Souvenirs d’enfance et de jeunesse/III

Calmann-Lévy (p. 129-197).


III

LE PETIT SÉMINAIRE SAINT-NICOLAS
DU CHARDONNET


I

Beaucoup de personnes qui m’accordent un esprit clair s’étonnent que j’aie pu, dans mon enfance et dans ma jeunesse, adhérer à des croyances dont l’impossibilité s’est ensuite révélée à moi d’une façon évidente. Rien de plus simple cependant, et il est bien probable que, si un incident extérieur n’était venu me tirer brusquement du milieu honnête, mais borné, où s’était passée mon enfance, j’aurais conservé toute ma vie la foi qui m’était apparue d’abord comme l’expression absolue de la vérité. J’ai raconté comment je reçus mon éducation dans un petit collège d’excellents prêtres, qui m’apprirent le latin à l’ancienne manière (c’était la bonne), c’est-à-dire avec des livres élémentaires détestables, sans méthode, presque sans grammaire, comme l’ont appris, au XVIe et au XVIe siècles, Érasme et les humanistes qui, depuis l’antiquité, l’ont le mieux su. Ces dignes ecclésiastiques étaient les hommes les plus respectables du monde. Sans rien de ce qu’on appelle maintenant pédagogie, ils pratiquaient la première règle de l’éducation, qui est de ne pas trop faciliter des exercices dont le but est la difficulté vaincue. Ils cherchaient, par-dessus tout, à former d’honnêtes gens. Leurs leçons de bonté et de moralité, qui me semblaient la dictée même du cœur et de la vertu, étaient pour moi inséparables du dogme qu’ils enseignaient. L’éducation historique qu’ils me donnèrent consista uniquement à me faire lire Rollin. De critique, de sciences naturelles, de philosophie, il ne pouvait naturellement être question encore. Quant au XIXe siècle, à ces idées neuves en histoire et en littérature, déjà professées par tant de bouches éloquentes, c’était ce que mes excellents maîtres ignoraient le plus. On ne vit jamais un isolement plus complet de l’air ambiant. Un légitimisme implacable écartait jusqu’à la possibilité de nommer sans horreur la Révolution et Napoléon. Je ne connus guère l’Empire que par le concierge du collège. Il avait dans sa loge beaucoup d’images populaires : « Regarde Bonaparte, me dit-il un jour en me montrant une de ces images ; ah ! c’était un patriote, celui-là ! » De la littérature contemporaine, jamais un mot. La littérature française finissait à l’abbé Delille. On connaissait Chateaubriand ; mais, avec un instinct plus juste que celui des prétendus néo-catholiques, pleins de naïves illusions, ces bons vieux prêtres se défiaient de lui. Un Tertullien égayant son apologétique par Atala et René leur inspirait peu de confiance. Lamartine les troublait encore plus : ils devinaient chez lui une foi peu solide ; ils voyaient ses fugues ultérieures. Toutes ces observations faisaient honneur à leur sagacité orthodoxe ; mais il en résultait pour leurs élèves un horizon singulièrement fermé. Le Traité des études de Rollin est un livre plein de vues larges auprès du cercle de pieuse médiocrité où s’enfermaient par devoir ces maîtres exquis.

Ainsi, au lendemain de la révolution de 1830, l’éducation que je reçus fut celle qui se donnait, il y a deux cents ans, dans les sociétés religieuses les plus austères. Elle n’en était pas plus mauvaise pour cela ; c’était la forte et sobre éducation, très pieuse, mais très peu jésuitique, qui forma les générations de l’ancienne France, et d’où l’on sortait à la fois si sérieux et si chrétien. Élevé par des maîtres qui renouvelaient ceux de Port-Royal, moins l’hérésie, mais aussi moins le talent d’écrire, je fus donc excusable, à l’âge de douze ou quinze ans, d’avoir, comme un élève de Nicole ou de M. Hermant, admis la vérité du christianisme. Mon état ne différait pas de celui de tant de bons esprits du XVIIe siècle, mettant la religion hors de doute ; ce qui n’empêchait pas qu’ils n’eussent sur tout le reste des idées fort claires. J’appris plus tard des choses qui me firent renoncer aux croyances chrétiennes ; mais il faut profondément ignorer l’histoire et l’esprit humain pour ne pas savoir quelle chaîne ces simples, fortes et honnêtes disciplines créaient pour les meilleurs esprits.

La base de ces anciennes éducations était une sévère moralité, tenue pour inséparable de la pratique religieuse, une manière de prendre la vie comme impliquant des devoirs envers la vérité. La lutte même pour se débarrasser d’opinions en partie peu rationnelles avait ses avantages. De ce qu’un gamin de Paris écarte par une plaisanterie des croyances dont la raison d’un Pascal ne réussit pas à se dégager, il ne faut cependant pas conclure que Gavroche est supérieur à Pascal. Je l’avoue, je me sens parfois humilié qu’il m’ait fallu cinq ou six ans de recherches ardentes, l’hébreu, les langues sémitiques, Gesenius, Ewald, pour arriver juste au résultat que ce petit drôle atteint tout d’abord. Ces entassements d’Ossa sur Pélion m’apparaissent alors comme une énorme illusion. Mais le père Hardouin disait qu’il ne s’était pas levé quarante ans à quatre heures du matin pour penser comme tout le monde. Je ne puis admettre non plus que je me sois donné tant de mal pour combattre une pure chimæra bombinans. Non, je ne peux croire que mes labeurs aient été vains, ni qu’en théologie on puisse avoir raison à aussi bon marché que le croient les rieurs. En réalité, peu de personnes ont le droit de ne pas croire au christianisme. Si tous savaient combien le filet tissé par les théologiens est solide, comme il est difficile d’en rompre les mailles, quelle érudition on y a déployée, quelle habitude il faut pour dénouer tout cela !… J’ai remarqué que d’excellents esprits, qui s’étaient mis trop tard à cette étude, se sont pris à la glu et n’ont pu s’en détacher.

Mes maîtres m’enseignèrent, d’ailleurs, quelque chose qui valait infiniment mieux que la critique ou la sagacité philosophique : ils m’apprirent l’amour de la vérité, le respect de la raison, le sérieux de la vie. Voilà la seule chose en moi qui n’ait jamais varié. Je sortis de leurs mains avec un sentiment moral tellement prêt à toutes les épreuves, que la légèreté parisienne put ensuite patiner ce bijou sans l’altérer. Je fus fait de telle sorte pour le bien, pour le vrai, qu’il m’eût été impossible de suivre une carrière non vouée aux choses de l’âme. Mes maîtres me rendirent tellement impropre à toute besogne temporelle, que je fus frappé d’une marque irrévocable pour la vie spirituelle. Cette vie m’apparaissait comme la seule noble ; toute profession lucrative me semblait servile et indigne de moi. Ce bon et sain programme de l’existence, que mes professeurs m’inculquèrent, je n’y ai jamais renoncé. Je ne crois plus que le christianisme soit le résumé surnaturel de ce que l’homme doit savoir ; mais je persiste à croire que l’existence est la chose du monde la plus frivole, si on ne la conçoit comme un grand et continuel devoir. Vieux et chers maîtres, maintenant presque tous morts, dont l’image m’apparaît souvent dans mes rêves, non comme un reproche, mais comme un doux souvenir, je ne vous ai pas été aussi infidèle que vous croyez. Oui, j’ai reconnu que votre histoire était insuffisante, que votre critique n’était pas née, que votre philosophie naturelle était tout à fait au-dessous de celle qui nous fait accepter comme un dogme fondamental : « Il n’y a pas de surnaturel particulier ; » néanmoins je suis toujours votre disciple. La vie n’a de prix que par le dévouement à la vérité et au bien. Ce bien, vous l’entendiez d’une manière un peu étroite. Cette vérité, vous la faisiez trop matérielle, trop concrète ; au fond, cependant, vous aviez raison, et je vous remercie d’avoir imprimé en moi comme une seconde nature ce principe, funeste à la réussite mondaine, mais fécond pour le bonheur, que le but d’une vie noble doit être une poursuite idéale et désintéressée.

Tout le milieu où je vivais m’inspirait les mêmes sentiments, la même façon de prendre la vie. Mes condisciples étaient pour la plupart de jeunes paysans des environs de Tréguier, vigoureux, bien portants, braves, et, comme tous les individus placés à un degré de civilisation inférieure, portés à une sorte d’affectation virile, à une estime exagérée de la force corporelle, à un certain mépris des femmes et de ce qui leur paraît féminin. Presque tous travaillaient pour être prêtres. Ce que j’ai vu alors m’a donné une grande aptitude pour comprendre les phénomènes historiques qui se passent au premier contact d’une barbarie énergique avec la civilisation. La situation intellectuelle des Germains à l’époque carlovingienne, l’état psychologique et littéraire d’un Saxo Grammaticus, d’un Hrabanus Maurus, sont choses très claires pour moi. Le latin produisait sur ces natures fortes des effets étranges. C’étaient comme des mastodontes faisant leurs humanités. Ils prenaient tout au sérieux, ainsi que font les Lapons quand on leur donne la Bible à lire. Nous nous communiquions sur Salluste, sur Tite-Live, des réflexions qui devaient fort ressembler à celles qu’échangeaient entre eux les disciples de saint Gall ou de saint Colomban apprenant le latin. Nous décidions que César n’était pas un grand homme, parce qu’il n’avait pas été vertueux ; notre philosophie de l’histoire était celle d’un Gépide ou d’un Hérule par sa naïveté et sa simplicité.

