Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium/L’Insurrection irlandaise


IV

L’INSURRECTION IRLANDAISE


À l’époque de mon séjour sur le théâtre de ces événements, il se répétait couramment une certaine histoire que chacun rapportait. Il ne serait pas loyal de la reproduire, sans dire en même temps que l’Évêque, dont le tact s’était fort compromis dans l’affaire, avait la franchise de s’en faire à lui-même de vifs reproches, et applaudissait toujours les rebelles pour la leçon qu’ils lui avaient donnée. Mais elle servira encore à montrer combien était contagieux cet aveugle esprit de morgue aristocratique qui animait le parti royal.

Voici de quoi il s’agit :

« Chaque jour de nouvelles forces royales s’accumulaient sur les postes militaires qui avoisinaient Killala, et on pouvait les apercevoir des parties élevées de la ville. En même temps il circulait, d’heure en heure, à Killala des histoires relatives aux atrocités qui marquaient leur marche en avant : il y en avait sans doute beaucoup d’inventées de toutes pièces, soit par l’aveuglement de la haine, soit par suite de cette politique féroce qui visait à pousser les rebelles au désespoir en les réduisant aux résolutions extrêmes dans le crime et le massacre, mais malheureusement on y croyait beaucoup, au moins dans leurs grands traits, parce que les Royalistes avaient déjà commis des excès prouvés, irréfutables. La fermentation, et l’agitation augmentaient d’heure en heure parmi les insurgés qui occupaient Killala. Les Français ne pouvaient être des protecteurs que dans la limite de leur influence morale, en tant qu’alliés.

Au moment le plus critique de cette situation alarmante, un rebelle vint trouver l’Évêque pour lui annoncer que la cavalerie royale avançait à cette heure même dans la direction de Sligo, et qu’on pouvait reconnaître sa route à la série de maisons en flammes dans la campagne. Bien entendu, l’Évêque doutait, « il ne pouvait croire » et ainsi de suite. « Venez avec moi, dit l’insurgé. » Il était prudent de céder, et Sa Seigneurie obéit. Ils montèrent ensemble sur la colline de la Tour de l’Aiguille, du haut de laquelle l’Évêque vit bien que le rude insurgé n’avait que trop raison. Une ligne de fumée et de feu traversait la campagne en arrière d’une forte patrouille détachée des forces royales. Le moment était critique : les yeux du rebelle exprimaient l’incertitude de ses sentiments ; à ce moment l’imprudent Évêque prononça ces mots, qu’il n’oublia jamais jusqu’au jour de sa mort : « Ces maisons-là, dit-il, en parlant des demeures détruites, ne sont que de misérables cabanes. » L’insurgé rêva un instant, comme en proie à une lutte intérieure. Ce fut un instant terrible pour l’Évêque, qui s’aperçut combien il avait été imprudent, aussitôt après que ces paroles lui eurent échappé. Néanmoins, l’homme se borna à dire, après un court silence, « La cabane du pauvre vaut pour lui autant qu’un palais. » Il est bien probable que cette réplique n’exprimait guère la profonde indignation morale qui lui remplissait le cœur, quoiqu’il n’eut pas eu assez de présence d’esprit pour en trouver une plus cinglante. En pareille circonstance l’essentiel est que la première impulsion de vengeance soit brisée. Néanmoins l’Évêque n’oublia jamais la leçon qu’il avait reçue, et il ne manqua pas de se faire de graves reproches, non pas tant pour son imprudence que pour avoir involontairement employé un langage qui exprimait une morgue aristocratique peu en harmonie avec son caractère réel. Et vraiment ce n’était pas le moment de fournir des aliments nouveaux à l’irritation des rebelles. Ils avaient déjà déclaré leur intention de mettre la ville au pillage, et ils avaient ajouté : « en dépit des Français » que maintenant ils regardaient et dénonçaient comme des « soutiens pour les protestants » autant que comme leurs alliés.

Il faut néanmoins rendre justice aux rebelles aussi bien qu’à leurs associés militaires. Si on les trouvait disposés à piller, on trouvait aussi qu’ils avaient tout autant de répugnance à verser le sang ou à commettre des cruautés, et cependant ce n’était pas qu’ils manquassent d’énergie ou de résolution : « Les paysans ne parurent jamais manquer de courage animal, dit l’Évêque, car ils accouraient en foule pour faire face au danger, là où il se manifestait. S’il avait plu au ciel de leur donner autant de cervelle que de bras, il n’est pas facile de dire quelle somme de méfaits ils eussent pu commettre, mais ils furent toujours conduits par des chefs dépourvus de toute habileté. » Cela est vrai, mais ce ne serait que rendre faiblement justice aux rebelles du Connaught, et ce ne serait pas déduire la vraie morale de l’insurrection, que d’expliquer par l’insuffisance de leurs chefs cette abstinence de tout méfait sous la pire forme. Il n’est pas non plus possible de supposer que ce soit là ce que veut dire l’Évêque, bien que ses propres paroles paraissent y tendre. Car il donne lui-même quelque part, cette absence de cruauté capricieuse comme un trait caractéristique de cette insurrection du Connaught, trait en soi fort honorable pour ces pauvres rebelles égarés, et qui les distingue d’une manière très remarquable d’avec la grande insurrection si récemment écrasée dans le centre et dans l’est. « Une circonstance qui, dit-il, mérite d’être signalée particulièrement, c’est que pendant tout le temps que durèrent les troubles civils, pas une goutte de sang ne fut versée, hors du champ de bataille, par les insurgés du Connaught. Il est vrai que les Français y contribuèrent grandement par leur exemple et leur influence. Mais il ne serait pas loyal d’attribuer à cette seule cause la modération dont nous avons été témoins, quand on considère quelle vaste étendue de pays fut à la merci des rebelles pendant plusieurs jours, après qu’on sût que le pouvoir des Français tirait à sa fin. »

À quelle cause faut-il donc attribuer la modération des gens du Connaught, qui contraste si singulièrement avec les affreux excès commis par leurs frères de l’est ? Uniquement à la différence de la politique adoptée par le gouvernement. Dans les comtés de Wexford, de Kildare, de Meath, de Dublin, etc., on avait jugé à propos, comme procédé de police préventive, non point pour punir, mais pour découvrir les projets insurrectionnels, d’adopter des mesures de la plus horrible sévérité, comme d’imposer le logement de la soldatesque, avec la liberté (et même l’ordre formel) de commettre des outrages et des insultes envers tous ceux qui étaient suspects, tous ceux qui refusaient d’appuyer ces procédés, tous ceux qui se permettaient d’en contester la justice, et même, sous prétexte de loi martiale, de faire subir divers supplices, comme de raser la tête et de la coiffer de poix, de pendre à moitié, d’infliger la torture du piquet, sans parler de l’incendie des maisons, du ravage des fermes. Tout cela se passait journellement, et de par l’autorité militaire. Le but avoué était soit de venger un acte connu de rébellion, soit d’arracher des aveux. Cependant, on peut bien supposer que dans un tel état de désorganisation sociale, la méchanceté des particuliers sous la forme de vieilles haines de famille, se donne libre carrière. Un grand nombre d’individus furent ainsi poussés par la seule frénésie d’une juste indignation, ou peut-être par le seul désespoir, à des actes de rébellion auxquels ils n’avaient point songé. Or, à cette époque, on n’avait plus recours à ce système barbare dans le Connaught, et on reconnut qu’à moins d’être affolée par les mauvais traitements, la classe paysanne était parfaitement capable de se gouverner elle-même. On ne vit pas se reproduire les massacres d’Enniscorthy, et il fut impossible d’expliquer honnêtement pourquoi il ne s’en produisait pas, sans renvoyer sur ce fait atroce un reflet d’atténuation.

