Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium/L’Irlande


III

L’IRLANDE


En Irlande fumaient encore les cendres de la rébellion. Lord Cornwallis, qui avait été envoyé expressément pour l’éteindre, et qui, disait-on, avait rempli sa mission avec énergie et succès, était alors lieutenant. Plus que tout autre homme public, il était l’objet de l’attention générale. Aussi ne fus-je pas fâché quand, le surlendemain de notre arrivée, le père de mon ami nous dit à déjeuner : « Maintenant, si vous voulez voir ce que j’appelle un vrai grand homme, venez avec moi ce matin. Je vous emmènerai voir Lord Cornwallis, car cet homme qui nous a rendu la paix en Orient et en Occident, je dois le considérer comme un grand homme. » Nous accompagnâmes volontiers le comte à Phœnix-Park, où résidait alors le Lord Lieutenant, et nous lui fûmes présentés en audience particulière. J’avais vu une gravure célèbre en son temps, où était représenté Lord Cornwallis recevant comme otage à Seringapatam les jeunes princes de Mysore et je connaissais en gros ses états de service. Cela ajouta à l’intérêt que j’éprouvai à le voir, mais je fus désappointé en ne retrouvant dans son extérieur aucune trace de l’énergie et de l’activité que je m’attendais à trouver chez lui. Il me parut au contraire, lent et même lourd, mais bon et bienveillant à un tel degré qu’il s’attirait tout de suite la confiance. Nous le vîmes souvent, car Lord A. nous emmenait avec lui partout quand nous le demandions, et pour moi ce fut un plaisir tout particulier que de voir des personnes qui portaient des noms historiques, c’est-à-dire des noms qui se rattachaient historiquement aux grands événements des époques d’Élisabeth ou de Cromwell, et qui fréquentaient Phœnix-Park. Mais les personnages que je me rappelle le plus distinctement avoir vus habituellement parmi les visiteurs d’alors étaient Lord Clare, le Chancelier, le défunt Lord Londonderry, alors Castlereagh, qui était, en ce temps-là, Chancelier de l’Échiquier, et le Speaker de la Chambre des Communes (qui depuis fut, je crois, fait Lord Priel). C’était avec le Speaker surtout, que Lord A. était en rapports intimes, plus qu’avec aucun autre personnage politique, car tous deux se dévouaient à encourager et à surveiller personnellement les grandes entreprises de progrès agricole. Tous deux ils patronnaient et favorisaient, en en donnant l’exemple sur une vaste étendue de leurs domaines, l’introduction de l’économie rurale anglaise, de races de bétail perfectionné, et quand la chose était possible, l’accès des capitaux et de l’activité anglaise dans l’agriculture irlandaise.

Parmi les spectacles magnifiques que je contemplai, le plus magnifique que je puisse citer, ce fut l’installation des Chevaliers de saint Patrice. Elle comprit en cette occasion six Chevaliers. L’un des six était Lord A. le père de mon ami. Il avait, sans aucun doute, reçu le ruban comme récompense de ses votes au Parlement, et spécialement sur la question de l’Union. Cependant, d’après toutes ses causeries à ce sujet, d’après la rectitude qui régnait généralement dans sa vie privée, je suis convaincu qu’il avait toujours agi par des mobiles patriotiques, d’après ses opinions personnelles (qu’elles fussent justes ou erronées) sur les intérêts de l’Irlande. Une des principales raisons qui nous retinrent à Dublin, ce fut la nécessité de prendre part à cette cérémonie-là. À un certain moment, il songea à prendre son fils et moi pour les deux écuyers qui accompagnent le nouveau chevalier, conformément au rituel de l’institution, mais il renonça ensuite à ce projet, en apprenant que les cinq autres chevaliers seraient escortés d’hommes faits, de sorte qu’au lieu d’y prendre part comme acteurs, nous devînmes, mon ami et mot, simples spectateurs de cette scène splendide, qui eut lieu dans la cathédrale de Saint-Patrick. La simple pompe extérieure s’échappe si aisément du souvenir, en ce qui concerne ses minutieux détails, pour ne plus rien laisser qu’une impression générale, que je me rappelle maintenant un seul incident de toute la cérémonie, celui d’un imbécile qui se mit à rire bruyamment quand les chevaliers allèrent déposer leurs offrandes sur l’autel. Il est visible que cela s’adressait à Lord A. qui boitait ; c’était une singulière preuve de légèreté dans un tel édifice, et au moment le plus solennel de toute la cérémonie. Lord W. et moi, nous étions liés avec Lord et Lady Castlereagh. Tous deux étaient jeunes, et leur physionomie avait une expression frappante de bonheur juvénile. Ni l’un ni l’autre, heureusement pour leur tranquillité d’esprit, n’était en état de percer le nuage de l’avenir, des vingt ans qui les séparaient du jour où le destin, en moins d’une heure, ferait faire naufrage au bonheur de tous deux, nous les avions rencontrés l’un et l’autre en diverses occasions ; leur conversation, pendant les pompes de cette journée, était pleine d’intérêt pour moi, et ce fut le détail qui a laissé en moi le plus précis des souvenirs qui me sont restés de cette installation.

En passant je dirai qu’un matin, à déjeuner, à l’occasion d’une conversation qui avait pour sujet les Bulls d’Irlande[1], nous convînmes de noter dans un carnet tout ce qui, à mon point de vue d’Anglais, aurait l’air d’un Bull, ou de quelque chose d’approchant. Et ce jour-là, à dîner, je rapportais, d’après la conversation de Lady Castlereagh, un trait qui me semblait appartenir à ce genre. Lord A. se mit à rire et dit : « Mon cher X. Y. Z., je serais fâché qu’il en fût ainsi ; votre bull est certainement un bull, mais il est non moins certain que Lady Castlereagh est votre compatriote, et pas du tout Irlandaise. » C’était vraiment un mauvais début, mais Lord A. avait-il tout à fait raison ? Lady Castlereagh était une des filles d’un lord du Buckinghamshire, et son nom de jeune fille était Lady E. Hobart.

Vers cette époque se passait à Dublin une autre scène publique bien moins attrayante aux yeux, mais d’autant plus intéressante au point de vue moral. C’était la ratification définitive du Bill qui réunissait l’Irlande à la Grande Bretagne. Je ne sais si jamais acte public, célébration, ou solennité, a occupé ou pu éveiller en mon temps plus profondément mes sympathies. Le beau sonnet de Wordsworth sur la chute de la République Vénitienne n’avait pas encore été publié, sans cela les deux derniers vers eussent exprimé ce que je sentais. Après avoir admis qu’il s’était produit à Venise des changements qui jusqu’à un certain point appelaient et provoquaient ce changement suprême et mortel, le poète termine ainsi :

Hommes nous sommes, et nous devons souffrir quand l’ombre elle-même de ce qui jadis fut grand, a disparu.

