Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium/Les Voyages


VI

LES VOYAGES


La révolution dans la manière de voyager, qu’a indiquée naturellement ma position à Birmingham, et dans tout l’appareil ; les moyens, le mécanisme, et les accessoires de ce système, mérite d’être éclaircie en quelques mots dans des mémoires qui, malgré leur brièveté, visent à donner quelque attention au spectacle changeant de ce siècle, et aux principes moteurs qui étaient à l’œuvre, dans leurs effets tant grands que petits. Et tous ces effets particuliers, bien que petits, quand on examine séparément leurs détails, ne sont pas petits quand on considère leur résultat total. Au contraire, j’ai toujours soutenu que dans un gouvernement représentatif, où les grandes cités de l’empire doivent naturellement avoir, chacune en proportion, le pouvoir de réagir sur la capitale et les conseils de la nation, d’une manière aussi évidente, ce résultat dépend du perfectionnement définitif dans l’art du voyage, dans ceux de transmettre les nouvelles avec rapidité, et que ce résultat, faute de précédents fournis par l’histoire, ne peut être apprécié comme il mérite de l’être. Concevez un système de communication entre le centre et les extrémités d’un grand peuple, où le va-et-vient aurait un mouvement aussi uniforme que le flux et le reflux de la mer, que la contraction et la dilatation du cœur, où il s’opérerait jour et nuit, pendant la veille et le sommeil, et dont les alternatives se succéderaient avec autant de sûreté que le font les actes de la capitale et les preuves du contrôle exercé par les provinces, soit qu’elles les soutiennent ou les combattent. L’action et la réaction dans toutes les directions de la boussole étant aussi parfaites et instantanées, nous pourrions alors commencer à comprendre, dans un sens pratique, ce que signifie l’unité d’un corps politique, et nous arriverions à une appréciation plus adéquate des facultés qu’une organisation contient à l’état latent. Car il faut considérer que jusqu’à ce jour, sous l’organisation la plus complexe, et sous celle qui a le mieux réalisé ses objets, la volonté nationale n’a jamais été en état de se faire comprendre sur un seul acte public parmi des milliers, tout simplement parce que l’opinion se perdait à distance et qu’elle ne pouvait se condenser dans le temps et l’espace assez rapidement pour se porter sans retard sur l’expédient passager du moment. Mais à mesure que le système des relations mutuelles se dévoloppe graduellement, ces obstacles de l’espace et du temps se resserrent dans la même proportion, et nous pouvons nous attendre à les voir enfin disparaître totalement ; et alors l’empire entier, dans toutes ses parties, réagira sur le tout par ses forces centrales avec la puissance, la vie, l’efficacité qui résultent de ce que les intéressés sont mis face à face pour s’expliquer directement. Alors on verra pour la première fois un système politique vraiment organique, c’est-à-dire un système où chaque partie agit sur toutes les autres, où toutes réagissent sur chacune et la terre deviendra une terre nouvelle sous l’influence indirecte d’une révolution purement physique. Le lecteur que sa naissance rattache à la présente génération, et qui n’a connu que les routes macadamisées ne saurait se présenter par aucun effort d’imagination l’état de choses antique et en quelque sorte primitif où se trouvait notre système de voyager jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Quelques lignes suffiront pour donner à grands traits une idée de notre condition à ce point de vue, pendant les deux derniers siècles.