Tout cela dûment considéré, il faut reconnaître que l’armée royale montra dans l’usage de sa victoire un esprit d’injustifiable violence. Mais il est pénible d’observer à quel point la panique agit pour exciter et irriter les instincts de cruauté et de violence sanguinaire même chez les êtres les plus doux. Je me souviens bien, à l’occasion des mémorables désordres qui eurent lieu à Bristol dans l’automne de 1831, que pour ma part, je ne pus lire sans horreur et indignation un fait rapporté officiellement, je crois, à cette époque, et qui pourtant fut chaudement approuvé de maintes dames qui avaient éprouvé leur part de panique. Je veux parler de la partie du rapport selon laquelle plusieurs dragons mirent pied à terre, donnèrent leurs chevaux à tenir à des gens qui se trouvaient dans la rue, et poursuivirent les malheureux fugitifs, l’attroupement dispersé, d’escaliers en escaliers, jusque dans leur dernière retraite. Les plus criminels de cette foule ne pouvaient être connus comme tels, et même la chose eût-elle été possible, une vengeance si infernale, si impitoyable ne se justifiait point par des incendies de maisons, ni par la création de paniques momentanées. Des scènes identiques purent se constater lors des premiers triomphes de la cause royale dans le Connaught, et sans Lord Cornwallis, qui se montra également ferme avant le succès, et modéré dans l’usage qu’il en fit, elles se seraient multipliées bien plus. Les pauvres rebelles furent pourchassés avec une férocité inutile à la reprise de Killala. Les vainqueurs poursuivirent avec tant d’ardeur les fuyards, que fuyards et soldats entrèrent ensemble d’un même élan dans les demeures épouvantées, et que plus d’une balle destinée à un rebelle, étendit mort un loyaliste. Dans ce cas, comme dans d’autres cas d’insurrection, il faut dire avec franchise que l’armée royale était formée principalement de régiments de milice. Un officier intelligent de l’armée royale assura à l’Évêque de Killala qu’il s’en était fallu d’un rien que cette armée ne fût battue. Un gentleman, qui prit part comme volontaire dans la cavalerie à cette journée, me dit que dans sa conviction absolue, un ordre des chefs rebelles ayant été mal compris, alors qu’il s’agissait de faire donner une réserve d’élite à un moment décisif, cette erreur avait sauvé sa troupe d’une défaite complète. On peut ajouter, d’après le témoignage unanime, qu’après la reprise de Killala les vainqueurs abusèrent de leur victoire non seulement contre les rebelles défaits, mais encore contre les loyalistes de la ville : « Les régiments qui vinrent à leur secours, étaient tous formés de miliciens. Ceux-ci semblaient se croire le droit d’emporter tout objet sur lequel ils pouvaient mettre la main, et de s’en servir comme s’il eût été à eux partout où ils en avaient besoin. Leur rapacité ne différait aucunement de celle des rebelles, à cela près qu’ils pillaient avec moins de cérémonies et d’excuses, et que les soldats de Sa Majesté étaient infiniment plus adroits voleurs que les traîtres irlandais. En conséquence les citadins furent bientôt las de leurs hôtes, et fort heureux de les voir en marche pour leur garnison. »

Les opérations militaires, dans cette courte campagne, firent fort peu d’honneur à l’énergie, à la vigilance et à la solidité de l’armée orangiste.

Humbert avait commandé contre les royalistes de la Vendée comme sur le Rhin. C’était donc un adversaire ambidextre, également propre à la guerre de partisans et à la tactique des armées régulières. Voyant très nettement la nécessité, que lui imposait sa situation à lui, d’agir avec énergie et promptitude, et après avoir, le 22 août, le soir même de son débarquement, occupé Killala, où la petite garnison de cinquante hommes (yeomen et miliciens) avait fait une résistance passable, et après quelques petits engagements, il avait marché sur Castlebar, avec environ 800 de ses hommes, et 1.500 ou 1.000 des insurgés. Là se trouvait l’avant-garde de l’armée royale. Le général Lake (le Lord Lake de l’Inde) et le Major général Hutchinson (le Lord Hutchinson d’Égypte) avaient réuni sur ce point une force respectable : quelques-uns disent plus de 4.000 hommes, d’autres disent moins de 1.100 ; j’ai entendu dire, par des personnes qui peuvent être regardées comme des témoins oculaires dignes de foi, que le tout pouvait s’élever à 2.500 hommes. On connaît le honteux résultat : les Français marchant toute la nuit à travers les montagnes, franchissant un défilé qui passait pour imprenable s’il eût été occupé par un bataillon et non par la garde d’un capitaine, surprirent Castlebar le matin du 27. Je dis surprirent, car il n’est pas d’autre mot qui exprime ce qui se passa. Vers deux heures du matin, un courrier avait apporté la nouvelle de la marche des Français, mais l’entêtement inexplicable du quartier-général, qui s’est montré si fâcheux plus d’une fois au cours de la campagne dans le Wexford, empêcha d’ajouter foi à cette nouvelle, et pourtant tout en n’y croyant pas, était-ce une raison pour ne pas prendre des précautions ? On n’en prit donc aucune, et à sept heures, quand on s’aperçut que la chose était vraie, l’armée royale fut déployée en toute hâte et en grand désordre pour faire face à l’ennemi. D’autre part, les Français, nous voyant en force, ne s’attendaient guère qu’à être réduite à une capitulation sommaire, d’autant plus que notre artillerie était bien servie, et qu’elle ne tarda pas à éclaircir leurs rangs. Ils commencèrent à espérer, comme ils le déclarèrent plus tard, en remarquant que la plupart des troupes tirait d’une manière désordonnée, sans attendre le signal des chefs. Aussitôt ils prirent de nouvelles dispositions. En quelques minutes, une panique se produisit, et en dépit de tous les efforts des officiers, l’armée entière prit la fuite. Le général Lake ordonna la retraite, et dès lors la déroute devint irrémédiable. Les troupes atteignirent Tuam, à trente milles de distance, le même jour, et un petit groupe de cavaliers poussa même le lendemain jusqu’à Athlone, qui est à plus de soixante milles de Castlebar. Quatorze pièces de canon furent perdues dans cette affaire. Néanmoins il faut rappeler qu’on eut dans la suite de sérieux motifs de soupçonner une trahison ; un très grand nombre de ceux qui avaient été portés manquants, après la première bataille, furent plus tard revus dans les rangs de l’ennemi, et alors chose assez remarquable, et qui prouve peut-être que n’inspirant pas une entière confiance à leurs nouveaux alliés, ils étaient toujours placés aux postes les plus dangereux, ces déserteurs périrent jusqu’au dernier.

Pendant ce temps, le Lord Lieutenant, qui avait toujours le pied à l’étrier, quittait Dublin sans un moment de retard. À l’aide du grand canal, il fit en deux jours une marche forcée de soixante-six milles anglais qui l’amena le 27 à Kilbeggan.

Le lendemain matin à la première heure, il reçut la désagréable nouvelle de ce qui s’était passé à Castlebar ; alors il s’avança vers Athlone rencontrant tous les indices qui signalent une armée en déroute et frappée de panique. Lord Lake battait en retraite dans la direction de cette ville, et se croyait si peu en sûreté, malgré l’éloignement de l’ennemi, que la route partant du Tuam était couverte de fortes patrouilles. Pendant ce temps, par un plaisant contraste avec ces démonstrations d’inquiétude, les Français n’avaient pas bougé de Castlebar.

Le 4 septembre, Lord Cornwallis se trouvait à quatorze milles de cette ville. Mais déjà Humbert avait décampé dans la direction du comté de Longford. Le motif qui lui suggérait ce mouvement était de coopérer à une insurrection qui venait de se produire en force dans cette région. Seulement il se trouvait maintenant gêné par une armée forte de près de 25.000 hommes qui arrivaient de tous les côtés, de sorte que si habile que fût son jeu, il ne lui restait plus que quelques cases de libres. Le colonel Vereker, avec environ 300 miliciens de Limerick, fut le premier à l’aborder, et engagea, le 6 septembre, quelques escarmouches qui lui firent grand honneur avec une partie, ou avec la totalité de l’armée française, (comme l’affirma toujours le colonel.) D’autres affaires de minime importance eurent lieu, et enfin, le 8 septembre, le général Humbert se rendit avec toute son armée, maintenant réduite à 845 hommes, y compris 96 officiers. Il avait perdu, depuis le débarquement à Killala, juste 288 hommes. Les rebelles ne furent admis à aucune capitulation, mais pourchassés et tués sans merci. Pourtant on a quelque plaisir à apprendre que grâce à leur agilité à fuir, ces ordres cruels furent à peu près inutiles. Il n’en périt guère plus de 500. Ainsi furent assurés au parti royal les pires résultats de la vengeance la plus sauvage et de la clémence la plus aveugle, sans aucun avantage de l’un ou de l’autre. Quelques districts, comme Laggan et Eris, furent traités avec une rigueur martiale, les cabanes furent brûlées et leurs malheureux habitants chassés pendant l’hiver dans les montagnes. Il y eut donc des rigueurs, car les hommes d’État les plus humains s’imaginaient à tort selon moi, qu’il était indispensable que l’armée laissât derrière elle quelque impression terrifiante sur les insurgés. Il est certain néanmoins que grâce aux conseils de Lord Cornwallis, la moyenne de la sévérité publique fut fortement abaissée, si on la compare à celle qu’on avait déjà montrée dans le Wexford.

