Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium/Virilité prématurée


V

VIRILITÉ PRÉMATURÉE


Ce fut à Birmingham que je me séparai de mon ami, Lord W…, à Birmingham, le grand centre des voyages en Angleterre, le point où convergent en si grand nombre les routes principales, et où j’avais, comme des myriades d’autres, passé bien des centaines de fois, sans que j’y fusse jamais allé comme à un terminus ad quem[1].

Sa route à lui, passait par Oxford ; il ne s’arrêta donc que le temps nécessaire pour le harnachement de chevaux frais, opération qui, néanmoins, en ce temps-là, ne prenait guère moins d’une demi-heure, et il se dirigea aussitôt vers Stratford.

Pour moi, ma destination était encore douteuse. À Dublin, j’avais reçu l’avis de me renseigner au bureau de poste de Birmingham, où je devais trouver une lettre qui dirigerait mes mouvements. J’y envoyai donc, et on y trouva, à mon adresse, la lettre de ma mère, qui m’apprit que ma sœur était en visite, dans le Comté de Northampton, à L—x—n, résidence de Lord C—rb—ry, où j’étais également invité.

Pendant le séjour que j’y ferais, on prendrait à mon égard une résolution définitive, et on m’avertirait de ce que l’on comptait faire de moi pendant les deux ou trois ans qui devaient s’écouler avant qu’on me trouvât assez âgé, selon les idées anglaises, pour entrer à Oxford ou à Cambridge. Ce fut la partie de la lettre, que je lus avec l’intérêt le plus profond.

Il est vrai que je n’étais encore qu’un jeune garçon. En effet, j’avais atteint mon quinzième anniversaire environ trois mois auparavant, en Irlande ; mais par l’instruction, par la connaissance du monde, et par l’orgueil du cœur, j’étais devenu trop grand pour une école. Pour toutes ces causes, comme par ma gravité prématurée, et je puis le dire sans vanité, par la dignité précoce de mon esprit, je me résignais malaisément à me rabaisser à prendre place parmi des jeunes garçons ignorants, et sous un maître qui selon toutes probabilités aurait à peine la moitié de mon instruction. J’étais donc heureux de voir le jour fatal ainsi reculé, et j’avais mes raisons personnelles pour désirer que la décision finale fût prise à L—x—n.

En conséquence mon itinéraire passait par Stamford, où je trouvai qu’il m’était possible de me rendre le lendemain par diligence. Je me disposai donc à tuer le temps de mon mieux dans cette ville sombre et bruyante, et sale, qu’était alors Birmingham.

Ne vous offensez pas, compatriotes de Birmingham, que je salue votre ville natale de ces épithètes peu flatteuses. Il n’est point dans mes habitudes de m’abandonner à de téméraires impulsions de mépris envers aucune réunion d’hommes, quelle que soit la cause qui les rassemble, et moins encore envers une race de citoyens à l’esprit aussi large, aussi intelligent que celle que Birmingham a produite à l’admiration de toute l’Europe. Mais quant au bruit et à l’aspect sombre que je lui attribue, ces traits distinctifs de votre ville feront bien comprendre ce que les Allemands appellent un jugement partial (ein seiliger)[2]. Il y a, je suis tout porté à le croire, des milliers d’hommes pour qui le nom de Birmingham est synonyme de paix domestique, et d’une bonne place au soleil. Mais en ce qui me concerne, moi qui ai passé bien des centaines de fois à Birmingham, le hasard a toujours fait qu’il pleuvait, excepté une fois, et cette fois, la diligence de Shrewsbury m’emportait avec tant de rapidité que je n’ai pas eu le temps d’apprécier l’éclat du soleil et de me rendre compte si je ne traversais pas une contrefaçon dorée de Birmingham, car vous le savez, gens de Birmingham, vous vous entendez en contrefaçons, — vous êtes si malins — en contrefaçons de tout ce qui existe dans le ciel et sur la terre, depuis les foudres de Jupiter jusqu’aux corsages de tailleurs. Donc l’air sombre ne peut être attribué qu’à ma mauvaise chance. Quant au bruit, je n’ai jamais dormi, dans cette énorme Poule et ses poussins[3], où ma destinée m’amenait d’ordinaire, mais j’avais quelques motifs de me demander comment cette Poule si discrète s’y prenait pour faire rentrer au perchoir toute sa couvée vagabonde à des heures aussi variables. Jusqu’à deux ou trois heures du matin, j’étais tenu éveillé par ceux qui rentraient ; et vers trois heures du matin commençaient à entrer en fonctions le portier, ou le décrotteur, ou le sous-décrotteur, qui faisaient leur tournée pour rassembler leurs différents colis destinés au Voltigeur, ou au Tally Ho (Hola ! Hola !) au Bang-up (Tintamarre)[4] dans toutes les directions de la rose des vents, et qui trop souvent, comme cela doit arriver dans ces vastes établissements, se trompaient de porte, et venaient me crier d’une voix effrayante : « Allons, monsieur, les chevaux sont attelés ». Si bien qu’il m’est rarement arrivé de dormir à Birmingham ! Quant à la boue ! elle tient bien à vous, mon ami de Birmingham. Comment faire pour qu’on me la pardonne ? Sachez donc, lecteur, que dans le temps dont je parle, et dans le sens où je veux parler, il y avait de la boue dans toute l’Angleterre.