Mais ici, la situation antérieure était bien différente de ce qu’elle était à Venise, elle était même toute contraire. D’un côté il y avait un gouvernement vieilli, tombé en paralysie, et qui à tout prendre penchait vers la tombe. Au contact de la violence militaire, il renonçait aux quelques années de délai, qui auraient produit inévitablement le même résultat, par la décadence intérieure. De l’autre côté, au contraire, nous voyions une jeune aiglonne, prête à déployer sa puissance, et à laquelle on arrachait prématurément ses titres naturels d’honneur, simplement parce qu’elle n’en comprenait pas la valeur, et parce qu’en cette crise elle n’avait pas de champion. L’Irlande au point de vue politique, était certainement alors en pleine jeunesse, si l’on considère le prodigieux développement qui s’est produit depuis dans sa population et dans ses ressources de toute sorte.

Cette journée, cette importante journée, je l’attendais longtemps d’avance. Il en était sans doute de même pour mon jeune ami, qui aimait l’Irlande avec ardeur, et il était jaloux de ce qui en intéressait l’honneur de près ou de loin. Mais il ne lui appartenait point de dire quoi que ce fût qui pût faire douter du patriotisme de son père, partisan de l’Union, et prêt à la soutenir de toute son influence électorale. Néanmoins, quand je mis le sujet sur le tapis et que je cherchai à savoir de Lord A. les motifs qui l’avaient décidé, lui et d’autres également dévoués au bien de l’Irlande, à voter une mesure qui lui enlevait au moins quelque honneur, qui lui ôtait son nom et sa place parmi les États indépendants de l’Europe, il me parut que père et fils eussent également été enchantés qu’une grande violence populaire exécutât par la force la volonté suprême du Parlement et contraignît les deux chambres à se déclarer perpétuelles. Naturellement ils se seraient donné un air contrit, pour ne pas se contredire, mais je me figurais qu’intérieurement ils auraient ri. Lord A. j’en suis certain, croyait, — et c’était l’opinion des foules, — que le sort de l’Irlande serait amélioré par les avantages commerciaux qui lui seraient accordés comme faisant partie intégrante de l’Empire, qu’elle aurait des profits qu’elle n’avait pas comme royaume indépendant. Je ne doute point que cette attente n’ait été réalisée. Mais on peut se le demander : est-ce qu’on n’eût pas pu assurer à l’Irlande une large part de ces bénéfices, en la laissant telle qu’elle était ? Dépendaient-ils en quoi que ce fût du sacrifice de son Parlement séparé ?

Quant à moi, je croîs que les motifs de M. Pitt, en insistant sur l’Union législative étaient, dans une faible proportion peut-être, le désir assez noble d’attacher son nom aux changements historiques de l’empire, de le voir gravé non point sur les événements aussi fugitifs, aussi sujets à l’oubli que ceux de la paix ou de la guerre, mais sur les rapports définitifs des parties qui le composaient. Un motif qui, selon moi, tenait plus de place dans ses pensées, c’était un motif de politique au jour le jour, le désir d’en finir avec les intolérables ennuis d’un double Cabinet et d’un double Parlement. Dans un gouvernement comme le nôtre, où les soucis sont d’un poids toujours accablant, il est certainement très fatigant d’être dans la nécessité de solliciter une mesure par de la diplomatie et les influences et d’avoir à le faire deux fois, sur deux équipes indisciplinées, et non sur une seule. Il faut admettre aussi que ni la diplomatie, ni l’influence du trésor ne pouvaient toujours réussir à prévenir les conflits fâcheux entre les actes du Parlement d’Irlande et ceux du Parlement de Grande Bretagne. À Dublin comme à Londres, le gouvernement devait se retirer quand il était mis en minorité. Cela arriverait vraisemblablement à propos d’une question irlandaise. Et on voterait des mesures de faveur et de protection au profit des intérêts irlandais, qui non seulement seraient en désaccord criant avec les intérêts plus généraux du gouvernement central, mais encore ouvriraient la porte à d’innombrables moyens de se dérober aux lois anglaises elles-mêmes, dans la sphère d’action qui leur est reconnue, maintenant que l’invention de la vapeur a virtuellement réuni le territoire de l’Irlande à celui de l’île la plus grande. D’après ces considérations, un Irlandais lui-même doit reconnaître que les convenances publiques exigeaient l’absorption de toutes les suprématies locales ou provinciales dans la suprématie centrale. Il y avait deux raisonnements fort brefs pour donner du poids à ces considérations ; le premier c’est que les maux qui devaient vraisemblablement naître, (et sont nés en effet en France) de ce qu’on nomme en politique moderne, le principe de centralisation, ont été, chez nous, esquivés ou réduits à l’impuissance. Les provinces, jusqu’au coin le plus reculé de ces îles, « entassées dans un coin », réagissent sur Londres avec autant de puissance que Londres agit sur elles ; si bien que chez nous on n’a nul besoin d’un contrepoids, comme en France, pour l’influence exagérée du centre. En second lieu, l’orgueil, la jalousie elle-même qui dicteraient la volonté de garder un parlement indépendant s’opposeraient efficacement à tout Acte de Poynings qui aurait pour objet de prévenir une collision du gouvernement local avec le gouvernement central. Chacun serait le maître absolu dans sa sphère propre et ces deux sphères ne pourraient se heurter. Le parlement distinct de l’Irlande ne fut pas, à l’origine, une marque d’honneur de l’indépendance ; il doit sa naissance aux convenances ou plutôt à la nécessité, à une époque où les communications étaient difficiles, lentes et interrompues. Le Parlement qui sortit de cet état de choses, pouvait être contenu par une règle telle que l’acte Poynings, qui annulait ipso facto les lois qui se trouveraient en contradiction avec le pouvoir suprême ou central. Mais nulle loi, dans les dispositions d’esprit qui y correspondent, ne peut efficacement limiter la juridiction d’un Parlement qui a été conservé, de l’aveu de tous, par un principe d’honneur national. Ainsi donc toutes les considérations possibles de convenance, tant pour le service public en général, que pour la prompte expédition des affaires, exigeaient impérieusement l’absorption du parlement local dans le parlement central ; et un Irlandais ne pouvait s’opposer logiquement à cette mesure qu’à la condition de se placer sur le terrain des principes, au-dessus de toute convenance, de tenir compte, en somme, du seul honneur et de la dignité de ce pays, alors que chaque année rendait moins absurde la thèse qu’il était capable d’une existence indépendante.