La lenteur et la négligence avec lesquelles toute la campagne fut menée peuvent être appréciées fort justement d’après ce qui suit.

Killala ne fut pas délivrée des rebelles avant le 23 septembre malgré la capitulation générale qui avait eu lieu le 8, et ne le fut que grâce à l’Évêque qui envoya un exprès au général Trench pour hâter sa marche. La situation des Protestants était vraiment critique. Humbert avait laissé trois officiers pour défendre la place, mais leur influence avait fini par se réduire à une apparence. Et tous les jours on discutait des plans de mise au pillage, avec toutes les horreurs qui l’accompagnent. Dans cette situation, les officiers français se conduisirent d’une manière honorable et courageuse. « Pourtant, dit l’Évêque, le pauvre commandant n’eut guère lieu de se féliciter du traitement qu’il subit aussitôt après l’engagement. Il était retourné au château pour prendre son sabre, et il le tenait en s’avançant vers la porte, pour le remettre à quelque officier anglais, quand son arme fut saisie et arrachée de ses mains par un simple soldat de la troupe de Fraser. Il rentra, trouva un autre sabre, qu’il remit à un autre officier, puis revint dans le vestibule. À ce moment un autre Highlander entra de force, malgré la sentinelle que le général avait placée à la porte, et tira sur le commandant un coup de feu qui eût pu être mortel, car la balle passa sous son bras, traversa de part en part une porte très épaisse, et se perdit dans un des montants. Si nous avions eu le malheur de perdre ce brave homme, sa mort eût gâté tous les plaisirs que nous goûtions alors. Il se plaignit et reçut les excuses de l’officier pour la conduite du soldat. On donna aussitôt aux trois officiers français laissés à Killala, la permission de garder leurs épées, leurs effets, et même leurs chambres à coucher dans la maison. »

Ainsi se termina la guerre irlandaise de 1798, ou si l’on veut la désigner par ses limites locales, la guerre civile du Connaught. Mais en 1798, l’Irlande fut le théâtre de deux révoltes : l’une en automne, qui fut bornée au Connaught ; c’est celle que j’ai racontée en détail, — et une autre sur la fin du printemps, laquelle épuisa sa rage sur le comté de Wexford. Ces deux guerres n’étaient pas en rapport immédiat ; celle du Connaught ne fut point produite par celle qui l’avait précédée, chacune d’elles devait son origine à des causes identiques au fond, mais chacune naquit d’occasions distinctes et fut attisée par des excitations directes ; chacune eut ses chefs particuliers et ses agents locaux. L’une fut l’explosion prématurée du grand complot organisé pendant les cinq années précédentes par la Société des Irlandais Unis ; l’autre fut un effort spontané pour soutenir une invasion étrangère soudaine et inopportune. Les causes générales qui prédisposaient à la rébellion furent sans doute les mêmes dans les deux cas, mais les causes occasionnelles du moment furent différentes pour chacune. Et enfin, il y eut entre les deux un intervalle de deux grands mois.

Une circonstance très remarquable qui fut commune à ces deux révoltes distinctes de 1798, ce fut la brièveté du temps de leur durée. Ni l’une ni l’autre ne dépassèrent l’espace d’un mois lunaire. Si extraordinaire que soit le fait, il n’en est pas moins certain que chacune d’elles, bien qu’elle fût une parfaite guerre civile dans toutes ses proportions, féconde en incidents militaires, et la première pleine d’incidents tragiques, passa par toutes les phases de la croissance, de la maturité, et de l’extinction finale, dans le cours d’une seule révolution lunaire. En effet, tous les mouvements des rebelles, après la matinée de Vinegar-Hill, doivent être considérés non point comme des manœuvres dont on attendait un résultat stratégique, mais comme des convulsions désespérées qui avaient leur principe dans l’esprit de conservation, dans le seul but d’atteindre un terrain où on aurait ses coudées franches et d’autres conditions avantageuses pour une dispersion générale.

Je me suis étendu assez longuement sur la campagne du Connaught, parce que ma résidence dans sa position centrale, et mes excursions journalières, m’en avaient rendu familières les scènes et les limites exactes, et parce que l’alliance d’une puissante nation lui avait donné un caractère plus élevé dans l’histoire de la guerre entre peuples civilisés. Pour l’autre guerre, bien qu’elle soit beaucoup plus intéressante au point de vue philosophique, et qu’elle mérite une étude très détaillée, je la ferai tenir en une page, en donnant pour excuse ma connaissance imparfaite du terrain, que j’ai parcouru en voyageur pressé ; mais en réalité parce que j’ai quelque répugnance à parler de choses qui m’impressionnèrent douloureusement, même à mon âge d’alors, et qui me causent maintenant encore de l’humiliation. Car tous ceux qui furent en cause commirent des fautes immenses, et le gouvernement, qui aurait dû se montrer si paternel et si empressé à faire rentrer au bercail son troupeau égaré, fut le plus grand de tous les coupables par les provocations sanguinaires auxquelles il se livra lui tout le premier. Sans doute il a été très calomnié, et il est tout naturel qu’il se répande des calomnies contre un gouvernement pareil. Mais, quand on leur aura fait leur part complète, il restera suffisamment de quoi établir cette horrible certitude que le gouvernement, par ses agents immédiats d’exécution, parut chercher l’occasion de sévir, et cela à un point tel, que quand ses agents ne trouvaient aucune occasion, ils travaillaient systématiquement à en créer par la provocation, par l’irritation, par la torture, que tout cela, au lieu d’être nié, fut reconnu, proclamé, récompensé, et qu’enfin, chose que je réserve pour couronner l’édifice, il infligea individuellement des traitements dégradants de nature à justifier absolument la rébellion.

Je vais récapituler en quelques mots cette guerre civile, mais chaque mot doit être regardé comme tenant lieu d’un chapitre.

La guerre de séparation de l’Amérique ranima les ossements desséchés qui gisaient en attendant, en quelque sorte, pour reprendre vie dans tous les pays de la chrétienté. L’année 1782 amena cette guerre à son apogée, et ce fut cette même année qui vit paraître Grattan et les volontaires irlandais. Que l’Irlande ait vu sa propre situation réfléchie obscurément dans celle de l’Amérique, et que cette analogie ait agité l’esprit national, c’est ce que montre un fait remarquable qui se passa l’année suivante. En 1783, une pétition hautaine fût adressée au trône en faveur des Catholiques Romains par une association qui se donnait le titre de Congrès. Personne ne pouvait supposer qu’une dénomination aussi terriblement significative eût été adoptée par hasard, et la cour d’Angleterre y vit ce qu’elle contenait réellement, une insulte et une menace. Que se passa-t-il ensuite ? Ce fut la Révolution française. Pas de fibre qui ne s’émût à ce souffle, et les germes, jetés en Irlande pendant les dix dernières années, poussaient trop vite et avec une abondance trop désordonnée pour le bien de son état politique. Se cacher ou s’attarder, user de compromis, de temporisation, c’est ce qu’on n’eût pu obtenir à ce moment-là du tempérament ardent des Irlandais, si ce n’est grâce à la composition extraordinaire, ainsi qu’à l’organisation extraordinaire de la société secrète à laquelle était confiée la direction des affaires d’Irlande.