Les mœurs de cette jeunesse, livrée à elle-même, sans surveillance, étaient à l’abri de tout reproche. Il y avait alors au collège de Tréguier très peu d’internes. La plupart des élèves étrangers à la ville vivaient dans les maisons des particuliers ; leurs parents de la campagne leur apportaient, le jour du marché, leurs petites provisions. Je me rappelle une de ces maisons, voisine de celle de ma famille, et où j’avais plusieurs condisciples. La maîtresse, courageuse femme s’il en fût, vint à mourir. Son mari avait aussi peu de tête que possible, et le peu qu’il en avait il le perdait tous les soirs dans les pots de cidre. Une petite servante, une enfant extrêmement sage, sauva la situation. Les jeunes étudiants résolurent de la seconder ; la maison continua de marcher, nonobstant le vieil ivrogne. J’entendais toujours mes camarades parler avec une rare estime de cette petite servante, qui était en effet un modèle de vertu, et joignait à cela la figure la plus agréable et la plus douce.

Le fait est que ce qu’on dit des mœurs cléricales est, selon mon expérience, dénué de tout fondement. J’ai passé treize ans de ma vie entre les mains des prêtres, je n’ai pas vu l’ombre d’un scandale ; je n’ai connu que de bons prêtres. La confession peut avoir, dans certains pays, de grave inconvénients. Je n’en ai pas vu une trace dans ma jeunesse ecclésiastique. Le vieux livre où je faisais mes examens de conscience était l’innocence même. Un seul péché excitait ma curiosité et mon inquiétude. Je craignais de l’avoir commis sans le savoir. Un jour, je pris mon courage à deux mains, et je montrai à mon confesseur l’article qui me troublait. Voici ce qu’il y avait : « Pratiquer la simonie dans la collation des bénéfices. » Je demandai à mon confesseur ce que cela signifiait, si je pouvais avoir commis ce péché-là. Le digne homme me rassura et me dit qu’un tel acte était tout à fait hors de ma portée.

Persuadé par mes maîtres de deux vérités absolues : la première, que quelqu’un qui se respecte ne peut travailler qu’à une œuvre idéale, que le reste est secondaire, infime, presque honteux, ignominia seculi ; la seconde, que le christianisme est le résumé de tout idéal, il était inévitable que je me crusse destiné à être prêtre. Cette pensée ne fut pas le résultat d’une réflexion, d’une impulsion, d’un raisonnement. Elle allait en quelque sorte sans le dire. La possibilité d’une carrière profane ne me vint même pas à l’esprit. Étant, en effet, entré avec le sérieux et la docilité la plus parfaite dans les principes de mes maîtres, envisageant comme eux toute profession bourgeoise ou lucrative comme inférieure, basse, humiliante, bonne tout au plus pour ceux qui ne réussissent pas dans leurs études, il était naturel que je voulusse être ce qu’ils étaient. Il devinrent le type de ma vie, et je n’eus d’autre rêve que d’être, comme eux, professeur au collège de Tréguier, pauvre, exempt de souci matériel, estimé, respecté comme eux.

Ce n’est pas que les instincts qui plus tard m’entraînèrent hors de ces sentiers paisibles n’existassent déjà en moi ; mais ils dormaient. Par ma race, j’étais partagé et comme écartelé entre des forces contraires. Il y avait, comme je l’ai dit, dans la famille de ma mère des éléments de sang basque et bordelais. Un gascon, sans que je le susse, jouait en moi des tours incroyables au breton et lui faisait des mines de singe… Ma famille elle-même était partagée. Mon père, mon grand-père paternel, mes oncles, n’étaient rien moins que cléricaux. Mais ma grand’mère maternelle était le centre d’une société où le royalisme ne se séparait pas de la religion. Dernièrement, en classant de vieux papiers, je trouvai une lettre d’elle qui m’a frappé. Elle est adressée à une excellente demoiselle Guyon, bonne vieille fille, qui me gâtait beaucoup quand j’étais enfant, et que rongeait alors un affreux cancer.


Tréguier, 19 mars 1831.

Après deux mois écoulés depuis que Natalie m’a fait part de votre départ pour Tréglamus, j’ai un petit moment à moi pour vous exprimer, ma chère et bien bonne amie, toute la part que je prends à votre triste position. L’état de souffrance où vous êtes me pénètre le cœur ; il a fallu que des circonstances bien impérieuses m’aient empêchée de vous écrire. La mort d’un neveu, fils aîné de ma défunte sœur, nous a plongés dans la plus vive douleur. Peu de jours après, le pauvre petit Ernest, fils de ma fille aînée et frère d’Henriette, ce petit pour lequel vous aviez tant de bontés et qui ne vous a pas oubliée, est tombé malade. Il a été quarante jours entre la mort et la vie, et nous sommes au cinquante-cinquième jour de sa maladie, et sa convalescence n’avance pas. Le jour, il est passablement ; mais les nuits sont cruelles pour lui : agitation, fièvre, délire, voilà son état depuis dix heures du soir jusqu’à cinq ou six heures du matin, et constamment tous les soirs. c’est assez parler pour ma justification à l’amie à laquelle je m’adresse ; son cœur m’est connu ; son indulgence m’excusera. Que ne suis-je auprès de vous, ô mon amie, pour vous rendre les soins que vous m’avez prodigués avec tant d’amitié, de zèle et de bienveillance ! Toute ma peine est de ne pouvoir vous être utile.


20 mars.

On m’a cherchée pour me rendre auprès de mon petit chéri ; j’ai été obligée d’interrompre mon entretien avec vous. Je reprends, ma chère et bien bonne amie, pour vous exhorter à mettre en Dieu seul toute votre confiance ; il nous afflige, mais il nous console par l’espoir d’une récompense bien au delà et sans proportions avec ce que nous souffrons. Prenons courage ; nos peines, nos douleurs ne sont que pour un temps limité par sa providence, et la récompense sera éternelle.

La bonne Natalie m’a fait part de votre soumission, de votre patience et de votre résignation dans les peines les plus aiguës. Ah ! je vous reconnais bien à ces beaux sentiments ! Pas une plainte, me marque-t-elle, dans les plus grandes souffrances ! Combien, ma chère amie, vous êtes agréable et chère à Dieu par votre patience et votre résignation à sa sainte volonté ! Il vous afflige, car il châtie ceux qu’il aime. Être aimée de Dieu, y a-t-il un bonheur comparable ? Je vous envoie l’Âme sur le calvaire ; vous trouverez dans ce livre des motifs d’une bien grande consolation par l’exemple d’un Dieu souffrant et mourant pour nous. Madame D… aura la complaisance, si vous ne pouvez lire vous-même, de vous lire un chapitre par jour. Assurez-la bien de mon sincère attachement ; je la prie instamment de me donner de ses nouvelles et des vôtres, ce que j’attends avec bien de l’impatience. Puis, si cela ne vous importune pas, je vous écrirai plus assidûment. Adieu, ma chère et bonne amie ; que Dieu vous comble de ses grâces et de ses bontés ! De la patience et du courage, ce sont les vœux bien sincères de votre toute dévouée amie.

Ve ***.

Ma communion d’aujourd’hui s’est faite à votre intention. Ma fille, Henriette, Ernest, qui a passé une bien meilleure nuit, se rappellent à votre souvenir, ainsi que Clara. Nous nous entretenons bien souvent de vous. De vos nouvelles, je vous en prie ! Lorsque vous aurez lu l’Âme sur le Calvaire, vous me le renverrez, et je vous ferai passer l’Esprit consolateur.

La lettre et le livre ne partirent point. Ma mère, qui était chargée de l’expédition, apprit la mort de Mademoiselle Guyon et garda la lettre. Quelques-unes des consolations qu’elle renferme peuvent paraître faibles. Mais en avons-nous de meilleures à offrir à une personne atteinte d’un cancer ? Elles valent bien le laudanum.

En réalité, la Révolution avait été non avenue pour le monde où je vivais. Les idées religieuses du peuple n’avaient pas été atteintes ; les congrégations se reformaient ; les religieuses des anciens ordres, devenues maîtresses d’école, donnaient aux femmes la même éducation qu’autrefois. Ma sœur eut ainsi pour première maîtresse une vieille ursuline qui l’aimait beaucoup et lui faisait apprendre par cœur les psaumes qu’on chante à l’église. Après un ou deux ans, la bonne vieille fut au bout de son latin et vint consciencieusement trouver ma mère : « Je ne peux plus lui rien apprendre, dit-elle ; elle sait tout ce que je sais mieux que moi. » Le catholicisme revivait dans ces cantons perdus, avec toute sa respectable gravité et, pour son bonheur, débarrassé des chaînes mondaines et temporelles que l’ancien régime y avait attachées.

