Souvenirs d’enfance et de jeunesse/V
V
LE SÉMINAIRE SAINT-SULPICE
I
La maison fondée par M. Olier, en 1645, n’était pas la grande construction quadrangulaire, à l’aspect de caserne, qui forme maintenant un côté de la place Saint-Sulpice. L’ancien séminaire du XVIIe et du XVIIIe siècle couvrait toute l’étendue de la place actuelle et masquait complètement la façade de Servandoni. L’emplacement du séminaire d’aujourd’hui était occupé autrefois par les jardins et par le collège de boursiers qu’on appelait les robertins. Le bâtiment primitif disparut à l’époque de la Révolution. La chapelle, dont le plafond passait pour le chef-d’œuvre de Lebrun, a été détruite, et, de toute l’ancienne maison, il ne reste qu’un tableau de Lebrun représentant la Pentecôte d’une façon qui étonnerait l’auteur des Actes des apôtres. La Vierge y est au centre et reçoit pour son compte tout l’effluve du Saint-esprit, qui, d’elle, se répand sur les apôtres. Sauvé à la Révolution, puis compris dans la galerie du cardinal Fesch, ce tableau a été racheté par la compagnie de Saint-Sulpice ; il orne aujourd’hui la chapelle du séminaire.
À part les murs et les meubles, tout est ancien à Saint-Sulpice ; on s’y croit complètement au XVIIe siècle. Le temps et les communes défaites ont effacé bien des différences. Saint-Sulpice cumule aujourd’hui les choses autrefois les plus dissemblables ; si l’on veut voir ce qui, de nos jours, rappelle le mieux Port-Royal, l’ancienne Sorbonne et, en général, les institutions du vieux clergé de France, c’est là qu’il faut aller. Quand j’entrai au séminaire Saint-Sulpice, en 1843, il y avait encore quelques directeurs qui avaient vu M. Émery ; il n’y en avait, je crois, que deux qui eussent des souvenirs d’avant la Révolution. M. Hugon avait servi d’acolyte au sacre de M. de Talleyrand à la chapelle d’Issy, en 1788. Il paraît que, pendant la cérémonie la tenue de l’abbé de Périgord fut des plus inconvenantes. M. Hugon racontait qu’il s’accusa, le samedi suivant, en confession, « d’avoir formé des jugements téméraires sur la piété d’un saint évêque ». Quant au supérieur général, M. Garnier, il avait plus de quatre-vingts ans. C’était en tout un ecclésiastique de l’ancienne école. Il avait fait ses études aux robertins, puis à la Sorbonne. Il semblait en sortir, et, à l’entendre parler de « monsieur Bossuet », de « monsieur Fénelon[1] », on se serait cru devant un disciple immédiat de ces grands hommes. Ces ecclésiastiques de l’ancien régime et ceux d’aujourd’hui n’avaient de commun que le nom et le costume. Comparé aux piétistes exaltés d’Issy, M. Garnier me faisait presque l’effet d’un laïque. Absence totale de démonstrations extérieures, piété sobre et toute raisonnable. Le soir, quelques-uns des jeunes allaient dans la chambre du vieux supérieur pour lui tenir compagnie pendant une heure. La conversation n’avait jamais de caractère mystique. M. Garnier racontait ses souvenirs, parlait de M. Émery, entrevoyait sa mort prochaine avec tristesse. Cela nous étonnait par le contraste avec les brûlantes ardeurs de M. Pinault, de M. Gottofrey. Tout dans ces vieux prêtres était honnête, sensé, empreint d’un profond sentiment de droiture professionnelle. Ils observaient leurs règles, défendaient leurs dogmes comme un bon militaire défend le poste qui lui a été confié. Les questions supérieures leur échappaient. Le goût de l’ordre et le dévouement au devoir étaient le principe de toute leur vie.
M. Garnier était un savant orientaliste et l’homme le plus versé de France dans l’exégèse biblique, telle qu’elle s’enseignait chez les catholiques il y a une centaine d’années. La modestie sulpicienne l’empêcha de rien publier. Le résultat de ses études fut un immense ouvrage manuscrit, représentant un cours complet d’écriture sainte, selon les idées relativement modérées qui dominaient chez les catholiques et les protestants à la fin du XVIIIe siècle. L’esprit en était fort analogue à celui de Rosenmüller, de Hug, de Jahn. Quand j’entrai à Saint-Sulpice, M. Garnier était trop vieux pour enseigner ; on nous lisait ses cahiers. L’érudition était énorme, la science des langues, très solide. De temps en temps, certaines naïvetés faisaient sourire : par exemple, la façon dont l’excellent supérieur résolvait les difficultés qui s’attachent à l’aventure de Sara en Égypte. On sait que, vers la date où le pharaon conçut pour Sara cet amour qui mit Abraham dans de si grands embarras, Sara, d’après le texte, aurait été presque septuagénaire. Pour lever cette difficulté, M. Garnier faisait observer qu’après tout pareille chose s’était vue, et que « Mademoiselle de Lenclos » inspira des passions, causa des duels à soixante-dix ans. M. Garnier ne s’était pas tenu au courant des derniers travaux de la nouvelle école allemande ; il resta toujours dans une quiétude parfaite sur les blessures que la critique du XIXe siècle avait faites au vieux système. Sa gloire est d’avoir formé en M. Le Hir un élève qui, héritier de son vaste savoir, y joignit la connaissance des travaux modernes et, avec une sincérité qu’expliquait sa foi profonde, ne dissimula rien de la largeur de la plaie.
Accablé par l’âge et absorbé par les soucis du généralat de la société, M. Garnier laissait au directeur, M. Carbon, tout le soin de la maison de Paris. M. Carbon était la bonté, la jovialité, la droiture mêmes. Il n’était pas théologien ; ce n’était nullement un esprit supérieur ; on pouvait d’abord le trouver simple, presque commun ; puis on s’étonnait de découvrir sous cette humble apparence la chose du monde la moins commune, l’absolue cordialité, une maternelle condescendance, une charmante bonhomie. Je n’ai jamais vu une telle absence d’amour-propre. Il riait le premier de lui-même, de ses bévues à demi intentionnelles, des plaisantes situations où le mettait sa naïveté. Comme tous les directeurs, il faisait l’oraison à son tour. Il n’y pensait pas cinq minutes d’avance ; il s’embrouillait parfois dans son improvisation d’une manière si comique, qu’on s’étouffait pour ne pas rire. Il s’en apercevait, et trouvait cela tout naturel. C’était lui qui lisait, au cours d’écriture sainte, le manuscrit de M. Garnier. Il pataugeait exprès, pour nous égayer, dans les parties devenues surannées. Ce qu’il y avait de singulier, en effet, c’est qu’il n’était pas très mystique. « Quel peut être, pensez-vous, le mobile de vie de M. Carbon ? demandai-je un jour à un de mes condisciples. — Le sentiment le plus abstrait du devoir. » me répondit-il. M. Carbon m’adopta tout d’abord ; il reconnut que le fond de mon caractère est la gaieté et l’acceptation résignée du sort. « Je vois que nous ferons bon ménage ensemble, » me dit-il avec son excellent sourire. Effectivement M. Carbon est un des hommes que j’ai le plus aimés. Me voyant studieux, appliqué, consciencieux, il me dit au bout de très peu de temps : « Songez donc à notre société ; là est votre place. » Il me traitait déjà presque en confrère. Sa confiance en moi était absolue.
Les autres directeurs, chargés de l’enseignement des diverses branches de la théologie, étaient sans exception de dignes continuateurs d’une respectable tradition. Sous le rapport de la doctrine, cependant, la brèche était faite. L’ultramontanisme et le goût de l’irrationnel s’introduisaient dans la citadelle de la théologie modérée. L’ancienne école savait délirer avec sobriété ; elle portait dans l’absurde même les règles du bon sens. Elle n’admettait l’irrationnel, le miracle, que dans la mesure strictement exigée par l’Écriture et l’autorité de l’Église. La nouvelle école s’y complaît et semble à plaisir rétrécir le champ de défense de l’apologétique. Il ne faut pas nier, d’un autre côté, que la nouvelle école ne soit à quelques égards plus ouverte, plus conséquente, et qu’elle ne tienne, surtout de son commerce avec l’Allemagne, des éléments de discussion qu’ignoraient absolument les vieux traités de Locis theologicis. Dans cette voie pleine d’imprévu et, si l’on veut, de périls, Saint-Sulpice n’a été représenté que par un seul homme ; mais cet homme fut certainement le sujet le plus remarquable que le clergé français ait produit de nos jours ; je veux parler de M. Le Hir. Je l’ai connu à fond, comme on le verra tout à l’heure. Pour comprendre ce qui va suivre, il faut être très versé dans les choses de l’esprit humain et en particulier dans les choses de la foi.