L’année 1792, nous dit-on, a vu naître, et l’année 1793 a vu finir la fameuse association des Irlandais unis. En employant les mots naître et finir, nous ne voulons pas parler des objets, ni des dispositions de leur complot contre le gouvernement existant, mais du réseau de son organisation, réseau aussi ténu que la dentelle, aussi solide que des courroies, qui enserra en ses mailles presque toutes les provinces, et combina la force de la classe paysanne en un tout formé de parties mobiles séparément. Tout fut terminé en 1795, à ce qu’il paraît. Dans une histoire complète de cette époque, il n’est pas de chapitre qui donne lieu à des recherches aussi amples que la subtile trame de cette association, qui s’élevait sur une large base, se multipliait proportionnellement à l’étendue du comté, et par des anneaux intermédiaires se terminait à un sommet inconnu, le tout savamment gradué, exactement dépendant, pour assurer la propagation instantanée de toute impulsion, qu’elle vînt du haut en bas, ou qu’elle vînt de côté, obliquement. Et cependant elle était si efficacement dissimulée que chacun n’y connaissait jamais plus de deux ou trois agents en contact immédiat avec lui-même, et par l’intermédiaire desquels il communiquait avec les gens placés au-dessus de sa tête et au-dessous de ses pieds. En réalité, cette association des Irlandais Unis, combinait ce qu’il y avait de mieux, comme habileté, dans les deux sociétés secrètes les plus perfectionnées et les plus efficaces de toutes les sociétés secrètes que mentionne l’histoire ; l’une d’elles fut antérieure à la société irlandaise ; l’autre naquit après un intervalle de vingt-cinq ans. Ces deux sociétés sont le Tribunal de la Vehme, ou cour de mise hors la loi et d’extermination, qui après avoir été créée en Westphalie, a été ordinairement appelée le Tribunal secret de Westphalie, et atteignit son plein développement au quatorzième siècle. L’autre est l’Hétairie (έταιρία), société qui passait pour une réunion de simples lettrés ou dilettanti. Secrètement encouragée par feu Capo d’Istria, alors ministre confidentiel du Tzar, elle réussit à mystifier si complètement les cabinets de l’Europe, qu’un tiers des monarques souscrivirent de leur nom et donnèrent leur aide, comme conspirateurs, contre le sultan de Turquie, alors qu’ils étaient assez crédules pour se figurer qu’ils étaient correspondants honoraires d’une société savante pour le renouvellement des arts et des lettres d’Athènes. Voilà les sociétés secrètes que je regarde comme les plus efficaces, parce qu’elles étaient sur le pied de guerre avec l’administration existante dans toute l’étendue du pays où elles se proposaient d’agir. La société allemande désavouait les autorités légales comme trop faibles pour faire régner la justice, et réussissait à faire comparaître les criminels devant son autorité usurpée à la fois secrète et reconnue. La Société grecque avait pour but final la guerre aux puissances existantes ; elle vivait sans armes parmi ses oppresseurs mêmes, dont la gorge était promise au tranchant du sabre, et en très peu d’années, elle vit son objet se réaliser.

La Société des Irlandais Unis combinait les meilleures parties de l’organisation de ces deux sociétés secrètes, et en obtenait les avantages. La Société prospérait en dépit du gouvernement, et le Gouvernement bien qu’il eût à sa disposition toute la police de Dublin, toutes les foudres de l’État, n’eût jamais réussi à se rendre maître de cette Société. Au contraire, la Société fut parvenue certainement à surprendre et maîtriser le gouvernement, si elle n’avait pas été contre-minée par la perfidie d’un frère en qui on avait confiance. Un moyen que les Irlandais unis employèrent pour répandre les nouvelles, mérite d’être mentionné, parce qu’il peut s’appliquer à n’importe quelle cause, et qu’on peut en tirer un parti bien plus grand dans un siècle où tout le monde aura appris à lire. Ils imprimaient des journaux sur un seul côté de la feuille, que l’on pouvait ainsi utiliser en la collant contre les murs. Cet expédient avait été peut-être suggéré par Paris, où l’on affichait fréquemment des journaux de ce genre, et presque toujours pour pousser à quelque sanglant massacre. Mais Louvet, dans ses Mémoires, mentionne un autre journal qu’il dirigeait lui-même d’après de meilleurs principes ; il était imprimé aux frais du public, et parfois plus de vingt mille exemplaires d’un même numéro étaient placardés au coin des rues. Ce journal avait pour titre la Sentinelle, les lecteurs qui connaissent les Mémoires de madame Roland se rappelleront qu’elle cite le journal de Louvet comme un modèle pour tous ceux de son genre. L’Union Star (l’Étoile de l’Union) fut le jour que publièrent sur ce plan les Irlandais unis, l’Étoile du Nord (Northern Star) et la Press, journaux antérieurs, qui paraissaient sous la forme ordinaire, ayant été détruits violemment par le gouvernement. L’Union Star, il faut bien le reconnaître, ne se préoccupait guère d’élever le peuple, en développant son intelligence, elle se bornait à faire un violent appel à ses passions contre tout ce qui avait encouru le déplaisir de la société secrète. Il était aisé au gouvernement de supprimer les journaux, quels qu’ils fussent. Mais la Société secrète persécutait et paralysait le gouvernement d’autre façon qu’il était malaisé de parer, et tous les coups rendus portaient dans les ténèbres, contre une ombre. La Société invita tous les Irlandais à cesser tout usage des liqueurs fortes, comme un moyen de détruire l’Excise ; et il est certain que la Société fut obéie dans toute l’Irlande, avec une docilité qui surprit les observateurs impartiaux. La même Société, par une proclamation imprimée, recommanda de ne pas acheter les exemptions qui étaient mises en vente au compte de la couronne, et de ne pas recevoir de bank notes en paiement parce que, selon les termes de la proclamation, la chose allait « crever » et qu’alors ce papier et les garanties qu’offraient de tels achats tomberaient dans une dépréciation ruineuse. En cette circonstance, après avoir éprouvé de grands embarras dans les services publics, le Gouvernement obtint un demi-succès grâce à une loi qui éteignait toute dette en cas de non-acceptation du papier d’État, et imposait des garnisaires aux négociants qui faisaient des difficultés pour accepter ce mode de paiement. Mais à tout prendre, il était évident pour tout le monde qu’il y avait en Irlande deux gouvernements agissant à l’encontre l’un de l’autre en toutes choses, et que celui qui avait presque toujours le dessus dans la lutte était la Société secrète des Irlandais-Unis, dont les membres et le quartier-général étaient également protégés contre les attaques de son rival le gouvernement officiel du Château, par un nuage d’une obscurité impénétrable.

Ce nuage fut percé enfin. Un frère perfide ou faible, qui occupait un rang élevé dans la société, et qui en possédait presque tous les secrets, fit un jour le voyage de Dublin en compagnie d’un loyaliste, et il laissa échapper, peut-être par ostentation, quelques mots sur la situation de confiance qu’il occupait. Cet homme faible, Thomas Reynolds, gentleman catholique romain, de Kilkea Castle, dans le comté de Kildare, était colonel d’un régiment d’Irlandais-Unis, trésorier pour Kildare ; il remplissait d’autres emplois de confiance pour la Société secrète, et M. William Cope, riche négociant de Dublin, eut assez d’influence sur lui pour alarmer son esprit en lui dépeignant les horreurs qui suivraient une révolution, dans l’état où était l’Irlande, et le décider à informer le gouvernement de tout ce qu’il savait. Sa trahison fut d’abord décidée dans la dernière semaine de février 1798, et à la suite de ses dépositions, le 12 mars, le gouvernement réussit à arrêter chez Olivier Bond, un groupe considérable des principaux conspirateurs. Cette fois tout le comité du Leinster, composé de treize personnes, fut capturé ; mais une prise plus importante fut celle des chefs proprement dits et membres du Directoire Irlandais, Emmet, Mac Nevin, Arthur O’Connor, et Olivier Bond. Leur place fut bientôt prise par ceux qui étaient inscrits à leur suite, et le même jour un billet manuscrit fut passé de main en main pour prévenir les effets du découragement parmi les membres de la conspiration. Mais Emmet et O’Connor n’étaient pas des hommes que l’on pût remplacer efficacement. Le gouvernement avait frappé un coup mortel, sans se douter tout d’abord de sa bonne fortune.

