Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 219-224).


LIX

CHEZ LES VALAKHINE


Je partis donc seul. La première visite, d’après le quartier, était Mme Valakhine. Il y avait trois ans que je n’avais vu Sonia, et il va de soi que ma passion pour elle s’était évanouie il y avait beau temps. Cependant il m’en était resté un souvenir très vif, qui me causait encore de l’émotion. Il m’était arrivé, pendant ces trois ans, de penser à elle avec tant de force et de me la représenter si nettement, que j’en pleurais et que je redevenais amoureux. Toutefois cela ne durait que quelques minutes et ne se produisait qu’à de longs intervalles.

Je savais que Sonia et sa mère avaient passé deux ans à l’étranger. On racontait qu’elles avaient versé en diligence, que Sonia avait eu la figure coupée par des éclats de verre et que cela l’avait beaucoup enlaidie. En me rendant chez elle, je me rappelais la Sonia d’autrefois et je me demandais comment j’allais la trouver. À cause des deux ans à l’étranger, je me la représentais très grande, avec une taille superbe, un air sérieux et imposant, du reste extrêmement séduisante. Mon imagination se refusait à me la représenter avec un visage défiguré par des cicatrices. Tout au contraire, ayant entendu parler je ne sais où d’un amant passionné qui était resté fidèle à l’objet de son culte après que celui-ci eût été défiguré par la petite vérole, je m’efforçais de me persuader que j’étais amoureux de Sonia pour avoir le mérite de lui être fidèle en dépit de ses cicatrices. La vérité est qu’en arrivant chez les Valakhine, je n’étais pas amoureux le moins du monde ; seulement, ayant remué tous ces vieux souvenirs, j’étais tout disposé à le redevenir et je le souhaitais ardemment ; il y avait déjà longtemps que j’avais honte, en voyant tous mes amis amoureux, d’être si peu à leur hauteur.

Les Valakhine demeuraient dans une petite maison de bois, très propre, donnant sur une cour. Je sonnai — les sonnettes étaient encore une grande rareté à Moscou — et la porte me fut ouverte par un jeune domestique, tout petit, habillé proprement. Il ne sut ou ne voulut pas me dire si sa maîtresse était chez elle et s’enfuit par un corridor noir, me laissant dans l’antichambre sombre.

Je restai seul assez longtemps dans cette pièce obscure, sur laquelle donnait une porte fermée, sans compter la porte d’entrée et celle du corridor. Je m’étonnais un peu de la physionomie ténébreuse de la maison, mais je me disais, d’autre part, que cela devait être ainsi chez des gens ayant été à l’étranger. Au bout de cinq minutes, le même domestique ouvrit de l’intérieur la porte de la salle et me conduisit dans un salon modeste, mais propre. Presque au même instant, Sonia entra.

Elle avait dix-sept ans. Elle était très petite, très maigre, jaune et avec un air de mauvaise santé. On ne voyait pas trace de cicatrice sur son visage et elle avait toujours les charmants yeux un peu bombés et le joli sourire, bon et gai, que j’avais connus et aimés dans notre enfance. Ne m’attendant pas du tout à la trouver ainsi, il me fut impossible, au premier moment, de déverser sur elle le sentiment que j’avais préparé en route. Elle me tendit la main, à la mode anglaise, qui était alors une rareté comme les sonnettes, me donna une franche poignée de main et me fit asseoir à côté d’elle sur le divan.

« Que je suis donc contente de vous voir, mon cher Nicolas, » dit-elle en me regardant en face avec un air si sincèrement heureux, que je ne surpris rien de protecteur dans le ton amical avec lequel elle prononça les mots : « Mon cher Nicolas ». J’étais étonné de la retrouver encore plus simple, plus gentille et plus familière, après un séjour à l’étranger. Je découvris deux petites cicatrices, l’une près du nez, l’autre au sourcil, mais ses admirables yeux et son sourire étaient exactement comme dans mes souvenirs et toujours aussi brillants.

« Comme vous avez changé ! dit-elle ; vous voilà tout à fait grand. Et moi, me trouvez-vous très changée ?

— Je ne vous aurais pas reconnue, » répondis-je, bien que je fusse justement en train de penser que je l’aurais toujours reconnue. Je me sentais de nouveau dans cet état de gaieté insouciante où je m’étais trouvé cinq ans auparavant, en dansant le grand’père avec elle au bal de grand’mère.

« J’ai beaucoup enlaidi, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en secouant la tête.

— Mais non, pas du tout, me hâtai-je de répondre. Vous avez un peu grandi, vous avez pris des années, mais au contraire… je trouve même…

— Bon ; cela ne fait rien. Vous rappelez-vous nos danses, nos jeux, et Saint-Jérôme, et Mme Dorat (je n’avais pas connu de Mme Dorat ; évidemment, elle était entraînée par le plaisir des souvenirs d’enfance et elle confondait). Ah ! quel bon temps ! » continua-t-elle avec son vieux sourire, encore plus joli que dans mes souvenirs, et son même regard lumineux.