M. Le Hir était un savant et un saint ; il était éminemment l’un et l’autre. Cette cohabitation dans une même personne de deux entités qui ne vont guère ensemble se faisait chez lui sans collision trop sensible ; car le saint l’emportait absolument et régnait en maître. Pas une des objections du rationalisme qui ne soit venue jusqu’à lui. Il n’y faisait aucune concession ; car la vérité de l’orthodoxie ne fut jamais pour lui l’objet d’un doute. C’était là, de sa part, un acte de volonté triomphante plus qu’un résultat subi. Tout à fait étranger à la philosophie naturelle et à l’esprit scientifique, dont la première condition est de n’avoir aucune foi préalable et de rejeter ce qui n’arrive pas, il resta dans cet équilibre où une conviction moins ardente eût trébuché. Le surnaturel ne lui causait aucune répugnance intellectuelle. Sa balance était très juste ; mais dans un des plateaux il y avait un poids infini, une foi inébranlable. Ce qu’on aurait pu mettre dans l’autre plateau eût paru léger ; toutes les objections du monde ne l’eussent point fait vaciller.
La supériorité de M. Le Hir venait surtout de sa profonde connaissance de l’exégèse et de la théologie allemandes. Ce qu’il trouvait dans cette interprétation de compatible avec l’orthodoxie catholique, il se l’appropriait. En critique, les incompatibilités se produisaient à chaque pas. En grammaire, au contraire, l’accord était facile. Ici M. Le Hir n’avait pas de supérieur. Il possédait à fond la doctrine de Gesenius et d’Ewald, et la discutait savamment sur plusieurs points. Il s’occupa des inscriptions phéniciennes et fit une supposition très ingénieuse, qui depuis a été confirmée. Sa théologie était presque tout entière empruntée à l’école catholique allemande, à la fois plus avancée et moins raisonnable que notre vieille scolastique française. M. Le Hir rappelle, à beaucoup d’égards, Dœllinger par son savoir et ses vues d’ensemble ; mais sa docilité l’eût préservé des dangers que le concile du Vatican a fait courir à la foi de la plupart des ecclésiastiques instruits.
Il mourut prématurément en 1868, au milieu des projets du concile, aux travaux préparatoires duquel il était appelé. J’avais toujours eu l’intention de proposer à mes confrères de l’Académie des inscriptions et belles-lettres de le nommer membre libre de notre compagnie. Il eût rendu, je n’en doute pas, à la commission du Corpus des inscriptions sémitiques des services considérables.
À son immense savoir M. Le Hir joignait une manière d’écrire juste et ferme. Il aurait eu beaucoup d’esprit s’il se fût permis d’en avoir. Sa mysticité tendue rappelait celle de M. Gottofrey ; mais il avait bien plus de rectitude de jugement. Sa mine était étrange. Il avait la taille d’un enfant et l’apparence la plus chétive, mais des yeux et un front indiquant la compréhension la plus vaste. Au fond, il ne lui manqua que ce qui l’eût fait cesser d’être catholique, la critique. Je dis mal : il avait la critique très exercée en tout ce qui ne tient pas à la foi ; mais la foi avait pour lui un tel coefficient de certitude, que rien ne pouvait la contre-balancer. Sa piété était vraiment comme les mères-perles de François de Sales, « qui vivent emmy la mer sans prendre aucune goutte d’eau marine ». La science qu’il avait de l’erreur était toute spéculative ; une cloison étanche empêchait la moindre infiltration des idées modernes de se faire dans le sanctuaire réservé de son cœur, où brûlait, à côté du pétrole, la petite lampe inextinguible d’une piété tendre et absolument souveraine. Comme je n’avais pas en mon esprit ces sortes de cloisons étanches, le rapprochement d’éléments contraires qui, chez M. Le Hir, produisait une profonde paix intérieure, aboutit chez moi à d’étranges explosions.
II
En somme, malgré des lacunes, Saint-Sulpice, quand j’y passai il y a quarante ans, présentait un ensemble d’assez fortes études. Mon ardeur de savoir avait sa pâture. Deux mondes inconnus étaient devant moi, la théologie, l’exposé raisonné du dogme chrétien, et la bible, censée le dépôt et la source de ce dogme. Je m’enfonçai dans le travail. Ma solitude était plus grande encore qu’à Issy. Je ne connaissais pas une âme dans Paris. Je fus deux ans sans suivre d’autre rue que la rue de Vaugirard, qui, une fois par semaine, nous menait à Issy. Je parlais extrêmement peu. Ces messieurs, pendant tout ce temps, furent pour moi d’une bonté extrême. Mon caractère doux et mes habitudes studieuses, mon silence, ma modestie leur plurent, et je crois que plusieurs d’entre eux firent tout bas la réflexion que me communiqua M. Carbon : « Voilà pour nous un futur bon confrère. » Le 29 mars 1844, j’écrivais à un de mes amis de Bretagne, alors au séminaire de Saint-Brieuc :
Je me trouve fort bien ici. Le ton de la maison est excellent, également éloigné de la rusticité, d’un égoïsme grossier et de l’afféterie. On se connaît peu, et le cœur est un peu à froid ; mais les conversations sont dignes et élevées ; il s’y mêle peu de banalités et de commérages. On chercherait en vain entre les directeurs et les élèves la cordialité ; c’est là une plante qui ne croît guère qu’en Bretagne ; mais les directeurs ont un certain esprit large et bon, qui plaît et convient parfaitement à l’état moral des jeunes gens tels qu’ils leur arrivent. Leur gouvernement est à peine sensible : c’est la maison qui marche, ce ne sont pas eux qui la conduisent. Le règlement, les usages et l’esprit de la maison font tout ; les hommes sont passifs, ils sont là seulement pour conserver. C’est une machine bien montée depuis deux cents ans ; elle marche toute seule ; le mécanicien n’a qu’à veiller sur elle, tout au plus, de temps en temps, à tourner un écrou et à huiler les ressorts. Ce n’est pas comme à Saint Nicolas, par exemple, où on ne laissait jamais la machine aller seule ; le mécanicien était toujours là, volant à droite, à gauche, mettant partout le doigt, essoufflé, empressé, parce qu’on ne songeait pas que la machine la mieux montée est celle qui exige le moins d’action de la part du moteur. Le grand avantage que je trouve ici, ce sont les remarquables facilités que l’on a pour le travail, lequel est devenu pour moi un besoin et, eu égard à mon état intérieur, un devoir. Le cours de morale est très bien fait ; il n’en est pas de même du cours de dogme : le professeur est nouveau, ce qui, joint à l’importance majeure, et personnelle pour moi, des traités de la Religion et de l’Église, m’arrangerait fort mal, si je ne trouvais auprès de ces autres messieurs le moyen d’y suppléer.
J’avais, en effet, pour les sciences ecclésiastiques un goût particulier. Les textes se cantonnaient bien dans ma mémoire ; ma tête était à l’état d’un Sic et Non d’Abélard. Tout entière construction du XIIIe siècle, la théologie ressemble à une cathédrale gothique : elle en a la grandeur, les vides immenses et le peu de solidité. Ni les Pères de l’Église, ni les écrivains chrétiens de la première moitié du moyen âge ne songèrent à dresser une exposition systématique des dogmes chrétiens dispensant de lire la Bible avec suite. La Somme de saint Thomas d’Aquin, résumé de la scolastique antérieure, est comme un immense casier, qui, si le catholicisme est éternel, servira à tous les siècles : les décisions des conciles et des papes à venir y ayant leur place en quelque sorte d’avance étiquetée. Il ne peut être question de progrès dans un tel ordre d’exposition. Au XVIe siècle, le concile de Trente détermine une foule de points qui étaient jusque-là controversables ; mais chacun de ces anathèmes avait déjà sa rubrique ouverte dans l’immense cadre de saint Thomas. Melchior Canus et Suarès refont la Somme sans y rien ajouter d’essentiel. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, la Sorbonne compose, pour l’usage des écoles, des traités commodes, qui ne sont le plus souvent que la Somme remaniée et amoindrie. Partout ce sont les mêmes textes découpés et séparés de ce qui les explique, les mêmes syllogismes triomphants, mais posant sur le vide, les mêmes défauts de critique historique, provenant de la confusion des dates et des milieux.
La théologie se divise en dogmatique et en morale. La théologie dogmatique, outre les Prolégomènes comprenant les discussions relatives aux sources de l’autorité divine, se divise en quinze traités ayant pour objet tous les dogmes du christianisme. À la base est le traité de la Vraie religion, où l’on essaye de démontrer le caractère surnaturel de la religion chrétienne, c’est-à-dire des Écritures révélées et de l’Église. Puis tous les dogmes se prouvent par l’Écriture, par les conciles, par les Pères, par les théologiens. Il ne faut pas nier qu’un rationalisme très avoué ne soit au fond de tout cela. Si la scolastique est fille de saint Thomas d’Aquin, elle est petite-fille d’Abélard. Dans un tel système, la raison est avant toute chose, la raison prouve la révélation, la divinité de l’Écriture et l’autorité de l’Église. Cela fait, la porte est ouverte à toutes les déductions. Le seul accès de colère que Saint-Sulpice ait éprouvé, depuis qu’il n’y a plus de jansénisme, fut contre M. de Lamennais, le jour où cet exalté vint dire qu’il faut débuter, non par la raison, mais par la foi. Et qui reste juge en dernier lieu des titres de la foi, si ce n’est la raison ?