Lors de la guerre du Parlement (1642-46) on trouve un fait intéressant, mais en même temps de nature à dérouter le lecteur inattentif, savoir que beaucoup d’officiers de distinction, dans les deux partis, amenaient des voitures fermées au quartier général, et que parfois même ils se rendaient dans ces voitures sur le champ de bataille, ne montant à cheval que quand on commençait les préparatifs pour quelque manœuvre importante, ou un mouvement général. Le même procédé avait été employé pendant la guerre de Trente Ans par les officiers-généraux de la Bavière et de l’Empire, et dans la suite par les officiers supérieurs suédois. Et ce qui montre combien ce genre de luxe était répandu à cette époque, c’est que quand deux princes de Mecklembourg, dépossédés de force par Wallenstein, eurent été rétablis dans leurs États, un avis lancé fort peu de temps à l’avance fit réunir plus de quatre-vingts voitures, tant de la noblesse du pays, que dans le camp. Néanmoins, c’était précisément aux quartiers-généraux ou sur la route d’une armée que des voitures de cette sorte pouvaient être de quelque utilité et les meilleurs moyens de transport. Encombrantes, peu maniables, comme nous les voyons dans les tableaux, elles n’étaient que ce qu’elles pouvaient être, elles étaient construites de façon à s’accommoder aux routes. Des voitures construites comme celles de nos jours, en roseau, (l’on pourrait même dire, en liège) auraient été disloquées dans les deux premières heures sur les routes d’Allemagne ou d’Angleterre. De toiles voitures eussent fait à nos ancêtres l’effet de jouets d’enfants. Encombrantes comme l’étaient les leurs, elles ne pouvaient pas l’être plus que de l’artillerie ou des fourgons à bagage ; partout où les uns pouvaient passer, les autres passaient aussi. Si bien que dans une armée en marche, ceux qui avaient des voitures étaient toujours certains de pouvoir passer. C’est de cette manière et non point parce que les routes auraient été meilleures qu’on ne les décrivait en ces temps, que nous devons expliquer un fait, savoir que dans le camp royal, dans celui de Lord Manchester, et par la suite, dans ceux de Fairfax et de Cromwell, les voitures faisaient partie de l’équipage ordinaire d’un camp. Pour les routes, elles étaient telles qu’on les a décrites, c’est-à-dire des fossés, des marécages, et parfois des lits de petites rivières. Elles ne furent jamais améliorées, sinon sur des trajets très courts, et grâce à des circonstances avantageuses mais locales, pendant ce siècle-là. Malgré les routes, pourtant, les voitures publiques commencèrent à parcourir l’Angleterre dans diverses directions, à partir de 1660 environ. On peut les trouver en grand détail dans le grand ouvrage de Lord Auckland sur la Loi des Pauvres. Par exemple, la voiture pour Oxford (200 milles) mettait quinze jours à faire ce trajet, ce qui donne quatorze milles par jour. Mais Chamberlayne, qui connaissait par expérience ces voitures publiques, en dit assez pour montrer que si elles allaient lentement, elles étaient peu chères ; le prix ordinaire étant d’une demi-couronne pour quinze milles, ce qui revenait à deux pence le mille. La multiplication des moyens de transport en commun, ne pouvait manquer d’améliorer les routes, tant au point de vue de la largeur, qu’à celui de leur construction. On peut, en effet, remarquer que dès l’époque de la reine Elisabeth, l’Angleterre avait offert à ses habitants, la race du monde la plus portée à l’équitation, un réseau général de chemins pour les chevaux montés. Aujourd’hui même, il est douteux qu’un homme puisse, en tenant compte de tous les obstacles, et sans disposer à l’avance des relais, dépasser l’exploit de Cary (plus tard Lord Monmouth) fils cadet du premier Lord Hunsden, cousin d’Elisabeth. Ce cavalier avait, d’une manière assez méprisable, étant donnée sa parenté avec la reine, et en vrai courtisan qu’il était, promis de porter au roi d’Écosse un certain message de son avénement au trône d’Angleterre, et comme il excellait en équitation, il avait formé, à part lui, le dessein d’être le premier à annoncer la grande nouvelle, si sa situation ne faisait pas de lui le messager officiel. La reine mourut le dernier jour (selon le calcul du temps) de 1602, c’est-à-dire le 24 mars 1603. Cary, quoique sous le coup de l’embargo et de l’interdiction du Conseil privé, trouva le moyen de se glisser hors de la place, grâce à son frère, grand officier de la maison de la Reine. Le premier jour de 1603, c’est-à-dire le jour que nous appellerions celui de l’Annonciation, ou le 25 mars 1603, il monta à cheval à Londres, et, le lendemain, en dépit de tous les délais, en dépit du retard que lui avaient imposé les formalités de la frontière où il exerçait un grand commandement, et d’une violente chute de cheval, il réussit à atteindre la capitale d’Écosse à l’heure où le roi allait se coucher. En résumé, il ne mit pas plus de 33 ou de 35 heures à parcourir un trajet qui ne pouvait être inférieur à 450 milles. Nous trouvons ce récit dans les Mémoires mêmes de Lord Monmouth. Néanmoins nous ne devons pas oublier que la route dont il s’agit dans cet exploit était la grande route du Nord, comme on l’appelle encore de préférence, qui passe par Doncaster et York, et va de la capitale du sud de l’île à la capitale du nord. Mais les routes moins fréquentées étaient passables pour un cavalier ; toutes, d’autre part, avaient été tracées sans aucun soupçon de l’ampleur et de la largeur des futures voitures, de 1500 à 1700, en écorchaient les panneaux latéraux pendant tout le parcours. Au dix-neuvième siècle même, j’ai entendu citer le fait, mais bien entendu à propos d’un endroit peu fréquenté de l’Angleterre, d’une chaise de poste qui ne dépassait pas les dimensions fort étroites de ces véhicules, et qui néanmoins fut obligée de retourner à quatorze milles en arrière, quand elle arriva à un pont construit en un siècle lointain, où on ignorait l’existence des chaises de poste, où on n’en prévoyait pas même l’apparition. Ce pont était malheureusement trop étroit de trois ou quatre pouces. Dans toutes les provinces anglaises où le sol était profond et collant, un inconvénient pire encore attendait les grands équipages.

Un Italien distingué, qui a laissé un récit de sa périlleuse aventure, visita ou entreprit de visiter dans les environs de Londres, Petworth, (qui était alors la résidence des Percys, et est aujourd’hui celle de Lord Egremont). C’était vers l’année 1685. Je ne me rappelle plus au juste combien de fois il versa dans l’espace de cinq milles, mais je me souviens qu’il trouva un sujet de gratitude, (et un sujet d’espérance, attendu qu’il se proposait de revenir) dans la mollesse du sol qui formait ce terrain marécageux d’air si débonnaire. C’était là évidemment une route favorite (vil faiseur de jeux de mots, ne t’imagine pas que je songe à Petworth)[1], c’était donc une route soignée. J’ai grande raison de croire que le plus grand nombre des routes de l’Angleterre ressemblaient à celle-là, à moins qu’elles ne passassent sur les lits rocheux qui s’étendent dans le Nord, depuis le Derbyshire jusqu’au Cumberland et au Northumberland.