Cette complexité d’origine est en grande partie, je crois, la cause de mes apparentes contradictions. Je suis double ; quelquefois une partie de moi rit quand l’autre pleure. C’est là l’explication de ma gaieté. Comme il y a deux hommes en moi, il y en a toujours un qui a lieu d’être content. Pendant que, d’un côté, je n’aspirais qu’à être curé de campagne ou professeur de séminaire, il y avait en moi un songeur. Durant les offices, je tombais dans de véritables rêves ; mon œil errait aux voûtes de la chapelle ; j’y lisais je ne sais quoi ; je pensais à la célébrité des grands hommes dont parlent les livres. Un jour (j’avais six ans), je jouais avec un de mes cousins et avec d’autres camarades ; nous nous amusions à choisir notre état pour l’avenir : ― « Et toi, qu’est-ce que tu seras ? me demanda mon cousin. ― Moi, répondis-je, je ferai des livres. ― Ah ! tu veux être libraire ? ― Oh ! non, dis-je, je veux faire des livres, en composer. »

Pour se développer, ces dispositions à l’éveil avaient besoin de temps et de circonstances favorables. Ce qui manquait totalement autour de moi, c’était le talent. Mes vertueux maîtres n’avaient rien de ce qui séduit. Avec leur solidité morale inébranlable, ils étaient en tout le contraire de l’homme du Midi, du Napolitain, par exemple, pour qui tout brille et tout sonne. Les idées ne se choquaient pas dans leur esprit par leurs parties sonores. Leur tête était ce que serait un bonnet chinois sans clochettes ; on aurait beau le secouer, il ne tinterait pas. Ce qui constitue l’essence du talent, le désir de montrer la pensée sous un jour avantageux, leur eût semblé une frivolité, comme la parure des femmes, qu’ils traitaient nettement de péché. Cette abnégation exagérée, cette trop grande facilité à repousser ce qui plaît au monde par un Abrenuntio tibi, Satana, est mortelle pour la littérature. Mon Dieu ! peut-être la littérature implique-t-elle un peu de péché. Si le penchant gascon à trancher beaucoup de difficultés par un sourire, que ma mère avait mis en moi, eût dormi éternellement, peut-être mon salut eût-il été plus assuré. En tout cas, si j’étais resté en Bretagne, je serais toujours demeuré étranger à cette vanité que le monde a aimée, encouragée, je veux dire à une certaine habileté dans l’art d’amener le cliquetis des mots et des idées. En Bretagne, j’aurais écrit comme Rollin. À Paris, sitôt que j’eus montré le petit carillon qui était en moi, le monde s’y plut, et, peut-être pour mon malheur, je fus engagé à continuer.

Je raconterai plus tard comment des circonstances particulières amenèrent ce changement, où je restai au fond très conséquent avec moi-même. L’idée sérieuse que je m’étais faite de la foi et du devoir fut cause que, la foi étant perdue, il ne m’était pas possible de garder un masque auquel tant d’autres se résignent. Mais le pli était pris. Je ne fus pas prêtre de profession, je le fus d’esprit. Tous mes défauts tiennent à cela ; ce sont des défauts de prêtre. Mes maîtres m’avaient appris le mépris du laïque et inculqué cette idée que l’homme qui n’a pas une mission noble est le goujat de la création. J’ai toujours ainsi été très injuste d’instinct envers la bourgeoisie. Au contraire, j’ai un goût vif pour le peuple, pour le pauvre. J’ai pu, seul en mon siècle, comprendre Jésus et François d’Assise. Il était à craindre que cela ne fît de moi un démocrate à la façon de Lamennais. Mais Lamennais échangea une foi pour une autre ; il n’arriva que dans sa vieillesse à la critique et à la froideur d’esprit, tandis que le travail qui me détacha du christianisme me rendit du même coup impropre à tout enthousiasme pratique. Ce fut la philosophie même de la connaissance qui, dans ma révolte contre la scolastique, fut profondément modifiée en moi.

Un inconvénient plus grave, c’est que, ne m’étant pas amusé quand j’étais jeune, et ayant pourtant dans le caractère beaucoup d’ironie et de gaieté, j’ai dû, à l’âge où on voit la vanité de toute chose, devenir d’une extrême indulgence pour des faiblesses que je n’avais point eu à me reprocher ; si bien que des personnes qui n’ont peut-être pas été aussi sages que moi ont pu quelquefois se montrer scandalisées de ma mollesse. En politique surtout, les puritains n’y comprennent rien ; c’est l’ordre de choses où je suis le plus content de moi, et cependant une foule de gens m’y tiennent pour très relâché. Je ne peux m’ôter de l’idée que c’est peut-être après tout le libertin qui a raison et qui pratique la vraie philosophie de la vie. De là quelques surprises, quelques admirations exagérées. Sainte-Beuve, Théophile Gautier, me plurent un peu trop. Leur affectation d’immoralité m’empêcha de voir le décousu de leur philosophie. La peur de sembler un pharisien, l’idée, tout évangélique du reste, que l’immaculé a le droit d’être indulgent, la crainte de tromper si, par hasard, tout ce que disent les professeurs de philosophie n’était pas vrai, ont donné à ma morale un air chancelant. En réalité, c’est qu’elle est à toute épreuve. Ces petites libertés sont la revanche que je prends de ma fidélité à observer la règle commune. De même, en politique, je tiens des propos réactionnaires pour n’avoir pas l’air d’un sectaire libéral. Je ne veux pas qu’on me croie plus dupe que je ne le suis en réalité ; j’aurais horreur de bénéficier de mes opinions ; je redoute surtout de me faire à moi-même l’effet d’un placeur de faux billets de banque. Jésus, sur ce point, a été mon maître plus qu’on ne pense, Jésus, qui aime à provoquer, à narguer l’hypocrisie, et qui, par la parabole de l’Enfant prodigue, a posé la morale sur sa vraie base, la bonté du cœur, en ayant l’air d’en renverser les fondements.

À la même cause se rattache un autre de mes défauts, une sorte de mollesse dans la communication verbale de ma pensée qui m’a presque annulé en certains ordres. Le prêtre porte en tout sa politique sacrée ; ce qu’il dit implique beaucoup de convenu. Sous ce rapport, je suis resté prêtre, et cela est d’autant plus absurde que je n’en retire aucun bénéfice ni pour moi, ni pour mes opinions. Dans mes écrits, j’ai été d’une sincérité absolue. Non seulement je n’ai rien dit que ce que je pense ; chose bien plus rare et plus difficile, j’ai dit tout ce que je pense. Mais, dans ma conversation et ma correspondance, j’ai parfois d’étranges défaillances. Je n’y tiens presque pas, et, sauf le petit nombre de personnes avec lesquelles je me reconnais une fraternité intellectuelle, je dis à chacun ce que je suppose devoir lui faire plaisir. Ma nullité avec les gens du monde dépasse toute imagination. Je m’embarque, je m’embrouille, je patauge, je m’égare en un tissu d’inepties. Voué par une sorte de parti pris à une politesse exagérée, une politesse de prêtre, je cherche trop à savoir ce que mon interlocuteur a envie qu’on lui dise. Mon attention, quand je suis avec quelqu’un, est de deviner ses idées et, par excès de déférence, de les lui servir anticipées. Cela se rattache à la supposition que très peu d’hommes sont assez détachés de leurs propres idées pour qu’on ne les blesse pas en leur disant autre chose que ce qu’ils pensent. Je ne m’exprime librement qu’avec les gens que je sais dégagés de toute opinion et placés au point de vue d’une bienveillante ironie universelle. Quant à ma correspondance, ce sera ma honte après ma mort, si on la publie. Écrire une lettre est pour moi une torture. Je comprends qu’on fasse le virtuose devant dix comme devant dix mille personnes ; mais devant une personne !… Avant d’écrire, j’hésite, je réfléchis, je fais un plan pour un chiffon de quatre pages ; souvent je m’endors. Il n’y a qu’à regarder ces lettres lourdement contournées, inégalement tordues par l’ennui, pour voir que tout cela a été composé dans la torpeur d’une demi-somnolence. Quand je relis ce que j’ai écrit, je m’aperçois que le morceau est très faible, que j’y ai mis une foule de choses dont je ne suis pas sûr. Par désespoir, je ferme la lettre, avec le sentiment de mettre à la poste quelque chose de pitoyable.

En somme, dans tous mes défauts actuels, je retrouve les défauts du petit séminariste de Tréguier. J’étais né prêtre a priori, comme tant d’autres naissent militaires, magistrats. Le seul fait que je réussissais dans mes classes était un indice. À quoi bon si bien apprendre le latin, sinon pour l’église ? Un paysan, voyant un jour mes dictionnaires : « Ce sont là, sans doute, me dit-il, des livres qu’on étudie quand on doit être prêtre. » Effectivement, au collège tous ceux qui apprenaient quelque chose se destinaient à l’état ecclésiastique. La prêtrise égalait celui qui en était revêtu à un noble. « Quand vous rencontrez un noble, entendais-je dire, vous le saluez, car il représente le roi ; quand vous rencontrez un prêtre vous le saluez, car il représente Dieu. » Faire un prêtre était l’œuvre par excellence ; les vieilles filles qui avaient quelque bien n’imaginaient pas de meilleur emploi de leur petite fortune que d’entretenir au collège un jeune paysan pauvre et laborieux. Ce prêtre était ensuite leur gloire, leur enfant, leur honneur. Elles le suivaient dans sa carrière, et veillaient sur ses mœurs avec une sorte de soin jaloux.