La théologie morale se compose d’une douzaine de traités, comprenant tout l’ensemble de la morale philosophique et du droit, complétés par la révélation et les décisions de l’Église. Tout cela fait une sorte d’encyclopédie très fortement enchaînée. C’est un édifice dont les pierres sont liées par des tenons en fer ; mais la base est d’une faiblesse extrême. Cette base, c’est le traité de la Vraie religion, lequel est tout à fait ruineux. Car non seulement on n’arrive pas à établir que la religion chrétienne soit plus particulièrement que les autres divine et révélée, mais on ne réussit pas à prouver que, dans le champ de la réalité attingible à nos observations, il se soit passé un événement surnaturel, un miracle. L’inexorable phrase de M. Littré : « Quelque recherche qu’on ait faite, jamais un miracle ne s’est produit là où il pouvait être observé et constaté, » cette phrase, dis-je, est un bloc qu’on ne remuera point. On ne saurait prouver qu’il soit arrivé un miracle dans le passé, et nous attendrons sans doute longtemps avant qu’il s’en produise un dans les conditions correctes qui seules donneraient à un esprit juste la certitude de ne pas être trompé.
En admettant la thèse fondamentale du traité de la Vraie religion, le champ de bataille est restreint ; mais la bataille est loin d’être finie. La lutte est maintenant avec les protestants et les sectes dissidentes, qui, tout en admettant les textes révélés, refusent d’y voir les dogmes dont l’Église catholique s’est chargée avec les siècles. Ici, la controverse porte sur des milliers de points ; son bilan se chiffre en défaites sans nombre. L’Église catholique s’oblige à soutenir que ses dogmes ont toujours existé tels qu’elle les enseigne, que Jésus a institué la confession, l’extrême-onction, le mariage ; qu’il a enseigné ce qu’ont décidé plus tard les conciles de Nicée et de Trente. Rien de plus inadmissible. Le dogme chrétien s’est fait, comme toute chose, lentement, peu à peu, par une sorte de végétation intime. La théologie, en prétendant le contraire, entasse contre elle des montagnes d’objections, s’oblige à rejeter toute critique. J’engage les personnes qui voudraient se rendre compte de cela à lire dans une Théologie le traité des sacrements : elles y verront par quelles suppositions gratuites, dignes des Évangiles apocryphes, de Marie d’Agreda, ou de Catherine Emmerich, on arrive à prouver que tous les sacrements ont été établis par Jésus-Christ à un moment de sa vie. Les discussions sur la matière et la forme des sacrements prêtent aux mêmes observations. L’obstination à trouver en toute chose la matière et la forme date de l’introduction de l’aristotélisme en théologie au XIIIe siècle. Or on encourait les censures ecclésiastiques, si l’on repoussait cette application rétrospective de la philosophie d’Aristote aux créations liturgiques de Jésus.
L’intuition du devenir, dans l’histoire comme dans la nature, était dès lors l’essence de ma philosophie. Mes doutes ne vinrent pas d’un raisonnement, ils vinrent de dix mille raisonnements. L’orthodoxie a réponse à tout et n’avoue pas une bataille perdue. Certes, la critique elle-même veut que, dans certains cas, on admette une réponse subtile comme valable. Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. Une réponse subtile peut être vraie. Deux réponses subtiles peuvent même à la rigueur être vraies à la fois. Trois, c’est plus difficile. Quatre, c’est presque impossible. Mais que, pour défendre la même thèse, dix, cent, mille réponses subtiles doivent être admises comme vraies à la fois, c’est la preuve que la thèse n’est pas bonne. Le calcul des probabilités appliqué à toutes ces petites banqueroutes de détail est pour un esprit sans parti pris d’un effet accablant. Or Descartes m’avait enseigné que la première condition pour trouver la vérité est de n’avoir aucun parti pris. L’œil complètement achromatique est seul fait pour apercevoir la vérité dans l’ordre philosophique, politique et moral.
III
La lutte théologique prenait pour moi un caractère particulier de précision sur le terrain des textes censés révélés. L’enseignement catholique, se croyant sûr de lui-même, acceptait la bataille sur ce champ, comme sur les autres, avec une parfaite bonne foi. La langue hébraïque était ici l’instrument capital, puisque, des deux Bibles chrétiennes, l’une est en hébreu et que, même pour le Nouveau Testament, il n’y a pas de complète exégèse sans la connaissance de l’hébreu.
L’étude de l’hébreu n’était pas obligatoire au séminaire ; elle était même suivie par un très petit nombre d’élèves. En 1843-1844, M. Garnier fit encore, dans sa chambre, le cours supérieur, celui où l’on expliquait les textes difficiles à deux ou trois élèves. M. Le Hir, depuis quelques années, faisait le cours de grammaire. Je m’inscrivis tout d’abord. La philologie exacte de M. Le Hir m’enchanta. Il se montra pour moi plein d’attentions ; il était breton comme moi ; nos caractères avaient beaucoup de ressemblance ; au bout de quelques semaines, je fus son élève presque unique. Son exposition de la grammaire hébraïque, avec comparaison des autres idiomes sémitiques, était admirable. « Je le regarde comme un vrai savant, écrivais-je à mon ami du séminaire de Saint-Brieuc. Si Dieu lui donne encore dix ans de vie, ce qui malheureusement semble douteux, nous pourrons l’opposer à ce que la science critique de l’Allemagne a de plus colossal. L’étude de l’hébreu est, par ses leçons, singulièrement facilitée. Je suis tombé de surprise quand je me suis trouvé en présence de cette langue si simple, sans construction, presque sans syntaxe, expression nue de l’idée pure, une vraie langue d’enfant. »
J’avais, à ce moment, une force d’assimilation extraordinaire. Je suçai tout ce que j’entendais dire à mon maître. Ses livres étaient à ma disposition, et il avait une bibliothèque très complète. Les jours de promenade à Issy, il m’emmenait sur les hauteurs de la Solitude, et là il m’apprenait le syriaque. Nous expliquions ensemble le Nouveau Testament syriaque de Gutbier. M. Le Hir fixa ma vie ; j’étais philologue d’instinct. Je trouvai en lui l’homme le plus capable de développer cette aptitude. Tout ce que je suis comme savant, je le suis par M. Le Hir. Il me semble même parfois que tout ce que je n’ai pas appris de lui, je ne l’ai jamais bien su. Ainsi il n’était pas très fort en arabe, et c’est pour cela que je suis toujours resté médiocre arabisant.
Une circonstance due à la bonté de ces messieurs vint me confirmer dans ma vocation de philologue, et, à l’insu de mes excellents maîtres, entre-bâiller pour moi une porte que je n’osais ouvrir moi-même. En 1844, M. Garnier, vaincu par la vieillesse, dut cesser de faire le cours supérieur d’hébreu. M. Le Hir fit ce cours et, sachant combien je m’étais bien assimilé sa doctrine, il voulut que je fusse chargé du cours de grammaire. Ce fut M. Carbon qui, avec sa bienveillance ordinaire, m’annonça en souriant cette bonne nouvelle, et m’apprit que la compagnie me donnait pour honoraires une somme de trois cents francs. Cela me parut colossal ; je dis à M. Carbon que je n’avais pas besoin d’une somme aussi énorme ; je le remerciai. M. Carbon m’imposa d’accepter cent cinquante francs pour acheter des livres.
Une bien autre faveur fut de me permettre d’aller suivre, au collège de France, deux fois par semaine, le cours de M. Étienne Quatremère. M. Quatremère préparait peu son cours ; pour l’exégèse biblique, il était resté volontairement en dehors du mouvement scientifique. Il ressemblait bien plus à M. Garnier qu’à M. Le Hir. Janséniste à la façon de Silvestre De Sacy, il partageait le demi-rationalisme de Hug, de Jahn, ― réduisant autant que possible la part du surnaturel, en particulier dans les cas de ce qu’il appelait « les miracles d’une exécution difficile », comme le miracle de Josué, ― retenant cependant le principe, au moins pour les miracles du Nouveau Testament. Cet éclectisme superficiel me satisfit peu. M. Le Hir était bien plus près du vrai en ne cherchant pas à atténuer la chose racontée, et en étudiant attentivement, à la façon d’Ewald, le récit lui-même. Comme grammairien comparatif, M. Quatremère était aussi très inférieur à M. Le Hir ; mais son érudition orientale était colossale. Le monde scientifique s’ouvrait devant moi ; je voyais que ce qui en apparence ne devait intéresser que les prêtres pouvait aussi intéresser les laïques. L’idée me vint dès lors plus d’une fois qu’un jour j’enseignerais à cette même table, dans cette petite « Salle des langues », où j’ai en effet réussi à m’asseoir, en y mettant une dose assez forte d’obstination.