Le 19 mai suivant, en suite d’une proclamation du 11, promettant mille livres pour sa capture, Lord Edward Fitzgerald fut fait prisonnier chez M. Nicolas Murphy, négociant de Dublin, après une résistance désespérée. Le chef de la troupe, le major Swan, magistrat, fut blessé par Lord Edward, et Ryan, un autre officier, si dangereusement atteint, qu’il mourut moins de quinze jours après. Lord Edward lui-même languit quelque temps et mourut le 3 juin, après avoir beaucoup souffert des suites d’un coup de pistolet qui l’avait blessé à l’épaule. Lord Edward Fitzgerald avait été profondément blessé. Dans l’ardeur de son généreux caractère, il avait témoigné énergiquement sa sympathie pour les Républicains Français, à la première phase de leur révolution. Il mit une grande indiscrétion, mais enfin une indiscrétion pardonnable chez un si jeune homme, d’un tempérament si ardent, à avouer publiquement sa sympathie, et il fut ignominieusement renvoyé de l’armée. Cet acte changea en ennemi un homme qui, certes, n’était point à dédaigner. Bien qu’il fût trop faible pour avoir de l’empire sur lui-même, Lord Edward avait tout ce qu’il fallait pour se faire aimer ; il avait de grands talents. Son seul nom, celui de fils cadet de la seule famille ducale qu’il y eût en Irlande, était un charme magique et un mot d’appel pour la classe paysanne irlandaise. Enfin par son mariage avec une fille naturelle de celui qui était alors le duc d’Orléans, il était arrivé à se créer en France des relations de parenté et d’amitié de quelque importance. La jeune personne qu’il avait épousée était généralement connue sous le nom de Pamela ; et l’on a fréquemment émis la supposition qu’elle est la personne décrite par Miss Edgeworth sous le nom de Virginie, dans la dernière partie de sa Belinda. Comment cela se peut-il ? je ne prétends pas le dire ; il est certain qu’en ce pays Pamela fut amenée à commettre quelques sottises : par exemple on dit qu’elle alla à un bal sans souliers ou sans bas, ce qui semble indiquer la même sorte d’ignorance, la même docilité à céder aux impulsions du moment, qui caractérisent la Virginie de Miss Edgeworth. Je crois qu’elle était la fille du misérable Philippe-Égalité, et de cette abominable madame de Genlis qui avait été placée dans la famille de ce prince comme gouvernante de ses enfants, et en particulier de la sœur du roi actuel. Toute l’existence de Lord Edward avait été marquée par des sentiments généreux et nobles de toute sorte. Il eût bien mieux valu pardonner à un tel homme et se concilier son appui, mais « cette époque n’était point celle de la conciliation. »

Quelques jours après cet événement, furent arrêtés deux frères, nommés Shearer, gens de talent, qui plus tard furent condamnés comme traîtres. Les découvertes furent dues à une trahison d’une espèce particulière, non point celle d’un frère perfide, mais celle d’un frère prétendu, qui avait réussi à se faire passer pour un Irlandais uni. Le gouvernement, quoiqu’il n’eût pas pénétré jusqu’au fond du mystère, en avait dès lors découvert assez pour lui faire prendre les mesures les plus énergiques, et les conspirateurs, qui avaient décidé jusqu’alors d’attendre la coopération d’une armée française, commencèrent à craindre que le terrain ne se dérobât sous leurs pieds s’ils tardaient davantage. Il était évident qu’ils couraient plus de danger par l’expectative qu’en se passant d’une aide étrangère. Il fut donc décidé que l’insurrection commencerait le 23 mai, et par des attaques simultanées sur les différents postes militaires des environs de Dublin, afin de désorienter le gouvernement. Ce projet fut découvert, mais juste assez à temps pour prévenir les effets d’une surprise. Le 21, à une heure avancée de la nuit, la conspiration avait été annoncée par le secrétaire du Lord lieutenant au Lord Maire, et le lendemain elle le fut aux deux Chambres du Parlement par un message de son Excellence.

L’insurrection commença néanmoins au jour fixé. Des engagements eurent lieu en grand nombre et sur bien des points, mais on général, les résultats en furent défavorables aux insurgés. Conformément au plan concerté toutes les diligences avaient été arrêtées. Leur non-arrivée devait être partout interprétée comme un signal que la guerre avait commencé. Néanmoins les provinces les plus éloignées n’avaient pas répondu à cet appel. La communication entre la capitale et l’intérieur, complètement interrompue tout d’abord, avait été ensuite rétablie entièrement, et quelques jours suffirent à détruire, du moins on le supposait, la force principale de l’insurrection, sans grande effusion de sang.

À ce moment même quand tout le monde était disposé à croire que tout était redevenu tranquille, l’incendie éclata avec une fureur dix fois plus grande dans une partie du pays de laquelle le gouvernement avait, non sans quelque raison, détourné ses inquiétudes et ses préparatifs. C’était le comté de Wexford, que le comte de Mountnorris avait décrit au gouvernement comme animé de dispositions si pacifiques et si favorables à la cause loyaliste qu’il s’était porté garant de sa bonne conduite. Cependant, dans la nuit qui précéda la Pentecôte, le 27 mai, l’étendard de la révolte fut levé par John Murphy, prêtre catholique, bien connu dans le cours ultérieur de l’insurrection sous le nom de père Murphy.

La campagne débuta fâcheusement pour les royalistes. Les rebelles avaient pris position sur deux hauteurs, — Kilthomas, à environ dix milles à l’ouest de Gorey, — et la colline d’Oulart, à mi-chemin, c’est-à-dire à une douzaine de milles entre Gorey et Wexford. Ils furent attaqués sur ces deux points le jour de la Pentecôte. Tout d’abord ils furent aisément repoussés, avec de grandes pertes, mais à Oulart il en fut tout autrement. Là commandait en personne le père Murphy ; s’apercevant que ses hommes reculaient en grand désordre devant un corps d’élite de la milice du nord de Cork, commandé par le lieutenant-colonel Foote, il eut l’art de persuader à ses hommes qu’en fuyant ils tomberaient tout droit sur un corps de cavalerie royale placé de manière à couper la retraite. Cette crainte les arrêta en effet. Grâce à leur inexpérience, les insurgés avaient une peur exagérée de la cavalerie. Ils firent donc de nouveau volte-face pour battre en retraite devant cet ennemi imaginaire, et cela les mit directement en présence de ceux qui les poursuivaient, et que l’ivresse de la victoire avait mis à ce moment dans une débandade complète. Les rebelles les anéantirent jusqu’au dernier, et le père Murphy profitant aussitôt de la consternation universelle, les conduisit à Ferns, et de là à l’attaque d’Enniscorthy. Les insurgés étaient alors au nombre de sept à huit mille.

Le lecteur a-t-il vu de ses propres yeux, ou entendu décrire, la soudaine floraison, — ou pour mieux dire, — l’explosion par laquelle un hiver suédois devient le printemps, et le printemps un été ? Le sceptre de l’hiver ne fond point alors par une régulière gradation ; il se brise, il se rompt en pièces en un jour, en une heure ; et cela avec une violence qui frappe chacun des sens. La nature n’offre pas d’autre exemple aussi puissant, aussi émouvant d’une résurrection dans les climats méridionaux. C’est avec une sorte de cohue précipitée, un élan emporté de ravissement, que la vie déborde à travers l’atmosphère, sur terre, dans les eaux souterraines, au point qu’on pourrait s’imaginer que la trompette de l’Archange a déjà fait retentir son second appel[1] et que la victoire suprême a englouti pour toujours l’empire de la mort. Ce n’est point employer des figures de rhétorique, mais parler au sens propre des mots, en exprimant, d’une manière sèche et pauvre les impressions puissantes que je ressentis en cette circonstance. Je dirai donc que de même qu’une résurrection printanière est dans les hautes latitudes une manifestation de puissance et de vie, par comparaison avec les climats qui n’ont pas d’hiver, de même cette insurrection irlandaise présenta des traits aussi nets, aussi distincts, quand elle s’abandonna soudainement, entièrement à l’influence contagieuse des passions qui se déchaînèrent alors, à l’excitation frénétique qui s’empara alors de l’esprit populaire, quand on la compare aux mouvements militaires classiques et à la pédanterie de la guerre menée avec une routine purement technique.

Quel tableau dut s’offrir à Enniscorthy le 27 mai. Des fuyards venus de Ferns s’y entassaient, annonçant l’approche rapide des rebelles qui, maintenant comptaient plus de sept mille hommes, enthousiasmés par la victoire et affolés de fureur vengeresse. Peu après midi, leur avant-garde bien supérieure à un millier d’hommes, et bien pourvue de fusils (pillés sans doute dans les arsenaux royaux qu’on avait abandonnés) commença une attaque désordonnée. La garnison de la place ne montait pas à 300 miliciens et yeomen, et il n’y existait aucune défense, si ce n’est l’abri naturel que formait la rivière de Slaney. Encore pouvait-on la passer à gué, et cela, les assaillants le savaient. Le carnage parmi les rebelles fut terrible, à cause du peu de précautions qu’ils prenaient, et de leur ignorance absolue des choses de la guerre. En dépit de leur supériorité numérique, il est probable qu’ils eussent été défaits. Mais à Enniscorthy, (comme partout ailleurs) la trahison du dedans se hasarda à se montrer au moment même où la balance était en suspens. Des incendiaires se mirent à l’ouvrage, les flammes jaillirent en même temps de plusieurs maisons. La retraite même parut incertaine, car elle dépendait entièrement de l’état du vent. Chacun des royalistes avait à sa droite un traître ; il y avait des traîtres à son foyer, devant lui il avait l’ennemi ; derrière lui, une ligne de maisons en feu. La bataille avait fait rage pendant trois heures. Il était alors quatre heures du soir. À ce moment la garnison recula vivement et s’enfuit à Wexford.