Les voitures publiques furent les premiers avant-coureurs d’une amélioration ; à mesure qu’elles se développaient et prospéraient, les progrès se dessinaient sur la carte en minces lignes. Et le Parlement se mit à montrer son zèle, quoique ce ne fût pas toujours un zèle éclairé, en légiférant à tort et à travers sur la largeur des jantes de roues, etc. Mais ce fut seulement quand commença à s’épanouir notre industrie cotonnière, quand nos machines industrielles et à vapeur commencèrent à encourager l’exploitation de la houille, qui à leur tour les stimula, qu’on s’occupa avec quelque énergie de nos routes. En mon enfance, alors qu’un ou deux de mes frères et sœurs et moi, nous nous tenions debout à la glace de devant, dans la voiture de ma mère, je me rappelle qu’un ensemble invariable d’objets se présentait à mes yeux. Le postillon, — car toutes les voitures étaient ainsi conduites, — était occupé non point par accès et par boutades, mais sans cesse, éternellement, à ce qui se nommait quartering, c’est-à-dire à louvoyer de droite à gauche, selon l’état du sol. Jusqu’alors on avait parcouru sur une certaine longueur une ruelle qu’enfilait le vent, avec des ornières assez profondes pour casser une jambe à un cheval, remplies jusqu’au bord d’une eau stagnante de pluie, et les compartiments parallèles de ces ornières séparés par de minces lames, dans le genre de ce que les Romains nommaient liræ, et se maintenir en équilibre sur la tranche de ces liræ, sans éprouver d’oscillation (ou, comme eussent dit les Romains, delirare) était un exercice qui exigeait quelque adresse tant de la part des chevaux que chez le postillon. Il était en vérité presque impossible à un cheval quoi qu’il fût, qui se trouvait sur cette étroite séparation, de ne pas devenir delirus dans le sens romain de la métaphore ; et l’anxiété nerveuse qui me hantait pendant mon enfance, était entretenue par le tableau que j’avais devant les yeux, et l’attention avec laquelle je suivais les mouvements de jambes de ces dociles créatures. Si vous vous endormiez au départ d’une station, la première perspective qui s’offrait à vous à votre réveil était cette enfilade de mares gelées, le pauvre cheval de tête posant les pieds avec précaution, le postillon plein de prudence, jouant de l’éperon avec discrétion, tout en manœuvrant à travers ce labyrinthe d’entailles avec une science analogue à celle d’une Bohémienne qui lit dans la main. Il m’était absolument impossible de rien comprendre à ses mouvements, de deviner où il voulait en venir, et ce qu’il cherchait à éviter.

Puisque je reviens à ces souvenirs de mon enfance, je puis ajouter, en manière d’éclaircissement, et au risque d’être accusé de bavardage, un court récit de mon premier voyage. Je pouvais avoir environ sept ans. Un jeune gentleman, fils d’un riche banquier, devait retourner dans sa mille pour les vacances de Noël, dans une ville du comté de Lincoln, où il était élevé, à environ une centaine de milles. Cette école se trouvait dans le voisinage de G — nh — g, la maison de mon père. À cette époque, il n’y avait pas de voiture publique sur cette route, maintenant il en passe un grand nombre chaque jour. Le jeune gentleman demanda par la voie des annonces qu’il se présentât quelqu’un pour partager avec lui les frais d’une chaise de poste. Le hasard, ou surtout, à ce que je crois, la bonne opinion que m’avaient value la douceur de mes manières, m’avaient procuré une invitation à aller passer quelques jours dans la même ville, où j’avais une parente d’âge mûr, sans compter quelques jeunes cousins. Les deux voyageurs en perspective entendirent bientôt parler l’un de l’autre, et l’on ne tarda pas à se mettre d’accord. Ce fut ma première sortie du domicile paternel, (ou plutôt maternel) comme je devrais l’appeler alors, et l’agitation trop tumultueuse du plaisir s’ajoutant à quelques légers sentiments de crainte, tout concourait à me bouleverser. J’éprouvais je ne sais quelle vague appréhension au sujet de mon compagnon de route, que je n’avais jamais vu et dont ma bonne, tout en m’habillant, m’avait fait un portrait qui n’était pas des plus attrayants. Mais je songeais beaucoup plus à la forêt de Sherwood, ayant appris que nous aurions à la traverser après la tombée de la nuit. À six heures, je descendis, non pas, comme d’ordinaire dans la chambre des enfants, mais en ce matin-là qui comptait dans ma vie, dans une pièce appelée la salle à manger, où se trouvait un grand feu, les bougies allumées, et tout l’appareil d’un repas, tout comme si c’eût été pour ma mère, mais à mon grand étonnement, le personnage auquel il était destiné n’était autre que moi. La scène se passant en Angleterre, par une matinée de décembre, j’ai à peine besoin de dire qu’il pleuvait ; la pluie battait avec violence contre les fenêtres, le vent grondait avec rage, et une vieille domestique qui faisait les honneurs de la table servie, me pressa à maintes reprises de manger. Je n’ai pas besoin de dire que je n’avais pas grand appétit. Mon cœur était si préoccupé, tant de l’attente inquiète que de la séparation qui allait avoir lieu, que j’étais incapable de penser ou de sentir autre chose, de faire attention à quoi que ce fût, sinon à ce qui avait rapport au trajet projeté. Tous les détails d’un voyage, toutes les scènes, toutes les situations d’un caractère symbolique, qui reviennent périodiquement, sont propres à donner une émotion inexprimable, quand elles comportent ainsi que ce fut le cas pour des milliers de personnes, et surtout dans un pays qui, sans cesse, toujours, envoie sa fleur, son élite, sous un climat aussi lointain que celui de l’Inde, des séparations qui déchirent le cœur, et des adieux qui ne se renouvelleront plus. Mais de tout cela, il n’est rien qui s’attache plus solidement à mes sentiments, parce que j’ai pris une part fréquente, soit comme témoin, soit comme acteur principal, dans le petit drame, que ce déjeuner matinal, par un jour d’hiver, longtemps avant que l’obscurité de la nuit se fût dissipée, quand le flamboiement aux reflets dorés du foyer, la brillante lumière des bougies, l’empressement d’une vieille servante, plus touchante dans sa douceur qu’en aucune autre occasion, quand tout enfin se réunit pour ranimer, comme avec une suprême ardeur, les souvenirs sacrés des affections domestiques. Et certainement, bien d’autres ont éprouvé la même chose que moi, et je crois que peu de mes lecteurs auront oublié avec quel bonheur Mrs Iuchbald a introduit une scène de ce genre dans la première partie de Simple histoire et combien elle a su la rendre émouvante.