Cette obligation de clarifier et de systématiser mes idées, en vue de leçons faites à des condisciples du même âge que moi, décida ma vocation. Mon cadre d’enseignement fut dès lors arrêté ; tout ce que j’ai fait depuis en philologie est sorti de cette modeste conférence que l’indulgence de mes maîtres m’avait confiée. La nécessité de pousser aussi loin que possible mes études d’exégèse et de philologie sémitique m’obligea d’apprendre l’allemand. Je n’avais à cet égard aucune préparation ; à Saint-Nicolas, mon éducation avait été toute latine et française. Je ne m’en plains pas. L’homme ne doit savoir littérairement que deux langues, le latin et la sienne ; mais il doit comprendre toutes celles dont il a besoin pour ses affaires ou son instruction. Un bon condisciple alsacien, M. Kl…, dont je vois souvent le nom cité pour les services qu’il rend à ses compatriotes à Paris, voulut bien me faciliter les débuts. La littérature était pour moi chose si secondaire, au milieu de l’enquête ardente qui m’absorbait, que j’y fis d’abord peu d’attention. Je sentis cependant un génie nouveau, fort différent de celui de notre XVIIe siècle. Je l’admirai d’autant plus que je n’en voyais pas les limites. L’esprit particulier de l’Allemagne, à la fin du dernier siècle et dans la première moitié de celui-ci, me frappa ; je crus entrer dans un temple. C’était bien là ce que je cherchais, la conciliation d’un esprit hautement religieux avec l’esprit critique. Je regrettais par moments de n’être pas protestant, afin de pouvoir être philosophe sans cesser d’être chrétien. Puis je reconnaissais qu’il n’y a que les catholiques qui soient conséquents. Une seule erreur prouve qu’une Église n’est pas infaillible ; une seule partie faible prouve qu’un livre n’est pas révélé. En dehors de la rigoureuse orthodoxie, je ne voyais que la libre pensée à la façon de l’école française du XVIIIe siècle. Mon initiation aux études allemandes me mettait ainsi dans la situation la plus fausse ; car, d’une part, elle me montrait l’impossibilité d’une exégèse sans concessions ; de l’autre, je voyais parfaitement que ces messieurs de Saint-Sulpice avaient raison de ne pas faire de concessions, puisqu’un seul aveu d’erreur ruine l’édifice de la vérité absolue et la ravale au rang des autorités humaines, où chacun fait son choix, selon son goût personnel.
Dans un livre divin, en effet, tout est vrai, et, deux contradictoires ne pouvant être vraies à la fois, il ne doit s’y trouver aucune contradiction. Or l’étude attentive que je faisais de la Bible, en me révélant des trésors historiques et esthétiques, me prouvait aussi que ce livre n’était pas plus exempt qu’aucun autre livre antique de contradictions, d’inadvertances, d’erreurs. Il s’y trouve des fables, des légendes, des traces de composition tout humaine. Il n’est plus possible de soutenir que la seconde partie d’Isaïe soit d’Isaïe. Le livre de Daniel, que toute l’orthodoxie rapporte au temps de la captivité, est un apocryphe composé en 169 ou 170 avant Jésus-Christ. Le livre de Judith est une impossibilité historique. L’attribution du Pentateuque à Moïse est insoutenable, et nier que plusieurs parties de la Genèse aient le caractère mythique, c’est s’obliger à expliquer comme réels des récits tels que celui du paradis terrestre, du fruit défendu, de l’arche de Noé. Or on n’est pas catholique si l’on s’écarte sur un seul de ces points de la thèse traditionnelle. Que devient ce miracle, si fort admiré de Bossuet : « Cyrus nommé deux cents ans avant sa naissance ? » Que deviennent les soixante-dix semaines d’années, bases des calculs de l’Histoire universelle, si la partie du livre d’Isaïe où Cyrus est nommé a été justement composée du temps de ce conquérant, et si pseudo-Daniel est contemporain d’Antiochus Épiphane ?
L’orthodoxie oblige de croire que les livres bibliques sont l’ouvrage de ceux à qui les titres les attribuent. Les doctrines catholiques les plus mitigées sur l’inspiration ne permettent d’admettre dans le texte sacré aucune erreur caractérisée, aucune contradiction, même en des choses qui ne concernent ni la foi, ni les mœurs. Or mettons que, parmi les mille escarmouches que se livrent la critique et l’apologétique orthodoxe sur les détails du texte prétendu sacré, il y en ait quelques-unes où, par rencontre fortuite et contrairement aux apparences, l’apologétique ait raison : il est impossible qu’elle ait raison mille fois dans sa gageure, et il suffit qu’elle ait tort une seule fois pour que la thèse de l’inspiration soit mise à néant. Cette théorie de l’inspiration, impliquant un fait surnaturel, devient impossible à maintenir en présence des idées arrêtées du bon sens moderne. Un livre inspiré est un miracle. Il devrait se présenter dans des conditions où aucun livre ne se présente. « Vous n’êtes pas si difficile, dira-t-on, pour Hérodote, pour les poèmes homériques. » Sans doute ; mais Hérodote, les poèmes homériques ne sont pas donnés pour des livres inspirés.
En fait de contradictions, par exemple, il n’y a pas d’esprit dégagé de préoccupations théologiques qui ne soit forcé de reconnaître des divergences inconciliables entre les synoptiques et le quatrième évangile, et entre les synoptiques comparés les uns avec les autres. Pour nous rationalistes, cela n’a pas grande conséquence ; mais l’orthodoxe, obligé de prouver que son livre a toujours raison, se trouve engagé en des subtilités infinies. Silvestre de Sacy était surtout préoccupé des citations de l’Ancien Testament qui sont faites dans le Nouveau. Il trouvait tant de difficultés à les justifier, lui si exact en fait de citations, qu’il avait fini par admettre en principe que les deux Testaments, chacun de leur côté, sont infaillibles, mais que le Nouveau n’est pas infaillible quand il cite l’Ancien. Il faut n’avoir pas la moindre habitude des choses religieuses pour s’étonner que des esprits singulièrement appliqués aient tenu en des positions aussi désespérées. Dans ces naufrages d’une foi dont on avait fait le centre de sa vie, on s’accroche aux moyens de sauvetage les plus invraisemblables plutôt que de laisser tout ce qu’on aime périr corps et biens.
Les gens du monde qui croient qu’on se décide dans le choix de ses opinions par des raisons de sympathie ou d’antipathie s’étonneront certainement du genre de raisonnements qui m’écarta de la foi chrétienne, à laquelle j’avais tant de motifs de cœur et d’intérêt de rester attaché. Les personnes qui n’ont pas l’esprit scientifique ne comprennent guère qu’on laisse ses opinions se former hors de soi par une sorte de concrétion impersonnelle, dont on n’est en quelque sorte que le spectateur. En me livrant ainsi à la force des choses, je croyais me conformer aux règles de la grande école du XVIIe siècle, surtout de Malebranche, dont le premier principe est que la raison doit être contemplée, et qu’on n’est pour rien dans sa procréation ; en sorte que le devoir de l’homme est de se mettre devant la vérité, dénué de toute personnalité, prêt à se laisser traîner où voudra la démonstration prépondérante. Loin de viser d’avance certains résultats, ces illustres penseurs voulaient que, dans la recherche de la vérité, on s’interdît d’avoir un désir, une tendance, un attachement personnel. Quel est le grand reproche que les prédicateurs du XVIIe siècle adressent aux libertins ? C’est d’avoir embrassé ce qu’ils désiraient, c’est d’être arrivés aux opinions irréligieuses parce qu’ils avaient envie qu’elles fussent vraies.