Alors se produisit une scène qui, dans la variété de ses horreurs, n’eût guère d’analogues, excepté en septembre 1812, quand l’armée française se mit en marche vers Moscou, à travers les villages russes en flammes. Tous les loyalistes d’Enniscorthy, toute la gentry du pays, qui s’étaient réunis dans cette localité comme en une citadelle sûre, furent avertis à ce moment non pas d’opérer une retraite en bon ordre, mais de prendre aussitôt la fuite. À un bout de la rue, on apercevait les piques et les baïonnettes des rebelles ; à l’autre bout, d’immenses flammes s’élevaient et ondulaient sur les toits de chaume, nombreux dans cette région, et à travers les poutrelles brûlantes, et rendaient déjà la sortie difficile, alors commença l’agonie, au sens propre du mot, c’est-à-dire la bataille, la lutte la plus acharnée entre ce qu’il y a de pire et ce qu’il y a de plus noble dans la nature humaine. On vit alors se manifester le véritable délire de la terreur, et le délire de la méchanceté vindicative. Les haines particulières dans toute leur ignominie, dans toute leur antique rancune, se dérobant derrière le masque du patriotisme irrité ; le regard de tigre, fixe et luisant, de l’homme qui veut une juste vengeance, et qui est encore sous l’impression toute fraîche d’affronts intolérables, de la honte inoubliable que lui inspirent les coups de fouet, et les humiliations corporelles ; la panique, qui se paralyse à moitié par sa propre exagération ; la fuite, empressée ou furtive ; l’affolement furieux, agité sous toutes les formes de l’excitation ; et çà et là, impassible, puisant en lui-même de quoi se soutenir, l’amour maternel et désespéré, victorieux et triomphant de toutes les basses passions.

Je rassemble et groupe sous des abstractions générales, bien des anecdotes individuelles, rapportées par ceux qui se trouvaient ce jour-là à Enniscothy, car à Ferns, qui n’était pas très loin, j’avais des amis particuliers, qui prenaient le plus vif intérêt à tout ce qui se passait, qui jouèrent un rôle très intime dans les scènes terribles de ce furieux ouragan, et qui enfin eurent leur part dans les souffrances et les pertes matérielles les plus considérables. On vit alors des dames en groupes serrés, se hâtant à pied sur la route de Wexford, leur asile le plus rapproché, bien qu’il fût à quatorze milles de distance, la plupart d’entre elles en pantoufles, la tête nue, sans personne pour leur offrir son bras ; car la fuite de leurs défenseurs ayant été déterminée par un mouvement tournant exécuté par les assaillants, au moment où eux-mêmes avaient épuisé leurs munitions dans le tir, ne leur avait pas laissé le temps de donner un avertissement, et il fut fort heureux pour les infortunés fugitifs, que le désordre qui régnait dans les rues incendiées, ainsi que les attraits du pillage eussent distrait la plupart des vainqueurs, de manière à rendre la poursuite irrégulière et peu acharnée.

Néanmoins Wexford n’était guère en état de promettre autre chose qu’un abri passager. Des ordres avaient été déjà donnés pour qu’on éteignît tous les feux des foyers, et qu’on ôtât les toits de toutes les maisons couvertes de chaume, tant on craignait d’avoir affaire à des trahisons intérieures. Du dehors l’alarme croissait d’heure en heure. Le mardi 29 mai, l’armée rebelle quitta Enniscorthy pour occuper une position dite les Trois Rochers, à un peu plus de deux milles de Wexford. Leur nombre s’était maintenant élevé au moins à 15,000 hommes. En aucune circonstance il ne fallut plus d’énergie à ceux qui disposaient des forces militaires ; en aucune circonstance ils n’en montrèrent aussi peu. Le poste militaire le plus rapproché était le fort de Duncannon, à trente-trois milles de là. Le maire de Wexford y avait, le 29, dépêché un exprès pour exposer la situation et demander un secours immédiat. Le général Fawcet répondit qu’il se mettrait lui même en marche, le soir même, avec le 13e régiment, une partie de la milice du Meath et une artillerie suffisante. Comptant sur ces promesses, les petits corps de milice et de yeomanry qui se trouvaient à Wexford, se chargèrent bravement à l’avance des services les plus pénibles. Quelques compagnies de milice du Donegal, formant un total de moins de 200 hommes, marchèrent aussitôt vers une position qui se trouvait entre le camp des rebelles et Wexford, tandis que d’autres, du nord de Cork, entreprenaient avec le même empressement, de mettre la ville en état de défense. Pendant ce temps-là, le général Fawcet, ne consultant que ses aises, avait fait une halte d’une nuit, bien qu’il sût à quoi s’en tenir sur les dangers de la situation, à un point qui se trouvait à seize milles de Wexford. Il avait toutefois envoyé en avant un petit détachement, avec une partie de son artillerie. Le tout fut intercepté le lendemain aux Trois Rochers par les rebelles, (tant les officiers généraux montrèrent alors d’empressement à agir et à s’informer) et les hommes furent massacrés jusqu’au dernier. Deux officiers échappés du carnage portèrent la nouvelle aux postes avancés des hommes du Donegal, mais ceux-ci, loin de perdre cœur, marchèrent immédiatement contre l’armée rebelle, malgré l’énorme disproportion numérique, dans le but de reprendre l’artillerie. Cette conduite contrastait singulièrement avec celle du général Fawcet qui se hâta de battre en retraite à Duncannon, à la première annonce du désastre. Les braves du Donégal s’attendaient si peu à une telle manœuvre, qu’ils continuèrent à marcher à l’ennemi, jusqu’à ce que la précision avec laquelle on employait contre eux l’artillerie capturée, et l’absence du renfort promis les obligeassent à se retirer. À Wexford, ils trouvèrent tout dans le désordre d’une retraite précipitée. La fuite (car c’en était une) du général Fawcet était connue ; la situation de Wexford ne permettait pas d’y tenir contre l’artillerie, et à l’exception de ceux qui, n’étant pas suffisamment avertis, restèrent en arrière, tous les loyalistes allèrent chercher à Duncannon un refuge contre la fureur des rebelles. Un exemple révoltant de l’imprudente férocité qui caractérisa trop souvent les troupes orangistes, c’est que sur toute leur ligne de retraite, ils continuèrent à brûler les chaumières des catholiques romains, et que plus d’une fois ils en massacrèrent de sang-froid les habitants inoffensifs, sans songer aux nombreux ôtages qui étaient alors au pouvoir des rebelles, sans souci des terribles et sanglantes représailles qu’ils provoquaient ainsi.

Aussi grâce aux fautes les plus impardonnables et à la plus honteuse inaction, les insurgés qui n’avaient levé l’étendard de la révolte que le 26 mai, se trouvaient dès le 30 mai, en possession de toute la partie sud du comté de Wexford, à l’exception de Ross et de Duncannon. Ce fort n’était pas susceptible d’être enlevé d’un coup de main. Quant à l’autre position, elle fut sauvée par des retards des rebelles. La partie septentrionale du comté fut envahie dans des conditions fort peu différentes, grâce aux mêmes bévues inexcusables dans les précautions prises, et au défaut d’entente dans les plans. Dès qu’ils avaient porté leurs vues sur le nord, les rebelles avaient pris position sur la hauteur de Corrigrua, d’où ils pouvaient avantageusement se mettre en marche vers la ville de Gorey, située à sept milles au nord. Le premier juin, avait eu lieu un très brillant engagement entre une faible poignée de miliciens et de yeomen, venant de cette ville de Gorey, et un très fort détachement du camp des rebelles. À cette époque, bien des gens regardèrent cette affaire comme la bataille la mieux conduite de toute la guerre. Les deux troupes s’étaient rencontrées à environ deux milles de Gorey, et il est bien certain que si l’on eût pu décider la cavalerie des yeomen (qui servaient rarement à quelque chose) à faire une charge au moment favorable, la défaite aurait été des plus sanglantes pour les rebelles. Quoi qu’il en soit, ils se tirèrent d’affaire au grand dépens de leur honneur. Mais ils réparèrent aussi cette brèche peu de jours après, et dans des conditions qui furent encore plus honteuses pour les chefs militaires haut placés que ne l’avaient été les manœuvres du général Fawcet dans le Sud.