Néanmoins, en ces temps-là, l’Irlande n’avait pas de champion capable : les Hood et les Grattan n’étaient pas encore à la hauteur. Si hostiles qu’ils fussent, ils se mouvaient dans les limites de l’ordre et du décorum ; ils n’étaient point des Titans capables de faire la guerre aux cieux. Quand la sympathie publique les appela et les soutint bruyamment, ils purent suivre une impulsion qu’ils avaient l’air de diriger ; mais ils ne pouvaient créer une telle masse de sentiment public ni conduire et diriger là où ils avaient l’air d’obéir.

En conséquence, cette grande occasion pour l’entrée en scène d’un turbulent fils du tonnerre passa sans qu’on en profitât, et le grand jour s’approcha sans amener des symptômes de tempête. Enfin il arriva, et je ne me rappelle rien qui indiquât autant d’irritation dans l’esprit public que je n’en avais vu, plus de cent fois à Londres dans des occasions relativement banales. Mon jeune ami et moi, nous étions décidés à ne perdre aucun détail de la scène, et nous descendîmes à la Chambre avec Lord A. Il était environ midi, et une grande foule de peuple remplissait l’espace qui sépare les deux chambres. Lorsque la voiture de Lord A. s’approcha des marches de l’entrée, nous entendîmes un bruit formidable de sifflets et de hurlements, et j’éprouvais une agitation réelle à la pensée que Lord A. que j’aimais et respectais, eût à se frayer une route à travers un déchaînement de colère publique. Cette situation était plus terrible pour lui que pour tout autre, à cause de sa difficulté à marcher. Je m’aperçus, néanmoins, que j’eusse pu m’éviter toute anxiété. Cette agitation venait simplement de ce que le major Sirr ou le major Swan, je ne sais au juste lequel de ces deux chefs de police renommés pour leur énergie, avait surpris un individu en flagrant délit d’erreur et de prise d’un mouchoir dans une autre poche que la sienne. Aucun orage de ce genre ne nous attendait, et néanmoins il n’arriva personne dont la présence pût partager l’attention du public, car pour être certains de tout voir depuis le commencement jusqu’à la fin, nous étions présentés des premiers. Mais notre troupe ne passa point inaperçue grâce à une méprise de la foule : le silence avait succédé aux cris causée par la tendre étreinte entre le voleur et le major. Un homme, qui était placé en bonne vue, proclamait à ceux qui étaient au-dessous de lui le nom et le titre des membres, à mesure qu’ils entraient : « Celui-ci, dit-il, est le comte de A., je veux dire le gentleman qui boite. » Peut-être n’en savait-il pas davantage sur la politique d’un lord qui n’avait joué aucun rôle violent ou factieux dans les affaires publiques. Du moins il ne se produisit rien des insultes qu’on redoutait, ou elles se réduisirent à des manifestations insignifiantes. Nous entrâmes, et pour ne rien perdre, nous allâmes même au vestiaire. L’homme qui présenta la robe à Lord — me parut, de tous ceux que je vis ce jour-là, le seul qui eût l’air d’éprouver quelque chagrin ; sa voix et ses manières témoignaient de son abattement. Mais cela s’expliquait-il par la perte d’un emploi lucratif, ou était-ce un chagrin vraiment désintéressé ? Et dans ce dernier cas était-il dû à quelque deuil privé, ou à une peine patriotique, sachant qu’il était de service pour la dernière fois ? C’est ce que je ne saurais dire. La Chambre des Lords, ornée, si je m’en souviens, de tapisseries représentant la bataille de la Boyne, était presque vide quand nous entrâmes, Lord A. profita de cette circonstance pour nous expliquer en détail ce qui se passait quand on traitait des affaires publiques en temps ordinaire, et pour nous rappeler les principales cérémonies de la solennité qui allait avoir lieu.

Peu à peu la Chambre se remplit. Des femmes fort belles étaient assises dans les rangs des Pairs, et dans un de ces groupes, nous vîmes, entourée d’une nuée d’admirateurs, notre belle mais fragile enchanteresse du paquebot. Elle nous vit aussi et nous le prouva par un affable signe de tête. Aucune rougeur sur la joue n’indiqua qu’elle se doutât de tout ce qu’elle devait à notre discrétion, car nous n’avions pas même fait part à Lord A — de la scène dont le hasard nous avait rendus témoins. Alors il y eut un mouvement dans la Chambre et un grand cri du dehors nous apprit l’arrivée de son Excellence. À son entrée dans la Chambre, il fit, comme les autres pairs, le tour du trône, et s’inclina profondément devant le trône vide. Aussitôt commença la cérémonie officielle, dans laquelle, si je m’en souviens bien, le rôle le plus en vue fut joué par le chancelier, le même chancelier, dont un adversaire politique dit en ces temps-là, qu’il pourrait nager dans le sang innocent qu’il avait fait répandre. Alors on fit venir à la barre, — ce fut le dernier appel — les Gentlemen de la Chambre des Communes, à l’avant-garde desquels se trouvait Lord Castlereagh, sur qui tous les yeux étaient fixés. Ensuite on lut maints actes votés pendant la session, et la ratification sonore, prononcée d’un ton jovial :

Annuit, et totum nutu tremefecit Olympum,


contenue dans la formule : « Soit fait comme il est désiré » ou l’autre formule plus impérieuse : « Le roi le veut. »