Trente-neuf ans, quarante peut-être, se sont passés depuis qu’a marqué dans ma vie cette matinée de décembre à laquelle je me reporte et cependant, aujourd’hui encore, je me rappelle le bruyant battement de cœur, l’agitation et les bonds de mon sang quand la vieille domestique me dit, sans se presser, sans faire de bruit, mais d’un ton qui avait quelque chose de solennel : « j’entends un bruit de roues, c’est la chaise de poste, M. Il — Il sera bientôt ici. »

La route suivait pendant quelque temps un trajet presque équidistant de la maison, de sorte que le bruit étouffé des roues parvenait uniformément à l’oreille, comme s’il eût été accru par le vent, sans qu’il y eût aucun changement pendant quelques instants. Enfin un coude à angle droit amenait d’une manière plus rapide la route près des portes du domaine, qui avaient été tenues grand ouvertes à dessein. À ce moment une longue rafale se produisit, qui couvrit tous les autres bruits, et pendant quelques minutes je pus croire que nous nous étions trompés, lorsque soudain le bruyant battement des fers des chevaux, qui faisaient le tour pour venir au-dessous des fenêtres, fût suivi d’un long et fort tintement de cloche, pour annoncer, sans erreur possible, que l’on venait m’avertir du départ. La porte fut ouverte. Des pas rapides et sonores se firent entendre sur les marches, et un instant après, introduit par un domestique, parut tout botté, tout équipé, mon compagnon de voyage, autant que je puis nommer ainsi ce jeune dandin à l’air arrogant, qui venait tout juste d’arborer la toga virilis à côté d’un modeste enfant, doué d’une sensibilité profonde, mais réservé au point de dépasser même la réserve anglaise. La vieille domestique, avec une politesse embarrassée lui présenta les compliments de ma mère, en lui demandant de vouloir bien déjeuner, ce qu’il refusa avec hâte et d’une manière un peu péremptoire. Il consentit néanmoins à jeter sur moi un coup d’œil protecteur, en demandant d’un ton léger si j’étais le jeune gentleman qui devait partager sa chaise de poste. Mais au lieu d’attendre une réponse, il se mit à frapper avec impatience une de ses bottes de sa cravache, en disant qu’il supposait que j’étais prêt : « Non, pas avant qu’il ne soit monté voir madame, » dit ma vieille protectrice avec quelque rudesse.

Je montai donc. Quels conseils, quels avis reçus-je dans le boudoir maternel, naturellement je les ai oubliés. L’événement le plus remarquable pour moi, qui jusqu’alors n’avais jamais eu entre les mains le moindre argent, pas même la plus infime pièce de monnaie, ce fut de recevoir dans une bourse en filet, cinq belles guinées, avec la recommandation d’en remettre tout de suite trois à M. H—ll, et de me tenir prêt à lui donner les deux autres dès qu’il me les demanderait.

Quant aux autres conseils de ma mère, ils purent être sages, mais ils ne furent pas longs ; elle avait toujours en une sorte de fierté romaine, et je crois qu’elle répandit sur mes joues plus de lait de roses que de larmes. Pourquoi pas, après tout ? Que pouvait il y avoir en elle qui correspondît aux sentiments agités d’un enfant ignorant, à propos d’un petit voyage d’une centaine de milles ? À la porte, cependant, j’étais attendu par quelques sottes créatures, des femmes, cela va sans dire, les unes jeunes, d’autres âgées, de la chambre des enfants, ou de la cuisine et ce furent elles qui reçurent ces baisers ardents, qui se réservent pour l’affection sans crainte et sans déguisement. Ciel ! quelles guirlandes on pourrait suspendre en souvenir de ces doux baisers de femmes, donnés sans contrainte, sans art, avant l’âge où on peut en connaître le prix ! Et encore, qu’il est doux le contact des mains de femmes, des mains tendues l’une après l’autre à l’instant du départ. S’il s’agit de faire tenir quelque chose au moyen d’une attache, d’une épingle, d’un point de couture, ou de quelque autre manière, quelle parfaite confiance on a dans L’habileté féminine. On dirait que par la seule vertu de son sexe et de l’instinct féminin, une femme ne manquera jamais de trouver le moyen le plus sûr et le plus simple d’arranger toute difficulté dans une toilette. La mienne fut bientôt achevée entre leurs mains ; chacune avait une épingle à tirer de son corsage afin de rajuster quelque chose à ma gorge, à mes mains, et il s’élevait en quelque sorte un chœur de voix disant « Dieu le bénisse » lorsque d’en bas, le jeune Méphistophélès fit entendre un sourd grognement, à moins que ce ne fussent les chevaux qui s’ébrouaient.