Dans cette grande lutte engagée entre ma raison et mes croyances, j’évitai soigneusement de faire un seul raisonnement de philosophie abstraite. La méthode des sciences physiques et naturelles, qui, à Issy, m’était apparue comme la loi du vrai, faisait que je me défiais de tout système. Je ne m’arrêtai jamais à une objection sur les dogmes de la Trinité, de l’incarnation, envisagés en eux-mêmes. Ces dogmes, se passant dans l’éther métaphysique, ne choquaient en moi aucune opinion contraire. Rien de ce que pouvaient avoir de critiquable la politique et l’esprit de l’Église, soit dans le passé, soit dans le présent, ne me faisait la moindre impression. Si j’avais pu croire que la théologie et la Bible étaient la vérité, aucune des doctrines plus tard groupées dans le Syllabus, et qui, dès lors, étaient plus ou moins promulguées, ne m’eût causé la moindre émotion. Mes raisons furent toutes de l’ordre philologique et critique ; elles ne furent nullement de l’ordre métaphysique, de l’ordre politique, de l’ordre moral. Ces derniers ordres d’idées me paraissaient peu tangibles et pliables à tout sens. Mais la question de savoir s’il y a des contradictions entre le quatrième Évangile et les synoptiques est une question tout à fait saisissable. Je vois ces contradictions avec une évidence si absolue, que je jouerais là-dessus ma vie, et par conséquent mon salut éternel, sans hésiter un moment. Dans une telle question, il n’y a pas de ces arrière-plans qui rendent si douteuses toutes les opinions morales et politiques. Je n’aime ni Philippe II ni Pie V ; mais, si je n’avais pas des raisons matérielles de ne pas croire au catholicisme, ce ne seraient ni les atrocités de Philippe II ni les bûchers de Pie V qui m’arrêteraient beaucoup.
De très bons esprits m’ont quelquefois fait entendre que je ne me serais pas détaché du catholicisme sans l’idée trop étroite que je m’en fis, ou, si l’on veut, que mes maîtres m’en donnèrent. Certaines personnes rendent un peu Saint-Sulpice responsable de mon incrédulité et lui reprochent, d’une part, de m’avoir inspiré pleine confiance dans une scolastique impliquant un rationalisme exagéré ; de l’autre, de m’avoir présenté comme nécessaire à admettre le summum de l’orthodoxie ; si bien qu’en même temps ils grossissaient outre mesure le bol alimentaire et rétrécissaient singulièrement l’orifice de déglutition. Cela est tout à fait injuste. Dans leur manière de présenter le christianisme, ces messieurs de Saint-Sulpice, en ne dissimulant rien de la carte de ce qu’il faut croire, étaient tout simplement d’honnêtes gens. Ce ne sont pas eux qui ont ajouté la qualification Est de fide à la suite de tant de propositions insoutenables. Une des pires malhonnêtetés intellectuelles est de jouer sur les mots, de présenter le christianisme comme n’imposant presque aucun sacrifice à la raison, et, à l’aide de cet artifice, d’y attirer des gens qui ne savent pas ce à quoi au fond ils s’engagent. C’est là l’illusion des catholiques laïques qui se disent libéraux. Ne sachant ni théologie ni exégèse, ils font de l’accession au christianisme une simple adhésion à une coterie. Ils en prennent et ils en laissent ; ils admettent tel dogme, repoussent tel autre, et s’indignent après cela quand on leur dit qu’ils ne sont pas de vrais catholiques. Quelqu’un qui a fait de la théologie n’est plus capable d’une telle inconséquence. Tout reposant pour lui sur l’autorité infaillible de l’Écriture et de l’Église, il n’y a pas à choisir. Un seul dogme abandonné, un seul enseignement de l’Église repoussé, c’est la négation de l’Église et de la révélation. Dans une Église fondée sur l’autorité divine, on est aussi hérétique pour nier un seul point que pour nier le tout. Une seule pierre arrachée de cet édifice, l’ensemble croule fatalement.
Il ne sert non plus de rien d’alléguer que l’Église fera peut-être un jour des concessions, qui rendront inutiles des ruptures comme celle à laquelle je dus me résigner, et qu’alors on jugera que j’ai renoncé au royaume de Dieu pour des vétilles. Je sais bien la mesure des concessions que l’Église peut faire et de celles qu’il ne faut pas lui demander. Jamais l’Église catholique n’abandonnera rien de son système scolastique et orthodoxe ; elle ne le peut pas ; c’est comme si l’on demandait à M. le comte de Chambord de n’être pas légitimiste. Il y aura des scissions, je le crois, plus que jamais ; mais le vrai catholique dira inflexiblement : « s’il faut lâcher quelque chose, je lâche tout ; car je crois à tout par principe d’infaillibilité, et le principe d’infaillibilité est aussi blessé par une petite concession que par dix mille grandes. » De la part de l’Église catholique, avouer que Daniel est un apocryphe du temps des Macchabées serait avouer qu’elle s’est trompée ; si elle s’est trompée en cela, elle a pu se tromper en autre chose ; elle n’est plus divinement inspirée.
Je ne regrette donc nullement d’être tombé, pour mon éducation religieuse, sur des maîtres sincères qui se seraient fait scrupule de me laisser aucune illusion sur ce que doit admettre un catholique. Le catholicisme que j’ai appris n’est pas ce fade compromis, bon pour les laïques, qui a produit de nos jours tant de malentendus. Mon catholicisme est celui de l’Écriture, des conciles et des théologiens. Ce catholicisme, je l’ai aimé, je le respecte encore ; l’ayant trouvé inadmissible, je me suis séparé de lui. Voilà qui est loyal de part et d’autre. Ce qui n’est pas loyal, c’est de dissimuler le cahier des charges, c’est de se faire l’apologiste de ce qu’on ignore. Je ne me suis jamais prêté à ces mensonges. Je n’ai pas cru respectueux pour la foi de tricher avec elle. Ce n’est pas ma faute si mes maîtres m’avaient enseigné la logique, et, par leurs argumentations impitoyables, avaient fait de mon esprit un tranchant d’acier. J’ai pris au sérieux ce qu’on m’a appris, scolastique, règles du syllogisme, théologie, hébreu ; j’ai été un bon élève ; je ne saurais être damné pour cela.
IV
Telles furent ces deux années de travail intérieur, que je ne peux comparer qu’à une violente encéphalite, durant laquelle toutes les autres fonctions de la vie furent suspendues en moi. Par une petite pédanterie d’hébraïsant, j’appelai cette crise de mon existence Nephtali[2], et je me redisais souvent le dicton hébraïque : Naphtoulé élohim niphtalti : « J’ai lutté des luttes de Dieu. » Mes sentiments intérieurs n’étaient pas changés ; mais, chaque jour, une maille du tissu de ma foi se rompait. L’immense travail auquel je me livrais m’empêchait de tirer les conséquences ; ma conférence d’hébreu m’absorbait ; j’étais comme un homme dont la respiration est suspendue. Mon directeur, à qui je communiquais mes troubles, me disait exactement comme M. Gosselin à Issy : « Tentations contre la foi ! N’y faites pas attention : allez droit devant vous. » Il me fit lire un jour la lettre que saint François de Sales écrivait à Madame de Chantal : « Ces tentations ne sont que des afflictions comme les autres. Sachez que j’ai vu peu de personnes avoir été avancées sans cette épreuve ; il faut avoir patience. Il ne faut nullement répondre, ni faire semblant d’entendre ce que l’ennemi dit. Qu’il clabaude tant qu’il voudra à la porte, il ne faut pas seulement dire : « Qui va là ? »
La pratique des directeurs ecclésiastiques est, en effet, le plus souvent, de conseiller à celui qui avoue des doutes contre la foi de ne pas y faire attention. Loin de reculer les vœux pour ce motif, ils les précipitent, pensant que ces troubles disparaissent quand il n’est plus temps d’y donner suite, et que les soucis de la vie active du ministère chassent plus tard ces hésitations spéculatives. Ici, je dois le dire, je trouvai la sagesse de mes pieux directeurs un peu en défaut. Mon directeur de Paris, homme très éclairé cependant, voulait que je prisse résolument le sous-diaconat, le premier des ordres sacrés constituant un lien irrévocable. Je refusai net. Quant aux premiers degrés de la cléricature, je lui avais obéi. C’est lui-même qui me fit remarquer que la formule exacte de l’engagement qu’ils impliquent est contenue dans les paroles du psaume qu’on prononce : Dominus pars hæreditatis meæ et calicis mei. Tu es qui restitues hæreditatem meam mihi. Eh bien, la main sur la conscience, cet engagement-là, je n’y ai jamais manqué. Je n’ai jamais eu d’autre intérêt que celui de la vérité, et j’y ai fait des sacrifices. Une idée élevée m’a toujours soutenu dans la direction de ma vie ; si bien même, que l’héritage que Dieu devrait me rendre, d’après notre arrangement réciproque, ma foi ! je l’en tiens quitte. Mon lot a été bon, et je peux ajouter en continuant le psaume : Portio cecidit mihi in præclaris ; etenim hæreditas mea præclara est mihi.
Mon ami du séminaire de Saint-Brieuc[3], après de grandes hésitations, s’était décidé à prendre les ordres sacrés. Je retrouve la lettre que je lui écrivis à ce sujet le 29 mars 1844, dans un moment où mes doutes sur la foi me laissaient un calme relatif.