À quel moment précis devait être lu l’assentiment royal au bill d’Union, je ne m’en souviens pas distinctement. Mais ce que je me rappelle très bien, c’est qu’alors aucun signe, pas même un vague murmure, ne trahit les sentiments qui, sans aucun doute, se cachaient et s’aigrissaient dans bien des cœurs. Mettant de côté toutes considérations publiques ou patriotiques, je me dis alors même en promenant mon regard sur toute la troupe des pairs vêtus d’hermine : « Comment se peut-il, par quelle explicable magie est-il arrivé que William Pitt ait obtenu de ces législateurs héréditaires, de ces chefs de maisons patriciennes, qu’ils renoncent aussi aisément, sans rien faire qui ait même la simple apparence d’une lutte, sans rien obtenir en compensation, au joyau le plus brillant de leur couronne ? » Ce matin-là, tous s’étaient levés de leur lit pairs du Parlement : chacun d’eux était à ce moment-là une des colonnes du royaume ; leur concours était indispensable à toute loi qui se faisait. Demain ils ne seront rien ; plus rien que des mannequins, des filii terrœ. Quelle folie les avait décidés à renoncer à leur droit héréditaire, à se casser de leur dignité de manière à n’avoir plus que le titre de Lords. Quant aux membres des communes qui se présentaient à la barre, le cas était bien différent pour eux ; ils n’avaient pas de domaines privilégiés parmi leurs prérogatives, et ils avaient autant de chance de faire partie des cent membres irlandais d’un Parlement Impérial que de se faire réélire au Parlement National. La situation n’était pas non plus la même pour tous les Pairs. Plusieurs d’entre les plus considérables avaient des titres anglais, qui à tout prendre, ouvriraient à leur ambition le Parlement central. Ce privilège, à ce que je crois, appartenait à Lord A. — En tout cas, sa qualité de grand propriétaire lui donnait des chances probables de se frayer la voie jusque-là, — en effet il le fit et resta en place pendant toute sa vie — parmi les vingt-huit Pairs de la représentation. S’il y avait lieu de s’étonner, c’était au sujet des petits Lords sans notoriété qui n’avaient aucune importance personnelle, et dont les domaines ne leur conféraient aucun droit. Parmi ces hommes, comme il était connu qu’aucun d’eux n’avait été enrichi par M. Pitt, que la distribution des marques honorifiques avait été très parcimonieuse, et qu’aucun honneur ne pouvait équivaloir à celui qu’ils perdaient, je ne pus m’expliquer, et j’en suis encore à me demander les motifs de cette conduite. Tout ce que je puis assurer, c’est que si cette mesure avait été proposée par un spéculateur politique, antérieurement au règne de la reine Anne, il eût été jeté dehors comme un rêveur, un visionnaire, qui aurait cru les hommes encore plus sots qu’Ésaü, et capables de céder leur droit d’aînesse, sans même réclamer une assiette de soupe.

Néanmoins, en ce mémorable jour, l’Union fut ratifiée ; le Bill reçut l’assentiment royal sans soulever un murmure, un chuchotement, l’ombre même d’une manifestation. Il y eut peut-être un instant d’arrêt, un silence analogue à celui qui suit un tremblement de terre, mais on ne vit point se lever un Lord Belhaven au langage rustique, pour rompre le silence par ces mots : « Alors, elle est finie, la vieille chanson, » comme cela s’était produit à Édimbourg dans la circonstance analogue. Tout se fit ou parut se faire avec décorum, et sans laisser voir une émotion vulgaire. Je remarquai une seule personne dont les traits s’éclairèrent soudain d’un sourire, un sourire sarcastique, je le savais bien. Ce fut Lord Castlereagh. Au moment même où furent prononcés les mots irrévocables, il prit un air grave et promena un regard pénétrant sur un groupe de dames. Sa propre femme se trouvait parmi elles, mais je ne pus reconnaître à laquelle d’entre elles son sourire s’était arrêté. Après cela, je n’eus guère le loisir de m’intéresser à ce qui suivit. « Désormais, me dis-je, vous n’êtes plus qu’une bande de vagabonds et d’intrus, et vous n’avez pas plus que moi le droit d’être ici. » Apparemment ils furent du même avis, car dès qu’eut retenti le fiat solennel de Jupiter, Leurs Seigneuries, ne sachant plus que faire de leurs robes, se hâtèrent tant qu’ils purent, de s’en débarrasser, et j’aurais bien voulu qu’il se présentât à ce moment une troupe de brocanteurs juifs pour leur en offrir une chomme t’archent. La Chambre se dispersa bien plus vite qu’elle ne s’était réunie.

Au dehors nous revîmes le Major Sirr encore occupé, comme quand nous l’avions quitté, à mettre la main de la loi au collet de pickpockets, vieux praticiens ou apprentis, et tous les intéressés renvoyés à se pourvoir de consolation comme ils l’entendraient dans le grand événement de la soirée, le dîner.

Alors nous fûmes libres de quitter Dublin. Parlements, installations, bals masqués et toutes les splendeurs secondaires que fait naître la célébration des splendeurs initiales, tout cela avait cessé de briller sur la capitale de l’Irlande. La saison, comme on l’appelle dans les grandes villes, avait pris fin ; malheureusement elle avait été la dernière saison pour tous ceux qui avaient pour rôle d’animer la société ou donner de l’activité au commerce local de Dublin. On commença à trouver scandaleuse la conduite de ceux qui ce laissaient voir en ville, En effet, il ne restait plus personne, si ce n’est deux cent mille individus qui jamais ne portèrent ou ne songèrent à porter l’hermine. Il ne resta en Irlande rien qui pût y attirer, si ce n’est les attraits que ni le roi ni les deux Chambres ne peuvent supprimer d’un commun accord, c’est-à-dire la beauté de ses vertes campagnes. Je parle de la région que je connais le mieux, — le paysage de l’ouest, et surtout du Connaught, et dans le Connaught, le comté de Mayo en particulier.

Dans ce comté-là, ainsi que dans le comté limitrophe, étaient situés les vastes domaines de Lord A —, dont la résidence de famille et le beau parc se trouvaient dans le comté de Mayo. Nous nous y rendîmes en un voyage lent et de nombreux détours, car il n’y avait plus rien qui nous retînt loin du but auquel n’eus avions aspiré ardemment pendant les chaleurs de l’été, et parmi les splendeurs de la capitale, Nous ne faisions chaque jour qu’un court trajet, et nous nous arrêtions toujours chez quelque ami personnel. J’eus ainsi l’occasion de voir de près et de loin la vieille noblesse et la gentry irlandaises, et d’une manière plus intime que je ne l’avais espéré. Aucune des expériences de toute ma vie ne fut plus intéressante et plus fertile en surprises.

Dans un petit ouvrage, qui n’est pas très connu, dont Suétone est l’auteur, et qui est bien le recueil le plus attrayant qui nous reste de l’ancienne littérature romaine, il est dit incidemment que nombre de livres, nombre d’idiomes, et bien des singularités de langage parlé datant des siècles primitifs de la civilisation romaine, se retrouvaient encore, dormant dans les anciens établissements romains, tant en Gaule, qu’en Espagne, longtemps après qu’ils avaient cessé d’être employés, et même d’être compris, à Rome. Grâce à la lenteur et à la difficulté des communications, au manque de journaux, etc., il arrivait tout naturellement que les villes lointaines, bien qu’ayant leur littérature et leurs professeurs de lettres, étaient toujours en retard d’une ou deux générations sur la capitale. Il en résulta que vers le temps d’Auguste, il y avait à Rome quelques grammairiens, l’équivalent de notre érudition critique, qui cherchaient des matériaux pour leurs recherches à Boulogne, (Gessoriacum), à Arles (Arelate), à Marseille (Massilia).