Le lendemain, je traversai la campagne jusqu’à Stamford, en une étape de neuf milles, et j’arrivai à L—xt—n.

Là je fis un séjour qui fut le moment le plus heureux de ma vie d’enfant. Je me trouvais de nouveau chez un gentilhomme irlandais. Par conséquent, ma position, au point de vue des amusements et de la liberté dont je jouissais dans l’emploi de mon temps, était, peut-on supposer, fort analogue à celle que je venais de quitter en Irlande. En réalité elle était fort différente. Lord C—rb—ry était ce qu’on appelle communément, et avec une nuance de dédain, un chasseur de renards. Mais les chasseurs de renard, en tant que classe, ne sont point les personnages méprisables que l’on pourrait s’imaginer d’après des croquis satiriques. Du moins mon expérience personnelle me les a montrés tout autres. Il est toujours avantageux pour le caractère d’un homme, et il n’en résulte aucun inconvénient pour ses qualités intellectuelles, quelles qu’elles soient, qu’il se trouve entraîné à un exercice rude, et continuel. Il n’y a rien qui débarrasse plus efficacement un homme de l’irritation corporelle qui résulte d’habitudes sédentaires et par suite il n’y a rien de mieux approprié pour donner un entrain soutenu, de l’animation, de la bonne humeur. Quant à des effets nuisibles, il est difficile de voir en quoi la pratique de la chasse ou de la rude équitation doive se combiner avec tel ensemble d’habitudes plutôt qu’avec tel autre, si ce n’est au point de vue des relations sociales qu’elles font naître. Or, pour apprécier avec quelque chance de justesse la qualité de ces relations, le lecteur doit se montrer peu disposé à puiser ses jugements actuels dans les descriptions malveillantes et fausses que donnent les livres. Elles sont généralement vieillies, et le peu de vérité qu’on y trouve se rapporte à un autre siècle. Le gentleman campagnard de notre île, généralement parlant, fait partie d’une classe que les livres dépeignent avec la plus grande malignité, où il se trouverait des types analogues au Squire Westerns, de Fielding, en supposant que leurs originaux aient jamais existé ailleurs que dans des romans.

Quant à Lord C—rb—ry qui, par sa naissance et sa situation politique, se rattachait au comté irlandais de Limerick, où il avait une résidence de famille, nommée Carass, il séjournait en Angleterre surtout, à ce que je crois, pour se donner le plaisir de la chasse, dans le comté de Leicester et les comtés limitrophes, et peut-être aussi, jusqu’à un certain point, pour ne pas s’éloigner de Londres. Mais il s’en fallait de beaucoup qu’il fût illettré ou indifférent à la littérature. C’était l’Étonien auquel j’ai fait allusion en racontant mon entrevue avec Georges III, et qui avait, je l’ai dit, engagé ma mère à me placer à Eton. Il avait passé par tout le système d’éducation d’Eton, et prenait plaisir à se remémorer les virils exercices, l’égalité républicaine qu’établissaient les mœurs dans cette grande pépinière, et ne pouvait admettre l’hypothèse qu’aucun être raisonnable hésitât à donner la préférence à Eton, du moment qu’on pouvait en faire la dépense. Il admettait que ce motif-là, et celui-là seul, était compatible avec un esprit sain. Et certes on attachera quelque importance à ce détail, d’après l’anecdote que je vais citer. Vers 1823, dans un dîner avec un gentlemen qui avait deux fils à Eton, et trois autres fils plus âgés à Cambridge, j’appris avec étonnement que les deux Etoniens lui coûtaient autant, ou presque autant que les trois Cantabs ; les adolescents lui coûtant chacun 300 livres, tandis que les jeunes gens lui revenaient à environ 220.