La prêtrise était donc la conséquence de mon assiduité à l’étude. Avec cela, j’étais sédentaire, impropre par ma faiblesse musculaire à tous les exercices du corps. J’avais un oncle voltairien, le meilleur des hommes, qui voyait cela de mauvais œil. Il était horloger, et m’envisageait comme devant être le continuateur de son état. Mes succès le désolaient ; car il sentait bien que tout ce latin contreminait sourdement ses projets et allait faire de moi une colonne de l’Église, qu’il n’aimait pas. Il ne manquait jamais l’occasion de placer devant moi son mot favori : « Un âne chargé de latin ! » Plus tard, lors de la publication de mes premiers écrits, il triompha. Je me reproche quelquefois d’avoir contribué au triomphe de M. Homais sur son curé. Que voulez-vous ? C’est M. Homais qui a raison. Sans M. Homais, nous serions tous brûlés vifs. Mais, je le répète, quand on s’est donné bien du mal pour trouver la vérité, il en coûte d’avouer que ce sont les frivoles, ceux qui sont bien résolus à ne lire jamais saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin, qui sont les vrais sages. Gavroche et M. Homais arrivant d’emblée et avec si peu de peine au dernier mot de la philosophie ! C’est bien dur à penser.

Mon jeune compatriote et ami, M. Quellien, poète breton d’une verve si originale, le seul homme de notre temps chez lequel j’aie trouvé la faculté de créer des mythes, a rendu ce tour de ma destinée par une fiction très ingénieuse. Il prétend que mon âme habitera, après ma mort, sous la forme d’une mouette blanche, autour de l’église ruinée de Saint-Michel, vieille masure frappée par la foudre, qui domine Tréguier. L’oiseau volera toutes les nuits avec des cris plaintifs autour de la porte et des fenêtres barricadées, cherchant à pénétrer dans le sanctuaire, mais ignorant l’entrée secrète ; et ainsi, durant toute l’éternité, sur cette colline, ma pauvre âme gémira d’un gémissement sans fin. ― « C’est l’âme d’un prêtre qui veut dire sa messe, » murmurera le paysan qui passe. ― « Il ne trouvera jamais d’enfant pour la lui servir, » répliquera un autre. Effectivement, voilà ce que je suis : un prêtre manqué. Quellien a très bien compris ce qui fera toujours défaut à mon Église, c’est l’enfant de chœur. Ma vie est comme une messe sur laquelle pèse un sort, un éternel Introïbo ad altare Dei, et personne pour répondre : Ad Deum qui lætificat juventutem meam. Ma messe n’aura pas de servant. Faute de mieux, je me la réponds à moi-même ; mais ce n’est pas la même chose.

Ainsi tout me prédestinait à une modeste carrière ecclésiastique en Bretagne. J’eusse été un très bon prêtre, indulgent, paternel, charitable, sans reproche en mes mœurs. J’aurais été en prêtre ce que j’ai été en père de famille, très aimé de mes ouailles, aussi peu gênant que possible dans l’exercice de mon autorité. Certains défauts que j’ai fussent devenus des qualités. Certaines erreurs que je professe eussent été le fait d’un homme qui a l’esprit de son état. J’aurais supprimé quelques verrues, que je n’ai pas pris la peine, n’étant que laïque, d’extirper sérieusement, mais qu’il n’eût dépendu que de moi d’arracher.

Ma carrière eût été celle-ci : à vingt-deux ans, professeur au collège de Tréguier ; vers cinquante ans, chanoine, peut-être grand vicaire à Saint-Brieuc, homme très consciencieux, très estimé, bon et sûr directeur. Médiocrement partisan des dogmes nouveaux, j’aurais poussé la hardiesse jusqu’à dire, comme beaucoup de bons ecclésiastiques, après le concile du Vatican : Posui custodiam ori meo. Mon antipathie pour les jésuites se fût exprimée en ne parlant jamais d’eux ; un fond de gallicanisme mitigé se fût dissimulé sous le couvert d’une profonde connaissance du droit canonique.

Un incident extérieur vint changer tout cela. De la petite ville la plus obscure de la province la plus perdue, je fus jeté, sans préparation, dans le milieu parisien le plus vivant. Le monde me fut révélé ; mon être se dédoubla ; le gascon prit le dessus sur le breton ; plus de custodia oris mei ; adieu le cadenas que j’aurais sans cela mis à ma bouche ! Pour le fond, je restai le même. Mais, ô ciel ! combien les applications furent changées ! J’avais vécu jusque-là dans un hypogée, éclairé de lampes fumeuses ; maintenant, le soleil et la lumière allaient m’être montrés.

II

Vers le mois d’avril 1838, M. de Talleyrand, en son hôtel de la rue Saint-Florentin, sentant sa fin approcher, crut devoir aux conventions humaines un dernier mensonge et résolut de se réconcilier, pour les apparences, avec une Église dont la vérité, une fois reconnue par lui, le convainquait de sacrilège et d’opprobre. Il fallait, pour cette délicate opération, non un prêtre sérieux de la vieille école gallicane, qui aurait pu avoir l’idée de rétractations motivées, de réparations, de pénitence, non un jeune ultramontain de la nouvelle école, qui eût tout d’abord inspiré au vieillard une complète antipathie ; il fallait un prêtre mondain, lettré, aussi peu philosophe que possible, nullement théologien, ayant avec les anciennes classes ces relations d’origine et de société sans lesquelles l’Évangile a peu d’accès en des cercles pour lesquels il n’a pas été fait. M. l’abbé Dupanloup, déjà connu par ses succès au catéchisme de l’Assomption, auprès d’un public plus exigeant en fait de jolies phrases qu’en fait de doctrine, était juste l’homme qu’il fallait pour participer innocemment à une collusion que les âmes faciles à se laisser toucher devaient pouvoir envisager comme un édifiant coup de la grâce. Ses relations avec madame la duchesse de Dino, et surtout avec sa fille, dont il avait fait l’éducation religieuse, sa parfaite entente avec M. de Quélen, les protections aristocratiques qui, dès le début de sa carrière, l’avaient entouré et l’avaient fait accepter dans tout le faubourg Saint-Germain comme quelqu’un qui en est, le désignaient pour une œuvre de tact mondain plutôt que de théologie, où il fallait savoir duper à la fois le monde et le ciel.

On prétend qu’au premier moment, surpris de quelques hésitations de la part de celui qui allait le convertir, M. de Talleyrand aurait dit : « Voilà un jeune prêtre qui ne sait pas son état. » S’il dit cela, il se trompa tout à fait. Ce jeune prêtre savait son art comme personne ne le sut jamais. Le vieillard, décidé à ne biffer sa vie que quand il n’aurait plus une heure à vivre, opposait à toutes les supplications un obstiné « Pas encore ! » le Sto ad ostium et pulso dut être pratiqué avec une rare habileté. Un évanouissement, une brusque accélération dans la marche de l’agonie, pouvait tout perdre. Une importunité déplacée pouvait amener un non qui eût renversé l’œuvre si savamment concertée. Le 17 mai, jour de la mort du vieux pécheur, au matin, rien n’était signé encore. L’angoisse était extrême. On sait l’importance que les catholiques attachent au moment de la mort. Si les rémunérations et les châtiments futurs ont quelque réalité, il est clair que ces rémunérations et ces châtiments doivent être proportionnés à une vie entière de vertu ou de vice. Le catholique ne l’entend pas ainsi. Une bonne mort couvre tout. Le salut est remis au hasard de la dernière heure. Le temps pressait ; on résolut de tout oser. M. Dupanloup se tenait dans une pièce à côté du malade. La charmante enfant que le vieillard admettait toujours avec un sourire fut dépêchée près de son lit. Ô miracle de la grâce ! La réponse fut oui ; le prêtre entra ; cela dura quelques minutes, et Dieu dut se montrer content : on lui avait fait sa part. Le jeune catéchiste de l’assomption sortit, tenant un papier que le mourant avait signé de sa grande signature complète : Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent.

Ce fut une grande joie, sinon dans le ciel, au moins dans le monde catholique du faubourg Saint-Germain et du faubourg Saint-Honoré. On sut gré de cette victoire, sans doute, avant tout à la grâce féminine qui avait réussi, en entourant de caresses le vieillard, à lui faire rétracter tout son passé révolutionnaire, mais aussi au jeune ecclésiastique qui avait su, quoi qu’on en dise, avec une habileté supérieure, amener à bonne fin une négociation où il était si facile d’échouer. M. Dupanloup fut de ce jour un des premiers prêtres de France. Le monde le plus riche et le plus influent de Paris lui offrit ce qu’il voulut, places, honneurs, importance, argent. Il accepta l’argent. Gardez-vous de croire que ce fût là un calcul personnel ; jamais homme ne porta plus loin le désintéressement que M. Dupanloup ; le mot de la bible qu’il citait le plus souvent, et qu’il aimait doublement parce qu’il était biblique et qu’il finissait par hasard comme un vers latin, était : Da mihi animas, cetera tolle tibi. Un plan général de grande propagande par l’éducation classique et religieuse s’était dès lors emparé de son esprit, et il allait s’y vouer avec l’ardeur passionnée qu’il portait dans toutes les œuvres dont il s’occupait.