Or, la vieille noblesse irlandaise — j’entends celle qu’on pourrait appeler la noblesse rurale — était à peu près dans la même situation relativement aux mœurs et coutumes anglaises. On pouvait trouver d’antiques demeures de construction bizarre, dans le style de nombreux châteaux ou manoirs, d’un plan mal conçu au point de vue de la commodité et de l’économie, avec de longues galeries irrégulières, des « passages qui ne menaient nulle part, » des fenêtres innombrables qui évidemment n’avaient jamais tenu compte de cette sévère mercuriale que leur adressa un jour William Pitt. Il n’était pas rare d’y trouver la traditionnelle chambre hantée, mais les pièces habitées y offraient un confort, un air d’intime bien-être qu’on ne réalise que bien difficilement dans les temps modernes. On y trouvait de vieilles bibliothèques, de vieux sommeliers, de vieux usages, qui, les uns comme les autre, paraissaient contemporains du temps de Cromwell, ou même plus anciens ; et les noms d’autrefois, pour quelqu’un de familiarité avec les grands faits de l’histoire irlandaise, ajoutaient souvent à l’illusion. Ce n’est pas que je prétende connaître à fond l’histoire d’Irlande par son côté irlandais, mais comme c’est une partie fort en vue dans la politique difficile que suivirent la reine Élisabeth et Charles Ier, et Cromwell, quiconque a lu l’histoire d’Angleterre connaît plus ou moins les O’Neills, les O’Donnells, les Ormond (c’est-à-dire les Butlers) les Inchiquins, et les De Burgh. Je ne tardai pas à m’apercevoir que l’aristocratie d’Irlande peut se diviser en deux grandes sections, — les Irlandais d’origine — qui pourraient être considérés comme des immeubles, — et ceux qui dépensaient une assez forte proportion de leurs revenus à Bath, à Cheltenham, à Weymouth, à Londres, etc., pour devenir presque entièrement anglais. Ce furent surtout les premiers que nous visitâmes, et je remarquai qu’au milieu de l’hospitalité la plus large, et du plus ample confort, quelques-uns d’entre eux étaient en arrière de la gentry commerciale anglaise, quant aux raffinements modernes du luxe. Ils montraient en même temps de la force de caractère, comme s’ils avaient été élevés au milieu de scènes turbulentes, et une originalité piquante dans leurs manières, qui m’intéressait profondément et gravait leur souvenir en ma mémoire.

Notre voyage de Mayo nous fit souvent traverser des localités rendues célèbres non seulement par des événements historiques, mais encore par les récentes et désastreuses scènes de la rébellion, avec ses horreurs et ses calamités. En arrivant à W — house, nous nous trouvions dans une situation et une contrée qui étaient devenues le centre même des dernières opérations militaires, qui avaient eu lieu à la suite de la rébellion proprement dite. Pour le peuple anglais, et plus encore pour les peuples du continent, elles avaient offert un intérêt particulier qui manquait aux mouvements trop naïfs du Père Roche et de Bagenel Harvey. Environ deux mois avant la grande défaite et la dispersion qui en fut la suite dans l’armée rebelle, forte peut-être 25,000 hommes, pourvue d’une artillerie nombreuse quoique de faible calibre, un corps français d’à peu près 900 hommes avait débarqué sur la côte occidentale et rallumé l’insurrection irlandaise. Si cette descente avait eu lieu de manière à pourvoir coopérer avec les insurgés de Wexford, de Kildare et de Wicklow elle aurait donné aux immenses ressources de la rébellion une organisation capable de mettre le gouvernement dam un embarras qui aurait pu aller jusqu’à l’affolement. Il est impossible de douter que considérant la mauvaise tenue de l’armée royale, dans toutes ses parties, à cette époque d’imparfaite discipline, l’Irlande ne fût tombée pour un temps aux mains des Français. Le gouvernement français, étant donné la faiblesse et l’insuffisance du Directoire, aurait-il poussé jusqu’au bout ses avantages, cela est douteux. On peut aussi se demander si sous un gouvernement plus énergique, la vigilance de notre marine n’eût pas dû intercepter ou devancer une expédition, quelle qu’en fût l’importance. Mais il est certain que si une occasion pareille s’était offerte à Napoléon, son énergie n’eût reculé devant aucun sacrifice d’hommes, d’armements et d’approvisionnements.

En entendant les propos des deux partis, quand ils revenaient sur le sujet des dangers et incidents tragiques de cette époque, qui n’était séparée de nous que par moins de deux ans, je fus conduit naturellement à m’informer auprès des personnes qui avaient joué un rôle dans l’agitation. Il y avait de tous côtés des souvenirs, et même dans nos chambres à coucher des traces de la visite des Français, car ils avaient occupé W — house, en assez grand nombre. La ville la plus importante de la contrée où nous nous trouvions était Castlebar, éloignée d’environ onze milles irlandais. Ce fut de ce côté-là que les Français dirigèrent leurs efforts dès le commencement. Par une marche rapide, et avec l’air de bravade qui leur était ordinaire, ils obtinrent tout d’abord un succès qui parut étourdissant à leur insolente vanité, et qui fut longtemps après un sujet de mortification amère pour notre armée. Si à cet endroit on eût fait preuve d’une énergie égale à celle de l’ennemi, ou proportionnée à la supériorité réelle du courage de nos troupes, les Français auraient été contraints de déposer les armes. L’expérience de cette époque prouva néanmoins combien est insuffisante une armée, si bien composée qu’elle soit, lorsque ses qualités militaires n’ont point été développées par la pratique, et combien le courage le plus grand, quand il n’est pas exercé, est sujet à de soudaines paniques. Cette pointe fanfaronne, qui eût été anéantie entièrement par un seul bataillon des troupes qui combattirent en 1812 et 1813 au delà des Pyrénées, eut un succès complet.

L’évêque de ce diocèse, le Docteur Stock, et tout le personnel de se maison, ou pour mieux dire tout son troupeau, devinrent, en cette occasion, prisonniers des Français. Le quartier général fut établi quelque temps au palais épiscopal. Le commandant en chef des Français, le général Humbert, et son état-major, habitaient la maison et étaient en rapports journaliers avec l’Évêque, qui fut ainsi parfaitement en état de rapporter (dans une brochure anonyme qu’il publia ensuite) les circonstances principales de l’invasion des Français, l’insurrection qui en fut la suite dans le Connaught, ainsi que les traits qui frappaient le plus dans le caractère et la conduite des officiers républicains.