À quelle époque, par quel signe, par quelle indication se manifeste l’âge viril ? Au point de vue physique, il y a un critérium ; au point de vue légal, il y en a un second ; au point de vue moral, un troisième ; au point de vue mental, un quatrième, — et pas un n’est défini. Il n’y a pas d’équateur, d’équateur absolu. Entre les deux hémisphères de l’adolescence et de la majorité, de la virilité parfaite ou imparfaite, comme dans tous les cas analogues, on ne saurait tracer une ligne de séparation bien nette. Le changement est un grand développement qui se répartit sur un large espace correspondant ; il y existe peut-être quelque ligne centrale ou équatoriale, mais une ligne qui, comme celle de notre planète, oscille entre certains tropiques, ou limites très distantes. Cette région tropicale peut s’étendre et s’étend en effet, à plusieurs années. Par conséquent il est malaisé, dans un cas donné, de dire avec une approximation passable, à quel moment précis il sera possible de décrire l’individu comme ayant cessé d’être un jeune garçon, et comme étant sur le point d’être immatriculé parmi les hommes. Au point de vue physique, nous savons qu’il y a une fort grande latitude dans les différences, quant aux dates de la virilité humaine, non seulement d’un individu à un autre, mais encore de nation à nation, différences si grandes que dans certaines régions méridionales de l’Asie, nous entendons parler de matrones âgées de douze ans. Et bien que, comme le dit avec tant de raison M. Sadler, on puisse bâtir sur des faits un roman d’invraisemblances, il reste assez de merveilleux réel pour irriter la curiosité du physiologiste quant à la cause efficiente, et celle du philosophe, quant à la cause finale. Légalement et politiquement, c’est-à-dire d’une manière conventionnelle, les différences sont encore plus grandes si l’on compare les nations et les siècles.

En Angleterre, nous avons vu des sénateurs considérables et influents, et même un premier ministre, le plus hautain, le plus despotique, le plus irresponsable dé son temps, à un âge qui, dans bien des États tant anciens que modernes, eût suffi pour élever une barrière infranchissable à leur candidature aux : emplois les plus infimes. Intellectuellement parlant, redisons-le, une très grande proportion des hommes n’arrivent jamais à la maturité. La décrépitude est leur destinée fatale, et à ce point de vue, la maturité est pour eux une idée pure. Enfin, en ce qui regarde le développement moral, j’entends par là tout l’ensemble, toute l’économie de leur affection et de leur haine, de leurs admirations et de leurs mépris, l’organisation totale de leurs plaisirs et de leurs souffrances, à peine y a-t-il, dans notre espèce, quelques hommes qui arrivent à la maturité. Il serait antiphilosophique de dire que des intelligences de l’ordre le plus élevé se soient jamais développées, aient jamais pu se développer sans un développement correspondant de leur être tout entier. Mais de· telles intelligences n’apparaissent guère que d’eux ou trois fois dans un millier d’années.

Un fait que nous apprend forcément toute l’expérience de la vie, c’est que presque tous les hommes sont plus ou moins des enfants dans leurs goûts et leurs admirations. Cela n’a guère besoin de preuve. La Société, dans son organisation, est absolument cimentée par les sentiments puérils auxquels je fais allusion. Faute d’admiration pour la richesse accumulée en quantité bien supérieure à l’usage qu’on peut en faire, pour les honneurs qui n’honorent point, pour les décorations de clinquant, les fondements de la société qu’elle est, s’écrouleraient bientôt. Ô homme ! sans les tendances latentes, sans cette impérissable grandeur qui existe à l’état de germe et de suprême possibilité dans la nature, où elle se dérobe, où souvent elle est presque effacée, combien mon mépris pour ton espèce serait illimité. Et cette misanthropie, contre laquelle je lutte quand je la sens se glisser graduellement dans mon esprit qui la repousse, si ce n’était qu’un angélique idéal, enseveli et dégradé à l’état de brute dans ta race sordide et rampante, prend de la fixité, une forme absolue, que j’adore d’un amour réfléchi !