Le séminaire Saint-Nicolas du Chardonnet, situé à côté de l’église de ce nom, entre la rue Saint-Victor et la rue de Pontoise, était devenu, depuis la révolution, le petit séminaire du diocèse de Paris. Telle n’avait pas été sa destination primitive. Dans le grand mouvement de réforme ecclésiastique qui marqua en France la première moitié du XVIIe siècle et auquel se rattachent les noms de Vincent de Paul, d’Olier, de Bérulle, du père Eudes, l’église Saint-Nicolas du Chardonnet joua un rôle analogue à celui de Saint-Sulpice, quoique moins considérable. Cette paroisse, qui tirait son nom du champ de chardons bien connu des étudiants de l’université de Paris au moyen âge, était alors le centre d’un quartier riche, habité surtout par la magistrature. Comme Olier fonda le séminaire Saint-Sulpice, Adrien de Bourdoise fonda la compagnie des prêtres Saint-Nicolas du Chardonnet, et fit de la maison ainsi constituée une pépinière de jeunes ecclésiastiques qui a existé jusqu’à la Révolution. Mais la compagnie de Saint-Nicolas du Chardonnet ne fut pas, comme la société de Saint-Sulpice, mère d’établissements du même genre dans le reste de la France. En outre, la société des nicolaïtes ne ressuscita pas après la Révolution comme celle des sulpiciens ; le bâtiment de la rue Saint-Victor demeura sans objet ; lors du Concordat, on le donna au diocèse de Paris pour servir de petit séminaire. Jusqu’en 1837 cet établissement n’eut aucun éclat. La renaissance brillante du cléricalisme lettré et mondain se fait entre 1830 et 1840. Saint-Nicolas fut, durant le premier tiers du siècle, un obscur établissement religieux ; les études y étaient faibles ; le nombre des élèves restait fort au-dessous des besoins du diocèse. Un prêtre assez remarquable le dirigea pourtant, ce fut M. l’abbé Frère, théologien profond, très versé dans la mystique chrétienne. Mais c’était l’homme le moins fait pour éveiller et stimuler des enfants faisant leurs études littéraires. Saint-Nicolas fut sous sa direction une maison tout ecclésiastique, peu nombreuse, n’ayant en vue que la cléricature, un séminaire par anticipation, ouvert aux seuls sujets qui se destinaient à l’état ecclésiastique, et où le côté profane des études était tout à fait négligé.

M. de Quélen eut une visée de génie en confiant la direction de cette maison à M. Dupanloup. L’aristocratique prélat n’appréciait pas beaucoup la direction toute cléricale de l’abbé Frère ; il aimait la piété, mais la piété mondaine, de bon ton, sans barbarie scolastique ni jargon mystique, la piété comme complément d’un idéal de bonne société, qui était, à vrai dire, sa principale religion. Si Hugues ou Richard de Saint-Victor se fussent présentés à lui comme des pédants ou des rustres, il les eût pris en maigre estime. Il avait pour M. Dupanloup la plus vive affection. Celui-ci était alors légitimiste et ultramontain. Il a fallu les exagérations des temps qui ont suivi pour intervertir les rôles et pour qu’on ait pu le considérer comme un gallican et un orléaniste. M. de Quélen trouvait en lui un fils spirituel, partageant ses dédains, ses préjugés. Il savait sans doute le secret de sa naissance. Les familles qui avaient veillé paternellement sur le jeune ecclésiastique, qui en avaient fait un homme bien élevé et qui l’avaient introduit dans leur monde fermé, étaient celles que connaissait le noble archevêque et qui formaient pour lui les confins de l’univers. J’ai vu M. de Quélen ; il m’a laissé l’idée du parfait évêque de l’ancien régime. Je me rappelle sa beauté (une beauté de femme), sa taille élégante, la ravissante grâce de ses mouvements. Son esprit n’avait d’autre culture que celle de l’homme du monde d’une excellente éducation. La religion était pour lui inséparable des bonnes manières et de la dose de bon sens relatif que donnent les études classiques. Telle était aussi la mesure intellectuelle de M. Dupanloup. Ce n’était ni la belle imagination qui assure une valeur durable à certaines œuvres de Lacordaire et de Montalembert, ni la profonde passion de Lamennais ; l’humanisme, la bonne éducation, étaient ici le but, la fin, le terme de toute chose ; la faveur des gens du monde bien élevés devenait le suprême criterium du bien. De part et d’autre, absence complète de théologie. On se contentait de la révérer de loin. Les études théologiques de ces hommes distingués avaient été très faibles. Leur foi était vive et sincère ; mais c’était une foi implicite, ne s’occupant guère des dogmes qu’il faut croire. Ils sentaient le peu de succès qu’aurait la scolastique auprès du seul public dont ils se préoccupaient, le public mondain et assez frivole qu’a devant lui un prédicateur de Saint-Roch ou de Saint-Thomas d’Aquin.

C’est dans ces dispositions d’esprit que M. de Quélen remit entre les mains de M. Dupanloup l’austère et obscure maison de l’abbé Frère et d’Adrien De Bourdoise. Le petit séminaire de Paris n’avait été jusque-là, aux termes du concordat, que la pépinière des prêtres de Paris, pépinière bien insuffisante, strictement limitée à l’objet que la loi lui prescrivait. C’était bien autre chose que rêvait le nouveau supérieur porté par le choix de l’archevêque à la fonction, peu recherchée, de diriger les études des jeunes clercs. Tout lui parut à reconstruire, depuis les bâtiments, où le marteau ne laissa d’entier que les murs, jusqu’au plan des études, que M. Dupanloup réforma de fond en comble. Deux points essentiels résumèrent sa pensée. D’abord, il vit qu’un petit séminaire tout ecclésiastique n’avait à Paris aucune chance de succès, et ne suffirait jamais au recrutement du diocèse. Il conçut l’idée, par des informations s’étendant surtout à l’ouest de la France et à la Savoie, son pays natal, d’amener à Paris les sujets d’espérance qui lui étaient signalés. Puis il voulut que sa maison fût une maison d’éducation modèle telle qu’il la concevait, et non plus un séminaire au type ascétique et clérical. Il prétendit, chose délicate peut-être, que la même éducation servît aux jeunes clercs et aux fils des premières familles de France. La réussite de la difficile affaire de la rue Saint-Florentin l’avait mis à la mode dans le monde légitimiste ; quelques relations avec le monde orléaniste lui assuraient une autre clientèle dont il n’était pas bon de se priver. À l’affût de tous les vents de la mode et de la publicité, il ne négligeait rien de ce qui avait la faveur du moment. Sa conception du monde était très aristocratique ; mais il admettait trois aristocraties, la noblesse, le clergé et la littérature. Ce qu’il voulait, c’était une éducation libérale, pouvant convenir également au clergé et à la jeunesse du faubourg Saint-Germain, sur la base de la piété chrétienne et des lettres classiques. L’étude des sciences était à peu près exclue ; il n’en avait pas la moindre idée.

La vieille maison de la rue Saint-Victor fut ainsi, pendant quelques années, la maison de France où il y eut le plus de noms historiques ou connus ; y obtenir une place pour un jeune homme était une grâce chèrement marchandée. Les sommes très considérables dont les familles riches achetaient cette faveur servaient à l’éducation gratuite des jeunes gens sans fortune qui étaient signalés par des succès constants. La foi absolue de M. Dupanloup dans les études classiques se montrait en ceci. Ces études, pour lui, faisaient partie de la religion. La jeunesse destinée à l’état ecclésiastique et la jeunesse destinée au premier rang social lui paraissaient devoir être élevées de la même manière. Virgile lui semblait faire partie de la culture intellectuelle d’un prêtre au moins autant que la Bible. Pour une élite de la jeunesse cléricale, il espérait qu’il sortirait de ce mélange avec des jeunes gens du monde, soumis aux mêmes disciplines, une teinture et des habitudes plus distinguées que celles qui résultent de séminaires peuplés uniquement d’enfants pauvres et de fils de paysans. Le fait est qu’il réalisa sous ce rapport des prodiges. Composée de deux éléments en apparence inconciliables, la maison avait une parfaite unité. L’idée que le talent primait tout le reste étouffait les divisions, et, au bout de huit jours, le plus pauvre garçon débarqué de province, gauche, embarrassé, s’il faisait un bon thème ou quelques vers latins bien tournés, était l’objet de l’envie du petit millionnaire qui payait sa pension sans s’en douter.

En cette année 1838, j’obtins justement, au collège de Tréguier, tous les prix de ma classe. Le palmares tomba sous les yeux d’un des hommes éclairés que l’ardent capitaine employait à recruter sa jeune armée. En une minute, mon sort fut décidé. « Faites-le venir, » dit l’impétueux supérieur. J’avais quinze ans et demi ; nous n’eûmes pas le temps de la réflexion. J’étais en vacances chez un ami, dans un village près de Tréguier ; le 4 septembre, dans l’après-midi, un exprès vint me chercher. Je me rappelle ce retour comme si c’était d’hier. Il y avait une lieue à faire à pied à travers la campagne. Les sonneries pieuses de l’Angelus du soir, se répondant de paroisse en paroisse, versaient dans l’air quelque chose de calme, de doux et de mélancolique, image de la vie que j’allais quitter pour toujours. Le lendemain, je partais pour Paris ; le 7, je vis des choses aussi nouvelles pour moi que si j’avais été jeté brusquement en France de Tahiti ou de Tombouctou.