J’ai été heureux, mais non surpris, en apprenant que tu avais fait le pas décisif. Les inquiétudes dont tu étais agité devront toujours s’élever dans l’âme de celui qui envisage sérieusement la portée du sacerdoce chrétien. Ce sont des épreuves pénibles, mais au fond honorables et salutaires, et je n’estimerais pas beaucoup celui qui arriverait au sacerdoce sans les avoir traversées… Je t’ai dit comment une force indépendante de moi ébranlait en moi les croyances qui ont fait jusqu’ici le fondement de ma vie et de mon bonheur. Oh ! mon ami, que ces tentations sont cruelles et comme j’aurais des entrailles de compassion, si Dieu m’amenait jamais quelque malheureux qui en fût travaillé ! Comme ceux qui ne les ont pas éprouvées sont maladroits envers ceux qui en souffrent ! Cela est tout simple ; on ne sent bien que ce qu’on a éprouvé, et ce sujet est si délicat, que je ne crois pas qu’il y ait deux hommes au monde plus incapables de s’entendre qu’un croyant et un doutant, quand ils se trouvent en face l’un de l’autre, quelles que soient leur bonne foi et même leur intelligence. Ils parlent deux langues inintelligibles, si la grâce de dieu n’intervient entre eux comme interprète. Que j’ai bien senti combien ces grands maux sont au-dessus de tout remède humain et que Dieu s’en est réservé le traitement, manu mitissima et suavissima pertractans vulnera mea, comme dit saint Augustin, qu’on s’aperçoit bien avoir passé par cette filière, à la façon dont il en parle !… Parfois l’Angelus Satanæ qui me colaphizet se réveille. Que veux-tu, mon pauvre ami ! C’est notre sort. Converte te supra, converte te infra, la vie de l’homme et surtout du chrétien est un combat, et en définitive, ces tempêtes lui sont peut-être plus avantageuses qu’un trop grand calme, où il s’endormirait… je ne reviens pas, mon cher ami, en songeant qu’avant un an tu seras prêtre, toi, mon cher Liart, qui as été mon condisciple, mon ami d’enfance. Nous voilà plus qu’à moitié de notre vie, selon l’ordre ordinaire, et l’autre moitié ne sera probablement pas la plus agréable. Comme cela nous engage à regarder ce qui passe comme n’étant pas et à supporter patiemment des peines de quelques jours, dont nous rirons dans quelques années et auxquelles nous ne penserons pas dans l’éternité ! Vanité des vanités !
Un an après, le mal que je croyais passager avait envahi ma conscience tout entière. Le 22 mars 1845, j’écrivis à mon ami, une lettre qu’il ne put lire. Il était mourant quand elle lui parvint.
Ma position au séminaire n’a reçu, depuis nos derniers entretiens, aucun changement bien sensible. J’ai la faculté d’assister régulièrement au cours de syriaque de M. Quatremère, au collège de France, et j’y trouve un intérêt extrême. Cela me sert à bien des fins : d’abord à acquérir des connaissances belles et utiles, puis à me distraire de certaines choses en m’occupant à d’autres… il ne manquerait rien à mon bonheur, si les désolantes pensées que tu sais ne m’affligeaient continuellement l’âme, et cela selon une effroyable progression d’accroissement. Je suis bien décidé à ne pas accepter le sous-diaconat à la prochaine ordination. Cela ne devra paraître singulier à personne, puisque l’âge m’obligerait à mettre un intervalle entre mes ordres. Du reste, que m’importe l’opinion ? Il faut que je m’habitue à la braver pour être prêt à tout sacrifice. Je passe bien des moments cruels ; cette semaine sainte, surtout, a été pour moi douloureuse ; car toute circonstance qui m’arrache à ma vie ordinaire me replonge dans mes anxiétés. Je me console en pensant à Jésus, si beau, si pur, si idéal en sa souffrance, qu’en toute hypothèse j’aimerai toujours. Même si je venais à l’abandonner, cela devrait lui plaire ; car ce serait un sacrifice fait à la conscience, et Dieu sait s’il me coûterait !
Je crois que toi, du moins, tu saurais le comprendre. Oh ! mon ami, que l’homme est peu libre dans le choix de sa destinée ! Voici un enfant qui n’agit encore que par impulsion et imitation ; et c’est à cet âge qu’on lui fait jouer sa vie ; une puissance supérieure l’enlace dans d’indissolubles liens ; elle poursuit son travail en silence, et, avant qu’il commence à se connaître, il est lié sans savoir comment. À un certain âge, il se réveille ; il veut agir. Impossible… ; ses bras et ses mains sont pris dans d’inextricables réseaux ; c’est Dieu même qui le serre, et la cruelle opinion est là, faisant un irrévocable arrêt des velléités de son enfance, et elle rira de lui s’il veut quitter le jouet qui amusa ses premières années. Oh ! encore s’il n’y avait que l’opinion ! Mais tous les liens les plus doux de la vie entrent dans le tissu du filet qui l’entoure, et il faudra qu’il arrache la moitié de son cœur, s’il veut s’en délivrer. Que de fois j’ai désiré que l’homme naquît ou tout à fait libre ou dénué de liberté. Il serait moins à plaindre s’il naissait comme la plante invariablement fixée au sol qui doit la nourrir. Avec ce lambeau de liberté, il est assez fort pour résister, pas assez pour agir… Ô mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Comment concilier tout cela avec l’empire d’un père ? Il y a là des mystères, mon ami. Heureux qui peut ne les sonder qu’en spéculation !
Il faut que tu sois bien mon ami pour que je te dise tout cela. Je n’ai pas besoin de te demander le silence. Tu comprends qu’il faut des ménagements pour ma mère. J’aimerais mieux mourir que de lui causer une minute de peine. Ô Dieu, aurai-je la force de lui préférer mon devoir ? Je te la recommande ; elle aime beaucoup tes attentions ; c’est le plus grand service que tu puisses me rendre.
V
J’arrivai ainsi aux vacances de 1845, que j’allai passer, comme les précédentes, en Bretagne. Là, j’eus beaucoup plus de temps pour réfléchir. Les grains de sable de mes doutes s’agglomérèrent et devinrent un bloc. Mon directeur, qui, avec les meilleures intentions du monde, me conseillait mal, n’était plus auprès de moi. Je cessai de prendre part aux sacrements de l’Église, tout en ayant le même goût que par le passé pour ses prières. Le christianisme m’apparaissait comme plus grand que jamais ; mais je ne maintenais plus le surnaturel que par un effort d’habitude, par une sorte de fiction avec moi-même. L’œuvre de la logique était finie ; l’œuvre de l’honnêteté commençait. Durant deux mois à peu près, je fus protestant ; je ne pouvais me résoudre à quitter tout à fait la grande tradition religieuse dont j’avais vécu jusque-là ; je rêvais des réformes futures, où la philosophie du christianisme, dégagée de toute scorie superstitieuse et conservant néanmoins son efficacité morale (là était mon rêve), resterait la grande école de l’humanité et son guide vers l’avenir. Mes lectures allemandes m’entretenaient dans ces pensées. Herder était l’écrivain allemand que je connaissais le mieux. Ses vastes vues m’enchantaient, et je me disais avec un vif regret : « Ah ! que ne puis-je, comme un Herder, penser tout cela et rester ministre, prédicateur chrétien ! » Mais, avec la notion précise et à la fois respectueuse que j’avais du catholicisme, je n’arrivais point à concevoir une honnête attitude d’âme qui me permît d’être prêtre catholique en gardant les opinions que j’avais. J’étais chrétien comme l’est un professeur de théologie de Halle ou de Tubingue. Une voix secrète me disait : « Tu n’es plus catholique ; ton habit est un mensonge : quitte-le. »
J’étais chrétien, cependant ; car tous les papiers que j’ai de ce temps me donnent, très clairement exprimé, le sentiment que j’ai plus tard essayé de rendre dans la Vie de Jésus, je veux dire un goût vif pour l’idéal évangélique et pour le caractère du fondateur du christianisme. L’idée qu’en abandonnant l’église, je resterais fidèle à Jésus, s’empara de moi, et, si j’avais été capable de croire aux apparitions, j’aurais certainement vu Jésus me disant : « Abandonne-moi pour être mon disciple. » Cette pensée me soutenait, m’enhardissait. Je peux dire que, dès lors, la Vie de Jésus était écrite dans mon esprit. La croyance à l’éminente personnalité de Jésus, qui est l’âme de ce livre, avait été ma force dans ma lutte contre la théologie. Jésus a bien réellement toujours été mon maître. En suivant la vérité au prix de tous les sacrifices, j’étais convaincu de le suivre et d’obéir au premier de ses enseignements.
