les Sermons de Bossuet et les Élévations sur les mystères. Je connaissais aussi très bien François de Sales, par la continuelle lecture qu’on faisait au séminaire de ses œuvres et surtout du charmant livre que Pierre Camus a écrit sur son compte. Quant aux écrits d’une mysticité plus raffinée, tels que sainte Thérèse, Marie d’Agreda, Ignace de Loyola, M. Olier, je ne les lisais pas. M. Gosselin, comme je l’ai déjà dit, m’en dissuadait. Les Vies de saints écrites d’une façon trop exaltée lui déplaisaient également. Fénelon était sa règle et sa limite. Tel saint d’autrefois eût excité chez lui des préventions invincibles, à cause de son peu de souci de la propreté, de sa faible éducation, de son médiocre bon sens.
Le vif entraînement que j’avais pour la philosophie ne m’aveuglait pas sur la certitude de ses résultats. Je perdis de bonne heure toute confiance en cette métaphysique abstraite qui a la prétention d’être une science en dehors des autres sciences et de résoudre à elle seule les plus hauts problèmes de l’humanité. La science positive resta pour moi la seule source de vérité. Plus tard, j’éprouvai une sorte d’agacement à voir la réputation exagérée d’Auguste Comte, érigé en grand homme de premier ordre pour avoir dit, en mauvais français, ce que tous les esprits scientifiques, depuis deux cents ans, ont vu aussi clairement que lui. L’esprit scientifique était le fond de ma nature. M. Pinault eût été mon véritable maître, si, par le plus étrange des travers, il n’eût mis une sorte de rage à dissimuler et à fausser les plus belles parties de son génie. Je le comprenais malgré lui et mieux qu’il n’eût voulu. J’avais reçu de mes premiers maîtres, en Bretagne, une éducation mathématique assez forte. Les mathématiques et l’induction physique ont toujours été les éléments fondamentaux de mon esprit, les seules pierres de ma bâtisse qui n’aient jamais changé d’assise et qui servent toujours. Ce que M. Pinault m’apprit d’histoire naturelle générale et de physiologie m’initia aux lois de la vie. J’aperçus l’insuffisance de ce qu’on appelle le spiritualisme ; les preuves cartésiennes de l’existence d’une âme distincte du corps me parurent toujours très faibles ; dès lors, j’étais idéaliste, et non spiritualiste, dans le sens qu’on donne à ce mot. Un éternel fieri, une métamorphose sans fin, me semblait la loi du monde. La nature m’apparaissait comme un ensemble où la création particulière n’a point de place, et où, par conséquent, tout se transforme [4]. Comment cette conception, déjà assez claire, d’une philosophie positive, ne chassait-elle pas de mon esprit la scolastique et le christianisme ? Parce que j’étais jeune, inconséquent, et que la critique me manquait. L’exemple de tant de grands esprits, qui avaient vu si profond dans la nature et qui pourtant étaient restés chrétiens, me retenait. Je pensais surtout à Malebranche, qui dit sa messe toute sa vie, en professant sur la providence générale de l’univers des idées peu différentes de celles auxquelles j’arrivais. Les Entretiens sur la Métaphysique et les Méditations chrétiennes étaient l’objet perpétuel de mes réflexions.
Le goût de l’érudition est inné en moi. M. Gosselin contribua beaucoup à le développer. Il eut la bonté de me prendre pour son lecteur. Tous les jours, à sept heures du matin, j’allais dans sa chambre, et je lui lisais, pendant qu’il se promenait de long en large, toujours vif, animé, tantôt s’arrêtant, tantôt précipitant le pas, m’interrompant fréquemment par des réflexions judicieuses ou piquantes. Je lui lus de la sorte les longues histoires du père Maimbourg, écrivain maintenant oublié, mais qui fut en son temps estimé de Voltaire ; diverses publications de M. Benjamin Guérard, dont la science le frappait beaucoup ; quelques ouvrages de M. de Maistre, en particulier sa Lettre sur l’inquisition espagnole. ce dernier opuscule ne lui plut guère. A chaque instant, il me disait en se frottant les mains : « Oh ! comme on voit bien, mon cher, que M. de Maistre n’est pas théologien ! » Il n’estimait que la théologie, et avait un profond mépris pour la littérature. Il perdait peu d’occasions de traiter de fadaises et de futilités les études si estimées des nicolaïtes. M. Dupanloup, dont le premier dogme était que sans une bonne éducation littéraire on ne peut être sauvé, lui était peu sympathique. Il évitait en général de prononcer son nom.