Je fus bientôt transporté dans la chaise de poste ; les conseils au sujet de la nuit, du froid, plurent de tous côtés sut moi, donnant à Méphistophélès des sujets de railler ou de s’étonner. Lui et moi, nous avions chacun notre coin séparé, et excepté quand il me demandait de lever une des glaces, je ne crois pas qu’il se soit abaissé à m’adresser une seule fois la parole, jusqu’à l’aube, alors que nous roulions à grand bruit à travers Chesterfield, après avoir fait à peine quatre étapes, c’est-à-dire quarante ou quarante-deux milles, en neuf heures ou environ. Telle était, excepté sur la route de Bath, ou les grandes routes du nord, la vitesse qu’on pouvait admettre comme moyenne, en 1794, année dont je parle, et même dix ans plus tard. À notre époque agitée et tumultueuse, est-ce que le temps a réellement une plus grande valeur ; je l’ignore, mais tout le personnel que comporte une hôtellerie est requis de lui attribuer une valeur formidable. De nos jours, à peine les chevaux se sont-ils arrêtés à la porte cochère d’une maison de poste, qu’un appel est lancé jusqu’au fond des écuries. En moins d’une minute, sur une bonne route, les chevaux dont le tour est venu, et qui sont harnachés à l’avance, dès qu’ils voient approcher l’instant du travail, traversent au trot la cour : Allez ! marchez ! Le transfert des bagages (en supposant que vous ayez pris une chaise de poste banale), opération qui exigeait au moins vingt minutes, s’accomplit facilement en trois. Et à peine avez-vous payé le dernier postillon, que son successeur est en place. L’hôtelier est debout, tout prêt, la main au marchepied pour recevoir ses six pence de rigueur ; la porte est refermée ; le figurant, qui joue le rôle de garçon, incline la tête pour faire voir qu’il est de la maison, et vous voilà en route à une allure qui atteint au moins dix milles par heure. Vous n’avez pas été retenu plus de dix minutes en tout à chaque changement de chevaux.

Alors, c’est-à-dire à la fin du dix-huitième siècle et au commencement du dix-neuvième, chaque changement de chevaux exigeait au minimum une demi-heure. À votre arrivée, il se faisait un grand vacarme pour décharger, pour ôter les harnais ; tout naturellement vous mettiez pied à terre, vous entriez à l’auberge. Faisiez-vous une sortie pour vous assurer si l’on s’occupait de quelque chose, vous pouviez attendre vingt minutes sans vous apercevoir du moindre mouvement dans les écuries. La personne la plus emportée n’eût pu rien faire pour hâter ces préparatifs. Ces habitudes traînardes tenant moins à la paresse du personnel qu’à l’organisation défectueuse et à l’absence totale de vues générales. L’allure était celle que comportait l’état des routes à cette époque, c’est-à-dire que jamais elle n’arrivait à six milles par heure, excepté sur une très grande route. Encore ne l’obtenait-on qu’en payant un supplément au conducteur. Et pourtant, avec ce système relativement piteux, quelle supériorité l’Angleterre ne présentait-elle pas comme pays de voyage, sur tout le reste du monde, à la seule exception de la Suède. Si mauvaises que fussent les routes, si défectueuse que fût l’organisation, du moins aviez-vous les avantages suivants : il n’y avait pas de ville insignifiante, pas de maison de poste si isolée qu’elle fût, qui ne fût en état, si ce n’est en temps de lutte électorale, de fournir des chevaux sans retard, et sans avoir besoin pour cela de mettre dans l’embarras les fermiers du voisinage. Sur la route la plus mauvaise, et en un jour d’hiver, avec une seule et unique paire de chevaux, vous faisiez généralement vos six milles, et même si vous étiez obligés de voyager pendant la nuit, vous pouviez continuer à le faire, bien que plus lentement, et enfin si vous étiez d’un tempérament à supporter les délais, à ne pas exiger de tout le monde la hâte, l’énergie de Hotspurs, le système de cette époque comportait une respectabilité, un confort somptueux, bien fait pour vous rappeler le home que vous aviez quitté, sinon avec toutes ses élégances, au moins avec ses commodités solides.

Quels bons nids que ces vieux salons, avec leur plafond bas, les vastes foyers flambants, où l’on était abrité des courants d’air par des paravents qui étaient ou me paraissaient capables de se ployer et de se déployer indéfiniment. Et quelles maternelles aubergistes ! Comme elles se laissaient aller à la bonté la plus prodigue, cédant au simple attrait de la simplicité et de la juvénile innocence, et trouvant une occasion de manifester leur intérêt dans le seul fait que si jeune, je voyageais déjà. Et enfin, ces jeunes bonnes aux joues florissantes, combien elles différaient des soubrettes futées et rouées qu’on trouve sur les routes modernes. Parfois enfin on voyait de braves garçons de salle à tête grise, si sincères, si attentifs, en comparaison de leurs successeurs si roués, avec leur éternel : « On y va, monsieur, on y va ! » comme on les trouve dans notre génération perfectionnée.