J’étais maintenant si loin de mes vieux maîtres de Bretagne, par l’esprit, par les études, par la culture intellectuelle, que je ne pouvais presque plus causer avec eux. Un d’eux entrevit quelque chose : « Ah ! J’ai toujours pensé, me dit-il, qu’on vous faisait faire de trop fortes études. » L’habitude que j’avais prise de réciter mes psaumes en hébreu, dans un petit livre écrit de ma main que je m’étais fait pour cela, et qui était comme mon bréviaire, les surprenait beaucoup. Ils étaient presque tentés de me demander si je voulais me faire juif. Ma mère devinait tout sans bien comprendre. Je continuais, comme dans mon enfance, à faire avec elle de longues promenades dans la campagne. Un jour, nous nous assîmes dans la vallée du Guindy, près de la chapelle des Cinq-Plaies, à côté de la source. Pendant des heures, je lus à côté d’elle, sans lever les yeux. Le livre était bien inoffensif ; c’étaient les Recherches philosophiques de M. de Bonald. Ce livre néanmoins lui déplut ; elle me l’arracha des mains ; elle sentait que, si ce n’était lui, c’étaient ses pareils qui étaient les ennemis de sa plus chère pensée.
Le 6 septembre 1845[4], j’écrivis à M.***, mon directeur, la lettre suivante, dont je retrouve la copie dans mes papiers. Je la reproduis sans rien atténuer de ce qu’elle a de contradictoire et de légèrement fiévreux.
Quelques voyages que j’ai dû faire au commencement de mes vacances m’ont empêché de correspondre avec vous aussitôt que je l’eusse désiré. C’était pourtant un besoin bien pressant pour moi que de m’ouvrir à vous sur des peines qui deviennent chaque jour de plus en plus vives, d’autant plus vives que je ne trouve ici personne à qui je puisse les confier. Ce qui devrait faire mon bonheur cause mon plus grand chagrin. Un devoir impérieux m’oblige à concentrer mes pensées en moi-même, pour en épargner le contre-coup aux personnes qui m’entourent de leur affection, et qui, d’ailleurs, seraient bien incapables de comprendre mon trouble. Leurs soins et leurs caresses me désolent. Ah ! si elles savaient ce qui se passe au fond de mon cœur !
Depuis mon séjour en ce pays, j’ai acquis des données importantes pour la solution du grand problème qui me préoccupe. Plusieurs circonstances m’ont tout d’abord fait comprendre la grandeur du sacrifice que Dieu exigeait de moi, et dans quel abîme me précipitait le parti que me conseille ma conscience. Inutile de vous en présenter le pénible détail, puisqu’après tout, de pareilles considérations ne doivent être d’aucun poids dans la délibération dont il s’agit. Renoncer à une voie qui m’a souri dès mon enfance, et qui me menait sûrement aux fins nobles et pures que je m’étais proposées, pour en embrasser une autre où je n’entrevois qu’incertitudes et rebuts ;
mépriser une opinion qui, pour une bonne action, ne me réserve que le blâme, eût été peu de chose, s’il ne m’eût fallu en même temps arracher la moitié de mon cœur, ou, pour mieux dire, en percer un autre auquel le mien s’était si fort attaché. L’amour filial avait grandi en moi de tant d’autres affections supprimées ! Eh bien, c’est dans cette partie la plus intime de mon être que le devoir exige de moi les sacrifices les plus douloureux. Ma sortie du séminaire sera pour ma mère une énigme inexplicable ; elle croira que c’est pour un caprice que je l’ai tuée.
En vérité, monsieur, quand j’envisage cet inextricable filet où Dieu m’a enlacé durant le sommeil de ma raison et de ma liberté, alors que je suivais docilement la ligne que lui-même traçait devant moi, de désolantes pensées s’élèvent dans mon âme. Dieu le sait, j’étais simple et pur ; je ne me suis ingéré à rien faire de moi-même ; le sentier qu’il ouvrait devant moi, je m’y précipitais avec franchise et abandon, et voilà que ce sentier m’a conduit à un abîme !… Dieu m’a trahi, monsieur ! Je n’ai jamais douté qu’une providence sage et bonne ne gouvernât l’univers, ne me gouvernât moi-même pour me conduire à ma fin. Ce n’est pourtant pas sans efforts que j’ai pu appliquer un démenti aussi formel aux faits apparents. Je me dis souvent que le bon sens vulgaire est peu capable d’apprécier le gouvernement providentiel soit de l’humanité, soit de l’univers, soit de l’individu. la considération isolée des faits ne mènerait guère à l’optimisme. Il faut du courage pour faire à Dieu cette générosité, en dépit de l’expérience. J’espère n’hésiter sur ce point, et, quels que soient les maux que la providence me réserve encore, je croirai toujours qu’elle me mène à mon plus grand bien possible par le moindre mal possible.
D’après des nouvelles que je viens de recevoir d’Allemagne, la place qui m’y était proposée est toujours à ma disposition[5] ; seulement je ne pourrai en prendre possession avant le printemps prochain. Tout cela me rend ce voyage bien problématique et me replonge dans de nouvelles incertitudes. On me propose toujours une année d’études libres dans Paris, durant laquelle je pourrais réfléchir sur l’avenir que je devrais embrasser, et aussi prendre mes grades universitaires. Je suis bien tenté, monsieur, de choisir ce dernier parti ; car, bien que je sois décidé à descendre encore au séminaire, pour conférer avec vous et avec mes supérieurs, néanmoins j’aurais beaucoup de répugnance à y faire un long séjour dans l’état d’âme où je me trouve. Je ne vois approcher qu’avec effroi l’époque où l’état intérieur le plus indéterminé devra se traduire par les démarches les plus décisives. Mon Dieu ! Qu’il est cruel d’être obligé de remonter ainsi le courant qu’on a longtemps suivi, et où l’on était si doucement porté ! Encore si j’étais sûr de l’avenir, si j’étais sûr que je pourrai un jour faire à mes idées la place qu’elles réclament, et poursuivre à mon aise et sans préoccupations extérieures l’œuvre de mon perfectionnement intellectuel et moral ! Mais, quand je serais sûr de moi-même, serais-je sûr des circonstances qui s’imposent à nous si fatalement ? En vérité, j’en viens à regretter la misérable part de liberté que Dieu nous a donnée ; nous en avons assez pour lutter, pas assez pour dominer la destinée, tout juste ce qu’il faut pour souffrir.
Heureux les enfants qui ne font que dormir et rêver, et ne songent pas à s’engager dans cette lutte avec Dieu même ! Je vois autour de moi des hommes purs et simples, auxquels le christianisme suffit pour être vertueux et heureux. Ah ! que Dieu les préserve de jamais réveiller en eux une misérable faculté, cette critique fatale qui réclame si impérieusement satisfaction, et qui, après qu’elle est satisfaite, laisse dans l’âme si peu de douces jouissances ! Plût à Dieu qu’il dépendît de moi de la supprimer ! Je ne reculerais pas devant l’amputation si elle était licite et possible. Le christianisme suffit à toutes mes facultés, excepté une seule, la plus exigeante de toutes, parce qu’elle est de droit juge de toutes les autres. Ne serait-ce pas une contradiction de commander la conviction à la faculté qui crée la conviction ? Je sais bien que l’orthodoxe doit me dire que c’est par ma faute que je suis tombé en cet état. Je ne disputerai pas ; nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. Volontiers donc je dirai : C’est ma faute ! pourvu que ceux qui m’aiment consentent à me plaindre et à me garder leur amitié.
Un résultat qui me semble maintenant acquis avec certitude, c’est que je ne reviendrai plus à l’orthodoxie, en continuant à suivre la ligne que j’ai suivie, je veux dire l’examen rationnel et critique. Jusqu’ici, j’espérais qu’après avoir parcouru le cercle du doute, je reviendrais au point de départ ; j’ai totalement perdu cette espérance ; le retour au catholicisme ne me semble plus possible que par un recul, en rompant net la ligne où je me suis engagé, en stigmatisant ma raison, en la déclarant une fois pour toutes nulle et sans valeur, en la condamnant au silence respectueux. Chaque pas dans ma carrière critique m’éloigne de mon point de départ. Ai-je donc perdu toute espérance de revenir au catholicisme ? Ah ! cette pensée serait pour moi trop cruelle. Non, monsieur, je n’espère plus y revenir par le progrès rationnel ; mais j’ai été souvent assez près de me révolter à tout jamais contre un guide dont parfois je me défie. Quel serait alors le mobile de ma vie ? Je ne sais ; mais l’activité trouve partout son aliment. Croyez bien qu’il faut que j’aie été rudement éprouvé, pour m’être arrêté un instant à une pensée qui me paraît plus affreuse que la mort. Et pourtant, si ma conscience me la présentait comme licite, je la saisirais avec empressement, ne fût-ce que par pudeur humaine.