Mais pour revenir à mon sujet, avec une conception aussi variable, dans la nature et les conventions, de presque tout ce que l’on peut admettre comme une preuve ou une présomption de virilité, comment arriverons-nous à saisir un trait caractéristique, assez universel pour être d’un usage courant, pour nous servir de critérium du passage de l’esprit enfantin à la dignité ou tout au moins à la dignité relative de l’esprit qui entre dans le domaine de la maturité consciente ? Il y a un critérium de cette sorte, et le seul qui existe selon moi, tous les autres étant variables et incertains. Il consiste dans le sentiment respectueux, qui parfois se développe soudain, envers la femme et la conception de la femme. Depuis le moment où l’on cesse de regarder la femme avec insouciance, et où l’idéal féminin, dans tout l’éclat de son charme et de sa pureté, se lève pour la première fois comme une vaste aurore sur l’esprit, l’enfance a pris fin, les idées et les penchants de l’enfance ont disparu à jamais, et la grave virilité a commencé, apportant avec elle les manières de voir qui lui appartiennent. Sans doute ces sentiments sont en partie subordonnés dans leur développement à des causes physiques, mais ils sont aussi soumis à bien des forces qui les retardent ou les accélèrent, et qui sont, elles-mêmes, sujettes aux circonstances des situations, et parfois à de purs hasards. Pour moi je me rappelle très distinctement le jour même, la scène avec ses détails où s’abattit sur moi ce mystérieux respect qui s’attache à la femme représentée d’une manière idéale. Depuis cette heure-là, une gravité plus profonde colora toutes mes pensées, et une « beauté encore plus belle » brilla pour moi dans ce monde plein d’agitation.

Mon ami d’Irlande et moi nous étions allés rendre visite à une famille noble qui habitait à environ cinquante milles de Dublin, et nous revenions de Tullamore par un bateau de voyage public, sur le magnifique canal qui relie cette localité avec la capitale. Pour éviter le désagrément d’attirer l’attention sur nous dans les lieux publics, j’observais la règle de ne jamais parler à Lord W. en lui donnant son titre ; mais le hasard fit que, ce jour-]à, le bateau qui nous portait longea le domaine du comte (aujourd’hui marquis de W—tm—th.) À un coude, nous nous trouvâmes soudain en présence de la corpulente personne de ce gentilhomme, qui faisait au soleil sa flânerie matinale. D’un air assez hautain, il fit le dénombrement de la troupe impure, mêlée d’animaux purs et impurs, qui encombraient le pont de notre arche, et dont nous faisions partie, et il nous lança un joyeux salut comme à ses jeunes amis de Dublin, Quant à mon ami, il le salua plus d’une fois du nom de My Lord. Cet incident fit connaître à la cohue de nos compagnons de voyage la qualité de Lord W. et amena une scène bien propre à faire voir sous son vrai jour le caractère de ce monde.

Sur le pont, ou plutôt sur le toit du réduit qu’on qualifiait de cabine de première classe, s’étaient rassemblées une bande de jeunes demoiselles que conduisait leur gouvernante. Dans la cabine du dessous se trouvait la maman, qui jusqu’alors n’avait point poussé la condescendance jusqu’à vouloir bien embellir notre cercle. C’était, en effet, une femme considérable, un bel-esprit, un bas-bleu, qui donnait le ton à Dublin et à Belfast. Un court interrogatoire du valet français de Lord W. avait confirmé le bruit qui courait, et en même temps l’avait mise au fait de mon infériorité au point de vue des titres, de la fortune, des espérances, toutes choses dont mon ami était brillamment pourvu. Elle ne cacha pas plus son admiration pour lui que son dédain pour moi. Elle eut bientôt fait de s’entourer d’un cercle d’auditeurs, dans le but de faire une démonstration publique, où elle nous fit parfaitement comprendre la place que, dans son équité, elle attribuait à chacun de nous en son estime. Elle n’avait rien de bien brillant, mais elle ne montrait guère de prétention. On eût pu la décrire comme une femme démonstrative, de talents superficiels, mais populaires. Mais toute femme a le privilège de se faire écouter dans une société quelle qu’elle soit, et une femme de quarante ans, avec tout le tact et l’expérience qu’elle s’est acquis pendant une aussi longue pratique de la conversation n’est guère embarrassée pour mortifier un jeune garçon, ou même pour le pousser à donner des marques maladroites d’irritation. Il était clair qu’à ses yeux j’étais un humble ami, ou ce que dans la société mondaine on appelle un souffre-douleur. Lord W… plein de générosité en ce qui regardait ses propres avantages, et qui n’avait jamais enfreint les lois de l’égalité qui régnaient dans nos rapports mutuels, rougit avec autant de confusion que moi, à ses grossières insinuations. Et en fait nos âges ne permettaient guère cette relation qu’elle supposait exister entre nous. Peut être ne la supposait-elle même pas, mais pour quelques gens, avoir de l’esprit et le montrer ne va jamais sans quelque malveillance. Chaque fois qu’on en fait l’exhibition, on a absolument besoin d’un sacrifice et d’une victime. Dans une telle situation, mon sentiment naturel de justice m’eût fourni cent fois plus d’armes qu’il ne m’en fallait pour prendre ma revanche, mais à ce moment-là, peut être parce que je n’avais pas d’allié utile, et que je n’avais pas à compter sur la sympathie de mon auditoire, je fus si mortifié que je ne trouvai rien à répliquer. Je devins donc passivement la cible des propos insultants de la dame, qui se mit à faire pleuvoir en averse les traits de sa facétieuse rhétorique. Le peu d’étendue de notre pont ne permettait guère de se mettre hors de portée de la voix, et il en résulta que pendant deux heures je fus sous le feu de l’hostilité de cette brillante personne.