Pour moi, qui crois que la meilleure manière de former des jeunes gens de talent est de ne jamais leur parler de talent ni de style, mais de les instruire et d’exciter fortement leur esprit sur les questions philosophiques, religieuses, politiques, sociales, scientifiques, historiques ; en un mot, de procéder par l’enseignement du fond des choses, et non par l’enseignement d’une creuse rhétorique, je me trouvais entièrement satisfait de cette nouvelle direction. J’oubliai qu’il existait une littérature moderne. Le bruit qu’il y avait des écrivains dans le siècle arrivait quelquefois jusqu’à nous ; mais nous étions si habitués à croire qu’il ne pouvait plus y en avoir de bons, que nous dédaignions a priori toutes les productions contemporaines. Le Télémaque était le seul livre léger qui fût entre mes mains, et encore dans une édition où ne se trouvait pas l’épisode d’Eucharis, si bien que je n’ai connu que plus tard ces deux ou trois adorables pages. Je ne voyais l’antiquité que par Télémaque et Aristonoüs. Je m’en réjouis. C’est là que j’ai appris l’art de peindre la nature par des traits moraux. Jusqu’en 1865, je ne me suis figuré l’île de Chio que par ces trois mots de Fénelon, « l’île de Chio, fortunée patrie d’Homère. » Ces trois mots, harmonieux et rythmés, me semblaient une peinture accomplie, et, bien qu’Homère ne soit pas né à Chio, que peut-être il ne soit né nulle part, ils me représentaient mieux la belle (et maintenant si malheureuse) île grecque que tous les entassements de petits traits matériels.
J’allais oublier un autre livre qui, avec le Télémaque, constitua longtemps pour moi le dernier mot de la littérature. Un jour, M. Gosselin me prit à part et, après un long préambule, me dit qu’il avait pensé, pour mes lectures, à un livre que certaines personnes trouvaient dangereux, qui l’était peut-être en effet pour quelques-uns, à cause de la vivacité avec laquelle la passion y est exprimée ; toutefois il me croyait capable de porter cette lecture. Il s’agissait du Comte de Valmont. Beaucoup de personnes demanderont sûrement ce qu’était cet ouvrage, pour lequel mon respectable directeur croyait qu’il fallait une préparation spéciale de jugement et de maturité. Le Comte de Valmont, ou les Égarements de la raison, est un roman de l’abbé Gérard, où, sous le couvert d’une intrigue des plus innocentes, l’auteur réfute les doctrines du XVIIIe siècle et inculque les principes d’une religion éclairée. Sainte-Beuve, qui connaissait le comte de Valmont, comme il connaissait toute chose, éclatait de rire quand je lui contais cette histoire. Eh bien, oui ! le comte de Valmont est un livre assez dangereux[5]. Le christianisme dont on y fait l’apologie n’est que le déisme ; la religion du Télémaque, un culte qui est la piété in abstracto, sans être aucune religion en particulier. Tout me confirmait ainsi dans une paix trompeuse. Je m’imaginais qu’en étant poli comme M. Gosselin et modéré comme M. Manier, j’étais chrétien.
Je ne peux pas dire, en effet, que ma foi chrétienne fût réellement diminuée. Ma foi a été détruite par la critique historique, non par la scolastique ni par la philosophie. L’histoire de la philosophie et l’espèce de scepticisme dont j’étais atteint me retenaient dans le christianisme plutôt qu’elles ne m’en chassaient. Je me répétais souvent ces vers que j’avais lus dans le vieux Brucker[6] :
Discussi fateor, sectas attentius omnes,
Plurima quaesivi, per singula quaeque cucurri,
Nec quidquam inveni melius quam credere Christo.
Une certaine modestie me retenait. Jamais la question capitale de la vérité des dogmes chrétiens, de la Bible, ne se posait pour moi. J’admettais la révélation en un sens général, comme Leibniz, comme Malebranche. Certes ma philosophie du fieri était l’hétérodoxie même ; mais je ne tirais pas les conséquences. Après tout, mes maîtres étaient contents de moi. M. Pinault ne me troublait guère. Plus mystique que fanatique, il s’occupait peu de ceux qui n’étaient point dans sa voie. Le coup de pointe me fut porté par M. Gottofrey, avec une audace et une justesse qui ne me sont apparues que plus tard. Un moment, cet homme vraiment supérieur arracha les voiles que le prudent M. Gosselin et l’honnête M. Manier avaient disposés autour de ma conscience pour la calmer et l’endormir.