Au moins ceux qui me connaissent avoueront, j’espère, que ce n’est pas l’intérêt qui m’a éloigné du christianisme. Tous mes intérêts les plus chers ne devaient-ils pas m’engager à le trouver vrai ? Les considérations temporelles contre lesquelles j’ai à lutter eussent suffi pour en persuader bien d’autres ; mon cœur a besoin du christianisme ; l’Évangile sera toujours ma morale ; l’Église a fait mon éducation, je l’aime. Ah ! que ne puis-je continuer à me dire son fils ? Je la quitte malgré moi ; j’ai horreur de ces attaques déloyales où on la calomnie ; j’avoue franchement que je n’ai rien de complet à mettre à la place de son enseignement ; mais je ne puis me dissimuler les points vulnérables que j’ai cru y trouver et sur lesquels on ne peut transiger, vu qu’il s’agit d’une doctrine où tout se tient et dont on ne peut détacher aucune partie.
Je regrette quelquefois de n’être pas né dans un pays où les liens de l’orthodoxie fussent moins resserrés que dans les pays catholiques ; car, à tout prix, je veux être chrétien, mais je ne puis être orthodoxe. Quand je vois des penseurs aussi libres et aussi hardis que Herder, Kant, Fichte, se dire chrétiens, j’aurais envie de l’être comme eux. Mais le puis-je dans le catholicisme ? C’est une barre de fer ; on ne raisonne pas avec une barre de fer. Qui fondera parmi nous le christianisme rationnel et critique ? je vous avouerai que je crois avoir trouvé dans quelques écrivains allemands le vrai mode de christianisme qui nous convient. Puissé-je voir le jour où ce christianisme prendra une forme capable de satisfaire pleinement tous les besoins de notre temps ! Puissé-je moi-même coopérer à cette grande œuvre ! Ce qui me désole, c’est que peut-être il faudra un jour être prêtre pour cela, et je ne peux me faire prêtre sans une coupable hypocrisie.
Pardonnez-moi, monsieur, ces pensées, qui doivent vous paraître coupables. Vous le savez, tout cela n’a pas en moi une consistance dogmatique, et, au milieu de tous ces troubles, je tiens encore à l’Église, ma vieille mère. Je récite les psaumes avec cœur ; je passerais, si je me laissais aller, des heures dans les églises ; la piété douce, simple et pure me touche au fond du cœur ; j’ai même de vifs retours de dévotion. Tout cela ne peut coexister sans contradiction avec mon état général. Mais j’ai pris là-dessus franchement mon parti ; je me suis débarrassé du joug importun de la conséquence, au moins provisoirement. Dieu me condamnera-t-il pour avoir admis simultanément ce que réclament simultanément mes différentes facultés, quoique je ne puisse concilier leurs exigences contraires ? N’y a-t-il pas des époques dans l’histoire de l’esprit humain où la contradiction est nécessaire ? Du moment que l’examen s’applique aux vérités morales, il faut qu’on en doute, et pourtant, durant cette époque de transition, l’âme pure et noble doit encore être morale, grâce à une contradiction. C’est ainsi que je parviens par moments à être à la fois catholique et rationaliste ; mais prêtre, je ne puis l’être : on n’est pas prêtre par moments, on l’est toujours.
Les bornes d’une lettre m’obligent à terminer ici la longue confidence de mes luttes intérieures. Je bénis Dieu, qui me réservait de si pénibles épreuves, de m’avoir mis en rapports avec un esprit comme le vôtre, qui sait si bien les comprendre et à qui je peux les confier sans réserve.
M.*** fit à ma lettre une réponse pleine de cœur. Il n’y combattait plus que faiblement mon projet d’études libres. Ma sœur, dont la haute raison était, depuis des années, comme la colonne lumineuse qui marchait devant moi, m’encourageait, du fond de la Pologne, par ses lettres pleines de droiture et de bon sens. Je pris ma résolution dans les derniers jours de septembre. Ce fut un acte de grande honnêteté ; c’est maintenant ma joie et mon assurance d’y penser. Mais quel déchirement ! De beaucoup, c’était ma mère qui me faisait le plus saigner le cœur. J’étais obligé de lui porter un coup de poignard, sans pouvoir lui donner la moindre explication. Quoique fort intelligente à sa manière, ma mère n’était pas assez instruite pour comprendre qu’on changeât de foi religieuse parce qu’on avait trouvé que les explications messianiques des psaumes sont fausses, et que Gesenius, dans son commentaire sur Isaïe, a raison sur presque tous les points contre les orthodoxes. Certes, il m’en coûtait aussi beaucoup de contrister mes anciens maîtres de Bretagne, qui continuaient d’avoir pour moi une si vive affection. La question critique, telle qu’elle était posée dans mon esprit, leur eût paru quelque chose d’inintelligible, tant leur foi était simple et absolue. Je partis donc pour Paris sans leur laisser entrevoir autre chose que des voyages à l’étranger et une interruption possible dans mes études ecclésiastiques.
Ces messieurs de Saint-Sulpice, habitués à une plus large vue des choses, ne furent pas trop surpris. M. Le Hir, qui avait une confiance absolue dans l’étude, et qui savait de plus le sérieux de mes mœurs, ne me détourna pas de donner quelques années aux recherches libres dans Paris, et me traça le plan le plan des cours du Collège de France et de l’École des langues orientales que je devais suivre. M. Carbon fut peiné ; il vit combien ma situation allait devenir difficile et me promit de chercher pour moi une position tranquille et honnête. Je trouvai chez M. Dupanloup cette grande et chaleureuse entente des choses de l’âme qui faisait sa supériorité. Je fus avec lui d’une extrême franchise. Le côté scientifique lui échappa tout à fait ; quand je lui parlai de critique allemande, il fut surpris. Les travaux de M. Le Hir lui étaient presque inconnus. L’Écriture, à ses yeux, n’était utile que pour fournir aux prédicateurs des passages éloquents ; or l’hébreu ne sert de rien pour cela. Mais quel bon, grand et noble cœur ! J’ai là sous mes yeux un petit billet de sa main : « Avez-vous besoin de quelque argent ? Ce serait tout simple dans votre situation. Ma pauvre bourse est à votre disposition. Je voudrais pouvoir vous offrir des biens plus précieux… Mon offre, toute simple, ne vous blessera pas, j’espère. » Je le remerciai, et n’eus à cela aucun mérite. Ma sœur Henriette m’avait donné douze cents francs pour traverser ce moment difficile. Je les entamai à peine. Mais cette somme, en m’enlevant l’inquiétude immédiate pour le lendemain, fut la base de l’indépendance et de la dignité de toute ma vie.
Je descendis donc, pour ne plus les remonter en soutane, les marches du séminaire Saint-Sulpice, le 6 octobre 1845 ; je traversai la place au plus court et gagnai rapidement l’hôtel qui occupait alors l’angle nord-ouest de l’esplanade actuelle, laquelle n’était pas encore dégagée.
- ↑ Qu’il me soit permis à ce sujet de faire une remarque. On s’est habitué, de notre temps, à mettre monseigneur devant un nom propre, à dire monseigneur Dupanloup, monseigneur Affre. C’est là une faute de français ; le mot « monseigneur » ne doit s’employer qu’au vocatif ou devant un nom de dignité. En s’adressant à M. Dupanloup, à M. Affre, on devrait dire : monseigneur. En parlant d’eux, on devrait dire : monsieur Dupanloup, monsieur Affre, monsieur ou monseigneur l’archevêque de Paris, monsieur ou monseigneur l’archevêque d’Orléans.
- ↑ Lucta mea, Genèse, xxx, 8.
- ↑ Il se nommait François Liart. C'était une très honnête et très droite nature. Il mourut à Tréguier dans les derniers jours de mars 1845. Sa famille me fit rendre, après sa mort, les lettres que je lui avaient écrites ; je les ai toutes.
- ↑ M. l’abbé Cognat, curé de Notre-Dame des Champs, qui fut, avec M. Foulon, actuellement archevêque de Besançon, mon meilleur ami au séminaire, a communiqué au Figaro (3 avril 1879) et publié dans le Correspondant (10 mai, 10 juin et 10 juillet 1882) divers extraits de lettres de moi écrites à la même date que celle que je donne ici. J’aimerais certes à relire toutes ces lettres, qui me rappelleraient bien des nuances d’un état d’âme disparu depuis trente-sept ans. Pour moi, M. Foulon et M. Cognat sont d’anciens amis, qui me sont restés très chers. Pour eux, j’espère que je suis cela aussi ; mais je dois être de plus un adversaire du dogme qu’il professent, quoique, à vrai dire, dans l’état d’esprit où je suis, il n’y ait rien ni personne dont je sois l’adversaire. Depuis nos anciennes relations, je n’ai revu M. Cognat qu’une seule fois : c’était aux funérailles de M. Littré. Nous étions en chappe tous les deux, lui comme curé, moi comme directeur de l’Académie ; nous ne pûmes causer.
- ↑ Il s’agit ici d’une éducation privée dont il fut question pour moi durant quelque temps.