III

Oui, un lama bouddhiste ou un faquir musulman, transporté en un clin d’œil d’Asie en plein boulevard, serait moins surpris que je ne le fus en tombant subitement dans un milieu aussi différent de celui de mes vieux prêtres de Bretagne, têtes vénérables, totalement devenues de bois ou de granit, sortes de colosses osiriens semblables à ceux que je devais admirer plus tard en Égypte, se développant en longues allées, grandioses en leur béatitude. Ma venue à Paris fut le passage d’une religion à une autre. Mon christianisme de Bretagne ne ressemblait pas plus à celui que je trouvais ici qu’une vieille toile, dure comme une planche, ne ressemble à de la percale. Ce n’était pas la même religion. Mes vieux prêtres, dans leur lourde chape romane, m’apparaissaient comme des mages, ayant les paroles de l’éternité ; maintenant, ce qu’on me présentait, c’était une religion d’indienne et de calicot, une piété musquée, enrubannée, une dévotion de petites bougies et de petits pots de fleurs, une théologie de demoiselles, sans solidité, d’un style indéfinissable, composite comme le frontispice polychrome d’un livre d’heures de chez Lebel.

Ce fut la crise la plus grave de ma vie. Le Breton jeune est difficilement transplantable. La vive répulsion morale que j’éprouvais, compliquée d’un changement total dans le régime et les habitudes, me donna le plus terrible accès de nostalgie. L’internat me tuait. Les souvenirs de la vie libre et heureuse que j’avais jusque-là menée avec ma mère me perçaient le cœur. Je n’étais pas le seul à souffrir. M. Dupanloup n’avait pas calculé toutes les conséquences de ce qu’il faisait. Sa manière d’agir, impérieuse à la façon d’un général d’armée, ne tenait pas compte des morts et des malades parmi ses jeunes recrues. Nous nous communiquions nos tristesses. Mon meilleur ami, un jeune homme de Coutances, je crois, transporté comme moi, excellent cœur, s’isola, ne voulut rien voir, mourut. Les Savoisiens se montraient bien moins acclimatables encore. Un d’eux, plus âgé que moi, m’avouait que, chaque soir, il mesurait la hauteur du dortoir du troisième étage au-dessus du pavé de la rue Saint-Victor. Je tombai malade ; selon toutes les apparences, j’étais perdu. Le Breton qui est au fond de moi s’égarait en des mélancolies infinies. Le dernier Angelus du soir que j’avais entendu rouler sur nos chères collines et le dernier soleil que j’avais vu se coucher sur ces tranquilles campagnes me revenaient en mémoire comme des flèches aiguës.

Selon les règles ordinaires, j’aurais dû mourir ; j’aurais peut-être mieux fait. Deux amis que j’amenai avec moi de Bretagne, l’année suivante, donnèrent cette grande marque de fidélité : ils ne purent s’habituer à ce monde nouveau et repartirent. Je songe quelquefois qu’en moi le Breton mourut ; le Gascon, hélas ! eut des raisons suffisantes de vivre. Ce dernier s’aperçut même que ce monde nouveau était fort curieux et valait la peine qu’on s’y attachât.

Au fond, celui qui me sauva fut celui qui m’avait mis à cette cruelle épreuve. Je dois deux choses à M. Dupanloup : de m’avoir fait venir à Paris et de m’avoir empêché de mourir en y arrivant. La vie sortait de lui ; il m’entraîna. Naturellement, il s’occupa d’abord peu de moi. L’homme le plus à la mode du clergé parisien, ayant une maison de deux cents élèves à diriger ou plutôt à fonder, ne pouvait avoir le souci personnel de l’enfant le plus obscur. Une circonstance singulière fut un lien entre nous. Le fond de ma blessure était le souvenir trop vivant de ma mère. Ayant toujours vécu seul auprès d’elle, je ne pouvais me détacher des images de la vie si douce que j’avais goûtée pendant des années. J’avais été heureux, j’avais été pauvre avec elle. Mille détails de cette pauvreté même, rendus plus touchants par l’absence, me creusaient le cœur. Pendant la nuit, je ne pensais qu’à elle ; je ne pouvais prendre aucun sommeil. Ma seule consolation était de lui écrire des lettres pleines d’un sentiment tendre et tout humides de regrets. Nos lettres, selon l’usage des maisons religieuses, étaient lues par un des directeurs. Celui qui était chargé de ce soin fut frappé de l’accent d’amour profond qui était dans ces pages d’enfant. Il communiqua une de mes lettres à M. Dupanloup, qui en fut tout à fait étonné.

Le plus beau trait de caractère de M. Dupanloup était l’amour qu’il avait pour sa mère. Quoique sa naissance fût, par un côté, la plus grande difficulté de sa vie, il honorait sa mère d’un vrai culte. Cette vieille dame demeurait à côté de lui ; nous ne la voyions jamais ; nous savions cependant que, tous les jours, il passait quelque temps avec elle. Il disait souvent que la valeur des hommes est en proportion du respect qu’ils ont eu pour leur mère. Il nous donnait à cet égard des règles excellentes, que j’avais du reste toujours pratiquées, comme de ne jamais tutoyer sa mère et de ne jamais finir une lettre à elle adressée sans y mettre le mot respect. Par là, il y eut entre nous une vraie étincelle de communication. Le jour où ma lettre lui fut remise était un vendredi. C’était le jour solennel. Le soir, on lisait en sa présence les places et les notes de la semaine. Je n’avais pas cette fois-là réussi ma composition : j’étais le cinquième ou le sixième. « Ah ! dit-il, si le sujet eût été celui d’une lettre que j’ai lue ce matin, Ernest Renan eût été le premier. » Dès lors, il me remarqua. J’existai pour lui, il fut pour moi ce qu’il était pour tous, un principe de vie, une sorte de dieu. Un culte remplaça un culte, et le sentiment de mes premiers maîtres s’en trouva fort affaibli.

Ceux-là seuls, en effet, qui ont connu Saint-Nicolas du Chardonnet dans ces années brillantes de 1838 à 1844, peuvent se faire une idée de la vie intense qui s’y développait[1]. Et cette vie n’avait qu’une seule source, un seul principe, M. Dupanloup lui-même. Il était sa maison tout entière. Le règlement, l’usage, l’administration, le gouvernement spirituel et temporel, c’était lui. La maison était pleine de parties défectueuses ; il suppléait à tout. L’écrivain, l’orateur, chez lui, étaient de second ordre ; l’éducateur était tout à fait sans égal. L’ancien règlement de Saint-Nicolas du Chardonnet renfermait, comme tous les règlements de séminaire, un exercice appelé la lecture spirituelle. tous les soirs, une demi-heure devait être consacrée à la lecture d’un ouvrage ascétique ; M. Dupanloup se substitua d’emblée à saint Jean Climaque et aux Vies des Pères du désert. Cette demi-heure, il la prit pour lui. Tous les jours, il se mit directement en rapport avec la totalité de ses élèves par un entretien intime, souvent comparable, pour l’abandon et le naturel, aux homélies de Jean Chrysostome dans la Palæa d’Antioche. Toute circonstance de la vie intérieure de la maison, tout événement personnel au supérieur ou à l’un des élèves, était l’occasion d’un entretien rapide, animé. La séance des notes du vendredi était quelque chose de plus saisissant et plus personnel encore. Chacun vivait dans l’attente de ce jour. Les observations dont le supérieur accompagnait la lecture des notes étaient la vie ou la mort. Il n’y avait aucune punition dans la maison ; la lecture des notes et les réflexions du supérieur étaient l’unique sanction qui tenait tout en haleine et en éveil.

Ce régime avait ses inconvénients, cela est hors de doute. Adoré de ses élèves, M. Dupanloup n’était pas toujours agréable à ses collaborateurs. On m’a dit que, plus tard, dans son diocèse, les choses se passèrent de la même manière, qu’il fut toujours plus aimé de ses laïques que de ses prêtres. Il est certain qu’il écrasait tout autour de lui. Mais sa violence même nous attachait ; car nous sentions que nous étions son but unique. Ce qu’il était, c’était un éveilleur incomparable ; pour tirer de chacun de ses élèves la somme de ce qu’il pouvait donner, personne ne l’égalait. Chacun de ses deux cents élèves existait distinct dans sa pensée ; il était pour chacun d’eux l’excitateur toujours présent, le motif de vivre et de travailler. Il croyait au talent et en faisait la base de la foi. Il répétait souvent que l’homme vaut en proportion de sa faculté d’admirer. Son admiration n’était pas toujours assez éclairée par la science ; mais elle venait d’une grande chaleur d’âme et d’un cœur vraiment possédé de l’amour du beau. Il a été le Villemain de l’école catholique. M. Villemain fut, parmi les laïques, l’homme qu’il a le plus aimé et le mieux compris. Chaque fois qu’il venait de le voir, il nous racontait la conversation qu’il avait eue avec lui sur le ton de la plus chaleureuse sympathie.