Je parcourus à cheval tous les jours pendant plusieurs mois la contrée où tout cela avait eu lieu, en compagnie du Doyen de F. que son ministère sacré n’avait pas empêché de remplir, comme soldat, ce qui lui paraissait un devoir élémentaire dans ces moments difficiles. Ces courses me donnèrent maintes occasions de rectifier ou de contrôler les assertions du digne évêque, et de récolter des anecdotes intéressantes.

Le petit corps des troupes françaises qui entreprit cette expédition lointaine, avait été pris, pour la moitié, dans l’armée du Rhin ; l’autre moitié avait servi sous Napoléon dans sa première campagne au dehors, la brillante campagne de 1796, qui aboutit à la conquête de l’Italie du nord. Les soldats, venus d’Allemagne, laissaient voir à leur air et à leur maigreur, combien ils avaient souffert. Quelques-uns d’entre eux, racontant leurs privations à leurs camarades d’Irlande, leur apprirent que, pendant le siège de Mayence, qui avait eu lieu l’année d’avant, dans l’hiver de 1797, ils avaient couché dans des trous creusés à quatre pieds au-dessous du niveau de la neige. Un autre officier déclara solennellement que pendant douze mois, il ne s’était jamais déshabillé qu’en ôtant sa tunique. Les simples soldats avaient toutes les qualités essentielles pour faire un service difficile et pénible, « l’intelligence, l’activité, la tempérance, et la patience à un degré surprenant, et avec cela la plus exacte discipline ». Telle est l’appréciation de leur ennemi, personnage vraiment sincère et juste. Cependant, dit l’Évêque, si l’on excepte les grenadiers, avec toutes ces qualités martiales, ils n’avaient rien qui attirât l’œil. La plupart étaient de petite taille, leur teint était pâle et jaune, leurs habits presque entièrement usés ; un observateur superficiel les eût crus incapables de résister à aucune privation. Et cependant on remarqua que ces hommes-là s’accommodaient parfaitement de ne manger que du pain et des pommes de terre, de boire de l’eau, de coucher sur les pavés de la rue, et de dormir tout habillés sans autre abri que la voûte du ciel. »

On s’imaginera aisément quelle fut la terreur des familles de Killala à la nouvelle que les Français avaient débarqué, et qu’elles allaient être immédiatement forcées de recevoir une armée républicaine. Les sans-culottes, du nombre desquels étaient ces gens-là, s’étaient fait dans toute l’Europe une réputation de maraudeurs systématiques et féroces ; en somme on ne voyait guère en eux que de sanguinaires brigands. Il faut reconnaître de bonne foi que leur conduite à Killala démentit ces bruits, mais d’autre part, leur intérêt les obligeait évidemment à garder une attitude plus pacifique dans un pays où ils arrivaient en amis, et avec le dessein d’y faire naître une révolte générale. L’armée française si redoutée arriva enfin. Le général et son état-major entrèrent au palais, et la première chose que fit un officier en arrivant à la salle à manger, fut de se diriger vers un dressoir, de jeter toute l’argenterie dans un panier et de la confier au sommelier de l’évêque avec l’ordre de la mettre en sûreté.

Les officiers français et le détachement laissé sous leurs ordres à Killala par le commandant en chef, passèrent environ un mois à Killala. Ce séjour offrit d’assez nombreuses occasions d’étudier leurs différences individuelles de caractère et le ton général de leurs manières. Ces occasions ne furent pas perdues pour l’évêque, il remarqua avec sagacité, et nota sans retard tout ce qui s’offrait à son examen direct. Si le hasard avait fait de lui un Évêque politique ou courtisan, son mémoire aurait peut-être été supprimé, en tout cas il eût été faussé par les idées préconçues. Tel qu’il était, je crois qu’il ne fut que le témoignage honnêtement exprimé d’un honnête homme, et quand on considère les minutieux détails qu’il indique, je ne crois pas que dans tout le cours de la guerre révolutionnaire, il ait été publié aucun document qui jette plus de lumière sur la qualité et la composition des armées de la République Française. Pour ce motif j’emprunterai quelques passages aux esquisses tracées par l’Évêque lui-même, chose que je me serais abstenu de faire si je n’y avais pas été amené par deux raisons : d’abord parce que la brochure ordinale est maintenant tenant tombée dans l’oubli, quoiqu’elle eût tant de titres à être conservée ; en second lieu parce que les informations que j’ai reçues de l’honorable D-P…, et du doyen de F. qui suivit à cheval tous les mouvements de la cavalerie royale pendant cette campagne et fut témoin oculaire de bien des scènes importantes de l’insurrection locale du Connaught, aussi bien que de l’insurrection furieuse et plus nationale, qui eut son dénoûment à Vinegar-Hill, me permirent de contrôler les faits donnés par l’Évêque. C’était sur les domaines mêmes de ces gentlemen ou de leurs parents les plus proches que les Français avaient établi leurs garnisons, — le doyenné de F… était à six milles, au plus, d’Enniscorthy, tout près du camp da Vinegar-Hill, — de sorte que l’un et l’autre se trouvèrent dans une situation exceptionnellement favorable pour observer dans ses moindres détails le théâtre de chacune de ces guerres locales.

Le commandant on chef de l’expédition française est ainsi décrit par l’Évêque.