Les rôles furent intervertis. Deux dames descendirent lentement les marches de la cabine et se montrèrent ; toutes deux en grand deuil, mais à cela près, aussi différentes que l’été et l’hiver. La plus âgée était la comtesse d’Errol, qui portait le deuil d’une personne dont la mort vouait son existence à une désolation, que nulle consolation humaine ne pouvait soulager. Jamais il ne m’est arrivé de voir un chagrin plus profond, un chagrin plus concentré en lui-même, plus sourd à toute voix sympathique. Le seul signe auquel nous reconnûmes qu’elle s’apercevait de notre présence, ce fut de se placer aussi loin que possible de notre odieuse conversation, qui l’ennuyait. Aujourd’hui les circonstances de la perte qu’elle avait éprouvée sont oubliées. En ce temps-là elles étaient connues de nombreuses personnes à Bath et à Londres et je ne viole aucun secret confidentiel en la révélant. Lord Errol avait reçu de M. Pitt la confidence d’un secret officiel, qui consistait dans le plan et les principaux détails d’une expédition à l’étranger, expédition dans laquelle, d’après les projets de M. Pitt, Lord Errol devait avoir un commandement important. Dans un moment d’ivresse, le comte confia ce secret à un faux ami, qui fit connaître cette communication et son auteur. Dans cette situation, le malheureux gentilhomme, cédant à un sentiment trop vif de l’atteinte qu’il avait portée à son honneur, et peu-être à une idée exagérée des maux que causerait son indiscrétion, se suicida. Des mois s’étaient écoulés depuis cette catastrophe, quand nous rencontrâmes sa veuve, mais il semblait que le temps n’eût rien fait pour adoucir sa souffrance.

L’autre dame plus jeune était la sœur de Lady Errol !… Ciel ! quel esprit de joie, de plaisir, de fête, rayonnait de ses yeux, de ses pas, de sa voix, de ses attitudes ! Elle était irlandaise, la personnification même de l’innocente gaité, telle que nous la trouvons plus souvent chez les femmes d’Irlande que dans aucun autre pays. Je l’ai dit, elle était en deuil, et en grand deuil, par esprit de famille, mais c’était la seule chose qui, autour d’elle, eût un caractère sombre, un effet solennel.


Mais dans son voisinage tout le reste appartenait
Au temps de mai et à la joyeuse aurore.