Les défauts de l’éducation qu’il donnait étaient les défauts même de son esprit. Il était trop peu rationnel, trop peu scientifique. On eût dit que ses deux cents élèves étaient destinés à être tous poètes, écrivains, orateurs. Il estimait peu l’instruction sans le talent. Cela se voyait surtout à l’entrée des nicolaïtes à Saint-Sulpice, où le talent n’avait aucune valeur, où la scolastique et l’érudition étaient seules prisées. Quand il s’agissait de faire de la logique et de la philosophie en latin barbare, ces esprits, trop nourris de belles-lettres, étaient réfractaires et se refusaient à une aussi rude nourriture. Aussi les nicolaïtes étaient-ils peu estimés à Saint-Sulpice. On n’y nommait jamais M. Dupanloup ; on le trouvait trop peu théologien. Quand un ancien élève de Saint-Nicolas se hasardait à rappeler cette maison, quelque vieux directeur se trouvait là pour dire : « Oh ! oui, du temps de M. Bourdoise…, » montrant clairement qu’il n’admettait pour cette maison d’autre illustration que son passé du XVIIe siècle.

Faibles à quelques égards, ces études de Saint-Nicolas étaient très distinguées, très littéraires. L’éducation cléricale a une supériorité sur l’éducation universitaire, c’est sa liberté en tout ce qui ne touche pas à la religion. La littérature y est livrée à toutes les disputes ; le joug du dogme classique y est moins lourd. C’est ainsi que Lamartine, formé tout entier par l’éducation cléricale, a bien plus d’intelligence qu’aucun universitaire ; quand l’émancipation philosophique vient ensuite, cela produit des esprits très ouverts. Je sortis de mes études classiques sans avoir lu Voltaire ; mais je savais par cœur les Soirées de Saint-Pétersbourg. ce style, dont je ne vis que plus tard les défauts, m’excitait vivement. Les discussions du romantisme pénétraient dans la maison de toutes parts ; on ne parlait que de Lamartine, de Victor Hugo. Le supérieur s’y mêlait, et, pendant près d’un an, aux lectures spirituelles, il ne fut pas question d’autre chose. L’autorité faisait ses réserves ; mais les concessions allaient bien au delà des réserves. C’est ainsi que je connus les batailles du siècle. Plus tard, la liberté de penser arriva également jusqu’à moi par les solvuntur objecta des théologies. La grande bonne foi de l’ancien enseignement ecclésiastique consistait à ne rien dissimuler de la force des objections ; comme les réponses étaient très faibles, un bon esprit pouvait faire son profit de la vérité où il la trouvait.

Le cours d’histoire fut pour moi une autre cause de vif éveil. M. l’abbé Richard[2] faisait ce cours dans l’esprit de l’école moderne, de la manière la plus distinguée. Je ne sais pourquoi il cessa de professer le cours de notre année ; il fut remplacé par un directeur, très occupé d’ailleurs, qui se contenta de nous lire d’anciens cahiers, auxquels il mêlait des extraits de livres modernes. Or, parmi ces volumes modernes, qui détonnaient souvent avec les vieilles routines des cahiers, j’en remarquai un qui produisait sur moi un effet singulier. Dès que le chargé de cours le prenait et se mettait à le lire, je n’étais plus capable de prendre une note ; une sorte d’harmonie me saisissait, m’enivrait. C’était Michelet, les parties admirables de Michelet, dans les tomes V et VI de l’Histoire de France. Ainsi le siècle pénétrait jusqu’à moi par toutes les fissures d’un ciment disjoint. J’étais venu à Paris formé moralement, mais ignorant autant qu’on peut l’être. J’eus tout à découvrir. J’appris avec étonnement qu’il y avait des laïques sérieux et savants ; je vis qu’il existait quelque chose en dehors de l’antiquité et de l’Église, et en particulier qu’il y avait une littérature contemporaine digne de quelque attention. La mort de Louis XIV ne fut plus pour moi la fin du monde. Des idées, des sentiments m’apparurent, qui n’avaient eu d’expression ni dans l’antiquité, ni au XVIIe siècle.

Ainsi le germe qui était en moi fut fécondé. Quoique antipathique par bien des côtés à ma nature, cette éducation fut comme le réactif qui fit tout vivre et tout éclater. L’essentiel, en effet, dans l’éducation, ce n’est pas la doctrine enseignée, c’est l’éveil. Autant le sérieux de ma foi religieuse avait été atteint en trouvant sous les mêmes noms des choses si différentes, autant mon esprit but avidement le breuvage nouveau qui lui était offert. Le monde s’ouvrit pour moi. Malgré sa prétention d’être un asile fermé aux bruits du dehors, Saint-Nicolas était à cette époque la maison la plus brillante et la plus mondaine. Paris y entrait à pleins bords par les portes et les fenêtres, Paris tout entier, moins la corruption, je me hâte de le dire, Paris avec ses petitesses et ses grandeurs, ses hardiesses et ses chiffons, sa force révolutionnaire et ses mollesses flasques. Mes vieux prêtres de Bretagne savaient bien mieux les mathématiques et le latin que mes nouveaux maîtres ; mais ils vivaient dans des catacombes sans lumière et sans air. Ici, l’atmosphère du siècle circulait librement. Dans nos promenades à Gentilly, aux récréations du soir, nos discussions étaient sans fin. Les nuits, après cela, je ne dormais pas : Hugo et Lamartine me remplissaient la tête. Je compris la gloire, que j’avais cherchée si vaguement à la voûte de la chapelle de Tréguier. Au bout de quelque temps, une chose tout à fait inconnue m’était révélée. Les mots talent, éclat, réputation eurent un sens pour moi. J’étais perdu pour l’idéal modeste que mes anciens maîtres m’avaient inculqué ; j’étais engagé sur une mer où toutes les tempêtes, tous les courants du siècle avaient leur contre-coup. Il était écrit que ces courants et ces tempêtes emporteraient ma barque vers des rivages où mes anciens amis me verraient aborder avec terreur.

Mes succès dans les classes étaient très inégaux. Je fis un jour un Alexandre, qui doit être au Cahier d’honneur, et que je publierais si je l’avais. Mais les compositions de pure rhétorique m’inspiraient un profond ennui ; je ne pus jamais faire un discours supportable. À propos d’une distribution de prix, nous donnâmes une représentation du concile de Clermont ; les différents discours qui purent être tenus en cette circonstance furent mis au concours. J’échouai totalement dans Pierre l’Ermite et Urbain II ; mon Godefroy de Bouillon fut jugé aussi dénué que possible d’esprit militaire. Un hymne guerrier en strophes saphiques et adoniques fut trouvé moins mauvais. Mon refrain, Sternite Turcas, solution brève et tranchante de la question d’Orient, fut adopté dans la récitation publique. J’étais trop sérieux pour ces enfantillages. On nous donnait à faire des récits du moyen âge, qui se terminaient toujours par quelque beau miracle ; j’abusais déplorablement des guérisons de lépreux. Le souvenir de mes premières études de mathématiques, qui avaient été assez fortes, me revenait quelquefois. J’en parlais à mes condisciples, que cela faisait beaucoup rire. Ces études leur paraissaient quelque chose de tout à fait bas, comparées aux exercices littéraires qu’on leur présentait comme le but suprême de l’esprit humain. Ma force de raisonnement ne se révéla que plus tard, en philosophie, à Issy. La première fois que mes condisciples m’entendirent argumenter en latin, ils furent surpris. Ils virent bien alors que j’étais d’une autre race qu’eux et que je continuerais à marcher quand ils auraient trouvé leur point d’arrêt. Mais, en rhétorique, je laissai un renom douteux. Écrire sans avoir à dire quelque chose de pensé personnellement me paraissait dès lors le jeu d’esprit le plus fastidieux.

Le fond des idées qui formait la base de cette éducation était faible ; mais la forme était brillante, et un sentiment noble dominait et entraînait tout. J’ai dit qu’il n’y avait dans la maison aucune punition ; il serait plus exact de dire qu’il n’y en avait qu’une, l’expulsion. À moins de faute très grave, cette expulsion n’avait rien de blessant ; on n’en donnait pas les motifs : « Vous êtes un excellent jeune homme ; mais votre esprit n’est pas ce qu’il nous faut ; séparons-nous amis ; quel service puis-je vous rendre ? » Tel était le résumé du discours d’adieu du supérieur à l’élève congédié. On prisait si haut la faveur de participer à une éducation tenue pour exceptionnelle, que cette paternelle déclaration était redoutée comme un arrêt de mort.