Tel était le vieux brave homme de garçon à la tournure de sommelier, qui nous servit pendant le dîner à Chesterfield et découpa en me pressant de manger. Méphistophélès lui-même sentit sa morgue fondre sous l’influence du vin, et quand il eut secoué sa réserve, il ne parut pas dépourvu de bonté. Il m’en donna la preuve en m’invitant à boire du vin, sans regarder au prix ni à la quantité, Les élégances qu’il avait remarquées dans le peu qu’il avait pu voir de l’installation de ma mère en une visite aussi courte, l’avaient peut-être disposé favorablement en ma faveur, et si j’avais consenti à donner un pou le change sur mon âge, ou à me départir de mon excessive réserve, je ne doute pas qu’il ne m’eût admis, à défaut d’un compagnon plus en rapport avec lui, à jouir de toute sa confiance pendant le reste de la route. Le dîner terminé, et comme pour mon compte du moins, mon âge enfantin m’avait pour la première fois fait sentir les effets d’une trop grande quantité de vin, on demanda la note, le garçon fut payé avec cette libéralité prodigue qui était usuelle dans la vieille Angleterre. Nous entendîmes notre chaise qu’on amenait sous le porche, comme c’était la coutume invariable en ce temps-là pour vous éviter l’ennui d’y monter dans la rue ; vous passiez du vestibule de l’hôtel tout droit dans votre voiture. J’avais, été retenu en arrière une minute ou doux par la maîtresse de la maison et les nymphes, ses compagnes, pour être rhabillé et embrassé. En m’asseyant dans la chaise de poste, bien éclairée par des lampes, je trouvai mon jeune et seigneurial protecteur en train de causer avec l’aubergiste. Il fut d’abord question du prix des avoines, auquel les jeunes cavaliers affectent toujours de s’intéresser ; mais bientôt après on passa à un sujet qui leur tenait beaucoup plus à cœur, à savoir la réputation de la route.

En ces temps-là, où l’or n’avait pas encore disparu de la circulation, un voyageur ne portait jamais sur lui aucune autre espèce de monnaie, et c’était là une magnifique prime à l’encouragement des voleurs de grand chemin, prime qui disparut presque entièrement sous l’influence de l’acte que fit passer M. Pitt en 1795, pour restreindre les paiements en numéraire. La propriété, qui pouvait être reconnue et suivie à la piste, constituait un butin dangereux, et depuis cette époque le libre commerce de la grande route disparut des professions régulières. En ce temps-là, il traînait déjà une vie languissante. Il pouvait bien avoir par ci par là quelques séries heureuses, mais ces alternatives locales de haut et de bas se déplaçaient sans cesse. Peut-être, après tout, la profession était-elle un monopole réparti entre un petit nombre de bandes. Néanmoins, les hôteliers montraient, universellement, une sagacité, un flair étonnant, à mesurer, selon la physionomie extérieure du questionneur, le degré de crédit qu’ils accordaient aux bruits exagérés sur la mauvaise réputation des routes. Quelques mois après, comme je revenais par le même chemin, avec une parente craintive, qui s’informait sans dissimuler une inquiétude pénible à voir, les mêmes personnes, de la première à la dernière, lui assurèrent que le danger existait à peine.

Mais la première fois il n’en fut pas ainsi. On présuma à bon droit qu’un cavalier, hautain de manières, en qui l’ardeur du vin doublait celle de la jeunesse, accueillerait avec mépris une description bénigne et pacifique de la route qui lui restait. Monsieur de L’Aigle planant répondit de l’air d’un homme qui ne laisse voir qu’une partie de sa crainte. Il jeta un regard soupçonneux sur les figures inconnues qu’éclairaient les lanternes de la voiture, « Ah ! monsieur, il court de bien vilaines histoires, je ne puis pas dire le contraire, et certaines fois, reprit-il, avec un clignement d’yeux malin auquel répondit un hochement de tête connaisseur, il ne fait pas toujours bon de dire ce qu’on sait. Mais vous m’entendez bien, monsieur, la forêt, après tout, c’est la forêt, comme vous savez. Du temps de mon père, il ne fallait pas trop s’y fier, et je suppose que de mon temps, il ne faut pas s’y fier davantage. Vous feriez bien d’avoir l’œil. Ah ! Tom, continua-t-il, s’adressant au postillon, rappelez-vous, quand vous passerez la troisième porte, de franchir le petit bois à toute vitesse. » Tom répondit à cette invitation professionnelle en prenant un air important. On se dit adieu de tous côtés ; l’hôtelier s’inclina et nous nous mimes en route pour la forêt.