Odieux bas-bleu de Belfast et de Dublin ! combien je vous détestai à ce moment ! et une demi-heure après, combien je vous sus gré de l’hostilité qui m’avait valu une pareille alliance. Il ne fallut qu’une minute à l’esprit alerte de la jeune Irlandaise pour lui faire deviner notre petit drame, et les divers rôles que nous jouions. Voir, c’était comprendre. Comme la Bradamante de Spenser, elle prit un air de dédain martial et abaissa sa lance du côté où il y avait une victime. Son rang de belle-sœur du Constable d’Écosse lui donnait quelque avantage pour se conquérir un auditoire favorable ; jetant donc sur moi son égide, elle en partagea avec moi la protection. La route s’ouvrit aussi par force devant moi, mes réponses ne se perdirent plus dans le bruit et les rires. Les personnalités furent écartées, on discuta littérature dans son ensemble, et c’est là un sujet qui au lieu de laisser prise à l’argumentation, permet de s’étendre avec une ample éloquence. Ma lecture était immense, j’avais à ma disposition toutes les ressources du langage, qui diminuaient peut-être un peu, quand affluaient les idées et les doutes. Maintenant je ne parlais plus à un auditoire de sourds, mais à une généreuse et indulgente protectrice, et je versai, comme d’une corne d’abondance, les détails lumineux, les souvenirs ; le tout d’une essence assez banale, mais d’autant plus à la portée de mon entourage actuel. On pourrait croire que cette affaire-là avait trop l’air d’une « tempestas in matula »[5] si je me hasardais à parler plus longtemps de la révolution qui s’ensuivit. Peut-être même le mot de révolution est-il trop pompeux pour la situation. Il me suffira de dire que je restai le phénix de cette société qui avait tout d’abord commencé par se montrer d’une insolence narquoise à mes dépens, et la dame intellectuelle finit par déclarer que l’air du pont était désagréable.

Jamais jusqu’à cette heure, je n’avais cru les femmes dignes d’un intérêt quelconque, ou d’un amour respectueux. Je les avais connues soit dans leurs infirmités, et par leurs côtés peu aimables, soit dans des relations plus sévères qui m’inspiraient à leur égard des sentiments de malaise et d’éloignement. Je fus alors pour la première fois frappé de l’idée que la vie peut devoir la moitié de ses attraits, et toutes ses grâces à la société féminine. En contemplant, avec une admiration peut-être un peu trop grave, cette jeune Irlandaise généreuse et pleine d’entrain, et lui témoignant ainsi ma reconnaissance pour sa bonté, quand je ne pouvais l’exprimer de vive voix, je fus rappelé soudain au sentiment de mon défaut de tact, en la voyant tout à coup rougir. Je crois que Miss Bl… interpréta exactement mon admiration, car elle ne fut point offensée. Au contraire, pendant tous les moments de la journée qu’elle ne réservait point à sa sœur, elle causa uniquement, et sur un ton confiant, avec Lord W… et avec moi. En somme, cette conversation, dans son ensemble dut la convaincre que moi, un jeune garçon que j’étais (n’ayant pas encore quinze ans) je n’aurais pas pris sur moi de lui exprimer directement mon admiration à elle, belle jeune fille de vingt ans, autrement qu’en raison de ce qu’elle avait pris généreusement mon parti, et qu’elle s’était montrée d’une maëstria consommée dans l’escrime éblouissante du duel de reparties. En réalité, mon admiration avait pour seul objet ses qualités morales, son enthousiasme, sa vivacité, son esprit. Cependant, cette rougeur, si passagère qu’elle fût, la simple possibilité qu’un jeune enfant comme moi eût pu faire paraître la plus fugitive marque d’embarras ou de confusion sur une joue de femme, pénétra d’un seul coup comme un vif éclair dans de profondes ténèbres, et illumina ma conscience stupéfaite, d’une clarté qui ne devait plus s’obscurcir, la pure et puissante idée de la féminilité et de la perfection féminine. Ce fut, en propres termes, une révélation ; de ce changement prit date une grande ère de ma vie, et cette idée nouveau-née, étant en harmonie avec les aspirations constantes de ma propre nature, je veux dire haute et sublime, prit un grand pouvoir sur la direction de ma vie, et y produisit les effets les plus salutaires. Toujours, par la suite, pendant mon temps d’adolescence, je m’observai jalousement dans ma conduite, je me montrai plein de réserve et de respect en présence des femmes. Souvent je les révérais moins en elles-mêmes, qu’en tant qu’elles contenaient à l’état latent, mon idéal féminin, qu’il m’arrivait rarement d’y rencontrer à un développement qui ne fut pas trop imparfait. Car j’emportais avec moi l’idée, que je ne trouvai que bien rarement, réalisée d’une manière plus ou moins lointaine,


D’une femme parfaite, noblement organisée
Pour avertir, réconforter, commander.


Et à dater de ce jour-là, je fus un être modifié, désormais devenu capable de dépouiller l’insouciance, l’irréflexion d’esprit de l’enfant.