Là est une des supériorités que présentent les établissements ecclésiastiques sur ceux de l’État ; le régime y est très libéral, car personne n’a droit d’y être ; la coercition y devient tout de suite la séparation. L’établissement de l’État a quelque chose de militaire, de froid, de dur, et avec cela une cause de grande faiblesse, puisque l’élève a un droit obtenu au concours dont on ne peut le priver. Pour ma part, j’ai peine à comprendre une école normale, par exemple, où le directeur ne puisse pas dire, sans s’expliquer davantage, aux sujets dénués de vocation : « Vous n’avez pas l’esprit de notre état ; en dehors de cela, vous devez avoir tous les mérites ; vous réussirez mieux ailleurs. Adieu. » La punition même la plus légère implique un principe servile d’obéissance par crainte. Pour moi, je ne crois pas qu’à aucune époque de ma vie j’aie obéi ; oui, j’ai été docile, soumis, mais à un principe spirituel, jamais à une force matérielle procédant par la crainte du châtiment. Ma mère ne me commanda jamais rien. Entre moi et mes maîtres ecclésiastiques tout fut libre et spontané. Qui a connu ce rationabile obsequium n’en peut plus souffrir d’autre. Un ordre est une humiliation ; qui a obéi est un capitis minor, souillé dans le germe même de la vie noble. L’obéissance ecclésiastique n’abaisse pas ; car elle est volontaire, et on peut se séparer. Dans une des utopies de société aristocratique que je rêve il n’y aurait qu’une seule peine, la peine de mort, ou plutôt l’unique sanction serait un léger blâme des autorités reconnues, auquel aucun homme d’honneur ne survivrait. Je n’aurais pu être soldat ; j’aurais déserté ou je me serais suicidé. Je crains que les nouvelles institutions militaires, n’admettant ni exception ni équivalent, n’amènent un affreux abaissement. Forcer tous à subir l’obéissance, c’est tuer le génie et le talent. Qui a passé des années au port d’armes à la façon allemande est mort pour les œuvres fines ; aussi l’Allemagne, depuis qu’elle s’est donnée tout entière à la vie militaire, n’aurait plus de talent si elle n’avait les juifs, envers qui elle est si ingrate.

La génération, qui avait de quinze à vingt ans au moment d’éclat que je raconte et qui fut court, a maintenant de cinquante-cinq à soixante ans. A-t-elle rempli les espérances illimitées qu’avait conçues l’âme ardente de notre grand éducateur ? Non assurément ; si ses espérances avaient été réalisées, c’est le monde entier qui eût été changé de fond en comble, et on ne s’aperçoit pas d’un tel changement. M. Dupanloup aimait trop peu son siècle et lui faisait trop peu de concessions pour qu’il pût lui être donné de former des hommes au droit fil du temps. Quand je me figure une de ces lectures spirituelles où le maître répandait si abondamment son esprit, cette salle du rez-de-chaussée, avec ses bancs serrés où se pressaient deux cents figures d’enfants tenus immobiles par l’attention et le respect, et que je me demande vers quels vents du ciel se sont envolées ces deux cents âmes si fortement unies alors par l’ascendant du même homme, je trouve plus d’un déchet, plus d’un cas singulier. Comme il est naturel, je trouve d’abord des évêques, des archevêques, des ecclésiastiques considérables, tous relativement éclairés et modérés. Je trouve des diplomates, des conseillers d’État, d’honorables carrières dont quelques-unes eussent été plus brillantes si la tentative du 16 mai eût réussi. Mais voici quelque chose d’étrange. À côté de tel pieux condisciple prédestiné à l’épiscopat, j’en vois un qui aiguisera si savamment son couteau pour tuer son archevêque, qu’il frappera juste au cœur… je crois me rappeler Verger ; je peux dire de lui ce que disait Sacchetti de cette petite Florentine qui fut canonisée : Fu mia vicina, andava come le altre. Cette éducation avait des dangers : elle surchauffait, surexcitait, pouvait très bien rendre fou (Verger l’était bel et bien).

Un exemple plus frappant encore du Spiritus ubi vult spirat fut celui de H. de ***. Quand j’arrivai à Saint-Nicolas, il fut ma plus grande admiration. Son talent était hors ligne : il avait sur tous ses condisciples de rhétorique une immense supériorité. Sa piété, sérieuse et vraiment élevée, provenait d’une nature douée des plus hautes aspirations. H. de *** réalisait, d’après nos idées, la perfection même ; aussi, selon l’usage des maisons ecclésiastiques, où les élèves avancés partagent les fonctions des maîtres, était-il chargé des rôles les plus importants. Sa piété se maintint plusieurs années au séminaire Saint-Sulpice. Durant des heures, aux fêtes surtout, on le voyait à la chapelle, baigné de larmes. Je me souviens d’un soir d’été, sous les ombrages de Gentilly (Gentilly était la maison de campagne du petit séminaire Saint-Nicolas) ; serrés autour de quelques anciens et de celui des directeurs qui avait le mieux l’accent de la piété chrétienne, nous écoutions. Il y avait dans l’entretien quelque chose de grave et de profond. Il s’agissait du problème éternel qui fait le fond du christianisme, l’élection divine, le tremblement où toute âme doit rester jusqu’à la dernière heure en ce qui regarde le salut. Le saint prêtre insistait sur ce doute terrible : non, personne, absolument personne, n’est sûr qu’après les plus grandes faveurs du ciel il ne sera pas abandonné de la grâce. « Je crois, dit-il, avoir connu un prédestiné !… » Un silence se fit ; il hésita : « C’est H. de ***, ajouta-t-il ; si quelqu’un peut être sûr de son salut, c’est bien lui. Eh bien, non, il n’est pas sûr que H. de *** ne soit pas un réprouvé. »

Je revis H. de *** quelques années plus tard. Il avait fait dans l’intervalle de fortes études bibliques ; je ne pus savoir s’il était tout à fait détaché du christianisme ; mais il ne portait plus l’habit ecclésiastique et il était dans une vive réaction contre l’esprit clérical. Plus tard, je le trouvai passé à des idées politiques très exaltées ; la passion vive, qui faisait le fond de son caractère, s’était tournée vers la démocratie ; il rêvait la justice, il en parlait d’une manière sombre et irritée ; il pensait à l’Amérique, et je crois qu’il doit y être. Il y a quelques années, un de nos anciens condisciples me dit qu’il avait cru reconnaître parmi les noms des fusillés de la Commune un nom qui ressemblait au sien. Je pense qu’il se trompait. Mais sûrement la vie de ce pauvre H. de *** a été traversée par quelque grand naufrage. Il gâta par la passion des qualités supérieures. C’est de beaucoup le sujet le plus éminent que j’aie eu pour condisciple dans mon éducation ecclésiastique. Mais il n’eut pas la sagesse de rester sobre en politique. À la façon dont il prenait les choses, il n’y aurait personne qui n’eût, dans sa vie, vingt occasions de se faire fusiller. Les idéalistes comme nous doivent n’approcher de ce feu-là qu’avec beaucoup de précautions. Nous y laisserions presque toujours notre tête ou nos ailes. Certes la tentation est grande pour le prêtre qui abandonne l’Église de se faire démocrate ; il retrouve ainsi l’absolu qu’il a quitté, des confrères, des amis : il ne fait en réalité que changer de secte. Telle fut la destinée de Lamennais. Une des grandes sagesses de M. l’abbé Loyson a été de résister sur ce point à toutes les séductions et de se refuser aux caresses que le parti avancé ne manque jamais de faire à ceux qui rompent les liens officiels.

Durant trois ans, je subis cette influence profonde, qui amena dans mon être une complète transformation. M. Dupanloup m’avait à la lettre transfiguré. Du pauvre petit provincial le plus lourdement engagé dans sa gaine, il avait tiré un esprit ouvert et actif. Certes quelque chose manquait à cette éducation, et, tant qu’elle dut me suffire, j’eus toujours un vide dans l’esprit. Il y manquait la science positive, l’idée d’une recherche critique de la vérité. Cet humanisme superficiel fit chômer en moi trois ans de raisonnement, en même temps qu’il détruisait la naïveté première de ma foi. Mon christianisme subit de grandes diminutions ; il n’y avait cependant rien dans mon esprit qui pût encore s’appeler doute. Chaque année, à l’époque des vacances, j’allais en Bretagne. Malgré plus d’un trouble, je m’y retrouvais tout entier, tel que mes premiers maîtres m’avaient fait.

Selon la règle, après avoir terminé ma rhétorique à Saint-Nicolas du Chardonnet, j’allai à Issy, maison de campagne du séminaire Saint-Sulpice. Je sortais ainsi de la direction de M. Dupanloup pour entrer sous une discipline absolument opposée à celle de Saint-Nicolas du Chardonnet. Saint-Sulpice m’apprit d’abord à considérer comme enfantillage tout ce que M. Dupanloup m’avait appris à estimer le plus. Quoi de plus simple ? Si le christianisme est chose révélée, l’occupation capitale du chrétien n’est-elle pas l’étude de cette révélation même, c’est-à-dire la théologie ? La théologie et l’étude de la bible allaient bientôt m’absorber, me donner les vraies raisons de croire au christianisme et aussi les vraies raisons de ne pas y adhérer. Durant quatre ans, une terrible lutte m’occupa tout entier, jusqu’à ce que ce mot, que je repoussai longtemps comme une obsession diabolique : « Cela n’est pas vrai ! » retentît à mon oreille intérieure avec une persistance invincible. Je raconterai cela dans les chapitres suivants. Je peindrai aussi exactement que je pourrai cette maison extraordinaire de Saint-Sulpice, qui est plus séparée du temps présent que si trois mille lieues de silence l’entouraient. J’essayerai enfin de montrer comment l’étude directe du christianisme, entreprise dans l’esprit le plus sérieux, ne me laissa plus assez de foi pour être un prêtre sincère, et m’inspira, d’un autre côté, trop de respect pour que je pusse me résigner à jouer avec les croyances les plus respectables une odieuse comédie.


  1. Ce tableau a été bien tracé par M. Adolphe Mortillon : Souvenirs de Saint-Nicolas. Paris, Lecoffre.
  2. Voir l’excellente notice que M. Foulon, maintenant archevêque de Besançon, a consacrée à l’abbé Richard.