Méphistophélès avait sa boîte de pistolets de voyage : il se mit à les inspecter « car, dit-il, je connais le tour qui consiste à on enlever la charge pendant que vous buvez un verre de vin. » Le vin lui avait ouvert le cœur. La perspective de la forêt et de la nuit qui s’approchait, lui donnait de l’excitation, et il était tout disposé à me prendre pour confident, si enfant que je fusse. « Avez-vous remarqué, me dit-il, cet individu à mauvaise mine, aussi gros qu’un chameau, qui se tenait debout à gauche de l’aubergiste ? — Voulez-vous parler, demandai-je timidement, de cet homme qui avait l’air d’un fermier, d’après son costume ? — Fermier ! dites-vous ! Ah ! mon jeune ami, comme on voit bien que vous connaissez peu le monde ! C’est un bandit, le plus féroce des bandits. Et je compte bien lui en donner là preuve avant que quelques heures n’aient passé sur nos têtes. » Tout en disant cela, il s’évertuait à amorcer ses pistolets ; puis après une pause, il reprit : « Non, mon jeune ami, cela seul suffirait éprouver ses mauvaises intentions, qu’il se qualifie de fermier. Fermier, il ne l’est pas, c’est un déterminé détrousseur de grande route. J’ai remarqué ses regards sournois pendant que l’hôtelier parlait, et je pourrais jurer qu’il a de sinistres projets. »

Tout en parlant, il ne cessait de jeter de côté et d’autre des coups d’œil anxieux pendant que nous avancions. Nous étions excités l’un et l’autre, lui par l’esprit d’aventure, moi par contagion sympathique, et tous deux par le vin.

Le vin toutefois se chargea d’apporter un remède aux illusions qu’il avait lui-même produites. À trois milles de la ville que nous venions de quitter. Nous étions plongés dans un état qui nous eût rendu bien difficile toute résistance efficace à des brigands de grand chemin : nous dormions à poings fermés. Tout à coup un arrêt brusque nous réveilla : Méphistophélès chercha de la main ses pistolets, la portière s’ouvrit à grand bruit, et les lumières qui éclairaient un groupe nous annoncèrent que nous étions arrivés à Mansfield.

Cette nuit-là, nous continuâmes notre route jusqu’à Newark, qui était à quarante milles du terme de notre voyage. Puis, nous employâmes la journée du lendemain à parcourir cette distance, entre le déjeuner et le dîner. Mais ce qui montre d’une manière frappante quel était l’état des routes en Angleterre, quand vos affaires vous obligeaient à vous rendre en des contrées un peu écartées des routes principales, suivies par les voitures publiques, c’est que pour une étape de vingt un milles, de Newark à Sleaford, on refusa de nous laisser continuer notre route avec moins de quatre chevaux. Ce n’était point par esprit de tromperie, comme nos yeux ne tardèrent pas à nous en convaincre : quatre chevaux arrivèrent à grand’peine à dépêtrer notre chaise de poste des ornières profondes qui sillonnaient la route sur des parcours de deux ou trois milles, les unes après les autres, cela n’était pas davantage imputable au temps qu’il faisait. En toute saison, il fallait en passer par là, comme le vit ma jeune protectrice lorsqu’elle me ramena à la maison, dans la belle saison. Ello avait toujours vu la route dans cet état-là.

L’Angleterre de cette époque (1794) présentait bien des cas analogues. Aujourd’hui, il n’y a dans toute l’Angleterre qu’une seule station où un voyageur, si lourds que soient ses bagages, se voie obligé de prendre quatre chevaux ; c’est celle d’Ambleside, en allant tout droit par Carlisle. La première étape, jusqu’à Patterdale franchit la montagne de Kirkstone, et non seulement la montée est pénible (car elle continue avec de rares interruptions, pendant plus de trois milles) mais encore à certains endroits, il faut gravir des pentes trop raides pour que l’art de l’ingénieur ait pu les graduer, et en outre, la route est trop peu fréquentée pour fournir à la dépense qu’exigerait son aplanissement.

Ce ne fut que depuis 1815 que, s’accomplit le grand progrès dans le système de voyager en Angleterre, en ce qui concernait la vitesse. En réalité, nous en sommes redevables à M. Mac Adam. En peu d’années, toutes les routes d’Angleterre furent refaites, d’après les principes de la science romaine. Aux lits de torrents, aux réseaux d’ornières, succédèrent de toutes parts des routes qui ressemblaient aux promenades sablées des parcs des particuliers ou des massifs. L’allure moyenne fut par suite portée juste au double. On faisait partout dix milles à l’heure au lieu de cinq. Et au moment même où tout perfectionnement ultérieur de ce système paraissait impossible à prévoir, une perspective, nouvelle nous fut soudain ouverte par les chemins de fer ; et sous ce rapport encore, quand on considère de combien ils ont dépassé le maximum prévu comme réalisable, et tel que le déterminèrent les ingénieurs pendant la construction des lignes de Manchester et de Liverpool, on peut s’attendre à voir naître des moyens de locomotion encore plus surprenants que nous ne sommes en état de l’imaginer. Il reste à mentionner un trait de raffinement, au point de vue du confort des voyageurs, dans lequel le progrès commença beaucoup plus tôt, et précéda même de dix bonnes années la construction des routes. Si luxueux que fût, en Angleterre, et à toutes les époques, l’art de voyager, après rétablissement des chaises de postes, il faut avouer qu’au point de vue de la propreté, on se montrait beaucoup moins attentif qu’au point de vue du bien-être du voyageur, on se montrait beaucoup moins prévoyant qu’on n’eût pu s’y attendre, d’après les habitudes générales du pays. Moi qui, à toutes les époques de ma vie, fus un grand voyageur, j’ai été témoin, des premiers pas et des premières luttes de cette révolution. Le Maréchal de Saxe disait qu’il ne manquait jamais de regarder sous son lit, et en prenant cette précaution, il avait en vue surtout les tentatives de vol. Or, si au temps dont je parle, vous aviez adopté le système d’inspection du Maréchal dans les plus grands hôtels de l’Angleterre, qu’auriez-vous vu ? Sans l’ombre d’un doute vous auriez aperçu quelque chose qui méritait votre vénération à raison de son ancienneté je veux dire une épaisse couche de poussière beaucoup plus âgée que vous. Un auteur étranger a fait quelques expériences sur la manière dont se forme un dépôt de poussière, et le temps qu’il met à augmenter, dans une chambre où elle est parfaitement en repos. Si je m’en souviens bien, un siècle produit une couche d’environ un demi-pouce d’épaisseur. Partant de là, je conjecture que la plus grande partie de la poussière que j’ai vue dans les hôtelleries pendant les quatre ou cinq premières années du siècle, doit dater du règne de Georges II.