Sans doute, chaque sexe a un grand pouvoir sur le sexe opposé, et ce pouvoir est d’autant plus grand qu’ils ont plus de noblesse originelle dans leur nature. Mais je ne sais pourquoi la domination de la femme sur l’homme paraît plus absolue, en tant qu’il s’agit de la contemplation de leur idéal respectif. Par suite je ne sais, cela étant en contradiction avec la supposition qu’on eût pu faire à priori, pourquoi l’idéal féminin, (et par ce mot, dont on a fait un tel abus, j’entends la maximum philosophique de perfection) semble moins terrestre, moins grossier, et semble indiquer la possibilité d’une alliance avec quelque forme plus haute dans sa pureté et sa sainteté. Et pourtant, d’après notre mythe biblique, elle naquit de la terre et du ciel, alors que l’homme tira son origine directe du ciel. De là l’invocation de Milton :


Fille de Dieu et de l’homme, Ève parfaite.


Et conformément à cette conception, nous apprenons par le même oracle authentique, que pendant que l’homme fut « formé par Dieu seul » elle au contraire fut formée par « Dieu en lui ». Il emprunta directement à la divinité son rayonnement, la femme n’en eut que le reflet transmis par lui. Après tout, ce sont là considérations trop subtiles. Mais une vérité de la valeur la plus étendue, c’est que la domination de la femme sur l’homme est d’autant plus puissante que la nature de la femme est plus élevée ; que si la femme règne despotiquement, ce n’est jamais grâce à son image abstraite de sa réalité actuelle, mais au moyen de son idéal, qui est antérieur à toute existence réelle ; que s’il n’y avait pas d’autre moyen de prouver le vide et le faux de la base sur laquelle reposent l’existence des sauvages et celle des Musulmans, qu’en montrant combien est basse et abjecte la conception féminine que comportent ces formes de société humaine, cela seul suffirait pour nous permettre de réfuter le superficiel paradoxe qui a été inventé pour masquer ces hideuses dégénérescences de l’homme ; enfin que telle est la femme, tel est aussi i’homme ; que chacun des deux sexes est l’antipode et l’exacte contre-partie de l’autre, la femme ne peut être autre qu’une créature déchue, là où l’homme n’est point élevé. Cette dernière remarque, je la fais afin qu’en rendant hommage à l’autre sexe, et en glorifiant l’influence qu’elles peuvent exercer sur nous, je ne sois pas confondu avec ces rhéteurs irréfléchis et triviaux, les soi-disant poètes de ce siècle, qui rendent à la femme un culte menteur, et pareils aux pirates de Lord Byron, lui offrent un tableau de son prétendu empire fondé uniquement sur des charmes sensuels ou imaginaires. Nous trouvons sans cesse un faux enthousiasme, une ivresse purement dithyrambique, à propos de la femme, chez les modernes versificateurs, ce qui ne se fait qu’aux dépens de l’autre sexe, comme si la femme pouvait être de porcelaine alors que l’homme serait d’argile commune. Même les témoignages de Ledyard et de Park sont, en un certain sens, des hommages trompeurs, quoique aimables, en faveur des qualités féminines ; tout au moins ce n’est qu’un côté de vérité, un aspect relatif à une phase, et vu sous un certain angle. Car, malgré la différence caractéristique des sexes, il est inévitable que l’un jette son reflet sur l’autre. Il est même impossible qu’ils différent beaucoup dans leur développement total. Jusqu’à présent jamais dans une même société, la femme n’a occupé un certain degré d’élévation alors que l’homme en occupait un différent. Ainsi donc, ô fille de Dieu et de l’homme, toute puissante femme, révère ton propre idéal, et dans l’hommage le plus ardent qui t’est offert comme dans les détails les plus réels de ton vaste empire, vois non point un trophée de vain orgueil, mais un avertissement silencieux, qu’il soit volontaire ou non, de la grandeur qui peut être contenue dans ta nature, et qui réalise dans la mesure de tes forces


Et nous montre quelle divine chose
Une femme peut devenir.