« Humbert, le chef de cette singulière troupe, était lui-même un personnage aussi extraordinaire qu’aucun autre de son armée. Il était d’une belle taille et bien bâti, dans toute la force de l’âge, prompt à prendre un parti, rapide dans l’exécution. Il paraissait posséder à fond son art, et on ne pouvait refuser de reconnaître en lui un bon officier, quoique sa physionomie n’inspirât aucune sympathie pour l’homme. Ses yeux, qui étaient petits et sans éclat (peut-être par suite de veilles excessives) avaient un regard oblique qui exprimait la ruse et même la cruauté ; c’étaient ceux du chat qui va s’élancer sur sa proie. Son éducation et ses manières indiquaient qu’il était sorti des rangs les plus bas de la société, bien qu’il sût se donner, quand il le fallait, toute l’apparence d’un gentleman. Quant à son instruction, il en avait à peine assez pour savoir écrire son nom. Ses passions étaient furieuses, et toute sa conduite semblait marquée d’un caractère de rudesse et d’insolence. Mais en l’observant de plus près, on croyait s’apercevoir que cette rudesse était en grande partie simulée avec art, dans le but d’obtenir par la terreur l’obéissance empressée à ses commandements. — L’Évêque fut un des premiers qui eurent lieu de constater cette vérité. »

L’occasion particulière, à laquelle l’Évêque fait allusion ici, naquit des premiers efforts tentés pour opérer le débarquement des munitions et des approvisionnements militaires qu’avait apportés le convoi français et aussi pour les mettre en marche après le débarquement. L’affaire était d’une urgence extrême, et il faut faire ici la part de la situation difficile du général français. À chaque moment il fallait s’attendre à voir paraître les croiseurs anglais ; — deux convois importants avaient déjà manqué leur but de cette manière, et la certitude absolue, connue de tous, que tout délai dans ces circonstances, était synonyme d’un désastre, qu’une différence de dix ou de quinze minutes en plus ou en moins pouvait décider du sort de toute l’expédition, cette conviction, dis-je, donnait évidemment, en ce moment critique, un air de trahison à la moindre marque d’hésitation. On ne put trouver ni bateaux, ni chars, ni chevaux ; leurs possesseurs avaient poussé l’imprudence et l’égoïsme jusqu’à les soustraire à cette corvée. Réduit à cette extrémité, le général français rendit l’Évêque responsable de l’exécution de ses ordres. L’Évêque n’avait réellement aucun moyen de se faire obéir, et il échoua. Alors le général Humbert menaça d’envoyer sa Seigneurie, ainsi que toute sa famille en France, comme prisonniers de guerre, en se donnant l’air d’un homme violemment poussé à bout. Il en résulta une crise qui donna la mesure de l’influence dont jouissait l’Évêque auprès de ceux de son troupeau qui l’entouraient, et de l’affection qu’il leur inspirait. Un grand personnage d’Évêque eût été fort joyeusement abandonné à son sort, en une pareille épreuve, et je le sais très bien, car Lord W. et moi, pour avoir seulement rendu visite à pareil personnage nous fûmes assaillis à coups de pierres avec tant de fureur, que nous fûmes obligés de renoncer à sortir, à moins que ce ne fût en plein jour. Heureusement l’Évêque de Killala s’était montré un pasteur chrétien, et en cette circonstance, il recueillit le fruit de sa bonté. L’égoïsme public céda, quand on connut le danger que courait l’Évêque. Bateaux, chars, chevaux sortirent innombrables de leurs cachettes. L’artillerie et les approvisionnements furent débarqués, et les conducteurs des chars, etc., payés en traites sur le Directoire Irlandais ; c’était peut-être une monnaie bien légère, mais elle servait du moins à prouver que l’ennemi voulait éviter de recourir à des mesures de violence ; et en fin de compte elle acquit toute la valeur que lui assignait le général français, sinon comme tirée sur le gouvernement rebelle, au moins comme garantie par l’équité du gouvernement britannique.

L’officier qui restait à Killala pour commander quand la présence du général en chef était réclamée ailleurs, se nommait Charost. Il était lieutenant-colonel, âgé de quarante-cinq ans et fils d’un horloger de Paris. Ayant été envoyé fort jeune dans la malheureuse île de Saint-Domingue pour y profiter de la protection de quelques parente qu’il y avait, il avait été assez heureux pour épouser une jeune personne qui lui avait apporté en dot une plantation dont le revenu était estimé à deux mille livres par an. Mais tout cela fit naufrage en un jour, grâce au décret insensé par lequel la Convention française déclara libres sans distinction, sans restriction, sans transition, sans aucunes mesures préparatoires, des nègres féroces. Sa femme et sa fille elles-mêmes eussent péri comme leurs possessions sans la protection anglaise qui les délivra du sabre des noirs et les transporta à la Jamaïque. Là, bien qu’elles fussent en sûreté, elles étaient forcément pour le colonel Charost, comme prisonnières, et « ses yeux, dit l’Évêque, se remplissaient de larmes, quand il racontait qu’il n’avait pas vu depuis six ans sa chère famille, et que depuis trois ans il ne lui en était parvenu aucune nouvelle. »

De retour en France, il reconnut que le fait d’avoir pour père un horloger n’était plus un obstacle à l’avancement dans les honneurs militaires. Il était entré dans l’armée, et par son mérite, c’était élevé au grade qu’il occupait. « Il avait une intelligence claire et bonne, il paraissait insouciant ou sceptique à l’égard de la religion révélée, mais il disait qu’il croyait en Dieu. Il était porté à croire qu’il existait une vie future, et il était très certain que tant qu’il serait en ce monde, c’était un devoir pour lui de faire tout le bien possible à ses semblables. Néanmoins ce qu’il ne montrait pas dans sa conduite, il paraissait le respecter chez autrui, car il prit soin qu’aucun bruit, aucun désordre ne se fit dans le château, (c’est-à-dire au palais de l’Évêque), les dimanches, pendant que la famille et de nombreux Protestants de la ville étaient réunis dans la bibliothèque pour faire leurs dévotions.

« Boudet, qui commandait en second, était capitaine d’infanterie, âgé de vingt-huit ans. Son père, disait-il, vivait encore, quoiqu’il eût soixante-sept ans lors de la naissance de son fils. Il avait une taille de six pieds deux pouces. Dans sa personne, son teint, sa gravité, il donnait assez exactement l’idée du Chevalier de la Manche, dont il imitait l’exemple en racontant ses prouesses, ses hauts faits merveilleux, le tout dans un langage mesuré et avec un air sérieux et imposant. » L’Évêque le dépeint comme un homme vaniteux et irritable, mais qui se distinguait pur ses bons sentiments et ses principes.

Un autre officier, nommé Ponson, est décrit par lui comme un homme de cinq pieds six pouces, d’un entrain, d’une animation excessive, volage, bruyant et bavard à l’outrance. « Il était, dit l’Évêque d’une endurance, d’une patience admirables, par l’énergie et la faculté de se priver de repos. » Et pour prouver jusqu’à quel point il portait cette dernière qualité, voici l’exemple étonnant qu’on en donne : « Après avoir veillé cinq jours et cinq nuits sans interruption, alors que les rebelles montraient une avidité et une méchanceté croissantes, il semblait n’avoir perdu absolument rien de son entrain. »

Celle force particulière n’a rien de commun avec la force musculaire ; j’aurai l’occasion d’en faire plus d’une fois la remarque, et je puis y attacher quelque importance, pour expliquer le secret du bonheur, en tant qu’il dépend des ressources physiques. La faculté de supporter de longues veilles dépend entièrement du genre de vie. Il est un petit nombre de vérités à ce sujet, et peu connues des hommes en général, qui pourraient accomplir une révolution dans le bien-être de l’espèce humaine. En effet, il est indéniable que l’état de santé dans la vie animale est la condition négative du bonheur ; en d’autres termes, si cette condition existe, elle n’aura pas comme résultat inévitable le bonheur, mais dès qu’elle n’est point réalisée, il est de toute nécessité que le bonheur fasse défaut.