Néanmoins, c’est sur les voyageurs qui se servaient des diligences, que portait dans sa totalité le poids écrasant du vieux système et de ses vices. Scaliger l’ancien rapporte comme un trait caractéristique des Anglais de son temps l’horreur les ablutions à l’eau froide. Nulle part, lui et les étrangers qui l’accompagnaient ne purent obtenir le luxe de l’eau froide pour se laver les mains, soit avant soit après le dîner. Un jour, lui et son escorte dînèrent chez le Lord Chancelier. « Cette fois, se dit-il, on n’aura pas l’effronterie de nous refuser les moyens de nous laver. » Pas du tout : le Chancelier regardait cette nouveauté exotique du même œil soupçonneux que les autres. Néanmoins, sur les instances de Scaliger, il donna l’ordre d’apporter de l’eau froide dans un bassin ou quelque autre récipient. Son personnel s’inclina avec déférence devant cet ordre, et l’on apporta avec précaution une terrine, « Comment ! fit Scaliger, rien qu’une pour tant de monde ! » Et cette terrine unique contenait la valeur d’une tasse à thé d’eau ; mais le grand littérateur ne tarda pas à s’apercevoir qu’il devait se montrer reconnaissant du peu qu’il avait obtenu. Il avait fallu à la chancellerie anglaise toute sa puissance pour faire venir cette tasse d’eau, et ce Jour-là, nul homme possédant son bon sens, ne se fût risqué à en demander une seconde. Il fallut lutter presque autant, et pour obtenir une réforme qui ne coûtait pas davantage, à partir des années 1805-1806. Naturellement les gens qui voyageaient en chaise de poste, pouvaient demander ce qui leur plaisait, et généralement ils demandaient, une chambre à coucher. Mais c’est des voyageurs, de la diligence que je parle. L’innovation spéciale dont il est question, commença, comme cela se conçoit par la malle-poste, qui avait une clientèle beaucoup plus choisie, grâce à son tarif beaucoup plus élevé. Je jouai un rôle dans les premières tentatives de sortie qu’on fit lors de cette inquiétante révolution. Je me rappelle fort bien l’ahurissement de certains garçons, l’indignation de certains autres, la répercussion des grognements, jusqu’à la buvette, jusqu’à la cuisine, jusque dans les écuries, lorsque nous ouvrîmes le feu de nos extravagantes demandes. Dans certaines circonstances, l’hôtelière crut la chose assez importante pour solliciter son intervention personnelle, et vint nous faire la morale sur notre conduite inouïe. Mais nous cédâmes peu à peu. Comme Scaliger, nous obtînmes tout d’abord un bassin pour tous, et ce bassin était apporté dans la salle à manger. Deux ans s’étaient à peine écoulés que nous disposions de quatre cuvettes avec leurs accessoires, le tout rangé de manière à correspondre aux quatre places d’intérieur ; et comme l’habitude de voyager sur l’extérieur de la voiture se développait parmi les classes plus aisées, on voyait se multiplier de même, les améliorations, bien que de nos jours même, il ait survécu bien des choses d’alors, grâce au principe originellement aristocratique qui présidait à la construction des voitures publiques, de sorte que sur les malles-poste, on voit régner de nos jours encore la plus scandaleuse indifférence au confort, et même à la sécurité des voyageurs du dehors. Le plancher verni et glissant de l’impériale suffit pour faire de l’altitude assise un effort, une cause d’inquiétude. La petite galerie de fer d’environ quatre pouces de hauteur ne peut pas servir à autre chose qu’à vous briser la cuisse. Parallèlement à ces progrès dans les choses qui tiennent à la propreté, d’autres réformes s’opéraient sans bruit dans toutes les branches de l’économie domestique. Dès le règne de Georges II, la poussière était plus rare, elle ne tarda pas à devenir une curiosité pour les antiquaires : les cuvettes et les vases de nuit — perdirent leur air farouche, et parurent aussi propres que dans la demeure d’un gentleman. Et à la fin, tout l’édifice fut si complètement aéré, purifié, que dans tous les bons hôtels, je dirai même les hôtels de second ordre, en général on retrouve ce qui caractérise les intérieurs les mieux tenus au point de vue de la propreté et de l’ordre.



  1. Jeu de mots intraduisible. Le mot de Pet qui sert d’épithète à road (route) et de préfixe à Petworth, nom de localité, signifie isolément animal, objet, séjour favori. (Note du Traducteur.)