Le 4 juin, une petite armée de 1500 hommes, que commandait le major-général Loftus, s’était réunie à Gorey. Il s’agissait de marcher par deux routes différentes sur le camp des rebelles à Corrigrua, et ce plan fut adopté.

Pendant ce temps, et la même nuit, l’armée rebelle s’était mise en marche pour Gorey. Des renseignements précis avaient été apportés en temps utile sur cette contre-manœuvre, par un fermier, au quartier général des troupes royales, mais telle était l’infatuation, tel était l’entêtement, qu’aucun officier supérieur ne voulut s’abaisser à l’écouter. Les suites sont aisées à prévoir. Le colonel Walpole, Anglais, plein de courage, mais professant envers l’ennemi un dédain présomptueux, conduisit une division par l’une des deux routes, mais sans envoyer d’éclaireurs, sans prendre aucune précaution. Il fut soudain surpris et arrêté ; il refusa de faire halte ou de reculer, eut la tête traversée par une balle. Une grande partie du détachement d’avant-garde fût massacrée, et son artillerie capturée.

Le général Loftus, qui s’avançait par la route parallèle, entendit la fusillade et détacha au secours de Walpole la compagnie de grenadiers de la milice d’Antrim. Ceux-ci, au nombre de 70, furent tués jusqu’au dernier, et quand le général, qui ne voulait pas passer d’une route à l’autre, à travers les clôtures, à cause de l’artillerie qui l’encombrait, arriva enfin par un long détour, sur le lieu de l’action, il se trouva dans la situation vraiment grotesque que voici : les rebelles avaient poursuivi la division du colonel Walpole jusqu’à Gorey, et s’étaient emparés de cette localité ; le général avait ainsi perdu son quartier-général sans avoir vu l’armée, qu’il avait laissée glisser dans l’obscurité. Tout marri, il se remit en marche vers Gorey, jeta un coup d’œil sur les postes ennemis qui occupaient la ville en force, fut salué par une salve de ses propres canons, et finit par battre en retraite hors du comté.

J’ai rapporté cette manœuvre du général Loftus, et celle du général Fawcet qui lui est antérieure, avec plus de détails qu’elles n’en méritaient, parce qu’elles montrent le plus clairement possible avec quelle enfantine sottise la cause royale était défendue. Ces deux chefs coulèrent à fond en une heure, grâce à des surprises contre lesquelles ils avaient été l’un et l’autre amplement avertis. Par bonheur pour le gouvernement, les affaires des rebelles étaient encore plus mal dirigées. Après cet engagement, ils ne livrèrent que deux combats jusqu’à celui de Vinegar-Hill, qui décida de leur ruine et de leur échec définitif. Ces deux combats étaient de la plus grande importance pour leur cause, et, chaque fois, ils auraient été assurés du succès, s’ils avaient marché en avant au bon moment.

La première affaire fut l’attaque de Ross, entreprise le 29 mai, le lendemain de la prise d’Enniscorthy ; elle eût infailliblement réussi et eût ouvert immédiatement aux rebelles les importants comtés de Waterford et de Kilkenny. Ils attendirent jusqu’au 5 juin, et l’assaut fut repoussé avec des pertes énormes.

L’autre fut l’attaque d’Arklow, dans le nord. Si après la prise de Gorey, dans la nuit du 4 juin, prise qui avait été le résultat immédiat de la défaite du colonel Walpole, les rebelles avaient marché sans retard sur Arklow, ils l’auraient trouvée pendant plusieurs jours absolument sans défense. La garnison, frappée de panique, avait fui de grand matin, le 5 juin, à Wicklow. La prise de cette importante place aurait ouvert toute grande la route vers la capitale, aurait probablement déterminé une insurrection dans cette grande cité. En tout cas, elle eût prolongé indéfiniment la guerre et multiplié les embarras du gouvernement. La paresse, l’habitude de renvoyer au lendemain, furent les seules causes qui firent rester l’armée rebelle à Gorey jusqu’au 9 juin. Alors elle se mit en marche, forte de 27.000 hommes, ce qui semblait lui assurer une supériorité écrasante. Mais quelle leçon éloquente sur les dangers du renvoi des affaires au lendemain. Le matin même du 9 juin, l’entreprise était devenue d’une exécution impossible. Jusqu’à ce moment-là, la place avait été abandonnée par tous ses habitants, du premier au dernier. Le 9 juin même, l’ancienne garnison y avait été renvoyée de Wicklow, et renforcée par un excellent régiment anglais, (les volontaires de Durham) auquel échut en grande partie la tâche de la défense, tâche particulièrement ardue, à cause du grand nombre des assaillants, mais tâche brillante, et couronnée d’un succès complet.

Cette affaire d’Arklow, où l’on combattit avec tant d’obstination et d’acharnement, fut de l’avis de tous, le point sur lequel tourna l’insurrection. Près de 30.000 hommes, ayant tous des piques, 5.000 d’entre eux armés de fusils, et soutenus par l’artillerie assez bien servie pour causer grand dommage aux points les plus importants de la ligne de défense, ne pouvaient être battus sans une lutte des plus sérieuses. Ici encore, il vaut la peine de rappeler que le général Needham, qui commandait ce jour-là, aurait suivi l’exemple des généraux Fawcet et Loftus, et ordonné la retraite s’il n’avait pas rencontré l’opposition du colonel Sherrer, de la milice de Durham. Telle était l’imbécilité, en quelque sorte uniforme, tel était le manque de courage moral, chez les chefs militaires, car il serait injuste d’attribuer même au plus faible de ces chefs une infériorité au point de vue du courage physique. Par exemple le général Needham paya amplement de sa personne pendant toute cette journée difficile. Mais il lui était impossible de regarder en face une responsabilité de quelque gravité.

Après leur défaite d’Arklow, les insurgés se retirèrent graduellement du 9 au 20 juin, vers leur position habituelle de Vinegar-Hill, qui se trouve immédiatement au-dessus d’Enniscorthy, et qui était tombée entre leurs mains, le 29 mai, après la prise de cette ville. Toutes leurs forces s’y concentrèrent, à l’exception de 6.000 hommes qui attaquèrent le général Moore, le 26, dans sa marche vers Wexford. Ce fut là que l’armée royale, forte de 13.000 hommes, avec une bonne artillerie, sous le commandement en chef du général Lake, convergea en quatre divisions séparées, vers les 19 et 20 juin. Le grand coup fut frappé le 21 juin. Dans le plan adopté l’armée royale, rayonnant de quatre directions différentes pour marcher à l’assaut de la position des insurgés, entourerait complètement leur camp et leur fermerait toute issue pour s’échapper. Le résultat de ce plan eût été de faire du champ de bataille une vaste scène de carnage, car on n’accordait pas de quartier. Mais la manœuvre, si même elle avait été sérieusement combinée, échoua entièrement par la faute du général Needham, qui n’arriva avec sa division que vers neuf heures, une bonne demi-heure après que la bataille fut terminée, et y gagna le sobriquet de the late general Needham[2]. La faute était-elle imputable à cet officier, ou ainsi que le prétendirent ses apologistes, était-elle due aux ordres peu intelligibles qui lui avaient été donnés par le général Lake, dans le but secret, à ce que beaucoup croient, de faire échouer par humanité son propre plan, qui eût abouti à une vaste boucherie. C’est ce qui est resté obscur jusqu’à présent.

Quelle qu’ait été la cause de ce retard, il eut un effet qui, cette fois, devait mériter l’approbation générale. L’action avait commencé à sept heures du matin : à huit heures et demie, toute l’armée rebelle était en fuite, et naturellement elle se sauva du seul côté qui ne fût pas gardé, elle s’échappa sans avoir été trop cruellement décimée, mais en abandonnant toute son artillerie et beaucoup de butin d’une certaine valeur, et elle passa par ce qu’on a toujours appelé plus tard, d’une manière facétieuse, le défilé de Needham. Néanmoins un corps nombreux des rebelles les plus courageux et les plus résolus, continua pendant quelque temps à exécuter des marches rapides dans toutes les directions, d’après les positions de l’armée royale, et en profitant pour sa défense, des accidents de terrain. Une ou deux fois, ils furent amenés à combattre par Sir James Duff, et Sir Charles Asgill, mais, chose assez plaisante, ils réussirent encore à s’échapper, grâce aux éternels retards du late general Needham.