M. Gottofrey me parlait très rarement, mais il m’observait attentivement avec une très grande curiosité. Mes argumentations latines, faites d’un ton ferme et accentué, l’étonnaient, l’inquiétaient. Tantôt j’avais trop raison ; tantôt je laissais voir ce que je trouvais de faible dans les raisons données comme valables. Un jour que mes objections avaient été poussées avec vigueur, et que, devant la faiblesse des réponses, quelques sourires s’étaient produits dans la conférence, il interrompit l’argumentation. Le soir, il me prit à part. Il me parla avec éloquence de ce qu’a d’antichrétien la confiance en la raison, de l’injure que le rationalisme fait à la foi. Il s’anima singulièrement, me reprocha mon goût pour l’étude. La recherche !… à quoi bon ? Tout ce qu’il y a d’essentiel est trouvé. Ce n’est point la science qui sauve les âmes. Et, s’exaltant peu à peu, il me dit avec un accent passionné : « Vous n’êtes pas chrétien ! »
Je n’ai jamais ressenti d’effroi comme celui que j’éprouvai à ce mot prononcé d’une voix vibrante. En sortant de chez M. Gottofrey, je chancelais ; ces mots : « Vous n’êtes pas chrétien ! » retentirent toute la nuit à mon oreille comme un coup de tonnerre. Le lendemain, je confiai mon angoisse à M. Gosselin. L’excellent homme me rassura : il ne vit rien, ne voulut rien voir. Il ne me dissimula même pas tout à fait combien il était surpris et mécontent de cette entreprise d’un zèle intempestif sur une conscience dont il était plus que personne responsable. Il tint, j’en suis sûr, l’acte illuminé de M. Gottofrey pour une imprudence, qui ne pouvait être bonne qu’à troubler une vocation naissante. Comme beaucoup de directeurs, M. Gosselin croyait que les doutes sur la foi n’ont de gravité pour les jeunes gens que si l’on s’y arrête, qu’ils disparaissent quand les engagements sont pris et que la vie est arrêtée. Il me défendit de penser à ce qui venait d’arriver ; je le trouvai même ensuite plus affectueux que jamais. Il ne comprit rien à la nature de mon esprit, ne devina pas ses futures évolutions logiques. Seul, M. Gottofrey vit clair. Il avait raison, pleinement raison ; je le reconnais maintenant. Il fallait ses lumières transcendantes de martyr et d’ascète pour découvrir ce qui échappait si complètement à ceux qui dirigeaient ma conscience avec tant de droiture, du reste, et de bonté.
Je causai aussi avec M. Manier, qui m’engagea vivement à ne pas faire dépendre ma foi chrétienne d’objections de détail. Sur la question de l’état ecclésiastique, il mettait toujours beaucoup de discrétion. Il ne me disait jamais rien qui fût de nature à m’engager ou à me dissuader. C’était là pour lui en quelque sorte une chose secondaire. Pour lui, l’essentiel était le véritable esprit chrétien, inséparable de la vraie philosophie. Prêtre ou professeur de philosophie écossaise dans l’université lui paraissait la même chose. Il me faisait souvent envisager ce qu’une telle carrière a d’honorable, et plus d’une fois il prononça le nom de l’école normale. Je ne parlai pas de cette ouverture à M. Gosselin ; car certainement la seule pensée de quitter le séminaire pour l’école normale lui eût paru une idée de perdition.
Il fut donc décidé qu’après mes deux ans de philosophie, je passerais au séminaire Saint-Sulpice pour faire ma théologie. L’éclair qui avait traversé un moment l’esprit de M. Gottofrey n’eut pas de conséquence. Mais, aujourd’hui, à trente-huit ans de distance, je reconnais la haute pénétration dont il fit preuve. Lui seul fut clairvoyant, car c’était tout à fait un saint. Certes, je regrette maintenant que je n’aie point suivi son impulsion. Je serais sorti du séminaire sans avoir fait d’hébreu ni de théologie. La physiologie et les sciences naturelles m’auraient entraîné ; or, je peux bien le dire, l’ardeur extrême que ces sciences vitales excitaient dans mon esprit me fait croire que, si je les avais cultivées d’une façon suivie, je fusse arrivé à plusieurs des résultats de Darwin, que j’entrevoyais. J’allai à Saint-Sulpice, j’appris l’allemand et l’hébreu ; cela changea tout. Je fus entraîné vers les sciences historiques, petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s’être faites, et qu’on négligera dans cent ans. On voit poindre, en effet, un âge où l’homme n’attachera plus beaucoup d’intérêt à son passé. Je crains fort que nos écrits de précision de l’académie des inscriptions et belles-lettres, destinés à donner quelque exactitude à l’histoire, ne pourrissent avant d’avoir été lus. C’est par la chimie à un bout, par l’astronomie à un autre, c’est surtout par la physiologie générale que nous tenons vraiment le secret de l’être, du monde, de Dieu, comme on voudra l’appeler. Le regret de ma vie est d’avoir choisi pour mes études un genre de recherches qui ne s’imposera jamais et restera toujours à l’état d’intéressantes considérations sur une réalité à jamais disparue. Mais, pour l’exercice et le plaisir de ma pensée, je pris certainement la meilleure part. À Saint-Sulpice, en effet, je fus mis en face de la Bible et des sources du christianisme ; je dirai, dans le prochain récit, l’ardeur avec laquelle je me mis à cette étude, et comment, par une série de déductions critiques qui s’imposèrent à mon esprit, les bases de ma vie, telle que je l’avais comprise jusque-là, furent totalement renversées.