Par contraste avec la rapacité connue et bien prouvée de l’armée française dans tous ses rangs, (sans en excepter ceux qui sont décorés de la Légion d’honneur), ces officiers-là en particulier étant d’une rigoureuse honnêteté, nous devons en conclure qu’ils avaient été choisis à raison de leurs qualités éprouvées d’abstinence et d’empire sur eux-mêmes. À propos de ce Ponson, le dernier dont il a été question, l’Évêque déclare « qu’il était d’une probité scrupuleuse, et que même il ne pouvait souffrir l’absence de cette qualité chez autrui, de sorte que sa patience dut être mise à une rude épreuve par ses alliés irlandais. » En même temps, il exprimait son mépris pour la religion, en termes tels que l’Évêque se croyait en droit de les attribuer à la vanité, « à la misérable affectation de se faire croire pire qu’il n’était réellement. »

Il y avait un autre officier nommé Truc, dont la brutalité faisait revivre à la mémoire l’impression désavantageuse à l’égard du républicanisme français, que les manières et la conduite de ses camarades avaient en partie affecté. Non seulement l’Évêque, mais encore tous ceux qui m’ont renseigné, et qui avaient familièrement connu cet officier, ont décrit Truc comme un être « au front d’airain, au sourire toujours trompeur, aux manières des plus vulgaires, d’une négligence telle dans son habillement et sa personne, qu’elle dépassait la négligence affectée des républicains. »

Mais par bonheur, Truc ne commandait pas en chef, et c’étaient ses supérieurs qui faisaient prévaloir leur système ou leurs principes. Les Protestants du Connaught leur doivent une grande gratitude, non seulement pour la façon dont ils ont agi personnellement, mais encore pour l’usage qu’ils ont fait de l’influence qu’ils possédaient sur leurs très fanatiques alliés. L’Évêque, s’en tenant au point de vue de la propriété, rend hommage à l’ennemi dans les termes suivants : « Et ce serait ici commettre une grande injustice à l’égard de l’excellente discipline qu’ont constamment maintenue les envahisseurs tant qu’ils restèrent dans la ville, sans parler des nombreuses tentations de piller que leur offraient les circonstances, le nombre et la valeur des objets laissés à leur portée dans le palais de l’Évêque, avec un dressoir plein d’argenterie et de cristaux, un vestibule garni d’un grand nombre de chapeaux, de fouets, de grands manteaux appartenant tant aux hôtes qu’à la famille. Pas un des objets que possédaient des particuliers ne manquait, ne fut emporté, quand les possesseurs, après la première alerte, revinrent chercher leur effets, ce qui n’eut lieu qu’un jour ou-deux après le débarquement. » On fit preuve de la même retenue jusque dans les affaires de délicatesse. « Sans compter la libre disposition d’appartements entiers, pendant le séjour des Français à Killala, le dernier étage, qui contenait une bibliothèque, et trois chambres à coucher, furent entièrement laissées à l’Évêque et à sa famille. Les Français poussèrent la délicatesse jusqu’à ne jamais inquiéter les femmes de la maison, jusqu’au point, que pas un d’eux ne monta jusqu’à l’étage du milieu, excepté le soir où ils prirent Castlebar ; deux officiers demandèrent la permission d’en porter la nouvelle à la famille et parurent assez vexés de voir qu’elle était accueillie avec un air de désappointement. » Pourtant ce ne furent point là les témoignages les plus importants des grands services que les Français furent en état de rendre en cette occasion. L’armée royale se conduisit mal à tous les points de vue. Elle était sujette, en campagne, à de continuelles paniques, qui eussent été fatales à la bonne cause sans l’écrasante supériorité des forces accumulées, et sans la prudence de Lord Cornwallis, et de plus elle se montra aussi dangereusement inconsciente dans l’abus qu’elle faisait de tout succès passager. Oubliant que les rebelles avaient entre les mains de nombreux otages, elle remit aussitôt en pratique l’ancien système appliqué à Wexford et à Kildare, de pendre et de fusiller sans jugement, sans songer une minute aux horribles représailles qu’elle pouvait provoquer. Ces représailles auraient eu lieu si heureusement les officiers français n’avaient pas eu quelque influence, et s’ils n’avaient pas fait preuve d’une grande énergie pour user de cette influence selon les temps et les lieux. Les Français durent employer tout leur pouvoir, faire appel à leur influence jusqu’au point de la ruiner, pour arriver à neutraliser les effets de la folle cruauté des Royalistes, et sauver les Protestants éperdus. L’anxiété fut terrible en ces moments-là. Moi-même, à deux ans d’intervalle, j’ai entendu bien des personnes déclarer qu’alors leur vie ne tint qu’à un fil, et que ce fil se fût rompu, si le Lord Lieutenant n’était arrivé à marches forcées. « Nous apprîmes avec épouvante, disaient-elles, la folie qui caractérisait les actes de nos soi-disant amis, et nous n’aperçûmes de chances de salut qu’auprès de nos ennemis publics, l’état-major du corps français. »



  1. L’idée de Bull (bourde) est encore indéfinie, chose d’autant plus étonnante que Miss Edgeworth s’est appliquée avec tout son tact et sa clarté d’esprit à fournir la matière d’une définition, tandis que M. Coleridge a mis toute sa subtilité philosophique à en donner la forme. Mais tous deux se sont montrés trop difficiles en fait de bulls. Par exemple Miss Edgeworth ne veut pas considérer comme bull l’histoire bien connue de Joe Miller, sur deux Irlandais qui se rendent à Barnet, et apprennent qu’il y a douze milles de là à Londres : « Bon, dit l’un d’eux, cela fait six milles pour chacun. » Miss Edgeworth ne voit pas là un bull, mais une forme sentimentale de la maxime selon laquelle les amis se partagent les peines. Miss Edgeworth se trompe, elle n’a pas compris : ce bull est complet, parfait, c’est un spécimen idéal du genre.