À la fin, pourtant, après bien des escarmouches, et bien des alternatives des plus variées, ils se dispersèrent dans une région marécageuse du comté de Dublin. Néanmoins un grand nombre de gens décidés à tout établirent pendant longtemps leur quartier général dans les maquis de Killaughrim, près d’Enniscorthy, où ils se livrèrent à la profession de maraudeurs, en se donnant le plaisant surnom de Bambins de la forêt. Un fait qui ne peut s’expliquer, c’est que de nombreux déserteurs des régiments de la milice, après s’être bien conduits pendant toute la campagne, et avoir soutenu fidèlement l’honneur de leurs drapeaux, passèrent ensuite dans les rangs de cette confédération sylvestre, ce qui augmenta la difficulté de la déloger. Une autre bande, établie dans les bois et les montagnes du comté de Wicklow, se rendit encore plus redoutable, et continua à infester la contrée avoisinante pendant tout l’hiver suivant. Pour ceux-là, on ne put les déloger de leur terrier que quand un de leurs chefs eût été tué dans une escarmouche nocturne par un jeune homme qui défendait sa maison, et que l’autre, las de sa vie de sauvage, se livra à la rélégation.

Ce fut avec une satisfaction générale, dans toute l’Irlande, que l’on vit, le jour même qui précéda l’engagement décisif de Vinegar-Hill, Lord Cornwallis faire son entrée à Dublin comme nouveau Lord-Lieutenant, et que bientôt après eut lieu le départ de Lord Camden.

Une proclamation lancée dans les premiers jours de juillet, promit une amnistie générale à tous ceux qui n’avaient versé de sang que sur le champ de bataille, et il est hors de doute qu’elle fit merveille pour guérir les agitations du pays.

Néanmoins on crut nécessaire de procéder sévèrement contre les chefs ou les agents les plus en vue de l’insurrection. La loi martiale était toujours en vigueur, et sous cette loi, ce qu’on nomme une justice sévère n’a souvent rien de commun avec la justice. Beaucoup, de ceux qui avaient fait preuve de la plus grande générosité et s’étaient exposés à d’assez grands dangers, furent désignés comme victimes. Bagenal Harvey, gentleman protestant, qui avait quelque temps commandé en chef l’armée rebelle, et avait éprouvé toute sorte d’ennuis, à qui on n’avait pas à reprocher la moindre cruauté, la moindre violence, fut un des condamnés à mort. Il avait possédé un domaine qui donnait près de trois mille livres de revenu. À la même époque, on exécuta avec lui un autre gentleman, Cornelius Grogan, qui avait un domaine d’un revenu plus que triple, il est singulier que des hommes de cette condition et de cette fortune, des hommes sensibles et bien élevés, qui ne pouvaient s’attendre à rien gagner dans de telles crises révolutionnaires, eussent joué leur repos et le bonheur de leur famille dans une affaire dont le début même faisait prévoir l’issue désastreuse.

Il y en eut pourtant, et de ce nombre furent peut-être ces gentlemen, qui auraient pu faire valoir des motifs assez intelligibles ; ils avaient été forcés par les persécutions, et en quelque sorte obligés de mordre à l’appât, pour entrer dans les rangs des rebelles. Il y eut une différence caractéristique dans la manière dont moururent ces gentlemen, en égard à leurs habitudes antérieures. Grogan était naturellement timide, et pourtant il soutint avec courage la vue de l’échafaud et des terribles préparatifs de l’exécuteur. Au contraire Bagenal Harvey, qui s’était plus d’une fois battu en duel avec sang-froid, se montra tout tremblant à ses derniers moments. Peut-être chez l’un et l’autre la différence était-elle due entièrement à quelque mortification physique dans leur santé, ou à quelque trouble nerveux momentané.

Parmi le grand nombre des personnes d’un rang supérieur qui souffrirent la mort en cette époque désastreuse, il y en eut deux que je regrettai le plus, et auxquels je serais allé serrer la main, si loin que j’eusse été. L’un d’eux était un boucher, l’autre un marin au long cours, tous deux insurgés. Mais tous deux s’étaient montrés vraiment généreux, braves, et d’un noble caractère. En effet, pendant l’occupation de Wexford par l’armée rebelle, ils avaient été, à maintes reprises, seuls à s’opposer au prix des plus grands dangers personnels au massacre général que méditaient alors les Papistes fanatiques. Et finalement, quand toute résistance paraissait devenue absolument impossible, ils avaient, l’un et l’autre, pris résolument à partie l’auteur principal de celle sanguinaire proposition, le sommant de se battre avec eux à l’épée ou au pistolet, à son choix, pour prouver « qu’il était un homme » selon leur expression, avant de pouvoir se jouer librement de l’effusion sans danger du sang innocent.

En terminant ce sujet, il est un fait que je dois mentionner, et qui, à lui seul, suffira pour établir tout ce que j’aurai pu dire de plus sévère contre le gouvernement, ou plutôt, pour être juste, contre l’administration locale de l’Irlande. En effet, en ce qui concerne le gouvernement suprême, qui siégeait en Angleterre, il faut supposer que ce corps ne fit tout au plus que sanctionner les recommandations du cabinet irlandais, si même son intervention alla jusque-là. En particulier les bastonnades et flagellations auxquelles on recourut dans les comtés de Wexford, de Kildare, etc., ont dû être suggérées, à l’origine, par des esprits familiers avec les habitudes de l’aristocratie irlandaise dans sa manière de traiter les subalternes. Les Irlandais sincères doivent admettre que le fait de donner des coups de pied, ou d’en faire la menace, à des garçons de café, à des domestiques quelconques, fait qui en Angleterre serait immédiatement accueilli par une attitude violemment défensive, ou par la menace d’un procès pour rixe et coups, n’est pas une habitude entièrement disparue en Irlande. Trente ans auparavant, elle était encore plus répandue ; elle caractérisait l’esprit et le caractère dans la manière de traiter les domestiques et les petits serviteurs, et ce fut sans doute cela qui inspira l’idée des flagellations judiciaires. Mais, pour en revenir au fait par lequel je me proposais de terminer mes souvenirs de cette grande agitation, et que je regarde comme la justification la plus complète des blâmes les plus sévères portés contre le gouvernement, ce fait se résume de la manière la plus énergique, la plus significative, dans le langage assez remarquable, mais assez fréquemment tenu par des gentlemen catholiques romains, lorsque mettant toute leur prudence à s’excuser, sous la menace d’une enquête sur leur conduite pendant ces temps de trouble, ils disaient : « Je rends grâce à mon Dieu de ce que personne ne peut m’accuser justement d’avoir sauvé la vie à aucun protestant, ou d’avoir préservé sa maison du pillage, par mon intercession auprès des chefs rebelles. » Qu’est-ce que cela signifiait ? Certains catholiques romains avaient fait valoir, et à bon droit comme un motif d’une indulgence spéciale envers eux, le fait d’avoir employé toute l’influence qu’ils possédaient grâce à leur religion, ou grâce à des amitiés personnelles, auprès des chefs rebelles, en faveur de Protestants persécutés, soit en leur rendant une liberté complète, soit en adoucissant leur sentence. Mais, à la surprise générale, tant s’en fallait que l’on accordât quelque valeur à ce plaidoyer dans les tribunaux d’enquête ; au contraire on en faisait un grief, et un grief dangereux au plus haut point pour celui qui plaidait ainsi : « Par conséquent, répliquait-on, vous reconnaissiez que vous avez eu une influence très considérable dans les conseils des rebelles ; en ce cas nous devons supposer que vous leur étiez personnellement connu comme leur ami et leur partisan. » On n’aura aucune peine à croire qu’il dut y avoir bien peu de gens à présenter un pareil plaidoyer, quand on vint à savoir quel résultat fatal il produisait. Le gouvernement lui-même fit qu’il était dangereux de s’avouer capable d’humanité, et depuis lors, chacun se glorifia publiquement d’avoir prouvé son indifférence, son insensibilité, puisque c’était le meilleur parti à suivre dans une route si encombrée d’écueils.

Vers la fin d’octobre, je quittai le Connaught avec Lord W…, et nous revînmes à Dublin à petites journées. De là, après un court séjour, nous traversâmes le canal d’Irlande, et reprenant notre premier itinéraire, à travers le nord du pays de Galles, nous voyageâmes ensemble jusqu’à Birmingham.



  1. Paradis perdu, livre XI, vers 75.
  2. Il y a là un jeu de mot intraduisible, mais aisé à comprendre : le mot late signifie, suivant les circonstances, feu le général N. ou le général N. en retard. (Note du traducteur).