J’en étais justement à ce point de mon développement, et je venais de traverser cette révolution que j’ai décrite, lorsque, comme je l’ai dit, je fis un séjour dans la famille de Lord C. Lady C. était une belle femme, encore jeune, qui agit puissamment sur moi, grâce aux sentiments tout frais éclos que j’ai décrits, et elle aurait agi bien plus, dans ce sens, si elle ne m’avait été connue depuis mon enfance. Une jeune pairesse, qui était en visite à la même époque dans cette famille, concourut à la même œuvre que Lady C. en stimulant mon ambition sur toutes les routes où l’on est suivi par la sympathie des femmes. Lady C. était désireuse de me voir devenir une sorte d’Alcibiade ou d’Aristippe, aux facultés ambidextres, et également capable de briller dans les petites choses et dans les grandes. En conséquence, pendant que je lui apprenais assez de grec pour lire la Bible en grec, elle prenait ses mesures pour m’enseigner les talents que possédaient les hommes de son entourage. En particulier, elle désirait vivement que je devinsse un bon tireur, et pour y parvenir, elle me confia aux soins d’un des garde-chasses de son mari. Je me fis un devoir, pendant bien des semaines, d’accompagner le zélé garde-chasse, dans les bois de L—xt—n, et je fis de mon mieux pour m’instruire. Mais mes progrès furent des plus lents, et je finis par ouvrir les yeux à ce fait évident, que ma destinée ne me portait pas dans la direction où l’on conquiert les sympathies ordinaires de ce monde ou de la femme, fût-elle même une femme accomplie, mais agissant sous l’impulsion des idées courantes.

Pour me montrer sensible à la bonté de Lady C., je persévérai dans tous les exercices et tous les travaux qu’elle avait prescrits, pendant tout mon séjour à L—xt—n. Mais je sentais, à part moi, que ma sphère n’était pas tout à fait celle qu’elle proposait à mon ambition, et que les récompenses qui scintillaient devant mes yeux n’étaient pas exactement de celles que toute femme pût comprendre. Même alors, dans les profondeurs de ces forêts du Northumberland, et au cours de ces chevauchées, je m’écriais intérieurement, que s’il dépendait de moi d’opérer une grande révolution en l’homme, ou de mettre en œuvre quelque puissant moyen d’action sur la condition humaine, un moyen d’action égal, par exemple, à celui qu’employa Mahomet, j’attacherais quelque valeur à la réputation. Mais sans cela, en ce qui concernait les menues et banales frivolités des honneurs littéraires ou sociaux, les seuls qui fussent à ma portée, soit faute de posséder des facultés suffisantes, soit faute d’occasions, alors je préférerais traverser la vie en silence, en parcourant des sentiers tranquilles, et sans réveiller le bavardage des échos par le bruit de mes pas. L’ambition vulgaire était déjà morte en moi. Vivant ainsi que je le faisais, avec deux jeunes dames de haut rang, toutes deux de belles jeunes femme dans toute l’acception du mot, et dont l’une était célèbre par sa beauté, et qui avaient vu à leurs pieds les premiers personnages du jour, j’étais rempli de la plus vive reconnaissance envers des femmes aussi distinguées, pour l’intérêt qu’elles voulaient bien prendre à ma fortune future, et je regrettais qu’il en fût ainsi. Cependant je dissimulai, et je ne perdis rien de leur considération.

En attendant, je m’étudiai à mettre le plus à profit possible un grand avantage que me procurait ma situation d’alors. Le Northamptonshire, tant parce qu’il est adjacent aux plus beaux terrains sportifs de l’Angleterre, que grâce à ses relations avec la capitale (car même en ce temps-là, on pouvait faire le voyage entre le temps du déjeuner et celui du dîner) a une population aristocratique beaucoup plus dense qu’aucune autre partie de l’île. Lord C. était absent dans ses domaines irlandais du Limerick, et peut-être Lady C., si elle eût suivi ses propres penchants, eût mené une vie très sédentaire. Mais en vue de distraire ses jeunes amis irlandais, Lord et Lady M—sy, mais surtout cette dernière, elle acceptait des invitations presque journalières. Lord M—sy était souvent appelé à Londres ou en Irlande, mais j’étais invariablement en société des deux dames, et aussi, sous la protection de Lady C., je pus voir l’aristocratie anglaise, les grandes maisons de Belvoir (prononcer Beevor), Burleighs, et une foule de familles secondaires, avec leurs visiteurs d’hiver, d’une manière plus complète que je n’avais pu le faire pour l’aristocratie d’Irlande, et avec une liberté familière qui ne m’aurait pas été permise à un âge plus avancé.



  1. Comme à un but définitif.
  2. Le mot allemand signifie la propension à ne voir qu’un côté des choses. (N. du Tr.)
  3. Hôtellerie de Birmingham
  4. Noms populaires de voitures publiques.
  5. Un orage dans un vase de nuit.