- ↑ Mes souvenirs se rapportent aux années 1842-1845. Je pense que depuis rien n’a changé.
- ↑ Paris, 1609, in-12.
- ↑ Première édition, 1839 ; deuxième édition, fort augmentée, 1845.
- ↑ Un écrit qui représente mes idées philosophiques de cette époque, mon essai sur l’Origine du langage, publié pour la première fois dans la Liberté de penser (septembre et décembre 1848), marque bien la manière dont je concevais le tableau actuel de la nature vivante comme le résultat et le témoignage d’un développement historique très ancien.
- ↑ J’allai dernièrement à la Bibliothèque nationale pour
rafraîchir mes souvenirs sur le Comte de Valmont. En
ayant été détourné, je priai M. Soury de parcourir pour
moi l’ouvrage. J’étais curieux d’avoir son impression.
Voici ce qu’il me répondit :
« J’ai bien tardé à vous faire connaître mon sentiment sur le Comte de Valmont, ou les Égarements de la raison. C’est qu’il m’a fallu des efforts presque héroïques pour l’achever. Non que cet ouvrage ne soit honnêtement pensé et assez bien écrit. Mais l’impression de mortel ennui qui se dégage de ces milliers de pages permet à peine d’être équitable pour cette œuvre édifiante de l’excellent abbé Gérard. On lui en veut d’être si ennuyeux. Vraiment, il eût pu l’être moins.
» Comme il arrive souvent, ce qu’il y a de meilleur en ce livre, ce sont les notes, c’est-à-dire une foule d’extraits et de morceaux choisis, tirés des écrivains célèbres des deux derniers siècles, surtout de Rousseau. Toutes ces « preuves », tous ces arguments apologétiques ruinent malheureusement l’œuvre de fond en comble, l’éloquence et la dialectique de Rousseau, de Diderot, d’Helvétius, d’Holbach, voire de Voltaire, différant très fort de celles de l’abbé Gérard. Il en est de même des raisons des libertins que réfute le marquis, père du comte de Valmont. Qu’il doit être dangereux de présenter avec tant de force les mauvaises doctrines ! Elles ont une saveur qui rend fades et insipides les meilleures choses. Et ce sont celles-ci, les bonnes doctrines, qui remplissent les six ou sept volumes du Comte de Valmont ! L’abbé Gérard ne voulait pas qu’on appelât ce livre un roman. De fait, il n’y a ni drame ni action dans ces interminables lettres du marquis, du comte et d’Émilie.
« Le comte de Valmont est un de ces incrédules qu’on doit souvent rencontrer dans le monde. Esprit faible, prétentieux et fat, incapable de penser et de réfléchir par lui-même, d’ailleurs ignorant et sans connaissances d’aucune sorte sur aucun sujet, il oppose à son malheureux père des foules de difficultés contre la morale, la religion et le christianisme en particulier, comme s’il avait le droit d’avoir une opinion sur des matières dont l’étude demande tant de lumières et consume tant d’années. Ce que ce pauvre garçon a de mieux à faire, c’est d’abjurer son inconduite, et il n’a garde d’y manquer presque à chaque tome.
« Le septième volume de l’édition de cet ouvrage, que j’ai sous les yeux, est intitulé : la Théorie du bonheur, ou l’Art de se rendre heureux mis à la portée de tous les hommes, faisant suite au Comte de Valmont. Paris, Bossange, 1801, 11e édition. C’est un autre livre, quoi qu’en dise l’éditeur, et j’avoue n’avoir pas été séduit par cet art d’être heureux mis ainsi à la portée de tout le monde. »
- ↑ Ces vers sont d’Antonius, poète chrétien du IVe siècle.