Tandis qu’elle parlait, j’eus le temps de réfléchir à la situation où je me trouvais et de décider avec moi-même que j’étais amoureux. À peine eus-je pris cette résolution, qu’à la minute même mon heureuse insouciance s’envola ; une sorte de brouillard me déroba la vue de tous les objets, même de ses yeux et de son sourire ; je me sentis honteux, je rougis et perdis la faculté de parler.

« Les temps sont changés, poursuivit-elle en soupirant et en soulevant légèrement les sourcils. Tout est devenu beaucoup plus mauvais, et nous aussi, n’est-ce pas, Nicolas ? »

Je ne pus répondre et la regardai en silence.

« Que sont devenus les Ivine, les Kornakof ? Vous vous les rappelez ? continua-t-elle en considérant avec une certaine curiosité mon visage empourpré et effrayé. Ah ! le bon temps ! »

Il m’était toujours impossible de répondre.

L’entrée de Mme Valakhine me tira provisoirement de cette situation pénible. Je me levai, saluai et retrouvai la parole. En échange, Sonia se transforma soudain de la manière la plus étrange. Toute sa gaieté et sa familiarité s’évanouirent, le sourire n’était plus le même ; à la grande taille près, elle devint tout à coup la demoiselle retour de l’étranger que je m’étais figurée en venant. Cette métamorphose n’avait pas de raison d’être apparente, car sa mère avait conservé son sourire aimable et son air doux, qui paraissait dans ses moindres mouvements.

Mme Valakhine s’assit dans un grand fauteuil et m’indiqua un siège auprès d’elle. Elle dit quelque chose en anglais à sa fille, et Sonia sortit aussitôt, ce qui acheva de me mettre à l’aise. Mme Valakhine me fit des questions sur mon frère, mon père, tous les miens, puis elle me parla de son chagrin, la perte de son mari. À la fin, voyant qu’il était impossible de causer avec moi, elle me regarda comme pour dire : « Tu devrais te lever, faire ton salut et t’en aller, ce serait une bien bonne idée, mon cher. » Mais il m’arrivait une chose singulière. Sonia était rentrée, un ouvrage d’aiguille à la main, et s’était assise à l’autre bout du salon ; je sentais ses yeux sur moi. D’autre part, pendant que Mme Valakhine me parlait de la mort de son mari, j’avais eu le temps de me rappeler que j’étais amoureux et de réfléchir que la mère s’en apercevait certainement. Tout cela combiné m’avait donné un nouvel accès de timidité, tellement violent, que je me sentais hors d’état de faire un seul mouvement d’une façon naturelle. Je sentais que je serais obligé, pour me lever et sortir, de faire attention à l’endroit où je poserais le pied, à ce que je ferais de ma tête et de mes bras ; en un mot, je me sentais presque comme la veille au soir, après avoir bu une demi-bouteille de Champagne. L’instinct me disait que je ne saurais jamais m’en tirer et que je ne pourrais pas me lever ; et en effet, je ne pouvais pas me lever. Mme Valakhine était sans doute étonnée de mon visage cramoisi et de mon immobilité complète, mais j’avais décidé que mieux valait rester assis, dans cette situation stupide, que de risquer de faire une maladresse en me levant et en sortant.

Je restai donc assis, sans bouger, un temps assez long, attendant qu’un événement imprévu vînt me tirer de là. L’événement se présenta sous la forme d’un jeune homme de pauvre mine, qui entra de l’air d’une personne de la maison et me salua poliment. Mme Valakhine se leva, s’excusa en disant qu’elle avait à parler à son homme d’affaires et me regarda d’un air perplexe qui voulait dire : « S’il vous plaît de rester là cent ans, je ne vous mets pas à la porte. » Je fis un effort désespéré et me levai, mais il fut au-dessus de mes forces de saluer. Je me dirigeai vers la porte, suivi par les regards de compassion de la mère et de la fille, et, dans ma préoccupation de ne pas me prendre les pieds dans le tapis, je me les pris dans une chaise qui n’était pas du tout sur mon chemin. Une fois au grand air, lorsque je me fus secoué et que j’eus poussé un tel grognement que Kouzma me demanda plusieurs fois ce que je voulais, la crise se dissipa et je me mis à réfléchir avec assez de calme à mon amour pour Sonia et aux relations entre la mère et la fille, qui me semblaient bizarres. Quand je racontai dans la suite à mon père que Mme Valakhine et sa fille ne m’avaient pas paru très bien ensemble, il dit :

« Oui, elle tourmente cette pauvre petite avec son horrible avarice. C’est singulier, ajouta-t-il avec plus d’émotion que n’en comportait une simple parente éloignée, c’était une si charmante femme — aimable, originale. Je ne peux pas comprendre ce qui l’a changée à ce point. Tu n’as pas vu chez elle une espèce de secrétaire ? Qu’est-ce que c’est que ces manières-là ? une barine russe qui a un secrétaire ! ajouta-t-il en s’éloignant de moi d’un air irrité.

— Je l’ai vu, répondis-je

— Eh bien ! est-il joli garçon au moins ?

— Non, il est très laid.

— C’est incompréhensible, » dit papa en secouant son épaule avec irritation et en toussaillant.

« Me voilà amoureux, » pensais-je en continuant ma route dans mon droshki.